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Par David Brites.

Crédit photo © Justine Audrain, 2011.

En 2013, les autorités chargées de la transition politique en Libye octroyaient aux minorités – Berbères, Touaregs, Toubous – un quota de six sièges sur soixante dans la future Assemblée constituante qui doit être prochainement élue par le peuple. Une décision immédiatement dénoncée par la communauté berbère, qui estime ce chiffre dérisoire et insuffisant pour pouvoir défendre ses droits. Le choix d’une représentativité a minima de cette minorité a cela de pervers qu’il délègue à ses seuls représentants la responsabilité de défendre une langue qui était pourtant présente sur le territoire avant l’arrivée des Arabes au VIIème siècle. Une langue (des langues, plutôt) qui était celle de toute la région du Maghreb, et que seule une minorité a préservée.

Dans la plupart des pays « arabes » d’Afrique du Nord (Algérie, Tunisie, Maroc, Libye), la défense de la culture berbère (ou amazighe) relève d’un enjeu identitaire commun à toute la nation, au contraire de cas comme le Niger ou le Mali par exemple, où la communauté touareg (peuple berbère, faut-il le rappeler) constitue une minorité ethnique autant que linguistique géographiquement concentrée, et revendique essentiellement une autonomie régionale et un respect de sa culture. Dans les pays du Maghreb, les Berbères souhaitent bien élever leur combat au rang d’enjeu national. Quelques éléments d’explication.

Dans une large mesure, ce que l’on appelle communément le « Printemps arabe » s’est également avéré être un « Printemps berbère ». Lors du Forum social mondial de Tunis en mars 2013, la foule nombreuse et les débats passionnés qui avaient accompagné les ateliers consacrés à la question berbère étaient révélateurs de l'intérêt et de l'enthousiasme nouveaux qui l'entourent. Au Maroc et surtout en Libye, où la dictature Kadhafi avait renié l’existence même d’une culture berbère, les nouvelles libertés acquises ont permis à la communauté amazighe de promouvoir plus ouvertement sa culture et de réclamer plus de droits : enseignement du dialecte, levée des interdits relatifs aux manifestations culturelles, etc.

Pourtant, les acquis récents ne doivent pas faire oublier les conditions douloureuses dans lesquelles vivent les Berbères. Conditions socioéconomiques d’abord, puisque le niveau de pauvreté et d’analphabétisme est plus élevé dans les zones montagneuses et rurales, où ils sont souvent majoritaires. Conditions politiques et culturelles ensuite. En dépit des progrès de la Constitution de 2011 en la matière (octroi du statut de langue officielle, théoriquement utilisable dans les administrations publiques), les Berbères marocains (près d'un Marocain sur deux) souhaitent voir leur dialecte (en fait, leurs dialectes) élevé au rang de langue nationale, à égalité avec l'arabe. En Libye, où les Berbères du Djebel Nefoussa ont eu un rôle déterminant dans le succès de l’insurrection de 2011 contre le régime Kadhafi, la communauté amazighe multiplie les actions pour faire valoir ses droits, notamment la reconnaissance de sa langue : en 2013, ils ont bloqué l’oléoduc de Nalout (août) et de la station de pompage de gaz de Millitah (septembre) en région Tripolitaine, et ont manifesté devant le Parlement à Tripoli (13 août).

Rappelons que le mot Amazigh (Imazighen au pluriel), aux origines mal connues, signifierait étymologiquement : « homme libre ». Ce terme désigne les Berbères et est en général privilégié par les membres de cette communauté. Les anthropologues admettent aujourd’hui une origine semblable entre les populations blanches d’Afrique du Nord : elles descendent pour l’essentiel de groupes protoméditerranéens qui, venus d’Orient au VIIIème millénaire avant J.-C., sinon encore plus tôt, se sont lentement répandus au Maghreb et au Sahara. Les Berbères ont dominé le nord de l’Afrique pendant plusieurs millénaires, et la conquête arabe n’intervient qu’au VIIème siècle de notre ère. Elle est rendue difficile par la résistance indigène, qui est momentanément brisée avec la mort de Koceila (686), chef berbère converti à l’islam, puis avec celle de Kahina (702), princesse chrétienne de l’Aurès parvenue à cristalliser la résistance.

Maison troglodytique berbère à Matmata, dans le sud de la Tunisie.

Du siècle du kharedjisme aux invasions hilaliennes

La conversion des Berbères à l’islam s’est accompagnée de nombreux schismes, les principaux étant nés de l’éviction d’Ali, gendre du prophète, au profit des Omeyyades. Au nom d’un islam détaché des querelles proches-orientales, des croyants s'éloignèrent de la doctrine promue par le pouvoir de Damas, ce qui donna à cette branche de l’islam le nom de kharedjisme, qui signifie « dissidence ». Née en Orient, elle eut un énorme succès en Afrique du Nord – bien que la population maghrébine semble être toujours restée dans sa majorité adepte de l’orthodoxie sunnite. Les historiens y voient une manifestation de la résistance berbère à la domination arabe, de même que la diffusion de l'islam chiite en Iran aurait été l’expression d’une résistance perse à l’acculturation arabe. Dans son essai Le rhinocéros d'or – Histoires du Moyen Âge africain (2014), l'historien français François-Xavier Fauvelle évoque même là une « manière subtile d'accorder loyauté et résistance aux formes de domination politique et de marginalisation sociale nées de la conquête [arabe] », avant de donner un exemple notable : « Une secte franchement schismatique, les Barghwâta, parvint même à faire vivre un royaume dans le centre du Maroc du IXème au XIIème siècle. » En outre, il semble également que le caractère austère et les modes de décision consensuels inhérents au kharedjisme correspondaient à la mentalité berbère de l’époque.

« Les trois premiers siècles de l'islam en Afrique du Nord voient ainsi sortir de terre et s'épanouir un semis de principautés berbères dissidentes, cependant poussées peu à peu vers les abords du Sahara, poursuit Fauvelle. C'est ainsi l'imam ibadite (un courant kharedjite) de Kairouan, suivi de ses adeptes, qui s'éloigne de l'Ifrîqiya arabe en 761, devant l'avancée du sunnisme en Tunisie ; réinstallée à Tahert, en Algérie actuelle, la communauté théocratique s'y maintiendra active jusqu'au déménagement suivant, au début du Xème siècle, pour Sedrata, près de Ouargla. Tlemcen, dans le Nord-Ouest algérien, ou Sijilmâsa, dans le Sud-Est marocain, sont alors d'autres principautés kharedjites florissantes durant deux siècles. » S'ajoute également le Djebel Nefoussa, en Tripolitaine, dans l'actuelle Libye. La pacification et la colonisation de l’Afrique du Nord ne s’avéra pas une promenade de santé pour des Arabes pourtant en plein âge d’or. L’islamisation n’est pas l’arabisation, et la première semble s’être faite à un rythme bien plus rapide que la seconde. Les deux processus touchèrent avant tout les villes, parfois nouvellement créées comme Kairouan en Tunisie en 670, et Fès au Maroc en l'an 809.

Au Xème siècle toutefois, les évènements se précipitent. La milice ketaba, menée par un missionnaire chiite, Abou Abd Allah, puis par le Fatimide Obaïd Allah, s’empare de l’ensemble de la Kabylie et de la Tunisie, où est établie la capitale des nouveaux conquérants. Des révoltes kharedjites menacent l’œuvre accomplie, mais la dynastie des Fatimides est sauvée par l’intervention des Sanhadja, des Berbères du Maghreb central conduits par Yusuf Bulukkin ibn Ziri. Aussi, lorsque les Fatimides, ayant conquis l’Égypte (toujours avec l’aide des Sanhadja), établissent leur capitale au Caire, en 973, c’est tout naturellement qu’ils laissent la gestion du Maghreb à la dynastie des Zirides, descendants de Yusuf Bulukkin ibn Ziri. Par la suite, les liens de vassalité des Zirides vis-à-vis des Fatimides se relâchent, et, entre 1045 et 1048, les maîtres de l’Ifriqiya finissent par rejeter officiellement le chiisme des Fatimides et par prêter allégeance au califat de Bagdad. Ce choix s’avère lourd de conséquences : en provoquant la colère des Fatimides d’Égypte, il se trouve à la source de l’une des pires catastrophes qu'a connu le Maghreb.

Pour sanctionner leurs anciens vassaux révoltés, les Fatimides livrent la région à des tribus nomades longtemps restées cantonnées à l’est du Nil, en Haute-Égypte, car jugées trop turbulentes. Se réclamant d’un ancêtre commun, Hilal, ces tribus dites Beni Hilal, bientôt suivies des Beni Solaïm, et plus tard des Beni Mâqil, mettent à sac le royaume des Zirides en Tunisie, et celui des Hammadites (autre dynastie berbère) en Algérie. Restées connues sous le nom d’invasions hilaliennes, ces incursions ont été déterminantes pour l’arabisation de la région.

Elles ne se caractérisèrent pas par des confrontations directes entre armées arabes et berbères, mais plutôt par des occupations sommaires, par des pillages systématiques, et au final par l’installation durable de ces tribus dans le paysage maghrébin. Les princes berbères, Zirides, Hammadites, plus tard Almohades, recrutèrent d’ailleurs de nombreux soldats parmi ces Arabes. Ceux-ci pénétrèrent toujours plus dans les campagnes, portant un coup terrible aux modes de vie et aux forces tribales berbères qui dominaient la région. Les Hilaliens arrivés au XIème siècle, pourtant relativement faibles sur le plan démographique, avec tout au plus quelques dizaines de milliers d’individus, ont eu un rôle déterminant sur le plan culturel et socioéconomique. Avec l’arrivée des Beni Solaïm puis des Mâqil, qui s’établirent dans le sud du Maroc, le nombre de ces nomades ne devait pas dépasser la centaine de milliers d’individus à la fin du XIème siècle. Mais la double pression des migrations pastorales et des actions guerrières de ces tribus gangréna les États et les impacta durablement.

Le XIIIème siècle, avec la chute des Almohades, consacre la fin des grandes dynasties berbères au Maghreb. À peine les Hafsides en Tunisie (1207-1574) et les Mérinides au Maroc (1269-1465) tentent-ils vaguement de refaire l’unité du Maghreb à leur profit, en vain. L’arabisation est par ailleurs renforcée par l’arrivée des Andalous chassés d’Espagne au XVème siècle, lesquels étaient le plus souvent des Berbères totalement arabisés.

Sur la route entre Marrakech et Agadir, au Maroc.

Sur la route entre Marrakech et Agadir, au Maroc.

Symbole amazigh (et lettre de l'alphabet tifinagh).

L’arabisation du Maghreb : une « assimilation » socioculturelle réussie

Dans la mesure où cet article s’inspire largement du remarquable ouvrage Les Berbères – Mémoire et identité (publié en 2007), nous ne résistons pas à la tentation de citer directement son auteur, Gabriel Camps (1927-2002), professeur d’université et historien spécialiste des Berbères : « Le berbère, auparavant omniprésent [en Afrique du Nord], a reculé devant l’arabe au cours des siècles, mais cette arabisation linguistique, facilitée par l’islamisation de l’Afrique du Nord et du Sahara, s’est accompagnée au XIème siècle d’une arabisation socioculturelle aboutissant à une véritable assimilation de la majeure partie des populations des États maghrébins. Cette assimilation est si grande que, dans certains pays (Tunisie, Libye), la quasi-totalité du peuple se dit, se croît et par conséquent est arabe. Mais bien rares sont parmi eux ceux qui charrient quelques gouttes de sang arabe, de ce sang nouveau apporté par les envahisseurs bédouins au VIIème siècle et par les envahisseurs bédouins du XIème siècle : Beni Hilal, Beni Solaïm et Mâqil. »

Et en effet, contrairement à la Perse, le processus de colonisation (et d’assimilation culturelle) arabe s’avère plus efficace après ces invasions. La religion musulmane et la langue arabe se diffusent à mesure que se développent de grands centres urbains. Les élites voient dans l’islam et dans la filiation avec le peuple du prophète, voire avec le prophète lui-même, un motif de prestige. La plupart des grandes familles du Maghreb éprouve le souci de se rattacher à une généalogie orientale. Ce phénomène est accentué dans les villes, c’est pourquoi le berbère s’est mieux conservé dans les campagnes et l’arrière-pays (Kabylie, Moyen-Atlas marocain, Djebel Nefoussa…), d’où le stéréotype qui veut que les Berbères ne soient que des groupes primitifs, un « peuple des montagnes ». Pour s'en convaincre, il suffit de se rappeler ces mots de l’écrivain marocain Mohamed Choukri qui, dans son roman autobiographique Le temps des erreurs (1994), écrivait à propos de ses petits frères et sœurs (l'histoire se déroule dans les années 1950) : « Nés à Tanger et Tétouan [alors que l’auteur est né dans le Rif], ma mère leur parle dans sa langue, et ils répondent en arabe dialectal. Ils essaient par tous les moyens de dissimuler leur origine. Ils croient que les Rifains sont des attardés. Des gens qui pensent comme eux, j'en connais une flopée, petits et grands. »

Chefchaouen, dans le Rif, au nord du Maroc.

Pourtant, et c’est le moins qu’on puisse dire, les Berbères sont porteurs d’une histoire très dynamique dont ils peuvent s’enorgueillir, et dont, d’ailleurs, les peuples maghrébins dans leur totalité n’hésitent pas à se réclamer les héritiers – et pour cause : les non-berbérophones d’aujourd’hui en sont aussi les héritiers. Dès l’Antiquité, quand ils représentaient l’essentiel de la population nord-africaine, les Berbères connaissent un premier âge d’or à travers l’hégémonie numide, notamment sous l’ère du monarque Massinissa (203-148 avant J.C.). Au Moyen-Âge, les royaumes berbères, qu'ils soient kharedjites ou sunnites, sont nombreux et actifs. La dynastie des Fatimides (909-1171), qui conquièrent l’Algérie, la Tunisie et l’Égypte, et, au Maroc, celles des Almoravides (1056-1147) et des Almohades (1147-1269), qui s’emparent de l’Andalousie et de l’Algérie et fondent une civilisation brillante, illustrent parfaitement ce dynamisme.

Dans son essai de 2014, François-Xavier Fauvelle rappelle le rôle des minorités religieuses dans l'émergence, au cours du Moyen-Âge (jusqu'au XIVème siècle), de Sijilmâsa, dans l'est marocain, à l'entrée du Sahara, comme « port international, doté de tous les équipements et de toutes les structures sociales pour la gestion du fret transsaharien »: « Ces talents [appât du risque et opiniâtreté, esprit d'entreprise, organisation collective, cohésion communautaire], qui en un sens revenaient à commuer leur finistère saharien, cette plage du bout du monde, en tête de pont vers des rivages neufs, ce sont les dissidents musulmans et les juifs qui les puisèrent dans leur situation de marginalité sociale. » Et l'historien français de préciser : « Ainsi voit-on se mettre en place, aux IXème et Xème siècles, un système articulé dans lequel des Berbères de confession kharedjite organisent le commerce entre Sijilmâsa et le monde méditerranéen. Cette complémentarité œcuménique ne survivra pas au progrès de l'orthodoxie sunnite à partir du XIème siècle, et aux épisodes de fanatisme religieux des siècles suivants. » Les communautés berbères kharedjites ont eu, aux côtés des juifs maghrébins, un rôle essentiel dans la mise en place du vaste réseau commercial transsaharien qui caractérise la région ouest et nord-africaine pendant plusieurs siècles.

Quelques siècles plus tôt, c’est déjà à un Berbère, Tariq ibn Ziyad, que l’empire arabo-musulman en expansion doit la conquête de l’Espagne, entre 711 et 714. Beaucoup plus proches de nous, les quelques mouvements de résistance nord-africains à la colonisation européenne ont été l’œuvre d’émirs berbères locaux, les plus célèbres étant Abd el-Kader en Algérie contre l’Empire ottoman puis la France, entre 1832 et 1847, les frères Mokrani qui menèrent la grande révolte kabyle de 1871-1872, et Abdelkrim al-Khattabi dans le Rif marocain contre les troupes françaises et espagnoles, entre 1921 et 1926. Moins connue, Lalla Fatma N'Soumer, incarnation d'une autorité féminine affirmée qui n'hésitait pas à remettre en cause les traditions, dans une société pourtant fortement patriarcale, fut elle-aussi une figure de la résistance en Algérie. Après avoir soutenu la révolte du Chérif Boubaghla, de 1851 à 1854, elle prend la tête de la lutte anti-coloniale de 1854 à 1857 ; capturée dans un hameau de Grande Kabylie (où elle organisait un noyau de résistance) par les forces françaises, elle fut emprisonnée jusqu'à sa mort six ans plus tard, à l'âge de 33 ans.

Le dogme kharedjite, si présent au Maghreb au VIIIème siècle, a aujourd’hui totalement disparu, si l'on excepte des résidus non-négligeables de rite ibadite, par exemple à Djerba en Tunisie, dans le Djebel Nefoussa en Libye, et dans la Pentapole mozabite, qui regroupe cinq cités du Mzab algérien, justement fondées par des musulmans ibadites au XIème siècle ; et la langue berbère a longtemps été marginalisée. La colonisation arabe sur le Maghreb est réussie au point de faire oublier à une majorité de Maghrébins qu’ils sont berbères, ou au moins descendants de Berbères, bien plus qu’ils n’ont d’ancêtres arabes – les délires généalogiques de la dynastie marocaine, qui se croît descendante du prophète, sont à ce titre symptomatiques. De l’autre côté du monde arabe, la Perse devenue Iran est restée maîtresse autoproclamée de l’islam chiite, et a su maintenir le perse comme langue nationale et officielle. Là, l’assimilation a donc échoué, puisqu’elle n’est pas parvenue à jeter aux oubliettes la culture préislamique locale ni même à la reléguer au second plan face à la langue arabe.

Le phénomène n'est pas dénué de paradoxes, comme l’explique Gabriel Camps dans son ouvrage susmentionné : le Berbère, « qu’il soit kabyle, rifain, chleuh ou chaouïa, arrivé en pays arabe abandonne sa langue et souvent ses coutumes, tout en les retrouvant aisément lorsqu’il retourne au pays », et, dans la mesure où les montagnes peuplées de Berbères constituent « le grand réservoir démographique de l’Algérie et du Maroc », ces pays ont vu au cours des siècles et voient encore aujourd’hui « la part de sang arabe, déjà infime, se réduire à mesure qu’ils s’arabisent culturellement et linguistiquement ». Les cas de Marocains, par exemple, ayant quitté leur campagne pour s’établir en ville et qui, après avoir parfois modifié leur nom, laissent leurs enfants perdre toute notion linguistique du berbère, sont innombrables. L’assimilation est ainsi parfaitement réussie, puisque leurs descendants, dès la génération suivante, oublient bien souvent que leurs grands-parents se définissaient encore comme berbères. Il est cocasse de noter par ailleurs qu’au Maroc, la langue de Molière semble faire l’objet de plus d’attention par le ministère de l’Éducation, après seulement 45 ans de protectorat français (une poussière dans la grande Histoire humaine), que les dialectes berbères. Ceux-ci, pourtant massivement utilisés sur cette terre depuis plusieurs millénaires, commencent en effet à peine à être enseignés dans les écoles.

Toutefois, l’arabisation des Berbères n’a pas été et n’est pas un phénomène d’acculturation totale : « dans leurs coutumes, leur langue, leurs manifestations artistiques, les populations ont conservé, surtout dans les milieux ruraux, bien des caractères antérieurs à l’islam et à l’arabisme, explique Gabriel Camps. Il existe une permanence berbère dans laquelle baigne l’ensemble nord-africain. Cette permanence, plus ou moins marquée, ne saurait être présentée comme un facteur dichotomique permettant de séparer artificiellement les "Arabes" et les "Berbères". »

Cette permanence berbère n’est pas limitée aux seuls berbérophones, et pourtant, elle n’est pas toujours évidente. C’est pourtant elle qui fait « l’originalité du Maghreb à la fois dans le monde arabe et dans le monde africain ». Se traduisant entre autres dans l’artisanat et dans les arts (couture, poterie, orfèvrerie…), elle ne signifie pas un conservatisme absolu : elle semble surtout faite d’une incroyable perméabilité aux apports extérieurs, et ceux-ci sont d’autant plus facilement acceptés qu’ils subissent « une véritable assimilation qui donne [à ces apports] une touche berbère aussi indéfinissable qu’indéniable », pour reprendre encore une fois les mots de Gabriel Camps.

Les estimations relatives aux populations berbérophones sont approximatives. À titre d'exemple, en Tunisie, elles varient entre 1 et 2% dans les statistiques officielles, alors qu'en la réalité, un grand nombre de locuteurs d'un dialecte berbère ne sont pas comptabilisés ; leur part dans la population du pays pourrait plutôt s’approcher du seuil de 10% – concentrés notamment à Djerba et dans la région de Matmata, mais également dans d'autres localités de Tunisie, où leur présence est moins connue. En Libye également, l’idéologie kadhafiste a pu avoir des conséquences sur les estimations officielles, et on pourrait finalement y atteindre un seuil de près de 20% de locuteurs d’un dialecte berbère. Enfin, cette carte ne prend pas en compte l'ethnie touareg (auquel cas il aurait fallu rajouter plusieurs pays du Sahel : le Burkina Faso, le Mali et le Niger).

Les estimations relatives aux populations berbérophones sont approximatives. À titre d'exemple, en Tunisie, elles varient entre 1 et 2% dans les statistiques officielles, alors qu'en la réalité, un grand nombre de locuteurs d'un dialecte berbère ne sont pas comptabilisés ; leur part dans la population du pays pourrait plutôt s’approcher du seuil de 10% – concentrés notamment à Djerba et dans la région de Matmata, mais également dans d'autres localités de Tunisie, où leur présence est moins connue. En Libye également, l’idéologie kadhafiste a pu avoir des conséquences sur les estimations officielles, et on pourrait finalement y atteindre un seuil de près de 20% de locuteurs d’un dialecte berbère. Enfin, cette carte ne prend pas en compte l'ethnie touareg (auquel cas il aurait fallu rajouter plusieurs pays du Sahel : le Burkina Faso, le Mali et le Niger).

Arabe ou berbère ? Le Maghreb est surtout marqué par son identité plurielle

En juin 2013, la proposition du ministre des Affaires étrangères marocain Saâdeddine El Othmani de supprimer le mot « Arabe » de l’Union du Maghreb Arabe avait surpris ses homologues. L’appellation « Union maghrébine » était alors proposée, pour n’exclure ni les Arabes ni les Imazighen. Selon Bladi.net, qui a révélé l’information, le ministre des Affaires étrangères tunisien Toufik Abdeslam a rejeté cette proposition, uniquement soutenue par la Mauritanie, arguant, à la grande déception de l’Observatoire Amazigh des Droits et Libertés, que le caractère arabe de l’Union était une description géographique et linguistique et non ethnique. Comprenne qui pourra. La faible proportion de berbérophones en Tunisie (moins de 100.000 personnes) peut expliquer ce prétexte alambiqué.

Loin de nous l’idée de définir comme uniquement berbères les populations d’Afrique du Nord, ce qui se justifierait par le seul lien du sang : notre identité relève avant tout de la perception (individuelle et collective) que nous avons de nous-mêmes, plus que du sang hérité de nos ancêtres, et à ce titre, il est clair que la culture berbère n’est pas (ou n’est plus) le pilier de l’identité maghrébine. Ou du moins l’est-elle de manière moins évidente que par le passé. A contrario, il est sans doute trop simpliste de définir les pays du Maghreb comme uniquement arabes – les différences entre les dialectes arabes d'Afrique du Nord et ceux du Proche-Orient devraient déjà nous en convaincre. À ce titre, l’appellation « Union du Maghreb Arabe » constitue bien une absurdité historique autant qu’une insulte à l’égard des millions de citoyens berbérophones. Les sociétés nord-africaines ont assimilé la culture arabe sans pour autant faire totalement disparaître la dimension berbère de leur propre identité. Et il est clair, au moins s’agissant de l’Algérie et du Maroc, de manière plus ténue en Tunisie et en Libye, que la culture berbère est, au même titre que l’influence socioculturelle arabe, constitutive de l’identité de ces pays. Un élément tardivement et encore peu reconnu par les Constitutions marocaine et algérienne, peut-être demain par le nouveau régime libyen.

En outre, l’identité de ces pays n’est pas exclusivement arabe, dès lors qu’une forte proportion de Maghrébins se réclament encore de l’identité berbère et parlent un dialecte berbère : 40 à 50% de Marocains, 25 à 30% d’Algériens, au moins 10% de Libyens, et 1 ou 2% de Tunisiens – toutefois ce dernier chiffre est sûrement sous-estimé (la classe politique tunisienne se désintéressant de la question amazigh), et il pourrait plutôt s'approcher des 10%. À cela s'ajoutent des minorités berbères extrêmement faibles en Égypte – où la seule localité berbère, le village de Siwa (25.000 habitants), représente le point le plus oriental du peuplement amazigh – et la Mauritanie, même si les liens de descendance sont plus importants que ce que l’héritage linguistique actuel laisse paraître.

Le 25 juin dernier, le Parlement libyen choisissait comme président une personnalité d’origine amazighe, Nouri Bousahmein, premier berbère à occuper un haut poste de responsabilité en Libye. La communauté berbère libyenne menace toutefois de boycotter les futurs travaux visant à élaborer une nouvelle Constitution. Au Maroc, la création en octobre 2001 de l’Institut Royal de la Culture Amazighe représentait le signe d’une détente avec cette communauté, et il clair que Mohamed VI a lié des relations bien plus saines et apaisées avec elle que son père Hassan II auparavant. En Algérie enfin, la violente répression de la Kabylie révoltée en 2000-2001, pas plus que l'étouffement du Printemps berbère de mars-avril 1980 (en Kabylie et à Alger), n'a jamais fait l'objet d'une remise en cause ou d'un travail de mémoire. La marginalisation socioéconomique de l’arrière-pays kabyle reste une réalité et offre un cocktail social explosif. En outre, la montée des violences dans la vallée du Mzab, entre Berbères mozabites autochtones et Arabes chaâmba qui affluent depuis les années 1980, illustre bien le degré de tensions intercommunautaires existant en Algérie.

L’Histoire est souvent cruelle. À l’heure où les minorités berbérophones réclament une reconnaissance et plus de droits, en Algérie, au Maroc, en Libye, la majorité de la population nord-africaine, qui se définit comme arabe et jette parfois un regard méprisant envers ce qu’elle considère comme une minorité ethnolinguistique agitée, pauvre et arriérée, devrait être au contraire reconnaissante envers ceux qui, en préservant et en défendant leur langue, défendent en fait l’héritage de leur pays tout entier. En promouvant leur culture, ils sauvegardent un pan entier de l’identité nationale et régionale, et justice ne leur en est pas rendue. Conférer aux langues berbères le double statut de « langue officielle » (employée dans l’administration) et de « langue nationale » (reconnue comme langue de la nation), au même titre que l’arabe, serait un premier pas – rappelons qu’en Algérie, le tamazigh n’est reconnu que comme langue nationale (depuis 2002), et au Maroc uniquement comme langue officielle (depuis 2011). Ces pays gagneraient sans doute à revendiquer cette pluralité culturelle et à défendre cette diversité identitaire.

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