Par David Brites.
Depuis le départ officiel de l'armée américaine d'Irak en décembre 2011, les violences y ont connu une vive recrudescence. Elles ne jettent plus leurs bases sur la lutte contre l’occupant, mais se concentrent sur le clivage entre sunnites et chiites – ce qui se traduit trop souvent par un soutien ou non au gouvernement al-Maliki. Même si ce constat néglige des éléments politiques et sociaux notables qui sortent du cadre purement confessionnel, il est clair que l’Irak se trouve actuellement, pour son plus grand malheur, au cœur d’une zone d'affrontements entre chiites et sunnites.
Les tensions interconfessionnelles dans la région ne datent pas de la chute de Saddam Hussein en 2003, ni même du 11 septembre 2001. Elles relèvent de rivalités profondes nées (ou ressuscitées) à la faveur de l’effondrement récent de régimes autoritaires, qui ont pendant des décennies, même quand ils étaient officiellement laïcs, joué sur les clivages ethnico-religieux pour assurer leur pouvoir : l'Irak de Saddam Hussein hier et de Nouri al-Maliki aujourd’hui, le royaume de Bahreïn conduit par la dynastie al-Khalifa, et la Syrie de la famille Assad, en sont autant d'exemples frappants.
Instrumentalisées par les grandes puissances régionales, les haines qui s’accroissent entre les deux branches majeures de l’islam augurent une montée des violences dans les années à venir, dans cette région du monde déjà si meurtrie.
Le fossé entre chiites et sunnites est d’autant plus complexe à traiter que ces deux termes regroupent en fait des réalités extrêmement vastes. Chaque courant est divisé en écoles de jurisprudence religieuse. Pour faire court, il en existe aujourd'hui quatre dans l'islam sunnite : l’école malikite implantée au Maghreb ; l’école hanafite en Turquie, au Pakistan et en Inde ; l’école shafi’ite dans le Golfe, en Égypte, au Yémen et en Indonésie ; et en Arabie Saoudite, l’école hanbalite dont est issu le salafisme. Dans l'islam chiite, la classification est plus complexe à établir. On compte les Duodécimains, dominants dans une partie du Liban et autour du Golfe (en Iran, au Koweït, à Bahreïn, à l'est de l'Arabie Saoudite et au sud-est de l'Irak) ; les Ismaéliens, qui ont connu leur âge d'or sous la dynastie des Fatimides (du Xème au XIIème siècle) et demeurent encore présents en Inde, au Pakistan, en Syrie et au Yémen ; le zaydisme, essentiellement implanté au Yémen ; et plusieurs courants minoritaires qui, du point de vue des autres musulmans, exagèrent le statut de certains saints ou de certains membres de la famille du prophète (parmi eux, on compte les alaouites). Très présents en Turquie où ils constituent environ 20% des croyants, les alévis représentent une branche déviante du chiisme. À côté du sunnisme et du chiisme, on trouve également le courant ibadite, largement majoritaire en Oman, ainsi que de multiples confréries soufies. Et ce n'est là qu'un survol très sommaire de la diversité des islams existants.
Donc, premier constat préalable : les interprétations de l'islam sont innombrables, et parfois contradictoires les unes avec les autres. Pour faire court ou par ignorance, les médias associent le plus souvent la plupart des minorités de l'islam chiite (alaouites en Syrie, zaydites au Yémen...) au rite duodécimain tel qu'il est pratiqué en Iran. Notre objectif ici ne sera pas de faire un historique du schisme sunnites-chiites – à ce propos, nous conseillons le dossier spécial de 95 pages du numéro double de L’Express du 21 décembre 2011, intitulé « La grande histoire des peuples arabes » – mais de mettre en exergue l’instrumentalisation des antagonismes confessionnels à des fins hégémoniques, dans le contexte de la rivalité Iran-Arabie Saoudite. Le réseau d’alliances tissé ces dernières années par l’Iran, pays non-arabe souvent considéré comme le héraut de l’islam chiite, est assez éclairant sur cette réalité géopolitique. Car de fait, l’Iran jette les bases de ses amitiés régionales (et donc de sa puissance) sur la solidarité entre chiites (ou « affiliés », comme les alaouites). Une stratégie qu'a dénoncée dès 2004 le roi Abdallah de Jordanie, en parlant d'un « croissant chiite » radical et menaçant.
Irak, Liban, Syrie : une instabilité sécuritaire illustrative de la montée des tensions sunnites-chiites
Le premier allié de l’Iran est tout naturellement le Hezbollah libanais. L’intervention de l’armée israélienne dans le Sud-Liban en 1982, pour y éradiquer les bases-arrières de l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), est à l'origine de la création du Hezbollah la même année, sous l'impulsion directe de l’Iran. Le mouvement politique armé mène au Liban une lutte d’influence avec la coalition de partis sunnites et chrétiens réunis depuis huit ans autour de Saad Hariri. Après le départ des troupes syriennes du Nord-Liban qui a semblé momentanément le fragiliser en 2005, le Hezbollah a fait un retour en force sur la scène politique en mai 2008, et, le 13 juin 2011, est parvenu à imposer les figures de son choix à la tête du gouvernement et dans les principaux ministères.
Les tensions interconfessionnelles libanaises sont ravivées par les échos du conflit syrien. Les liens entre le Hezbollah et l'Iran, l'influence de la Syrie dans la vie politique libanaise, mais aussi les antagonismes anciens entre des forces politiques libanaises déjà fortement communautarisées, expliquent cela. Depuis mai 2012, les affrontements se sont multipliés entre alaouites et sunnites, ou entre chiites et sunnites, à Beyrouth et à Tripoli surtout. Le leader du Hezbollah Hassan Nasrallah assume une implication totale de son mouvement aux côtés de l’armée syrienne, au grand dam des autres partis libanais. Le Hezbollah a d'ailleurs joué un rôle décisif dans la bataille stratégique de Qousseir, une localité syrienne toute proche du Liban, en mai et juin de cette année. L’attentat du 15 août dernier contre un fief du Hezbollah à Beyrouth, et celui du 23 août contre un quartier sunnite à Tripoli, illustrent la hausse des tensions.
Damas, justement, est l’autre grand allié de Téhéran dans la région. Sans revenir sur la longue histoire des alaouites – ou même du clan Assad – en Syrie, il convient de rappeler que l’axe Damas-Téhéran est capital pour les deux puissances, puisque la Syrie permet à l’Iran de fournir des armes au Hezbollah, et que le régime baathiste reçoit lui-même un soutien militaire déterminant de l’Iran.
Avec sa mosaïque religieuse (73% de sunnites, 10% d'alaouites, 8,5% de chrétiens, 7% de chiites divers et 1,5% de druzes), la Syrie représentait en 2011 un exemple de coexistence religieuse. Toutefois, plusieurs facteurs pouvaient laisser craindre un risque d'embrasement confessionnel : les frustrations de masses pauvres majoritairement sunnites vis-à-vis d'un pouvoir oppressif incarnée par la famille Assad, de confession alaouite ; la crainte des minorités religieuses face à une éventuelle domination sunnite, qui les pousse à faire bloc derrière un régime qui se dit garant de leur protection ; et enfin, une propagande officielle stigmatisant systématiquement toute contestation sous le double-qualificatif de « terroriste islamiste », quitte à réveiller des clivages religieux devenus pourtant hors de propos, dans ce pays sécularisé depuis plusieurs décennies.
Manifestation à Quneitra (Golan) en Syrie, en 2009 : le drapeau du Hezbollah cohabite avec le portrait de Bachar el-Assad (© Boudour Moumane).
Limitrophe de la Syrie, l’Irak est depuis les élections générales de 2005 le théâtre des tensions les plus vives entre sunnites et chiites. Une situation qui s’explique tant par sa situation centrale, qui en fait un carrefour mais aussi une terre d’affrontements entre courants de l'islam, que par la politique clientéliste du gouvernement en faveur de telle ou telle communauté, hier au profit des sunnites (sous le régime de Saddam Hussein), aujourd'hui à leurs dépens (depuis l'arrivée de Nouri al-Maliki à la tête du gouvernement en 2006). L'Irak est, il est vrai, un assemblage de communautés au moins aussi vaste que son voisin syrien. Pour faire simple, plus de 60% de la population est arabe et de confession chiite de rite duodécimain. Parmi les 35 à 37% de sunnites de rite shafi’ite, 20% sont kurdes et le reste est essentiellement arabe. S'ajoutent 5% d'Assyriens (des chrétiens d'orient parlant un dialecte néo-araméen) et de Turcomans. Dans cette configuration ethnico-religieuse complexe, l'intervention américaine de 2003 a favorisé la montée en puissance d’Al-Qaïda d’une part, et une militarisation de la société irakienne d’autre part, à travers la création de milices armées (chiites ou sunnites). Les actions de la fameuse brigade chiite de Moqtada al-Sadr, basée jusque récemment dans le quartier bagdadien de Sadr City, lui ont valu une lutte féroce des Américains puis de l’armée irakienne.
La multiplication des attentats a alimenté la défiance entre chiites et sunnites, de même que le caractère autoritaire du gouvernement Maliki. Le Premier ministre est accusé par la communauté sunnite d’imposer sa mainmise sur l’appareil sécuritaire irakien à travers la création de milices paramilitaires – 6.000 agents des forces spéciales paramilitaires, les Fedeyeen al-Maliki, sont à ses ordres. Au cours de l’hiver 2012-2013, des milliers de personnes (essentiellement sunnites), appuyées par des groupes armés opposés au pouvoir, ont manifesté contre le gouvernement pour dénoncer le despotisme et la corruption à la tête de l'État.
L'orientation diplomatique de Nouri al-Maliki a renforcé ces antagonismes. À travers la présence de nombreuses milices ou soldats « privés », l’Iran est le pays possédant le plus de soldats sur le sol irakien, après les États-Unis. À la faveur du retrait américain en 2011, l'Irak a encore conforté ses liens avec ses voisins syrien et iranien. La confessionnalisation de l’insurrection syrienne, accentuée par l’arrivée de nombreux combattants sunnites venus d’Irak, a favorisé l’ancrage du gouvernement al-Maliki et des milices chiites irakiennes dans une alliance avec Damas et Téhéran. Une solidarité qui trouve une traduction très concrète dans la venue d'Irakiens chiites pour combattre en Syrie, comme les brigades Abou Fadl el-Abbas. Les milices du Hezbollah et celles venues d'Irak ont un rôle déterminant auprès du régime de Bachar el-Assad.
Un « arc chiite » Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth se met donc progressivement en place, même si l’instabilité en Irak, au Liban et en Syrie le rend très fragile. L’Iran, par son uniformité confessionnelle apparente et sa relative stabilité politique, joue dans ce réseau d’alliances le rôle de pilier. En sont directement victimes des millions de personnes vivant dans ces pays, où les communautés ont pourtant vécu dans une réelle harmonie durant des siècles, et qui se retrouvent au cœur des attentats et des affrontements. À ce « bloc » chiite complexe, la facilité intellectuelle pousse souvent les médias à opposer un « arc sunnite », tout aussi divers dans sa composition.
Là encore, le conflit syrien cristallise les élans de solidarité entre sunnites. Arabie Saoudite, Égypte, Turquie, Jordanie et Qatar sont les principaux soutiens de la rébellion syrienne. Mais cet appui relève en fait d’objectifs parfois très différents, voire complètement opposés. Soucieux d’autonomiser sa politique étrangère et de se forger un réseau d’alliances qui lui serait propre, le Qatar soutient le mouvement des Frères musulmans, en Égypte comme en Syrie. L’armée égyptienne, actuellement au pouvoir au Caire, s’oppose à la confrérie des Frères, sans pour autant cautionner les crimes du régime de Damas. Quant à la Jordanie et à l’Arabie Saoudite, elles appuient à la demande de Washington l’Armée Syrienne Libre sur les fronts de Deraa et de Damas ; mais, si le roi jordanien privilégie une victoire des insurgés les plus modérés, de son côté, la monarchie saoudienne, chantre du wahhabisme, méprise l’idéal démocratique de la Révolution et se contenterait bien d’une arrivée au pouvoir d’islamistes à Damas. Son soutien déterminant à des groupes salafistes dans le nord de la Syrie en 2012-2013 en est l'illustration la plus évidente. Plus qu’une opposition chiites-sunnites, il convient donc de parler d’une lutte d’influence régionale entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, où se mêlent également d'autres puissances comme la Turquie et le Qatar. Chacun positionnant ses pions sur l’échiquier régional et se jouant des tensions religieuses pour endiguer l’adversaire.
L'ingérence américaine ces dernières années et les bouleversements politiques liés au Printemps arabe ont fortement complexifié le jeu géopolitique moyen-oriental, faisant naître ou renaître des tensions parfois oubliées. Le tout accentué par l'enjeu du contrôle des ressources de la région.
Quand les rivalités sunnites-chiites dépassent le Proche-Orient
Sans pour autant représenter des enjeux aussi essentiels que l'Irak et la Syrie, d'autres théâtres d'affrontements opposent des communautés chiites et sunnites, au-delà du seul Proche-Orient. Au Yémen, l'insurrection armée des Houthis n'a apparemment aucun rapport avec l’Iran, ni même avec la montée des tensions régionales. Cette tribu du nord-ouest du pays dénonce la marginalisation de la communauté zaydite à laquelle elle appartient – et dont même elle revendique le leadership, depuis son fief de Saada, près de la frontière saoudienne. Entre 2004 et 2010, un violent conflit entre cette tribu et l'État central s'est soldé par un cessez-le-feu fragile. Dès mars 2011, à la faveur de la constestation contre le régime d'Ali Abdallah Saleh, les Houthis reprenait le contrôle total du district de Saada et étendait même leur présence sur les trois districts limitrophes : Amran, Al-Jawf et Hajjah. Là, les affrontements entre combattants zaydites et tribus sunnites adeptes du rite salafiste se sont multipliés en 2012, en dépit de la participation de délégués houthis au « Dialogue national » alors en cours à Sanaa, la capitale yéménite. Au fil des mois, les Houthis ont gagné une grande popularité. Ils le doivent tant à leur assise territoriale et militaire qu'à leur engagement massif dans les sit-in de la place du Changement à Sanaa, pendant la Révolution de 2011. Leur usage de slogans anti-américains et anti-israéliens, scandés, tagués sur les murs ou écrits sur des banderoles, dans les rues de la capitale, est venu renforcer une communication déjà très efficace.
La lutte entre tribus zaydites et clans salafistes dépassent évidemment le cadre strictement religieux. En effet, ces derniers sont indissociablement liés au parti al-Islah, qui entend dominer la vie politique nationale. Et la situation est d'autant plus complexe que se mêle à la question zaydite la volonté des Houthis de renforcer leur situation politique et militaire dans le nord. Dans un pays où la religion officielle de l’ancien royaume nord-yéménite (renversé en 1962) était l’islam zaydite, et où un habitant sur trois est adepte de ce rite, les enjeux sont évidemment importants. La base sociologique des soutiens des Houthis est variée : elle inclut l’ancienne aristocratie hachémite revendiquant un lien de descendance avec le Prophète, et dominante sous l’imamat zaydite ; des milliers de jeunes Yéménites qui, zaydites ou non, sont séduits par la dialectique patriotique, anti-américaine et révolutionnaire d'Abdul-Malik el-Houthi, leader du mouvement ; et surtout, les nombreuses tribus du district de Saada, membres comme les Houthis de la confédération tribale des Bakil.
La coexistence interconfessionnelle est mise à rude épreuve, à mesure que les religions sont instrumentalisées pour servir des intérêts politiques ou tribaux. Phénomène très inquiétant, en plein Ramadan pendant le mois de juillet 2013, des heurts entre zaydites et salafistes pour le contrôle des mosquées ont éclaté dans la capitale yéménite. Et encore ces dernières semaines, les Houthis ont lancé une violente campagne de pilonnage sur Dammaj , une localité du district de Saada où se trouve un centre de formation financé par les Saoudiens et soupçonné de répandre l'islam salafiste. Les combats ont fait plus d’une centaine de morts, notamment salafistes, juste entre le 30 octobre et le 4 novembre. Enfin, le 22 novembre dernier, des hommes à moto ont tué par balles, à sa sortie d'une mosquée à Sanaa, un membre de la Conférence de dialogue national représentant la rébellion houthis.
Apparemment, aucun lien avec l’Iran donc, et l’Arabie Saoudite était d’ailleurs, jusque dans les années 60, un allié de la monarchie zaydite, menacée par les républicains partisans d'un socialisme laïc et panarabe. Les possibles tensions entre sunnites et zaydites relèvent de réalités strictement propres au Yémen. Mais l’Iran, à la recherche d'appuis régionaux dans sa « guerre froide » avec Riyad, souhaite profiter de la proximité idéologique que le hasard religieux lui confère avec les rebelles saadistes. Il peut d'autant plus le faire que l'Arabie Saoudite entretient de mauvaises relations avec les Houthis, dont elle a bombardé certaines positions en 2009. Dès décembre 2012, le soutien du régime iranien à la révolte zaydite est confirmé : il se traduit par des livraisons d’armes et des transferts financiers. Le 23 janvier 2013, les autorités yéménites interceptent avec l’aide de la marine américaine un bateau en provenance d’Iran ayant à son bord une importante cargaison d’armes, notamment des missiles antiaériens. Ce soutien iranien n'est pas déterminant à la lutte saadiste. Il n'en reste pas moins que le renouveau zaydite porté par les Houthis se traduit par un rapprochement avec certaines pratiques spécifiques au chiisme duodécimain. En novembre 2013, à l'occasion de l’Achoura qui célèbre le martyre de Hussein chez les chiites (une fête habituellement très marginale dans le zaydisme), la démonstration de force des Houthis illustrait ce processus qui pourrait sur le long terme transformer le rite zaydite et sa place dans la société yéménite. Plusieurs dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d'enfants avaient alors défilé dans la capitale, témoignant leur allégeance à Abdul-Malik el-Houthi et répétant les slogans en hommage au petit-fils du Prophète, sans toutefois donner lieu à l’autoflagellation rituelle pratiquée par les duodécimains.
En Égypte, les débats autour de la nouvelle Constitution ont été l’occasion pour les députés islamistes de rappeler la suprématie de l’islam sunnite sur le dogme chiite. Ainsi, le texte établit que les « principes de la Charia » restent la « source principale » de la Loi, et une note explicative de ces « principes » réduit la liberté d’interprétation du législateur et de la Cour constitutionnelle. Obsédé par la supposée menace chiite, le parti salafiste Al-Nour, à l’origine de cet ajout, prétend ainsi lutter contre le prosélytisme chiite, là où les partis laïcs voient surtout un prétexte pour imposer une lecture rigide voire « médiévale » de la Charia. La Constitution égyptienne devait même interdire tout blasphème contre Dieu, ses prophètes, leurs mères et les califes « bien guidés ». Comprendre : les seuls califes reconnus par l’islam sunnite. Si cet article a disparu de la nouvelle version de la Constitution, l'interdiction de l’offense religieuse demeure présente dans le Code pénal.
L'hostilité anti-chiite transparaît jusque dans la rue arabe. Ainsi, au Caire, la mosquée chiite al-Hussein est occasionnellement le théâtre de vives altercations entre croyants chiites et militants salafistes venus hurler qu'Abou Bakr, et non Ali, est l'unique successeur du Prophète. En juin 2013, quatre Égyptiens chiites étaient lynchés par une foule en furie, dans le village d'Abou Moussallam, au sud du Caire. Non pas que l'ère Moubarak ait été très clémente pour la communauté chiite, mais il est clair que les choses se sont précipitées sous la présidence Morsi. Les librairies égyptiennes, par exemple, ont vu une littérature anti-chiite venir remplir leurs rayons, et plusieurs chaînes de télévision invitent fréquemment sur leurs plateaux des prédicateurs radicaux sunnites qui y déversent leurs diatribes haineuses.
Pourtant, note dans un article récent du Figaro la journaliste Delphine Minoui, spécialiste du monde iranien, il y a là un paradoxe : « La tradition chiite est inscrite dans l'histoire [de l'Égypte]. Certaines coutumes – comme les lanternes colorées du ramadan ou la célébration des mouleds, les saints – remontent aux Xème et XIème siècles quand la dynastie ismaélienne des Fatimides transféra la capitale au Caire. Ironie du destin, les Égyptiens lui doivent même la fondation de l'institution al-Azhar, autrefois chiite, aujourd'hui référence incontournable du monde sunnite. » Selon qu'elles prennent en compte les soufis, aux coutumes parfois similaires, les estimations du nombre de chiites en Égypte varient de 700.000 à 2 millions. Autant de gens qui subissent le climat général délétère dont sont victimes les minorités dans ce pays.
Un fossé qui a vocation à s’accroître
Dans un ensemble civilisationnel où le panarabisme laïc a disparu au profit d’une montée des radicalismes religieux, le risque est désormais clairement celui du vivre-ensemble. Dès les années 40-50, les Arabes et Berbères de confession juive ont fui le Moyen-Orient et la rive sud de la Méditerranée, où ils étaient pourtant présents depuis des siècles. Menacée par l'effondrement des régimes laïcs (souvent héritiers du socialisme panarabe), la communauté chrétienne fait progressivement de même, d'abord en Irak évidemment, où son nombre est passé ces dix dernières années de 1,1 million de personnes (600.000 juste à Bagdad) à moins de 500.000, et continue de fondre – 325.000 Irakiens chrétiens ont par ailleurs été déplacés à l’intérieur du pays depuis 2003. En Libye, elle est passée de 100.000 personnes en 2010 (moins de 3% de la population) à seulement quelques milliers en 2013.