Alors qu’elle assume la présidence tournante de l’Union européenne, et malgré ses tourmentes économiques, la Grèce a eu la bonne idée, ce vendredi 8 février 2014 à l’occasion de la visite du président chypriote Nicos Anastasiades à Athènes, de remettre sur la table la question chypriote, largement mise à l’écart depuis une décennie. Le Premier ministre grec Antónis Samáras a ainsi appelé les deux parties a relancé les discussions sous l’égide des Nations Unies, répétant, à raison, que le différend chypriote constitue « l’un des sujets majeurs de la politique étrangère grecque ». Depuis l’échec du Plan de Paix Annan (du nom de l’ancien Secrétaire général de l’ONU) et l’adhésion de la République (grecque) de Chypre en 2004, le processus de négociation est quasiment au point mort. L’appel de la Grèce se veut un signe encourageant, à l’heure où les deux communautés insulaires préparent une déclaration commune devant leur permettre de relancer le dialogue, suspendu depuis l’été 2012 par les Chypriotes turcs quand le gouvernement chypriote (grec) avait pris les rênes de la présidence tournante de l’Union. Autre signe positif : la récente victoire aux élections législatives, il y a huit mois, à une majorité relative de 39% de l'opposition sociale-démocrate face aux nationalistes à Chypre du Nord. Les cartes sont données.
On peut s’étonner du peu d’attention dont fait l’objet ce conflit qui fêtera pourtant ses 40 ans cette année. Surtout lorsqu’on réalise le message pessimiste que donne la division de l’île, en termes de tolérance et de dialogue entre les cultures. Le symbole de Nicosie, dernière capitale européenne divisée, devrait pourtant interpeler davantage les chancelleries (occidentales et turque) – d’autant plus qu’en attendant une résolution de ce conflit gelé, au moins 265.000 Chypriotes-turcs voient les perspectives de développement et d’ouverture de leur pays quasiment nulles. Comment expliquer la situation actuelle, alors que la position de l’île en a longtemps fait un lieu d’échanges et de cohabitation pacifique entre communautés culturellement diverses ? Regard sur ce pays complexe, carrefour de civilisations, sur les facteurs explicatifs de la division et sur les perspectives de solution.
S’arrêter sur le cas de Chypre revient à faire la chronique d’une île éternellement otage : de la souveraineté ottomane (1571-1878), de la tutelle britannique (1878-1960), et de la fausse indépendance des années 1960 qui a abouti au coup d’État militaire et à l’invasion turque de 1974. Aujourd’hui, l’« île d’Aphrodite » doit surtout sa notoriété à la difficile cohabitation sur son sol d’une communauté turque, minoritaire, et d’une communauté grecque, majoritaire. Pour comprendre les éléments qui ont conduit à cette situation, il convient tout d’abord de rappeler la spécificité de Chypre : cette île est un lieu de rencontre multiséculaire entre l’Orient et l’Occident, et a connu de nombreuses vagues de colonisation et d’immigration. Sans revenir jusqu’à l’Antiquité ou même au Moyen-Âge, rappelons simplement que l’Empire ottoman l'a envahie en 1571, et que durant 300 ans il y a envoyé des colons anatoliens : au recensement de 1881, les Turcs représentaient 24% des 186.000 Chypriotes. Les Britanniques reçoivent le contrôle de l’île en 1878, sur la promesse qu’ils soutiendront la Turquie contre les Russes (à l’occasion des guerres russo-turques de 1877-1878). Chypre reste toutefois théoriquement à l’intérieur de l’Empire ottoman. En novembre 1914, l’entrée en guerre de Constantinople aux côtés de l’Allemagne permet à Londres d’abroger unilatéralement la convention de 1878, et donc d’abolir la souveraineté du sultan sur l’île.
La présence permanente d’acteurs extérieurs dans la vie politique de Chypre a donc été un élément déterminant de son évolution identitaire, mais ce ne fut pas que le seul : l’attitude de l’une ou l’autre des communautés a pu causer des troubles au cours du XXème siècle. Au final, une question reste prégnante pour qui s’interroge sur la capacité des habitants à vivre ensemble et sur la pertinence d’une réunification : à Chypre, les identités ethniques et religieuses prennent-elles le pas sur l’« identité insulaire » ?
Le rêve de l’Enosis : horizon identitaire naturel pour la communauté grecque
La vie politique chypriote a été dominée, jusqu’en 1974, par la question de l’Enosis (l'« union », en grec), c’est-à-dire le rattachement politique à Athènes, considérée par la communauté chypriote grecque comme la mère-patrie. Au début du XXème siècle, les Chypriotes acceptent la domination britannique, dont ils sont unanimes à reconnaître les mérites économiques et sociaux, à condition qu’elle soit provisoire et prépare le rattachement à la Grèce. Les Grecs de Chypre, dont la communauté est présente depuis l’Antiquité, savent le rôle qu'a joué le Royaume-Uni dans l’indépendance de la métropole, la Grèce. Ils espèrent connaître le même sort que les îles ioniennes, rétrocédées en 1864 par le gouvernement britannique au Royaume de Grèce après un demi-siècle de protectorat, comme n’importe quelle terre de tradition hellénique et qui a su le rester y aurait droit. L’existence d’une minorité turque est à leurs yeux un apport externe lié à un régime révolu qui ne doit pas entraver leurs aspirations.
Jusqu’en 1914, le gouvernement britannique peut alléguer la souveraineté du sultan pour éluder la demande. Pourtant, il ne s’oppose pas au départ de volontaires chypriotes, sujets ottomans, pour combattre avec les Grecs lors des guerres balkaniques de 1897 et 1912-1913. En proposant l’île à la Grèce en octobre 1915 en échange de son intervention aux côtés des Alliés, Londres répond aux vœux quasi-unanimes de la communauté grecque. Mais le roi Constantin, beau-frère du Kaiser, refuse de sortir de la neutralité favorable à l’Allemagne. Au cours des négociations de paix, le Royaume-Uni examine encore l’éventualité d’une cession de Chypre à la Grèce, dans le cadre d’échanges de territoires. Au traité de Lausanne, qui confirme sur ce point celui de Sèvres, la Turquie renonce définitivement à tous ses droits sur Chypre, et quelques centaines d’insulaires seulement optent en faveur de leur nationalité ottomane, l’immense majorité de la communauté musulmane ne voyant pas d’inconvénient à devenir « sujets britanniques ».
L'héritage grec est prégnant sur l'île de Chypre, comme l'atteste son patrimoine architectural ancien. Sur les deux photos ci-dessus, des anciens monastères orthodoxes situés en République Turque de Chypre du Nord (RTCN).
On peut croire alors que le destin de l’île est lié à celui de la Grèce, d’autant plus que les différentes communautés vivent relativement bien ensemble. Aux Grecs orthodoxes, restés largement majoritaires, s’ajoutent des Arméniens et des Maronites, deux communautés limitées à quelques milliers d’habitants tout au plus. Le groupe musulman, converti ou immigré, est clairement minoritaire. Il n’est pas nécessairement homogène du point de vue linguistique, puisqu’une partie importante des Chypriotes turcs sont bilingues ou ne parlent que le grec, mais l’islam suffit à assurer sa cohésion. Après avoir représenté près du quart de la population au début du XIXème, les Turcs ont régulièrement régressé en valeur relative jusqu’en 1946. La répartition spatiale de la population turque n’était pas, jusque dans les années 1960, significativement différente de celle des Grecs, à l’exception d’une certaine surpondération musulmane en milieu urbain. En 1891, près de la moitié des villages sont mixtes, c’est-à-dire qu’ils comptent au moins une famille turque. Si la proportion diminue par la suite (36% en 1931, 18% en 1960), elle ne correspond qu’à des déplacements de population très minimes, et globalement jusqu’en 1974 la population chypriote reste largement mélangée. Tous les observateurs insistent sur la qualité des rapports intercommunautaires dans la première moitié du XXème siècle ; n’ayant pas été véritablement privilégiés pendant la période ottomane, les Chypriotes turcs n’ont pas suscité de rancœurs et ne sont pas eux-mêmes nostalgiques de la domination du sultan, même si ils ont perdu la prééminence politique avec l’arrivée des Britanniques.
La communauté turque de Chypre : quelle conscience de son identité particulière ?
Après 1878, et même après 1914, l’influence de l’Empire ottoman, puis de la Turquie, est restée forte, même si elle n’a été que très tardivement organisée. Ainsi, on constate que, si la « révolution culturelle » imposée sur le continent par le kémalisme suscita à Chypre peu d’enthousiasme, surtout dans le domaine religieux, les insulaires ont toutefois adopté rapidement les innovations d’Ankara, comme le nouvel alphabet latin, qui emporta l’adhésion des intellectuels au cours des années trente.
Si elle ne montre encore aucune ferveur nationaliste, la communauté turque est bien consciente de ses différences. L’opposition à une éventuelle cession à la Grèce est affirmée dès 1902. En 1912, des rixes éclatent à Limassol parce que les Grecs ont fêté un peu trop bruyamment la victoire des Italiens sur les Ottomans en Libye. Un petit parti turc chypriote est formé en 1919 pour réclamer le retour de l’île à la Turquie. Mais il faut attendre 1943 pour que soit créée la Turkish minority association. À cette date, le sentiment dominant reste le loyalisme à l’égard de la couronne britannique, qui est perçu comme la meilleure protection possible contre les Grecs de l’île et du continent. Faute de régime représentatif à Nicosie, les Chypriotes turcs n’ont pas une conscience claire du poids de la majorité. Pourtant, pour s’affirmer, leur nationalisme aura besoin de s’affronter à l’Enosis, et si la réunion à la Grèce avait été réalisée de manière brusquée au cours des années trente ou aussitôt après 1945, elle n’aurait vraisemblablement suscité que des protestations limitées de la minorité.
Par ailleurs, le bon fonctionnement du régime britannique est porteur de transformations de la société chypriote qui la poussent clairement vers la sécularisation – or, la religion reste le principal mode de distinction entre les communautés, et non la langue. La forte croissance de la scolarisation a fait de l’école, contrôlée par l’Église et élément déterminant de son influence culturelle et sociale, un relais efficace de nationalisme panhellénique. Pour tenter de contrecarrer cette tendance, le gouvernement britannique, qui s'en inquiète, met donc en 1933 l’enseignement primaire sous le contrôle de l’administration. Mais il ne parviendra pas à ses fins avec le secondaire, qui sera après la guerre l’un des bastions de l’Enosis – la communauté chypriote turque investissant elle-même peu dans les domaines éducatifs et culturels.
Le rôle des acteurs étrangers : première source de tensions intercommunautaires
Longtemps, Londres refuse de créer à Chypre une assemblée élue, qui ne manquerait pas de réclamer l’Enosis. Cette position est mal ressentie par une génération qui n’a pas connu la période ottomane et bénéficie de l’éducation panhellénique des écoles grecques. Il en découle une forte agitation au cours des années trente, durement réprimée par les Britanniques qui promulguent l'état d'exception jusqu'en 1941. Cela n’empêche pas les Chypriotes de soutenir loyalement l’effort de guerre britannique à partir de 1940 (notamment en raison de l’engagement de la Grèce auprès des Alliés).
Mais dès l’après-guerre, les tensions reviennent en raison des tentatives britanniques de libéraliser la vie politique sans tenir compte des revendications chypriotes concernant la perspective d’un rattachement à la Grèce. Pour maintenir la pression sur un thème qui rassemble les Chypriotes grecs derrière lui, l’épiscopat organise en janvier 1950 un plébiscite dont il contrôle étroitement le déroulement, sur la question : 96% des votants se prononcent alors en faveur de l’Enosis. Renforcée par cette consultation, l'Église est prête à porter la cause chypriote devant les instances internationales, et notamment par la voix de l’archevêque Makarios III. Logiquement, les Chypriotes se tournent d’abord vers la Grèce, et à partir de 1952, la question de Chypre domine la vie politique grecque. Devant le refus britannique de négocier avec elle, Athènes décide de porter le débat devant les Nations unies en 1954, tandis qu’à Chypre les premiers recours à la force surviennent.
À long terme, l’internationalisation de la question chypriote est un désastre pour sa majorité grecque parce qu’elle amorce un processus d’exclusion : en intéressant plus puissants qu’eux à leurs affaires, les insulaires engagent une dynamique où l’on prendra de plus en plus souvent les décisions sans les consulter. Ainsi, en 1955, a lieu à Londres une première conférence internationale, mais les Chypriotes n’y sont pas conviés pour discuter directement de leur propre destin. Surtout, le secrétaire britannique aux Affaires Étrangères Macmillan a invité la Turquie, ce qui procure à Ankara un motif déterminant pour contourner le traité de Lausanne, qui protégeait jusque-là l’île des ingérences turques. La conférence tripartite est un échec, mais Ankara est désormais partie prenante du destin de l’île, présenté par Londres comme un différend gréco-turc, où les Britanniques se trouvent en position d’arbitre. Or, la Turquie a alors une préférence pour le taksim (la « division », en turc), soit le rattachement du nord de l’île à la Turquie, et du sud à la Grèce.
La sécurité de la Turquie face à la Grèce, ou le « syndrome de l’encerclement »
La localisation de l’île, à quelque 70 kilomètres des côtes anatoliennes, a toujours nourri l’inquiétude des autorités ottomanes puis turques. Après la Seconde Guerre mondiale, Ankara est confrontée au rattachement du Dodécanèse italien à la Grèce. En dépit des bonnes relations retrouvées, l’annexion par la Grèce d’un ancien territoire ottoman rappelle à la Turquie les mauvais souvenirs de 1913, quand elle a dû renoncer à tous ses droits sur des îles qu’elle considérait comme stratégiquement indispensables à la défense de l’Asie mineure. En froid avec ses voisins du nord, l’URSS et la Bulgarie converties au communisme, la Turquie se laisse aller au syndrome de l’encerclement. Elle ne veut pas que la fin de la présence anglaise à Chypre permette à la Grèce de fermer davantage le cercle qui l’entoure à l’ouest et au sud, autour du cordon stratégique Crète-Rhodes-Chypre.
Le syndrome de l'encerclement de la Turquie par ses voisins, et notamment la Grèce, mine depuis longtemps l'ensemble des processus de paix de la région. Il correspond pourtant à une lecture dépassée des relations internationales, issue en grande partie du traumatisme du déclin de l'Empire ottoman et de l'occupation du pays après la Grande guerre.
En effet, l’île de Chypre fait face aux ports turcs de Mersin et d’Iskenderun, qui constituent des portes d’accès essentielles à la Méditerranée. Le conflit insulaire, sans se réduire exclusivement à ce lien géostratégique entre la Turquie et Chypre, trouve au moins là une partie de son explication : la présence d’une communauté turque à Chypre depuis le XVIème siècle a sans doute pour origine la volonté des Ottomans de s’arroger le contrôle de l’île à des fins sécuritaires, de même que la partition de Chypre, entamée dès 1963 avec la formation d'enclaves chypriotes turques et achevée en 1974. Enfin, plus que la simple protection des Chypriotes turcs, le maintien depuis 1974 d’une force de 35.000 hommes dans la partie septentrionale de l’île trouve sans doute là aussi son explication, cette présence en faisant un avant-poste de sécurité des ports turcs, comme c’était le cas à l’époque ottomane.
La transition controversée des années 1955-1974 : les erreurs de la Constitution de 1960 et la mauvaise volonté des acteurs insulaires
En avril 1955, débute une lutte armée qui devient une vraie guerre de libération contre les Britanniques ; cinq ans plus tard, à la faveur des traités de Londres et de Zurich signés en février 1959, l’île devient le 16 août 1960 une république indépendante, membre du Commonwealth avec, pour premier président, Mgr Makarios III, ce qui permet à Chypre de devenir membre des Nations unies, du Conseil de l’Europe et du mouvement des pays non-alignés. Mais cette indépendance est limitée, la Constitution de 1960 se révélant à l’expérience difficilement applicable.
En effet, le recensement de 1960 donne la composition exacte de la population chypriote, selon le critère de différenciation majeur, la religion : la communauté « grecque », à laquelle les Maronites et les Arméniens (4,7%) sont politiquement rattachés, représente au moins 81% de la population de l’île. Les Turcs, qui ne peuvent revendiquer que le groupe « musulman », comptent pour 18,3%. La Constitution leur réserve pourtant 30% des emplois publics, et 40% dans l’armée. S’il faut tenir compte d’une présence déjà forte des Chypriotes turcs dans l’administration, héritage de la période ottomane, cette disposition a tout de même les apparences d'une valorisation disproportionnée. La surpondération des pouvoirs en faveur des Turcs est accentuée par l’existence de nombreuses dispositions d’equal partnership, la Constitution mettant les deux communautés à égalité dans de nombreux cas en les obligeant à décider ensemble : ainsi, le pouvoir exécutif est partagé entre un président (grec) et un vice-président (turc), chacun disposant d’un droit de veto. De même, à la Chambre des représentants (15 Turcs et 35 Grecs), une partie considérable du travail législatif requiert des majorités séparées ; huit députés du collège turc peuvent donc bloquer indéfiniment toutes les décisions importantes. Par ailleurs, la création de municipalités turques séparées dans les villes constitue un non-sens pour une île d’un demi-million d’habitants qui s’organise dès lors en trois administrations séparées (nationale, grecque et turque).
On comprend bien les défauts d’une telle Constitution, qui demandait à une population déjà privée de son droit à l’autodétermination d’accepter de faire jeu égal avec un groupe quatre fois moins nombreux. Le texte de 1960 peut être considéré comme un facteur déterminant de l’instabilité de l’île après l’indépendance, pour avoir dissocié à ce point le « pays légal » du « pays réel ». Et en dépit des apparences, les Chypriotes turcs ne sortaient pas gagnants de ces dispositions : les avantages acquis étaient trop importants pour être durables. Dans la mesure où leur personnalité culturelle n’était contestée par personne, et était protégée par des garanties internationales, les Chypriotes turcs auraient mieux préservé leurs droits par des dispositions acceptables pour la majorité chypriote grecque.
Les responsabilités sont multiples : il semble qu’Ankara ait beaucoup pesé en faveur des droits accordés aux Turcs, et que le gouvernement d’Athènes n’ait pas mesuré l’ampleur des concessions, en raison d’un désir de normalisation avec la Turquie, mais aussi d’une méconnaissance de l’île. De même, les Chypriotes grecs ont manqué de clairvoyance dans les négociations de Zurich de 1959.
En trois ans, les controverses institutionnelles issues de la Constitution de 1960 ont pérennisé le climat de violence hérité de premiers affrontements datant de 1958. Makarios tente de faire cohabiter pacifiquement les deux communautés, et souhaite que les Grecs, qui sont les plus nombreux, fassent l’effort le plus important pour renforcer la coopération. Sans abandonner l’Enosis, les Chypriotes grecs ont progressivement fait passer leur insularité au premier plan de leurs aspirations, alors que les Chypriotes turcs se sont artificiellement « continentalisés » et ont ainsi perdu leur liberté de manœuvre vis-à-vis de la Turquie : pendant que les Grecs de Chypre devenaient des « Chypriotes grecs », les Chypriotes turcs se transformaient peu à peu en « Turcs de Chypre ».
En novembre 1963, les Chypriotes grecs se lancent dans un processus risqué de révision constitutionnelle que Makarios juge nécessaire au bon fonctionnement de la République, mais qui conduit à une rébellion turque : ministres et fonctionnaires turcs abandonnent leurs fonctions, ce qui est à l’origine de troubles en décembre 1963 (le Bloody Christmas, au cours duquel 133 Chypriotes turcs sont assassinés) et au début de l’année 1964, entraînant l’intervention de casques bleus en avril ; surtout, la bataille de la Tillyria démontre la capacité d’intervention d’Ankara. Les souffrances vécues par la communauté turque, avec presque vingt mille réfugiés issus de 103 villages différents, viennent s’ajouter à une partition qui s’est faite au premier semestre de 1964 entre les zones de peuplement turc et le reste de l’île resté sous contrôle gouvernemental. La communauté chypriote grecque a gardé les prérogatives de l’État, l’autre survit dans des conditions difficiles, grâce à l’appui de la Turquie. Ainsi, la désagrégation de l’État bicommunautaire a conduit à la formation d’enclaves chypriotes turques dispersées sur le territoire insulaire et où se crée déjà une administration provisoire.
1974 et la séparation : drame humain et drame identitaire
Un événement inattendu qui se produit en Grèce va alors avoir d’importantes conséquences à Chypre et accélérer les choses. Le 25 novembre 1973, Athènes est le théâtre d’un coup d’État qui permet au général Papadhópoulos d’y installer la dictature dite « des colonels ». Le succès des militaires grecs inspire la garde nationale chypriote qui tente de reproduire le même coup à Nicosie le 15 juillet 1974 (dans l'optique de réaliser l'Enosis), mais échoue dès le 23 juillet devant les fortes réactions populaires. Entre-temps, la Turquie, usant de la possibilité que lui offre la Constitution de défendre sa communauté chypriote contre cette tentative de soulèvement, intervient militairement, avec un assentiment tacite de la communauté internationale, qui juge sévèrement l’action des colonels grecs. Par une tête de pont établie dans le port de Kyrénia, le plus proche des côtes turques, d’importantes troupes (40.000 hommes et 300 chars) sont acheminées dès le 20 juillet, ce qui lui permet de prendre rapidement le contrôle d’un tiers de l’île, à l’époque le plus riche. Le retour à la démocratie n’entraîne pas pour autant le retrait des troupes turques, mais fige une situation qui voit 200.000 Chypriotes grecs abandonner cette nouvelle zone du Nord, que rejoignent en revanche 65.000 Chypriotes turcs qui quittent de leur côté la zone Sud.
Plusieurs massacres perpétrés le 14 août 1974 dans au moins trois villages à majorité turque (Maratha, Santalaris et Aloda) par le groupuscule paramilitaire chypriote grec EOKA B (fondé en 1971) font 126 victimes, tandis que le Washington Post établira le meurtre de 36 personnes dans un petit village turc près de la municipalité de Limassol. Ces crimes, même extrêmement localisés, ont beaucoup choqué la communauté chypriote turque. Surtout, ils ont momentanément donné des arguments à Ankara qui avançait la théorie du nettoyage ethnique pour justifier son intervention, alors que l'échec de l'Enosis quelques jours seulement après la tentative de coup d’État rendait l'avancée des forces turques clairement disproportionnée. Parallèlement, Ankara et la partie chypriote turque n'ont pas été en reste non plus en termes de violations des droits de l'Homme : expropriation et déplacements forcés de population, viols avérés de femmes chypriotes grecques par des soldats turcs, pillages et destruction de patrimoine culturel, actes de torture et disparition de nombreux chypriotes grecs (à ce jour, environ 1.600 manquent toujours à l'appel). Bref, des deux côtés les blessures sont profondes et douloureuses, et ont fortement marqué des générations d'insulaires.
Un cessez-le-feu est finalement accepté par les Turcs le 7 décembre 1974. Le 13 février 1975 les Chypriotes turcs font du territoire ainsi conquis un « État autonome, laïc et fédéré », qui devient en 1983 la République turque de Chypre du Nord (RTCN), reconnue à ce jour uniquement par la Turquie – l'Organisation de la coopération islamique lui a reconnu le statut d'observateur en 2004, et l'Azerbaïdjan, la Gambie et le Pakistan ont manifesté leur volonté de la reconnaître comme État à part entière.
Les traces du conflit de 1974 sont encore là. Ci-dessus, un immeuble touché par les bombardements et jamais rénové depuis, situé près de la ligne de séparation (zone nord de Nicosie, 2011).
La logique de séparation n’aurait probablement pas été portée à son terme sans l’implication de la Grèce et de la Turquie. En effet, sans la tentative de coup d’État fomentée par la junte militaire grecque contre le président chypriote, Mgr Makarios, la Turquie aurait-elle eu l’occasion d’intervenir sur l’île en poussant les Chypriotes grecs à fuir vers le sud ? Les États-Unis, soucieux quant à eux de ne pas déstabiliser le flanc sud-est de l’OTAN, n’ont sans doute pas été inactifs dans cette séparation des communautés, qui éloignait le spectre d’un conflit entre leur mère-patrie respective, la Turquie et la Grèce, piliers de l’Alliance atlantique dans cette région. Encore une fois, les intérêts des puissances étrangères ont influé négativement sur l’histoire de l’île, et en ont changé le visage.
Une communauté chypriote turque divisée et dans l’impasse
De 1974 à 2005, la RTCN a été dirigée par Rauf Denktash, leader du Parti de l'unité nationale (UBP, nationaliste), qui représenta la partie chypriote turque dans tous les cycles de négociations intercommunautaires. Son omniprésence ne doit toutefois pas occulter la vigueur des débats sur la réunification. En fait, les positionnements des partis politiques sur la question chypriote émanent de deux représentations différentes de l’identité et de l’histoire de l'île : pour les partis au pouvoir au Nord, les Chypriotes turcs sont, en tant que descendants des Ottomans, des Turcs avant tout. Leur analyse historique exclut toute référence à une « chypriocité » et dénonce la soif insatiable de pouvoir qui aurait conduit les Chypriotes grecs à rechercher l’extermination de la communauté turque. Cette insistance sur la violence des Chypriotes grecs les porte, d’une part, à souhaiter le maintien de la présence militaire turque et, d’autre part, à rechercher le maximum d’indépendance par rapport au Sud.
Pour les partis d’opposition – notamment le Parti turc républicain (CTP, social-démocrate) et diverses formations allant du centre-gauche au centre-droit –, les Chypriotes sont des Turcs certes, mais qui ont développé une culture, voire une identité insulaire qu’ils partagent avec les Chypriotes grecs. En outre, ils voient dans la tragédie de l’île la conséquence des nombreuses ingérences étrangères que Chypre a connues depuis un siècle (Grèce, Royaume-Uni, Turquie et États-Unis). Cette responsabilité du facteur étranger dans la discorde intercommunautaire réduit la culpabilité des Chypriotes grecs, sans pour autant l’occulter. De cette représentation de leur identité et de leur histoire émane l’idée que l’île doit voir ses deux communautés se réunifier dans une véritable fédération, et retrouver une véritable autonomie par rapport à tous les pays qui l’ont convoitée, y compris la Turquie. Une position motivée par le marasme économique que connaît le Nord depuis 1974, qui contraste avec l’essor économique du Sud jusqu’à la crise financière de 2008. Pour les partis d’opposition, le différentiel entre le Nord et le Sud est une raison pour accélérer la réunification, même si cela implique des concessions territoriales et politiques puisque les Chypriotes turcs vivent sur 37% du territoire alors qu’ils représentent 20 à 25% de la population.
Le débat sur la réunification est également alimenté par la question démographique : l’émigration des Chypriotes turcs, surtout vers l’Angleterre, associée à l'arrivée sur l'île de nombreux Turcs venus d'Anatolie, réduit la proportion des autochtones au sein de la population du nord. Les colons turcs représenteraient au moins un tiers des habitants de la RTCN, soit au minimum 70.000 personnes, sans compter 35.000 soldats et souvent leur famille. Ce double flux migratoire est mal ressenti par la population chypriote turque d’origine, inquiète à l’idée de devenir minoritaire. D’autant que la cohabitation n'est pas toujours bien vécue avec les colons turcs, moins occidentalisés et moins sécularisés que les autochtones. La réunification de l’île est perçue par certains Chypriotes turcs, relayés par l’opposition, comme un moyen de mettre un terme à l’émigration grâce au développement économique qu’elle favorisera, et à une immigration turque tout aussi intense.
D’un autre côté, fidèles à la politique de self isolation engagée dès 1964 par les nationalistes chypriotes turcs, les dirigeants du Nord ont poursuivi depuis 1974 leur politique de turquisation. Le « modèle anatolien » a été étendu de manière systématique : référence à la pensée kémaliste, transcription des institutions et des modes de fonctionnement du continent. On retrouve dans les rues du Nord les symboles les plus ostensibles de la Turquie moderne : portraits d’Atatürk aux carrefours et dans les bureaux, utilisation de la signalisation routière turque, etc. L’histoire de Chypre est réécrite en valorisant davantage l’héritage turc et les apports anatoliens : importance de l’immigration turque au XVIIème siècle, rôle de l’administration ottomane (un travail parfois difficile et intellectuellement laborieux, compte tenu de l’état de Chypre en 1878). Les Chypriotes turcs célèbrent l’anniversaire de l’« opération de paix » de 1974 sur les lieux du débarquement du 20 juillet, et un énorme drapeau turc en pierres peintes a été construit sur le flanc sud du Pentadactyle, au nord de Nicosie, de telle sorte que toute la ville et surtout les Chypriotes grecs puissent le voir. L’administration du Nord fait de son mieux pour effacer l’héritage culturel grec. Les nouvelles cartes indiquent une toponymie systématiquement turquifiée, à l’exception des sites archéologiques qui ont conservé leurs noms grecs.
Plus grave, l’occupation turque s’est accompagnée d’une destruction du patrimoine artistique et religieux (profanation des églises, des cimetières) et d’un pillage généralisé des biens grecs (opération Attila), ce qui est nouveau à Chypre où les envahisseurs avaient jusqu’à présent respecté le prodigieux héritage artistique de l’île. On comprend dès lors les effets que l’immigration anatolienne et la turquisation de Chypre du Nord peuvent avoir dans l’évolution des rapports entre les deux communautés.
Une communauté chypriote grecque renforcée et frustrée
La brutalité de l’intervention turque de 1974 a profondément marqué les Chypriotes grecs, en particulier les réfugiés venus du nord. En dépit de la rapidité de leur relogement et d’un développement économique fulgurant, qui ont atténué la douleur de leur départ, ces derniers n’ont cessé depuis quarante ans d’exprimer leur soif de retourner un jour sur leurs terres. Ainsi, par-delà les clivages idéologiques, les formations politiques partagent cette même conviction : la réunification, qui s’impose, doit être accompagnée d’un droit au retour pour tous les réfugiés.
Un deuxième élément de consensus entre les partis chypriotes grecs réside dans l’attachement des Chypriotes grecs à leur république, ce qui est étonnant puisqu’aux premiers jours de l’indépendance, l’identification à l’État chypriote représentait pour beaucoup un véritable déni d’identité, la forte conscience d’une identité grecque rendant difficile l’acceptation d’une construction politique qui éloignait la perspective de l’Enosis. Mais la tentative de coup d’État orchestrée par Athènes contre Mgr Makarios est venue sortir les Chypriotes de leur rêve de fusion avec la Grèce, et ce n’est pas le formidable miracle économique que l’île a connu depuis qui incite les Chypriotes à s’associer à un pays devenu plus pauvre que le leur. Outre cette « rupture » avec Athènes, la présence de Chypre sur la scène internationale (à l'ONU, dans l'Union européenne, etc.) affermit le lien des Chypriotes à leur république. Cette forte identification à la République de Chypre et à ses institutions renforce le désir chez les Chypriotes grecs d’une réunification, l’existence de la RTCN affaiblissant les pouvoirs de Nicosie.
La réunification apparaît d’autant plus nécessaire et naturelle pour les Chypriotes grecs qu’ils se sentent former une communauté culturelle, voire identitaire, avec les Chypriotes turcs. Il n’est d’ailleurs pas abusif de dire que les Chypriotes grecs idéalisent leurs relations passées avec les Chypriotes turcs, occultant les années de lutte intercommunautaire qui les ont ternies. En fait, il y a chez les Chypriotes grecs une opposition frappante des représentations du Turc et du Chypriote turc, qui appartiennent pourtant à la même culture de base. Si la perception des Chypriotes turcs paraît idéalisée, celle des Turcs en revanche est très négative. Ceux-ci sont d’ailleurs vus comme des envahisseurs qui sacrifient la liberté des Chypriotes turcs pour satisfaire leurs intérêts stratégiques. Cette aversion pour les Turcs a constitué un élément de cohésion pour les Chypriotes grecs.
Si le désir d’une réunification est fort dans la communauté grecque, il semble avoir fait place à une certaine frustration qui a grandi tout au long des années 1990 avec les échecs répétés des négociations intercommunautaires. Ce sentiment, aggravé par des années de séparation qui ont accru les incompréhensions, explique peut-être la radicalisation d’une partie de la jeunesse chypriote grecque, qui n’a pas hésité à exprimer sa colère lors des incidents du mois d’août 1996 sur la ligne onusienne de démarcation. Surtout, on dénote un certain désintérêt sur cette question depuis l’échec du Plan Annan de 2004 : le processus de paix se trouve largement absent du débat politique, ce que l’actuelle crise financière de la République de Chypre, en contrecoup de la crise grecque, vient encore accentuer. La campagne des élections générales de février 2013, réalisées au Sud dans un contexte de mesures de rigueur budgétaire drastiques en vue du plan de sauvetage du FMI et des institutions européennes, l'a parfaitement illustré.
Chypre et l’Europe : entre illusions et réalités
La marche de Chypre vers l’Europe commence dès 1961 avec l’adhésion de l’île au Conseil de l’Europe. Chypre ne s’est pas sentie immédiatement concernée par la construction européenne. Les choses ont changé quand le Royaume-Uni, principal partenaire commercial, a fait acte de candidature. En 1962, le gouvernement de Nicosie dépose une demande d’association à la CEE, sans grand enthousiasme. Tout à son rêve neutraliste, Chypre considère que la valorisation de sa position entre l’Orient et l’Occident est une perspective plus intéressante que l’intégration dans un Grand Marché dont presque tous les membres sont dans l’OTAN. Mais la chute du mur de Berlin bouleverse la donne géopolitique. Après les demandes d’adhésion de l’Autriche et de Malte, l’île est finalement candidate le 4 juillet 1990, et les négociations s’ouvrent le 30 mars 1998. Dans un contexte où la Turquie, première puissance militaire de la région, est passée de 35 millions d'habitants au début des années 1970 à plus de 60 millions dans les années 1990 (la Grèce, elle, passait dans le même temps de 9 à 10 millions d'habitants), l'appartenance à l’Union peut par ailleurs être considérée comme une garantie de protection face à une éventuelle invasion turque.
De son côté, en répondant favorablement en 1993 à la candidature de Chypre, l’Union européenne a signifié qu’elle avait elle aussi des intérêts à faire valoir dans cette adhésion : d’abord, l’élargissement de l’Union à une île de la Méditerranée orientale renforcerait son rôle politique et économique dans cette région ; ensuite, l’adhésion de la République de Chypre, si elle favorise la réunification, serait un succès diplomatique pour une Europe en quête de crédibilité diplomatique, après ses errements manifestes lors du conflit yougoslave. Afin de faciliter cette réunification, la Commission européenne semble compter sur le pouvoir d’attraction que l’Europe peut exercer sur les Chypriotes turcs en proie aux difficultés économiques. Le souhait alors formulé par les Européens de négocier avec une délégation mixte, c'est-à-dire composée de Chypriotes grecs et de Chypriotes turcs, souligne cette volonté de se servir de l’adhésion comme catalyseur de la réunification. Ce scénario paraissait en fait, avant même l’échec du referendum de 2004, improbable dans la mesure où ni les autorités chypriotes turques, ni la Turquie ne semblaient souscrire à une adhésion de l’île à l’Union européenne, notamment parce que, suivant le traité de garantie de 1959, « Chypre ne peut rejoindre des unions politiques et économiques où la Turquie et la Grèce ne seraient pas membres ». Ce dernier argument, doublé de menaces d’Ankara d’accélérer l’intégration de la RTCN à la Turquie, a pu constituer un moyen de faire pression sur les Européens pour qu’ils accélèrent le processus d'adhésion à l'UE de la Turquie elle-même.
La demande d’adhésion turque déposée en avril 1987 plaçait en apparence la Turquie en position de faiblesse vis-à-vis de la Grèce qui aurait pu obtenir des concessions significatives à Chypre, l’unanimité des États membres étant requise pour qu'un pays puisse adhérer. En fait, la Turquie reste inébranlable : Ankara a intérêt à garder en réserve son butin chypriote pour le vendre au meilleur prix le moment venu. Si les Européens ne veulent pas d’une adhésion turque, l’île peut rester indéfiniment en position d’otage. Pour Nicosie, le seul espoir est que le processus de rapprochement de la Turquie à la communauté soit lié – voire conditionné – à une « normalisation » de l’île, ce que les délibérations des différents Conseils européens depuis 1990 ont plutôt confirmé, notamment depuis l’adhésion de la République de Chypre le 1er mai 2004.
Peu de perspectives sans réelle bonne volonté et sans nouvelle grille de lecture
Les évolutions de la question chypriote ces dernières années montrent qu’une fois de plus, le destin de l’île est entre les mains de plusieurs protagonistes, dont des acteurs étrangers, sans plus de succès qu’autrefois. L’Union européenne, l’ONU, et surtout la Grèce et la Turquie ont échoué à apporter à ce conflit une « sortie par le haut » avant l’adhésion de l’île à l’Union. Pourtant, la réunification de Chypre en un État bicommunautaire pourrait être un facteur de réconciliation durable entre Athènes et Ankara, même si la question des réparations aux réfugiés et celle du départ ou non des colons turcs sont très loin de faire consensus.
Une résolution constructive demanderait un effort de compromis inédit aux deux communautés, ainsi qu'une relecture critique du Plan Annan pour comprendre les raisons de son rejet par la partie grecque (à hauteur de 76%, tout de même !). On peut se demander, tout d’abord, si la solution à un État fédéral composé de deux entités, grécophone et turcophone, était vraiment la bonne, et si elle permettrait de favoriser une réelle coexistence future sur l’île. En l’occurrence, ce principe a été beaucoup critiqué du côté grec, d'abord parce qu'il confère une certaine légitimité à la RTCN. Sans doute aussi parce qu'il semble contradictoire avec celui du droit au retour, qui placerait des milliers de Chypriotes grecs sous la tutelle d'une administration chypriote turque – voire pourrait refaire basculer démographiquement la zone nord vers une majorité grecque. Or, dans l’optique d’un État qui ne soit pas fédéral, la République de Chypre gagnerait à apporter à la communauté turque les garanties d’une reconnaissance et d’une protection de ses droits et de son identité culturelle spécifique : reconnaître la langue turque comme langue officielle et nationale, promouvoir le bilinguisme et l’apprentissage du turc à l’école seraient par exemple des pistes intéressantes et une preuve de bonne volonté en faveur du dialogue et de la paix. Selon le sociologue irakien Satar Jebbar, la connaissance linguistique est un facteur important de bonne cohabitation : « En cas de coexistence de plusieurs groupes linguistiques, une seule chose permet la bonne entente entre eux : que chacun parle et comprenne la langue de l’autre ». Il va sans dire que de tels efforts devraient être entrepris du côté turc, mais c’est bien la République de Chypre, représentante officielle de l’île, qui a la main sur les réformes à apporter à la Constitution. De même, l’adoption par Nicosie du principe de laïcité, déjà en vigueur au Nord, pourrait constituer, aux yeux des Chypriotes turcs, un compromis propice à une coexistence confessionnelle pacifique et équitable.
Dans ses efforts, la partie grecque aurait sans doute intérêt à s’appuyer sur la communauté chypriote turque, dont une partie est insatisfaite de la domination turque et de l’arrivée d’immigrants anatoliens. Beaucoup sont en effet en demande d’émancipation vis-à-vis de la Turquie – le résultat positif du référendum de 2004 au Nord, à hauteur de 65%, était plutôt encourageant à cet égard, de même que les victoires électorales des sociaux-démocrates l'année suivante face aux nationalistes. Plus récemment, la nouvelle victoire du Parti turc républicain (CTP) aux législatives de 2013, et surtout la manifestation de plus de 20.000 Chypriotes turcs, le 2 mars 2011 à Nicosie, pour protester contre la tutelle d'Ankara et contre les mesures d'austérité imposées par la Turquie, sont sans doute tout aussi révélatrices d'un ras-le-bol. La diaspora nord-chypriote, en particulier, pourrait être associée dans des programmes d’échange et de dialogue pour la paix avec la partie grecque – voire invitée à se réinstaller sur l’île, du côté grec si cela est nécessaire. Une telle collaboration avec la diaspora serait d'autant plus pertinente que certaines estimations placeraient les Chypriotes turcs en position de minorité en République Turque de Chypre du Nord. Le dernier recensement officiel a été réalisé en 2006 par les autorités turques du nord de Chypre : il recensait 265.000 habitants, dont 178.000 (67%) de nationalité chypriote turque. Parmi eux, difficile d'établir de façon impartiale et avec certitude la proportion d'origine insulaire et celle originaire de Turquie. De ce recensement, on apprend simplement que 27.500 (15%) d'entre eux sont nés en Turquie, et non à Chypre. D'après les autorités chypriotes grecques, entre 1975 et 2000, près de 55.000 Chypriotes turcs auraient quitté leur pays pour des raisons diverses, en particulier économiques ; toujours selon leurs estimations, la population originaire de Turquie et installée après l'invasion turque aurait, avec un total d'environ 115.000 personnes, dépassé la population autochtone, qui ne compterait plus que 87.600 membres en RTCN. Parallèlement, selon la BBC, environ 130.000 Chypriotes turcs seraient aujourd'hui installés au Royaume-Uni, et près de 25.000 en Australie. Plusieurs dizaines de milliers vivraient également en Turquie, environ 10.000 dans toute l'Amérique du Nord, et 2.500 dans la partie sud de l'île de Chypre.
Dans tous les cas, l’avancée du processus ne se fera pas sans un changement d’attitude de la part de la Turquie. La normalisation des relations avec la Grèce est une réalité depuis la solidarité exprimée entre les deux pays à la suite des tremblements de terre de 1999. Surtout, les Chypriotes grecs ne manifestent plus la volonté d’un rattachement à la Grèce – encore moins en ces temps de crise. Un certain mécontentement s’est même récemment manifesté à Chypre à l’égard des travailleurs grecs présents sur l’île, considérés comme des « étrangers » volant le travail des insulaires. En conséquence, personne n’imagine encore que l’Enosis puisse avoir lieu et que les Chypriotes turcs soient menacés d’un nettoyage ethnique en cas de départ des troupes turques. Enfin, rappelons que la Turquie est officiellement toujours candidate à une adhésion dans l’Union européenne. Or, une telle perspective rend la thèse « de l’encerclement » de la Turquie largement dépassée. D’autant plus au regard de sa croissance démographique et économique, qui l’éloigne de toute menace sérieuse de ses voisins à l’économie stagnante et à la population vieillissante. Le retrait de ses soldats, le retour des colons « anatoliens » (par exemple de tous ceux arrivés depuis moins de vingt ans), l’aide au retour des émigrés chypriotes turcs ou encore la reconnaissance de la République de Chypre : voilà autant d’initiatives qu’Ankara pourrait prendre en échange de garanties sur l’Enosis et sur les droits des minorités à Chypre, et qui contribueraient réellement au processus de paix. Cela impose toutefois de revisiter une grille de lecture militaire, datant du début du XXème siècle, et qui voudrait que la présence de soldats et de colons sur un territoire économiquement amorphe serait plus intéressante pour la Turquie qu’une relation apaisée avec des voisins prospères. Un exemple récent vient illustrer la posture turque, peu encline au compromis et qui a pu miner par le passé les négociations (avec des Chypriotes grecs qui ont pourtant, aujourd'hui, la communauté internationale et le droit de leur côté) : les autorités chypriotes grecques ont proposé en mai 2013 une restitution de Varocha, ancien fleuron commercial et touristique de l’est de l‘île, fermé et sous administration turco-chypriote (et donc non exploité), en échange d’une légalisation du port de Famagouste, qui permettrait à Chypre du Nord de commercer directement avec l’Union européenne. Aucun retour positif n'est parvenu des autorités du Nord, alors qu'une telle démarche représenterait potentiellement une bouffée d'oxygène pour une économie chypriote turque atrophiée. Un manque de pragmatisme qui laisse perplexe.
Réussir le processus de paix imposera également que les intérêts économiques (étrangers) n’interfèrent pas dans les négociations. Un enjeu essentiel, à l’heure où Nicosie et Ankara sont engagés dans une « guerre du gaz », pour le contrôle et l’exploitation d’un gisement qui pourrait compter jusqu’à 224 milliards de m de gaz naturel – ce qui permettrait à l’île de satisfaire ses besoins en gaz domestique pendant plusieurs décennies. La prospection chypriote, démarrée en septembre 2011, avait déclenché la colère de la Turquie, qui avait dépêché des torpilleurs et des frégates dans la zone à titre d'avertissement. Ankara n’accepte pas que la République de Chypre exploite les richesses de ses fonds sous-marins tant que le problème de la partition n’est pas réglé. Les intérêts économiques et stratégiques sur cette question sont tels qu’elle peut encore enliser davantage les négociations de paix, comme au contraire les accélérer en créant une source de motivation pour les deux parties. Nicosie a tenté de jouer l’apaisement en assurant, toujours à l’automne 2011, que si du gaz était découvert, il profiterait aux deux communautés, même si aucun accord de paix n'était signé.
Pour bien retenir les leçons du passé dans un pays qui, encore aujourd’hui, n’a pas en main toutes les clés de la paix, un accord impliquant le départ de toutes les troupes étrangères (turques, grecques, britanniques, onusiennes) et une démilitarisation de l'île constituerait probablement un facteur de succès des négociations. Celles-ci gagneraient d’ailleurs à se faire sans la Turquie et sans la Grèce. Le succès de la paix passera d’abord par le dialogue entre les insulaires, par la rencontre et par le dépassement des blessures du passé. En outre, une résolution de la question chypriote montrerait l’exemple dans le cadre de nombreux autres processus de paix en panne : en Palestine, en Bosnie, en Transnistrie, au Kosovo, en Ossétie du Sud et en Abkhazie, ou encore en Syrie. Albert Camus écrivait assez justement que « le souci de liberté et d’indépendance ne se conçoit que chez un être qui vit encore d’espoir ». Souhaitons aux Chypriotes grecs comme aux Chypriotes turcs de ne pas avoir encore perdu tout espoir.