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Par Jorge Brites.

On sent que les élections municipales approchent ! Notre ministre de l'Intérieur Manuel Valls a récemment cru de bon ton de créer la polémique en désignant les Roms comme « des populations qui ont des modes de vie extrêmement différents des nôtres et qui sont évidemment en confrontation ». Dans la même déclaration, le 24 septembre 2013 sur France Inter, il ajoutait : « c'est illusoire de penser qu'on réglera le problème des populations roms à travers uniquement l'insertion », assurant que seule une minorité de Roms veut s'intégrer en France. « Les Roms ont vocation à revenir en Roumanie ou en Bulgarie. [...] J'aide les Français contre ces populations, ces populations contre les Français ». En réponse, le Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP) a saisi la Justice pour incitation à la violence, à la haine et à la discrimination raciale.

Que l'on soit agacé par les Tziganes qui lavent les vitres des voitures aux feux rouges sans demander aux automobilistes la permission ou par les adolescents pickpockets dans le métro, le vocabulaire utilisé par le Ministre n'en reste pas moins peu anodin. D'abord, rappelons qu'il y aurait, en France, entre 15.000 et 30.000 Roms « migrants » venus d'Europe de l'Est et des Balkans, selon les sources. Dans un pays de plus de 65 millions d'habitants, qui compte presque 9 millions de pauvres et bien des problèmes économiques et sociaux, comment expliquer la focalisation dont fait l'objet une population numériquement si marginale ?

Alors qu'un récent sondage de l'institut Harris Interactive indique que 70% des sondés se disent « préoccupés par la présence des Roms » sur le territoire français, une récupération électorale du sujet, à l'approche des municipales, est assurément à l'ordre du jour. Le calcul est toutefois très mauvais, car en face, la présidente du Front National est déjà sur ce terrain. Elle se plaît ainsi à pointer du doigt la date du 1er janvier 2014 à laquelle la Roumanie et la Bulgarie verront se lever le statut transitoire dont elles font l'objet pour adhérer à l'espace Schengen de libre-circulation et avoir accès à davantage de métiers en France. Or, la surenchère dialectique, non seulement donne raison aux thèses sécuritaires de l'extrême-droite, mais de surcroît ne convainc personne. En effet, ni le PS ni l'UMP ne fera croire aux électeurs qu'il sera, demain, plus intransigeant et plus dur avec les Roms, les immigrés clandestins ou les « racailles », que ne le serait le FN s'il était au pouvoir. Cette stratégie est donc vouée à l'échec sur le long terme. Nicolas Sarkozy en a d'ailleurs fait les frais lors de l'élection présidentielle de 2012.

La surenchère sur la question rom n'en est pas moins frappante en ce début de campagne pour les municipales. À titre d'exemple : à Paris, la candidate UMP Nathalie Kosciusko-Morizet, toujours aussi peu originale dans ses sorties médiatiques, a tenu à nous donner son sentiment en déclarant : « J'ai l'impression qu'ils harcèlent beaucoup les Parisiens ». Merci de l'information. Sa rivale Anne Hidalgo, candidate socialiste, réagissait dans l'Opinion la semaine dernière : « [Je juge] inacceptables la stigmatisation et l'instrumentalisation politicienne du dossier des Roms », avant pourtant de déclarer elle-même sur RMC que « Paris ne peut pas être un campement géant ». Mais ne perdons pas de temps ici à commenter ces déclarations, ou pire encore, celles de Jean-François Copé, président de l'UMP, qui souhaiterait maintenant que l'on remette en cause l'espace Schengen. À droite comme à gauche, le ton est donné.

Les socialistes au pouvoir : quels changements dans le traitement de la question des Roms ?

On se souvient avec quel zèle la question des Roms avait été traitée sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Dès 2010, la France était rappelée à l'ordre, entre autres, par le Comité de l'ONU pour l'élimination de la discrimination raciale et par la Commission européenne. Les reconduites aux frontières de Roms représentaient alors le tiers des objectifs chiffrés du Ministère de l'Intérieur. Cette politique avait culminé à l'été 2010 avec la circulaire du 5 août demandant aux préfets de faire évacuer « 300 campements ou implantations illicites d'ici 3 mois, en priorité ceux des Roms » et d'engager une « démarche systématique de démantèlement des camps illicites, en priorité ceux des Roms ». Cette circulaire a été réécrite par la suite pour supprimer la mention précise des « Roms », contraire aux principes républicains interdisant toute différenciation sur une base ethnique. Bien souvent, lors des démantèlements de camps, seule était proposée une « aide au retour » pour ces gens ayant un passeport roumain ou bulgare, soit 300 euros par adulte et 100 euros par enfant, plus les billets d'avion, sommes versées par l'Office français de l'immigration et de l'intégration des Roms.

Depuis, le pays a connu l'alternance politique, faisant naître des espoirs de changement sur ce dossier. Dès le 26 août 2012, le nouveau gouvernement publiait une nouvelle circulaire censée permettre d'en finir avec les évacuations abruptes de campements illicites en proposant autant que possible des solutions de relogement. L'aide au retour, très critiquée pour ses effets pervers, a été fortement réduite (à 50 euros par adulte et 25 euros par enfant). Pourtant, la situation est loin d'avoir vraiment changé depuis bientôt deux ans. La circulaire d'août 2012 met en fait en place un dispositif complexe et exigeant, se plaignent certaines associations. En outre, seule une partie des maires s'appliquent à la respecter : ainsi, selon la Ligue des droits de l'Homme, au deuxième trimestre 2013, sur 40 expulsions de sites, une solution partielle de relogement n'a été proposée qu'à 16 reprises. Surtout, dans son dernier rapport, Amnesty International révèle que le nombre d'expulsions forcées est en augmentation et a même atteint des records en 2012 et en 2013. L'organisation, qui s'appuie sur les chiffres de la Ligue des droits de l'Homme et l'European Roma Rights Center, précise qu'« en 2012, 11.982 migrants roms ont été chassés des squats et bidonvilles où ils habitaient », un chiffre en très forte augmentation pendant la première moitié de l'année 2013, « atteignant 10.174 personnes en six mois, un nombre jamais atteint depuis le début des recensements en 2010 ». Or, ces expulsions ont des effets désastreux sur les familles concernées, en termes de précarité, d'accès aux soins de santé et de ruptures scolaires. Parallèlement, la loi Besson de 1990 prévoyant que les communes de plus de 5.000 habitants mettent à disposition des terrains aménagés pour les gens du voyage, n'est elle-même pas respectée. Moins de la moitié des aires prévues ont été créées, alors que les communes avaient l'obligation de le faire avant janvier 2004.

La situation est rendue d'autant plus compliquée que bon nombre de collectivités territoriales buttent sur des contraintes immobilières. Tous les relogements de Roms se font en effet aujourd'hui dans le parc social. Or, celui-ci est saturé dans beaucoup de communes, notamment en Île-de-France où se concentrent la plupart des Roms venus d'Europe de l'Est.

Au-delà de ces difficultés, le retour du Parti socialiste au pouvoir n'a vu aucune approche d'insertion professionnelle concrète voir le jour pour inclure les Roms. Au contraire, Manuel Valls nous déclare à présent qu'il ne sera pas possible d'intégrer tous ceux venus de l'Est... soit environ 20.000 personnes en France. Quand on sait que notre pays compte plus de 3,3 millions de chômeurs à réinsérer, cette déclaration est pour le moins assez préoccupante quant à la capacité du gouvernement à agir dans le domaine social.

Les Roms : une communauté complexe très méconnue

De qui parle-t-on lorsque l'on parle des Roms ? Rappelons d'abord que dans le langage, l'appellation recouvre deux réalités. Elle désigne, d'une part, l'ensemble des populations tziganes (y compris les Gens du voyage, présents en France depuis plusieurs générations et dont la quasi-totalité a la nationalité française). Le terme Rom (ou Rrom), qui est en fait un endonyme signifiant « homme accompli et marié au sein de la communauté », a en effet été adopté par l'Union Romani Internationale (IRU) pour désigner l'ensemble de populations ayant la même origine indienne et vivant entre l'Inde et l'Atlantique ainsi que sur le continent américain. Mais le terme désigne aussi plus spécifiquement les populations tziganes vivant en Europe de l'Est, majoritairement sédentarisées et dont une partie est arrivée en Europe de l'Ouest après l'adhésion de nouveaux pays dans l'Union européenne en 2004 et en 2007. Il y a, en conséquence de cela, un amalgame régulier entre les Roms « étrangers et orientaux », venus pour l'essentiel de Roumanie et de Bulgarie, et les Gens du voyage français. Cette confusion est très regrettable, car elle favorise, en France, une politique homogène anti-tzigane très loin d'être adaptée (ni aux uns ni aux autres d'ailleurs).

Contrairement aux idées reçues, les Roms ou Tziganes ne sont quasiment plus nomades. Seule une minorité de groupes ont une tradition de mobilité saisonnière, sur de petites distances (généralement au sein d'un même pays) et toujours à partir d'un point d'attache, lié à leur travail (ferronnerie, musique...). Mais l'immense majorité d'entre eux est sédentaire. Cette réputation de peuple en transhumance, qui est née de leurs premières migrations en Europe à partir de l'Empire byzantin au XVème siècle, a émergé au XIXème lorsque l'édification des États-nations a rendu plus pratique de présenter les communautés roms comme déracinées, venues d'ailleurs, en perpétuel mouvement. En conséquence, l'idée de « peuple » rom ne prend pas forcément, contrairement à une autre idée reçue, le pas sur l'appartenance au pays d'attache. En bref, un Rom de Transylvanie et un Gitan de Perpignan ne se prendront pas dans les bras s'ils se croisent demain, en s'appelant « cousins ». D'ailleurs, avec une diaspora de 15 millions d’individus dispersés à travers le monde, dont 90% (estimés) parlant et comprenant la langue romani, les Roms ou Tziganes constituent la plus forte minorité ethnolinguistique sur la planète mais n’ont jamais exigé le moindre territoire bien que les persécutions liées au nazisme ne les aient pas épargnés.

Selon le Conseil de l'Europe, les Roms (au sens large) seraient entre 10 et 12 millions de personnes sur notre continent, dont plus de 6 millions dans l'Union européenne. Mais ces chiffres regroupent des communautés hétérogènes : les Roms (d'Europe centrale et orientale), les Sintés (Manouches), les Kalés (Gitans) et les groupes apparentés en Europe, dont les « Gens du voyage » et les branches orientales (Doms, Loms). Ces communautés étant souvent elles-mêmes divisées en sous-groupes. Ils seraient 1.850.000 en Roumanie, et environ 750.000 en Bulgarie. En France, on estime la population rom (y compris les gens du voyage) à 400.000 personnes. Parmi elles, 20.000 seraient des Roms « migrants » venus d'Europe centrale et orientale, dont près d'une moitié d'enfants (Ministère de l'Intérieur). La moitié serait présente en région parisienne, et les autres principalement autour de Lille, Lyon et Marseille, pour la plupart Roumains et Bulgares. Un chiffre stable depuis plusieurs années, ce qui signifie que ce sont probablement les mêmes groupes qui vont et viennent en profitant du système des aides au retour, la levée des frontières depuis 2007 leur permettant de revenir à leur guise.

Les Roms et l'Europe, un désamour séculaire

Il est frappant de constater, environ six siècles après leur arrivée en Europe occidentale, l'image et le traitement qui leur sont réservés depuis, lorsque l'on sait que les cours et les sociétés européennes leur ont d'abord – et très brièvement dans certains cas – réservé un accueil correct. Certains récits datant du XVème siècle, tel que celui de la Ville d'Arras en octobre 1421, attestent en effet d'une grande curiosité suscitée par l'arrivée de ces individus, souvent menés par un « Comte » ou un « Duc de Petite Égypte » et en possession de lettres de l'empereur romain germanique Sigismond recommandant qu'ils soient accueillis et traités comme des « nobles chrétiens ». Ces nouveaux arrivants bénéficient en effet d'un regard étonné des habitants, vêtus qu'ils sont de pantalons bouffants et vestes brodées pour les hommes, de grandes robes à rayures et turbans pour les femmes, sur leurs carrioles tirées par des chevaux hongrois épuisés et présentant des peintures et fresques hautes en couleur. De nombreuses légendes sur leurs origines, souvent associées aux récits bibliques, naissent alors, de même qu'une certaine fascination pour leur itinérance perpétuelle qui ouvre le champ de l'imaginaire romanesque : la Bohémienne fait figure de femme « libre » car sans attache, et le gitan d'homme fier et intrépide. Leur savoir-faire en ferronnerie acquiert vite une certaine notoriété, de même que la prétendue voyance des Bohémiennes, la capacité des hommes à parler aux chevaux ou encore leur force surhumaine. Les seigneurs locaux les embauchent d'ailleurs comme mercenaires dans leurs armées privées et louent leur courage et leur habileté au combat. François Ier en vint à recruter près de 4.000 mercenaires tziganes pour faire le siège des Anglais à Boulogne en 1545. Les princes de Bohême les utilisent, à la même époque, pour lutter contre les Ottomans, et la famille royale d'Espagne pour combattre les « Mahométans ».

Mais une fois la menace d'invasion ottomane repoussée, leur statut change radicalement et leur nomadisme devient mal vu. D'abord parce qu'il implique une conception différente de la propriété. Ensuite et surtout parce que dans une société sédentaire comme la nôtre, cette errance paraît rapidement suspecte. Les explications fumeuses ne manqueront pas, les plus répandues faisant référence à une malédiction divine. On peut citer, par exemple, la version connue qui prétend qu'un Tzigane aurait fabriqué les clous pour la Crucifixion. Une autre encore affirme qu'une Bohémienne aurait volé les langes de Jésus à sa naissance. Ils sont depuis cette époque frappés par une législation qui leur interdit l'accès à de nombreux corps de métier, puis les expulse des grandes villes pour des prétendus motifs de sécurité et de salubrité publique. En 1606, s'alignant sur une réglementation uniformément répressive dans toute l'Europe, Louis XIII adopte une législation qui permet à la maréchaussée d'arrêter et d'incarcérer les gitans « à titre préventif », sans autre forme de procès. En 1713, un règlement des États de Navarre les expose « à la déportation aux îles d'Amérique » et à la « vente comme esclave ». En Angleterre, on les chasse des marchés et on flagelle les récalcitrants après les avoir rasés, pour l'exemple. Les condamnations de Tziganes pour brigandage ou meurtre s'enchaînent au cours des siècles – 150 sont ainsi condamnés en Hongrie en 1782 pour cannibalisme : 18 femmes décapitées, 5 hommes pendus, les autres incarcérés. En France, l'instauration d'un carnet de circulation en 1810, puis d'un livret anthropométrique en 1912 (remplacé par le permis de circulation en 1969), oblige tous les nomades à se signaler aux autorités à chacun de leur déplacement et traduit le même souci de « contrôler » cette population. A noter qu'ils seront soumis à l'esclavage en Roumanie jusqu'en 1856, et victimes du même sort que les juifs en Europe au cours du premier XXème siècle : arrêtés par les nazis, internés et exterminés en camps de concentration (250.000 auraient trouvé la mort entre 1933 et 1945).

D'où naissent les incompréhensions et tant de suspicion, voire de haine ? Dans des sociétés européennes marquées par l'obscurantisme religieux (rappelons que l'Inquisition fait des ravages du XVème au XVIIIème siècle), beaucoup ont eu intérêt à les stigmatiser et les diaboliser, et les différences sociales et culturelles ont pu, souvent, alimenter cette marginalisation. Dans la culture romani, les individus vivent en effet depuis longtemps et majoritairement en groupes endogames clos au sein d'une famille élargie, et leur mode de vie est resté lié à l'itinéraire originel. Dans ces conditions, en milieu européen, leur arrivée et leur existence se sont fréquemment heurtées avec les systèmes normatifs dominants. Ils ont, en conséquence, souvent développé des protections identitaires et un communautarisme forts à l'égard des populations autochtones qui les entouraient. Les Roms sont ainsi rapidement devenus des parias, que l'on ne fréquente pas et que les histoires et rumeurs malsaines autour de leurs modes de vie et de leurs croyances n'ont fait qu'exclure encore davantage. D'ailleurs, ironie de l'histoire, le terme « Tzigane » viendrait lui-même du mot grec byzantin Atsinganos, qui signifie littéralement « intouchable » ou « qui ne veut pas être touché » – nom qu'il leur aurait été donné du fait qu'ils se disaient autrefois bonjour sans se donner la main.

De nos jours, l'analphabétisme et le manque de qualifications professionnelles assombrissent encore trop souvent un tableau déjà obscurci par les difficultés économiques. Il s'est souvent créé autour de cette situation un rapport de méfiance entre communautés roms et autochtones, les premiers reprochant aux seconds de les discriminer et de ne pas permettre leur insertion sociale et culturelle ; les seconds voyant les Roms comme des « voleurs de poules » ou « de métaux » et des saltimbanques pratiquant la voyance, voire des gens intrinsèquement violents qui menacent la sécurité collective, envoient leurs enfants mendier et ne veulent, en définitive, pas s'intégrer. On est donc entré, depuis longtemps et dans la plupart des pays européens, dans un cercle vicieux où chacun reproche à l'autre l'absence de dialogue et les amalgames. Comment en sortir ?

Une question souvent très mal abordée en France

Il s'agit d'abord de constater, sans chercher à la stigmatiser, que certains membres de la communauté rom posent effectivement un problème de sécurité et sont très relativement nombreux à mendier. En France, il suffit de se promener dans le métro ou les lieux touristiques de la capitale pour le voir : entre les faux sourds et muets demandant une contribution bidon, les mendiants (parfois faussement) handicapés, les voleurs à la tire dans le métro, etc. ; des Champs-Élysées au Bon Marché en passant par le Musée d'Orsay, il y a effectivement des Roms qui dérangent à la fois les touristes, les riverains et les passants – et qui dégradent au passage l'image de leur propre communauté et de la ville, dans le cas spécifique de Paris. Par ailleurs, les agents publics concernés par ce dossier au sein de municipalités et de conseils généraux pourront l'attester : dans certains cas, les espaces et commodités mis à disposition des Roms ont été récupérés dégradés à leur départ ... ce qui, en tant que contribuables, ne peut que nous choquer. Faire ce constat est nécessaire pour deux raisons : d'abord parce qu'il permet de comprendre une partie des appréhensions et du ras-le-bol de certains concitoyens, sans d'emblée les considérer comme une bande de racistes inhumains. Ensuite parce qu'identifier tous les problèmes posés par une situation donnée est un passage obligé pour en chercher les solutions pertinentes. En l'occurrence, et contrairement à ce que beaucoup pourraient croire, cela n'induit pas logiquement que certains Roms voleraient ou mendieraient parce que cela fait partie de leur culture ou serait intrinsèque à leurs modes de vie (ou pire encore, inscrit dans leur code génétique). Les actes et sources de revenu qui sont reprochés aux Roms (la mendicité et le vol) ne relèvent d'ailleurs pas tant de leur culture que de leur état de pauvreté et d'exclusion, qui pousse au travail au noir, aux délits, etc. On retrouve des sources de revenu similaires chez d'autres groupes d'individus marqués par la pauvreté et l'exclusion – c'est le cas par exemple des enfants des rues dans les pays du Sud. En bref, voler et mendier n'ont rien de spécifique aux Roms et Tziganes ; en revanche, ce sont bien des traits spécifiques aux gens en état de précarité et de pauvreté.

Dans le traitement de la question des Roms comme dans tant d'autres domaines, les gouvernements et l'exécutif européens sont incapables de sortir d'un cadre de pensée vieux de plusieurs décennies.

Dans le traitement de la question des Roms comme dans tant d'autres domaines, les gouvernements et l'exécutif européens sont incapables de sortir d'un cadre de pensée vieux de plusieurs décennies.

Dans la suite logique de ce raisonnement, on peut facilement supposer qu'aborder la question des Roms sous un prisme purement migratoire et sécuritaire est inadapté, surtout lorsque l'on vise à construire un espace commun (dans l'Union européenne) où tous seront, demain, capables de vivre ensemble et de circuler librement partout. Or, une fois que le ministre de l'Intérieur a déclaré que les Roms, dans leur majorité, sont culturellement « très différents » et ne veulent pas s'intégrer, que n'a-t-il trouvé de mieux que d'ajouter que ces 20.000 personnes doivent retourner dans leur(s) pays avec qui son parti politique a pourtant été d'accord pour ouvrir les frontières et créer un espace unique de circulation ? Pays d'où ils ont déjà fui une situation miséreuse et où les gouvernements n'ont rien fait pour les retenir et ne font quasiment rien pour les ramener. Renvoie-t-on les gens ainsi comme on se débarrasserait d'un envahisseur encombrant dans sa maison ? Puisqu'on a posé l'ambition de créer une zone de libre-circulation en Europe – une très belle ambition –, donnons-nous-en les moyens. Si l'on considère qu'il y a un problème, il ne s'agit pas de le fuir mais de le gérer. Des démarches pertinentes et adaptées existent, à l'image de la Ville d'Indre (en Loire-Atlantique) qui a fait le choix, avec succès depuis quatre ans, d'intégrer les familles roms en aménageant des logements décents à loyer modéré (autour de 200 euros par mois) et en scolarisant des enfants aujourd'hui francophones. Ces démarches démontrent que l'intégration sociale peut évidemment donner des résultats, et ce sont celles-là qui doivent servir d'exemple.

Le discours et la nature des réponses apportées par l'État et l'essentiel des communes concernées montrent bien que le problème n'est absolument pas pris par le bon bout. D'abord parce que la question du traitement discriminatoire avéré à l'égard des Roms se pose à l'échelle du continent tout entier. Or, cette stigmatisation expresse de citoyens européens à part entière est indigne et viole la Convention européenne des Droits de l'Homme (1953) ainsi que la Charte européenne des droits de l'Homme (2000), pourtant ratifiées par la quasi-totalité des pays d'Europe. Ensuite parce que le débat semble complètement déconnecté de la réalité des populations dont on parle : on reproche aux Roms d'Europe orientale de ne pas vouloir s'intégrer et d'être arrivés en France pour occuper l'espace public avec leurs campements sauvages, de travailler au noir, de voler, etc. Et être irrité par la mendicité agressive ou à la vue d'un enfant dans les bras de sa mère, assise dans le couloir d'une station de métro, est absolument compréhensible. Mais prenons le temps de rappeler à qui nous reprochons cela : à des milliers de personnes qui, bien souvent, ne savent ni lire ni écrire (le tiers au moins des Roms roumains seraient illettrés) ; des personnes qui vivaient dans la précarité et une méfiance séculaire dans leur pays, et qui ont tout naturellement profité (comme des centaines de milliers d'autres migrants) de l'ouverture des frontières à l'Est après 2004 et 2007 pour venir tenter leur chance en Europe de l'Ouest ; des personnes dont l'accès à certains métiers était toujours interdit jusqu'au 1er janvier 2014 en raison du statut transitoire de la Roumanie et de la Bulgarie dans l'Union européenne, et dont la scolarisation des enfants, lorsqu'elle a lieu, est interrompue à chaque expulsion. À ces gens considérés d'emblée comme des voleurs et des miséreux, on reproche de ne pas vouloir s'intégrer. Mais qui peut affirmer qu'il aurait agi différemment au sein de cette communauté, devant les difficultés qu'elle rencontre, à l'ouverture des frontières ? À qui incombe vraiment la faute ?

Loin de nous l'idée d'excuser les comportements illégaux et immoraux à l'échelle individuelle. Pousser son enfant à mendier ou à voler par exemple, est toujours condamnable, a fortiori dans un pays comme la France où des alternatives sont offertes aux enfants. Les individus qui participent à dégrader l'image de leur communauté dans les pays d'Europe de l'Ouest ne sont pas exempts de responsabilités. Mais lorsque l'on parle d'une communauté présentant une histoire si particulière, l'analyse des causes et des conséquences doit aller bien au-delà de ce jugement. En l'occurrence, un état de fait est là : l'ouverture des frontières en Europe s'est faite sans aucun objectif d'harmonisation sociale à court ou à long terme, et sans aucune concertation sur les flux migratoires internes en résultant ou sur le statut des peuples minoritaires transnationaux. Il est clair que les risques n'ont donc pas été anticipés comme il se devait.

Que fait l'Europe ?

Que les Roms ou Tziganes forment une communauté particulière qui alimente des débats sur l'insécurité et leur intégration, voilà qui n'a rien de nouveau. Depuis des siècles, de nombreux gouvernements ont développés des rapports spécifiques avec eux, en les discriminant souvent violemment, voire en les persécutant et en les exterminant durant la Seconde Guerre mondiale.

Aujourd'hui, et en raison de son caractère transnational, la communauté rom constitue en un sens, et de facto, le peuple le plus « européen » sur le continent. Qu'on en veuille ou pas, leur culture fait pleinement partie de la mosaïque européenne, et ils vivent à nos côtés. Malgré tout, les Roms au sens large, citoyens européens, sont encore et toujours considérés comme des citoyens de seconde zone, bien souvent personae non grata, en situation d'exclusion sociale. Ces dernières années, à peu près partout, la surveillance administrative et policière s'est renforcée. Or, les politiques sécuritaires amplifient une xénophobie apparente à l'égard des Roms comme des Gens du voyage, pourtant présents depuis longtemps autour de centres urbains tels que Marseille, Naples ou Lisbonne. Tout ceci faisant évidemment le lit des nationalismes les plus violents. En Hongrie, le parti d'extrême-droite Jobbik, troisième force politique du pays, a même proposé de créer une gendarmerie dévolue aux « problèmes roms ». En Italie, les Tziganes (estimés à plus de 150.000, dont presque la moitié seraient des Roms « orientaux » d'Europe de l'Est) sont régulièrement le centre de débats sur l'immigration et la sécurité. En Allemagne, le gouvernement est accusé de renvoyer des jeunes Roms vers le Kosovo, y compris lorsque ceux-ci sont nés sur le sol allemand ; en conséquence, 38% des Roms renvoyés d'Allemagne seraient, selon un rapport de l'UNICEF, apatrides, ce que plusieurs conventions internationales interdisent pourtant. En Grèce et en République tchèque, qui comptent chacune 250.000 membres de cette communauté, leurs conditions de vie sont encore souvent misérables, marquées par les expulsions arbitraires et la violence policière. Prague a même déjà été condamné par la Cour européenne des droits de l'Homme pour le placement forcé d'enfants roms dans des écoles spéciales destinées aux handicapés mentaux. L'Espagne, où ils sont parmi les plus nombreux en Europe de l'Ouest (environ 750.000, dont 42.000 Roms étrangers venus d'Europe de l'Est selon les estimations du Conseil de l'Europe), est probablement le pays faisant le plus d'efforts, avec une stratégie nationale d'insertion à leur égard.

Les Roms : Intouchables de l'Europe ?

Un impératif s'impose aujourd'hui, dès lors que l'on a décidé de créer un espace unique de libre circulation des individus : l'Union européenne doit se doter d'une politique commune sur cette question, consulter les communautés concernées (c'est-à-dire, au moins, les représentants des Roms et des pouvoirs publics) et incarner une réelle union de droits contre toute forme de discrimination et d'exclusion à l'égard des minorités. Ceci en tenant compte de leur caractère transnational, le cas échéant. À l'heure où certains en Europe menacent de suspendre l'entrée de la Roumanie et de la Bulgarie à l'espace Schengen, on est en droit de se poser des questions sur le regard désespérément inactif que pose l'Union européenne sur la condition des Roms, notamment à l'Est et dans les Balkans, alors que des sommes non-négligeables sont injectées dans ces pays (en dépit de la forte corruption qui y a cours), y compris pour subventionner les politiques d'intégration des minorités. Des subventions qui, bien souvent, ne sont pas versées, car elles doivent être complétées de financements des collectivités territoriales à hauteur de 50%. Or, celles-ci sont souvent réticentes à mettre en œuvre une politique inclusive, contraire à leurs intérêts électoraux à court terme. En outre, rien n'empêche légalement la Commission européenne d'ouvrir des procédures d'infraction à l'encontre des États membres qui ne respectent pas les droits des Roms : expulsions forcées, fichage policier, ségrégation scolaire, etc. C'est pourtant un outil qui n'a, à ce jour, encore jamais été utilisé. Dernièrement, la Commission a bien expliqué qu'en dépit de ses moyens limités, elle engagerait des procédures d'infraction si une discrimination systématique était avérée à l'encontre d'une population, mais il n'est pas sûr que l'on observe de sitôt un changement radical dans le traitement de la question au niveau communautaire. L'exécutif européen aurait pourtant là une occasion de jouer pleinement son rôle de « gardienne des traités », en réclamant l'application stricte de la Directive sur l'égalité raciale. Cette directive interdit toute forme de discrimination basée sur la race dans le domaine des services sociaux comme le logement ou l‘éducation. Le problème, c’est que c’est à la discrétion de la Commission européenne. C’est donc elle qui choisit, ou non, de déclencher une procédure.

Sur la question des Roms comme sur bien d'autres sujets, on constate avec amertume, d'une part : que la construction d'un espace commun de circulation et d'échange entre pays aux niveaux de vie très différents s'est faite en négligeant les nombreux impacts potentiels en termes de dumping social et de flux migratoires. Impacts, qu'évidemment aucune forme d'harmonisation sociale et fiscale ne viendra pallier, puisque les gouvernements et l'exécutif européen n'en veulent pas et n'en parlent même pas. Et d'autre part : que nos dirigeants sont incapables de sortir d'un cadre de pensée vieux de plusieurs décennies et de faire preuve d'inventivité. Il s'agit là d'une communauté, celle des Roms, présente sur tout le continent à hauteur de plus de 10 millions de personnes (soit autant ou plus que la population de la plupart des États membres de l'UE). Elle dispose, depuis le Congrès mondial tzigane de 1971, d'un drapeau (une roue de couleur rouge sur fond bleu et vert) et d'une journée nationale en la date du 8 avril, anniversaire du même congrès. Elle possède également son hymne, Djelem, djelem, écrit par Jarko Jovanovic sur une chanson populaire tzigane. Serait-il envisageable de s'arrêter calmement pour discuter et travailler, avec les différentes populations tziganes qui partagent des origines communes, de la possibilité d'élaborer pour eux un statut spécifique et nouveau visant à faire valoir leurs droits ? Quid de la possibilité, dans l'Union européenne, d'une « 29ème nation européenne » ?

Un processus long de changement des mentalités

Nous ne prétendons pas ici apporter de réponses miracles ou angéliques, mais simplement rappeler que des pistes de réflexion existent sur ce sujet comme sur tant d'autres. Elles imposent d'oser remettre en cause de vieux schémas.

Il est par exemple surprenant que malgré six siècles de présence sur le continent, la culture des Roms ou Tziganes soit toujours largement méconnue. Pourtant, présente dans la littérature et au cinéma, son influence dans les arts est importante, notamment dans la musique. L'écoute de certains morceaux traditionnels, voire de certains artistes contemporains, des Balkans à l'Andalousie, suffit à s'en convaincre. À titre d'exemple, le Klezmer, tradition musicale des Juifs ashkénazes, trouve partiellement ses origines dans les musiques tziganes d'Europe centrale et orientale. Idem pour le jazz, avec des artistes comme Django Reinhart, Français issu de la communauté sinti et dont le style de jeu et de composition à la guitare a donné naissance au jazz manouche. Les exemples sont très nombreux, mais peu mis en avant. Or, cette méconnaissance favorise les préjugés. Un enseignement de l'histoire et de la culture tzigane dans les écoles et via les médias, sans victimisation et sans condescendance, sans traitement de faveur et sans caricatures, serait déjà une première avancée constructive.

La plainte du MRAP, qui avait déjà poursuivi en 2009 Brice Hortefeux devant un tribunal correctionnel pour une plaisanterie de mauvais goût sur les Arabes, et en 2011 Claude Guéant pour avoir lié les violences à Marseille à la présence dans la ville d'une immigration comorienne, a en fait peu de chances d'aboutir, cette fois encore. Il s'agit sûrement là d'un point de détail, d'autant que cette association antiraciste a la réputation de ne faire parler d'elle que pour saisir la Justice sur des affaires médiatiques. Mais il est clair que transformer les imaginaires individuels et collectifs vis-à-vis des Roms reste un enjeu de taille, qui passe en partie par l'arrêt des attitudes et discours négatifs à leur égard.

Des événements tels que l'arrestation et l'expulsion de Leonarda, une collégienne rom d'origine kosovare mais née en Italie, le 15 octobre dans le cadre d'une sortie scolaire dans le Doubs, viennent évidemment ajouter à la stigmatisation et au sentiment de rejet (même si la loi est respectée, et si la polémique est sujette à des manipulations ridicules). La mise en scène de l'approche sécuritaire doit cesser pour considérer les Roms, enfants et adultes, pour ce qu'ils sont : des êtres humains, qui ont par conséquent droit au respect.

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