Certains s'en souviennent peut-être, le 10 décembre 2010, Marine Le Pen nous avait démontré qu'elle n'avait pas peur du ridicule en n'hésitant pas à comparer à l'Occupation de 1940-1944 le phénomène de prières de rue musulmanes observé dans le quartier parisien de la Goutte-d'Or (18ème arrondissement). « Je suis désolée, disait-elle, mais pour ceux qui aiment beaucoup parler de la Seconde Guerre mondiale, s'il s'agit de parler d'occupation, on pourrait en parler, pour le coup, parce que ça c'est une occupation du territoire. » Marine Le Pen révélait ainsi sa grande incompréhension de la sociologie française actuelle, à savoir que l'islam, même quand il est pratiqué dans la rue (ce que même des personnalités de gauche et d'extrême-gauche dénoncent), n'est pas l'étendard de vilains salafistes étrangers, mais la religion de citoyens français qui demeurent dans l'incapacité de disposer de lieux de culte décents. Pour la présidente du Front national, la défense de la laïcité est évidemment un argument de poids pour dénoncer ce phénomène. Pourtant, sa dénonciation d'une nouvelle « occupation » est révélatrice à bien des égards des faux-semblants du FN sur la laïcité.
Il faut s'en souvenir, Jean-Marie Le Pen n'a jamais été un grand défenseur de la laïcité française. Il a été le fondateur et le président d'une formation politique ayant dès sa création (en 1972) agrégé des forces diverses, royalistes, ultra-catholiques, pétainistes, déçus du gaullisme sur le dossier algérien, poujadistes, etc. Pour des raisons politiques, mais aussi en accord avec ses convictions personnelles, Jean-Marie Le Pen s'est longtemps présenté avec l'attribution d'une religiosité catholique exclusive – une posture confortée par un anticommunisme virulent. Né en 1928, Jean-Marie Le Pen voit dans le mouvement laïcard ses origines profondément à gauche, et considère qu'il dénature les racines culturelles françaises ; la défense du catholicisme va de pair avec son combat pour la défense de l'identité française, contre l'immigration – notamment celle venue de pays majoritairement musulmans – et contre la menace bolchévique. Les fêtes catholiques et les structures traditionnelles qui sont généralement associées à l'Église, notamment la famille, sont pour lui des piliers de la nation et demeurent incontournables pour préserver la France des risques d'acculturation nés de la globalisation moderne. L'écrivain Pierre Debray disait d'ailleurs de Jean-Marie Le Pen, en 1988, qu'il était « le seul candidat vraiment catholique ».
Entre le père et la fille, qu'est-ce qui a changé ? La démographie et la sociologie françaises, avant tout. La place de l'Église catholique également. La France comptait 50.000 prêtres en 1970, pour 6.000 à l'horizon 2020, soit une chute de 90%. À cela se sont ajoutées plusieurs vagues d'immigration, italienne, portugaise, arménienne, et, plus grave aux yeux du FN, turque, marocaine, algérienne, tunisienne, malienne, sénégalaise, etc. On estime aujourd'hui entre 4 et 10% la proportion de musulmans en France métropolitaine. Aux yeux de la nouvelle génération qui accède à la tête du Front national en 2011, l'enjeu n'est plus de limiter le déclin de l'Église catholique, mais d'endiguer la montée de l'islam. Dès lors, la laïcité n'est plus menaçante pour l'identité française, elle devient au contraire un outil pertinent pour limiter la pratique de l'islam dans l'espace public. Et c'est bien au nom de cette même laïcité que Marine Le Pen se lance, courant 2012, dans une violente campagne anti-halal, où se mêlent une vraie discussion sur la qualité des produits alimentaires servis dans les cantines et un brin de paranoïa antimusulmane.
Le programme politique du Front national illustre ce retournement. Dès ses premiers mois à la tête du parti en 2011, Marine Le Pen a opéré des transformations profondes dans les propositions de son parti, en vue de la campagne de 2012. Dès février 2012, la journaliste Natacha Polony pointait du doigt un changement majeur d'orientation en matière d'éducation. En effet, le FN défendait jusque-là pour l'école le « chèque-éducation ». Pour rappel, ce mode de financement de la scolarité jette ses bases sur l'octroi par l'État d'un « chèque » aux parents, qui peuvent l'utiliser pour inscrire leurs enfants dans l'école de leur choix ; par ce système, les écoles privées et publiques sont libres, la scolarité est subventionnée et tout mécanisme de carte scolaire est interdit. La répartition des enfants entre les établissements ne se fait plus sur des critères de zone géographique mais selon le choix des parents (et selon leurs moyens, si les frais de scolarité s'avèrent élevés). Dans ce système, les écoles acquièrent une grande indépendance pour choisir leur pédagogie et les valeurs enseignées. La libéralisation de l'école publique et la montée en puissance des établissements confessionnels, notamment catholiques, tel était le projet de société du FN jusqu'en 2011. Il satisfaisait un noyau électoral encore essentiellement aristocratique ou bourgeois, et fortement catholique. À présent, le parti défend l'école républicaine héritée des Lois de Jules Ferry de 1881-1882. On peut ainsi lire sur le site internet du Front national que l'école est un « lieu de neutralité », sur les plans religieux et politique. L'objectif n'est plus tant de favoriser les écoles confessionnelles, car cette idée pourrait faire le lit des établissements islamiques, mais bien de dénoncer tout débordement religieux, avec en ligne de mire la pratique de l'islam.
Ce qu'illustre la comparaison entre les prières de rue et l'Occupation
Que nous révèle la comparaison opérée par Marine Le Pen entre les prières de rue et l'occupation nazie ? Deux choses déterminantes. La première, c'est qu'à ses yeux, l'islam est et demeure une religion étrangère. Or, s'il y a occupation, c'est qu'il y a occupants. Ces occupants menacent l'État de droit, mais pas seulement : aux yeux du FN, ils menacent aussi la nation française. D'ailleurs, a-t-on jamais entendu la présidente du Front national dénoncer l'occupation illégale depuis des années de l’église parisienne de Saint-Nicolas-du-Chardonnet par des catholiques ultra-radicaux ? La banalisation de scènes de prières islamiques dans nos rues ne saurait être tolérées, car, si tel était le cas, « la France ne serait plus la France », pour reprendre la formule du général de Gaulle. Et peu importe que ces gens soient de nationalité française ou non, et que l'islam soit une religion présente dans le paysage français depuis un demi-siècle, aux yeux de Marine Le Pen, la comparaison avec l'occupation allemande (ou toute autre occupation d'ailleurs) est pertinente. La menace est donc de nature quasi-militaire, dans un contexte de guerre identitaire (entre civilisations), où les croyants constitueraient des sortes de « contingents » (étrangers, cela va de soi). L'issue de cette guerre serait la survie de l'identité (chrétienne) française.
Et en effet, à moins que son père ne nous révèle que l'occupation allemande n'a été, elle aussi, qu'un « point de détail de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale », force est de constater que Marine Le Pen donne à ce phénomène ultra-marginal une importance sans nom ! Mais comme on est en guerre, on n'hésite pas à caricaturer l'ennemi. Rassurons toutefois la présidente du Front national, la pratique de la prière a vocation à s'atténuer dans le quartier de la Goutte d'Or. En effet, le 28 novembre dernier, le futur ex-maire de Paris Bertrand Delanoë inaugurait dans ce même quartier l'Institut des Cultures d'Islam, dont l'objectif est d'offrir un lieu de prière aux musulmans, ainsi que de faire connaître et faire comprendre la diversité des cultures d'islam, et de proposer un lieu de rencontre culturel à travers des expositions d'art et de photographies, des cours d'arabe ou de calligraphie, etc. Une initiative à saluer de la part de la Ville de Paris.
La deuxième leçon que nous offre cette malencontreuse comparaison avec l'Occupation de 1940-1944 est qu'aux yeux de Marine Le Pen et de ses compères du FN, l'islam n'est pas qu'une religion, elle est une forme de fascisme, au sens large du terme, c'est-à-dire un totalitarisme conquérant, qui viserait à s'imposer dans toutes les sphères de la vie publique et privée. L'une des affiches du Front national lors des élections régionales de 2010, où était dessinée une carte de France drapée d'un drapeau algérien et couverte de minarets (accessoirement assimilés à des missiles), illustre bien la conception caricaturale que la direction du parti s'entête à avoir de l'islam, une religion expansionniste et totalitaire.
En comparant le phénomène de prières de rue à une occupation étrangère (et pas n'importe laquelle), Marine Le Pen nous instruit d'une chose capitale : si elle a bien intégré, mieux que son père en tout cas, les transformations que connaît la France depuis un demi-siècle, elle n'en a pas moins conservé le même logiciel idéologique. En revanche, ce renouvellement à la tête du parti a entraîné un changement profond dans sa stratégie politique. Le programme s'est adapté, non parce que la vision du parti sur la société française a évolué, mais parce que les armes (dialectiques, politiques) ne sont plus les mêmes. Couplé à la menace démographique représentée par une immigration qui serait totalement incontrôlée, l'essor de l'islam dans l'espace public menacerait la France. Évidemment, il est plus simple de persister à considérer l'islam comme une religion étrangère, puisque cela signifie qu'elle peut toujours retourner d'où elle vient – à ce titre, le projet du FN d'obliger les citoyens binationaux à choisir entre l'une de leurs nationalités doit sans doute permettre, dans l'esprit des dirigeants du parti, d'amorcer une « désislamisation » de la France qu'ils appellent de leurs vœux.
Ne pas intégrer l'islam comme une donnée désormais inhérente à l'identité française est finalement bien plus rassurant pour toutes celles et tous ceux qui demeurent nostalgiques de la France des années 1950-1960, celle de Colombey-les-Deux-Églises. Mais que l'on rassure nos chers concitoyens : la mort de Colombey-les-Deux-Églises ne signifie pas pour demain l'avènement de Colombey-les-Deux-Mosquées. La « fin du monde connu », pour reprendre une expression récemment employée par l'auteure camerounaise Léonora Miano, ne signifie pas que ce « monde connu » (la France catholique des années 60-70, pour faire court) est remplacé par un monde étranger (à savoir la société saoudienne ou algérienne), mais que l'on peut dialoguer pour « créer un monde nouveau », pour inventer une « nouvelle France ». Les débats relatifs à l'intégration dans l'espace public d'une religion relativement nouvelle, comme ceux liés au port d'un vêtement distinctif dans les établissements scolaires, à la mise en place de jours fériés spécifiques ou à la construction de lieux de culte décents, sont évidemment loin d'être illégitimes. Mais dénoncer les tactiques politiciennes destinées à développer les sentiments primaires les plus haineux chez certains de nos concitoyens à des fins électoralistes, est également une priorité pour que le débat public soit mené dans les conditions les plus saines possibles. Force est de constater toutefois qu'aujourd'hui, il n'y a pas de dialogue serein. Et à l'heure où les difficultés sociales favorisent un certain repli communautaire identitaire, cette absence de discours clair et de dialogue apaisé autour de notre projet de société constitue sans doute le plus grand danger pour le vivre-ensemble.