La Russie se trouve depuis plusieurs semaines au cœur de l’actualité internationale, et pour cause : suite à la destitution le 22 février dernier du président ukrainien Viktor Ianoukovitch par le Parlement de Kiev, la confusion règne en Ukraine quant au devenir des provinces majoritairement russophones et à un éventuel conflit armé avec la Russie aux portes de l’Europe. La province de Crimée en particulier, où se trouve la principale base navale russe de la Mer Noire, fait l’objet de vives tensions : l’armée russe vient d'en chasser, en moins de trois semaines et quasiment sans résistance, les troupes ukrainiennes et s'y est emparée de l'ensemble de ses bases militaires. Surtout, le président russe Vladimir Poutine a signé avec les dirigeants de la province un accord historique d’annexion, deux jours après un référendum contesté plébiscitant à hauteur de 96,77% le rattachement à Moscou (83,1% de participation). Suite à ce coup de force qui viole le principe de droit international d'intangibilité des frontières (uti possidetis juris), l’Ukraine scrute à présent sa frontière orientale avec inquiétude, d'autant que la Russie y aurait massé cette semaine de nombreuses troupes, jusqu'à 100.000 hommes selon Kiev, quelques 40.000 selon Moscou. D’aucuns craignent que le scénario de la Crimée ne se répète dans les provinces du sud et de l'est et ne provoque la scission pure et simple de l’Ukraine.
Dans ce contexte, qui rappelle à la fois la montée des nationalismes aux XIXème et XXème siècles et le climat tendu de la Guerre froide, il convient de nous interroger sur la place de la Russie et sur son statut revendiqué de puissance, en Europe et dans le monde. Dès 1992, au lendemain de la chute de l’URSS, le président de la Commission européenne de l’époque Jacques Delors posait, dans son ouvrage Le nouveau concert européen, la question suivante : « Où placer cette Russie ou cette Union post-soviétique, qui appartient à l’Europe et à un autre monde ? ». Quelques éléments de réponse.
Commençons par quelques éléments très factuels, pour mieux nous situer : la Russie est étendue sur deux continents, l’Europe et l’Asie ; elle conserve sur son territoire une multitude de civilisations et de peuples différents. Pays chrétien orthodoxe (bien qu’officiellement laïque), mais comptant une importante composante musulmane (de 8 à 15%, soit 11 à 22 millions de personnes) et même bouddhique (2%), la Russie a la particularité d'être un pays au peuplement majoritairement européen (de type « caucasien ») tout en s'étendant à 75% en Asie. Rappelons que les frontières actuelles de l’Europe n’ont été définies qu’au XVIIème (par des cartographes russes !), à la demande du tsar Pierre le Grand qui cherchait à conforter le caractère européen de l’Empire russe – la fondation de Saint-Pétersbourg, capitale ouverte sur la mer Baltique et baptisée d’un nom germanique, répondait d'ailleurs au même objectif. Dans l'ensemble, la mythologie nationale russe du XIXème siècle, qui jette en partie ses bases dans l'épopée de la conquête sibérienne (une sorte de « mythe de la frontière », version cosaque), a marqué de façon durable l'identité russe et sa représentation d'elle-même. Cela s'est évidemment traduit dans ses projets et ses guerres d'expansion, souvent emprunts d'une « mission » particulière qui incomberait à la nation russe – du panslavisme à l'ère soviétique, en passant par l'idée de « croisade » contre les Ottomans pour conquérir la Sainte ville de Constantinople, berceau de l'orthodoxie chrétienne. Incontestablement, la Russie tient, du fait de son histoire, de ses ambitions, de sa taille et de ses ressources, une place à part dans le monde eurasiatique. Elle est et a toujours été dans une posture autonome et d'opposition vis-à-vis de l’Union européenne et de l’Alliance atlantique, cherchant à constituer autour d’elle un ensemble politique et économique à part entière, un système en soi qui lui permette de préserver sa puissance, en même temps que son indépendance et sa sécurité. Pourtant, la Russie est historiquement partagée entre deux conceptions de sa propre identité, entre défenseurs d'une Russie européenne (Pierre le Grand était l'un des premiers) et promoteurs d'une Russie eurasiatique (dont le cosaque serait la figure emblématique). Le 30 octobre 2005, Vladimir Poutine, alors président de la République, déclarait ainsi : « Nous ne posons pas actuellement la question de l’adhésion de la Russie à l’Union européenne. Les circonstances sont nombreuses qui font que cette décision n’est pas encore mûre. La Russie s’est toujours sentie, se sent toujours une partie organique de l’Europe. Actuellement, la Russie, du point de vue politique, économique et culturel, se considère comme une partie organique de la Grande Europe ».
La Russie est donc écartelée entre un destin européen qu’elle n’a jamais cessé de revendiquer mais qui se dérobe, et les possibilités géopolitiques et économiques que lui ouvrent l’Asie (et notamment la Chine), une union resserrée avec certains anciens membres de l'espace soviétique, ou encore l'opportunité d'alliances avec des régimes marginalisés par les États-Unis et leurs alliés. La Russie tente, depuis sa perte d’influence consécutive à la chute de l’Union soviétique, de remettre l’accent sur sa vocation intercontinentale. Elle s’appuie pour cela sur une participation active à diverses organisations régionales.
La première, la Communauté des États Indépendants (CEI), a vocation depuis 1991 à rassembler autour de la Russie les anciens membres de l’URSS. Toutefois, outre ses faibles résultats en matière d’intégration économique, la CEI n’est pas parvenue à établir une coopération en politique étrangère et à former un système de sécurité collective. La naissance en 1992 de l’Organisation du traité de sécurité collective, qui regroupe la Russie, la Biélorussie, l’Arménie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan, ne remporte pas un plus grand succès et ne fait pas l’unanimité au sein de la CEI ; dans les faits, cette organisation intervient avant tout pour servir les intérêts pro-russes dans la région. On peut citer également l'Espace économique commun, comprenant une union douanière et une zone de libre-échange déjà partiellement créées entre la Russie, le Kazakhstan et le Belarus, et qui constitue peut-être la démarche la plus poussée en termes d'intégration économique de pays de l'ex-URSS. Le 4 octobre 2011, et à nouveau le 29 février 2012, Vladimir Poutine a théorisé cette approche intercontinentale qu'ambitionne d'incarner la Russie en se prononçant en faveur d’une « union eurasienne », qui, sans se substituer à l’ex-Union soviétique, réunirait autour de Moscou l’essentiel des pays de son « voisinage proche ». Un projet poussé d'Union eurasiatique, conçu sur le modèle de l'Union européenne, est ainsi en cours de préparation. Les présidents du Belarus, de Russie et du Kazakhstan ont signé un accord le 18 novembre 2011 prévoyant sa mise en place d'ici 2015. Elle devrait comprendre la Russie, le Belarus, le Kazakhstan, l'Arménie et probablement le Kirghizistan et le Tadjikistan – l'espoir d'y associer l'Ukraine s'étant envolé avec les récents événements.
De façon plus large, on observe que c’est avant tout en Asie que la Russie cherche désormais ses alliés. La Chine tout d'abord, avec laquelle elle a réglé ses contentieux dans le cadre de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) – formellement créée en 2001 par la Russie, la Chine et quatre des cinq républiques d’Asie centrale, mais qui existait déjà auparavant depuis 1996. L’OCS a en effet permis la signature d’accords sur l’intangibilité des frontières, puis en 1997 sur la fondation des forces armées aux frontières, et plus tard sur des mesures de confiance militaire. Surtout, on constate que la Chine est aujourd’hui un allié proche de la Russie sur plusieurs dossiers et partage avec cette dernière une profonde méfiance à l’égard du soutien occidental aux révolutions « colorées » de l’ancien bloc de l’Est et aux mouvements de protestation du Printemps arabe. Les deux pays ont ainsi formé une sorte d’alliance de fait au sein du Conseil de sécurité de l’ONU (qui trouve depuis 2011 sa traduction concrète dans les vétos conjoints aux sanctions internationales contre le régime syrien), et la Chine craint pour elle-même, tout comme la Russie, un encerclement progressif de petits pays hostiles soutenus par les États-Unis.
En termes de rhétorique « identitaire », la diplomatie russe change désormais de ton. Ainsi, en dépit d'une réaffirmation fréquente de la dimension chrétienne de l'identité russe et de son rapprochement avec l'Église orthodoxe, Vladimir Poutine déclare de plus en plus souvent que l’islam fait partie intégrante de la Russie, de son histoire, de sa civilisation, et il en tire d'ailleurs argument pour mener une politique active au Moyen-Orient. L’objectif est assez évident : garantir la paix civile entre communautés ethniques et religieuses en Russie, dont la population musulmane est la seule en croissance démographique.
Au-delà du monde musulman, la Russie développe également des relations plus apaisées avec des puissances régionales comme l’Inde et le Japon. En se glissant dans le groupe des grands États asiatiques, et en se réclamant d’une composante « musulmane » forte autant qu’européenne, le régime russe semble se rallier aux idées développées dans les premières décennies du XXème siècle par les inventeurs de concept d’eurasisme, lesquels soulignaient la dualité de cette « unique puissance eurasienne », médiatrice naturelle entre l’Europe et l’Asie, entre l’Occident et l’Orient.
Le retour de la Russie sur la scène internationale
Selon le professeur de science politique Frédéric Charillon qui s’exprime sur le site spécialisé dans les relations internationales Global Brief, la crise ukrainienne « confirme […] la fin d’une illusion européenne selon laquelle les conflits "à l’ancienne" (invasion d’un État par un autre) seraient définitivement à exclure dans le voisinage stratégique de l’UE ». Pour le chercheur, une des questions cruciales est de savoir si cette crise est « le symptôme typique d’une pratique de la Realpolitik illustrant une stratégie parfaitement maîtrisée de joueur d’échecs (de la part de Vladimir Poutine), ou à l’inverse, d’une perte de contrôle liée à une dérive autoritaire ». Il ajoute que « pour Poutine, les conséquences d’une perte de la base surpassent de loin les effets des sanctions et des affronts politiques ». D’autant qu’en raison de sa dépendance énergétique au gaz russe, l’Europe ne pourra prendre de sanctions économiques trop importantes, de peur de voir la Russie lui couper le robinet.
Le scénario en cours en Ukraine n’est pas sans rappeler la guerre russo-géorgienne d’août 2008, lors de laquelle le gouvernement de Tbilissi avait tenté de reprendre par la force ses deux territoires sécessionnistes, l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, qui ont depuis formellement proclamé leur indépendance et se sont mises sous la protection militaire de la Russie – un état de fait non reconnu par la communauté internationale. Aujourd’hui à nouveau, une annexion de provinces ukrainiennes risquerait de laisser la place à un nouveau conflit gelé dans une région qui n’en manque pourtant pas. Dans les deux cas, en Géorgie comme en Ukraine, les tensions ont été le résultat d’un bras de fer entre un camp nationaliste qui cherche à s’émanciper de la tutelle de Moscou, et un camp pro-russe attaché au maintien d’une forte collaboration politique, économique et culturelle avec la Russie. Le premier s’appuie naturellement sur un rapprochement avec les États-Unis et l’Alliance atlantique au niveau militaire, et avec l’Union européenne au niveau économique et commercial – la perspective d’une adhésion à l’UE signifiant à leurs yeux prospérité économique, démocratie et fin de la corruption. Le second camp va quant à lui privilégier une coopération renforcée avec la Russie, qui doit prendre des mesures pour garantir sa protection, voire son intégration économique : distribuer des passeports russes, promouvoir l’emploi de la langue russe, autoriser le stationnement de troupes russes, adhérer au projet d’union douanière qui vise à intégrer les anciennes républiques socialistes soviétiques (Belarus, Kazakhstan, Arménie...) autour de la Russie.
Tous les moyens à la disposition de Moscou, politiques comme économiques, sont utilisés depuis plusieurs années pour dissuader ses voisins de se rapprocher de l’Union européenne : au chantage sur les territoires sécessionnistes occupés par des troupes russes, s'ajoutent le blocus sur le vin géorgien ou moldave et sur le chocolat ukrainien, la hausse du prix du gaz vendu à l'Ukraine, les menaces sur les pommes polonaises ou la découverte de problèmes d’hygiène dans le lait lituanien ou biélorusse... En novembre 2013, grâce aux pressions économiques, ils dissuadaient même l’Arménie et l’Ukraine de signer un accord d’association avec Bruxelles – ce fut à Kiev l'élément déclencheur du mouvement de protestation sur la place Maïdan. Seuls deux des quatre pays prévus, la Géorgie et la Moldavie, ont finalement signé un tel accord avec l'UE, et le nouveau pouvoir ukrainien fait à présent la même démarche.
Arrêtons-nous un instant sur les éléments factuels qui font de la Russie, aux jours d’aujourd’hui, une puissance régionale et mondiale. Plusieurs éléments de réponses nous viennent naturellement en tête : peuplée de plus de 140 millions d’habitants, la Russie reste le plus vaste pays du monde, héritage d’un empire pluriséculaire qui en fait un acteur politique, économique et militaire de poids en Europe et en Asie. Surtout, la Sibérie et le Caucase (et sans doute demain l'Arctique) en font une puissance énergétique de taille : premier producteur mondial de gaz et deuxième producteur de pétrole (derrière l’Arabie Saoudite), le pays détiendrait entre 7,5 et 15% des réserves d’or noir et 27 à 40% de celles de gaz naturel. La Russie apparaît donc comme un fournisseur incontournable, non seulement pour une Europe moins bien lotie en ressources naturelles et qui souhaite sortir de sa dépendance vis-à-vis de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), mais également pour des puissances régionales émergentes (Chine, Inde, Thaïlande, Vietnam, etc.) dont la demande sera, demain, difficilement satisfaite par les seuls fournisseurs moyen-orientaux ou d’Asie du Sud-Est.
La Russie est le troisième partenaire commercial de l’Union européenne, derrière les États-Unis et la Chine. À l’heure qu’il est, environ 20% du pétrole et plus de 25% du gaz naturel consommés par l’Union européenne proviennent de son territoire. Ce taux varie beaucoup d’un pays à l’autre : alors que la France ne se fournit auprès de la Russie que pour environ 15% de ses importations, cette proportion dépasse le double pour l’Allemagne, le quadruple pour l’Autriche, le sextuple pour la Pologne, et atteint les 100% pour l'Estonie et la Finlande. L’enjeu est majeur, sur le plan économique mais aussi géopolitique. Parce qu’avec un fournisseur aussi incontournable que Moscou, les pays membres de l’Union européenne veulent des garanties sur l’import énergétique, et jouent donc autant que possible l’apaisement, comme ce fût le cas lors de la crise russo-ukrainienne sur les tarifs du gaz qui avait vu des coupures ralentir les approvisionnements en janvier 2009. Dans cette partie d’échecs, la Russie entend naturellement rester un important partenaire énergétique des pays de l’Union européenne, au moins à court et moyen terme, et s’est donc toujours opposée aux projets d’approvisionnement énergétique alternatifs (tel que le projet européen de gazoduc Nabucco, abandonné au profit du projet South Stream porté par la Russie).
Autre facteur de puissance : la Russie est l’État continuateur de l’URSS, et en tant que tel a gardé un certain nombre de ses prérogatives. Elle entretient plusieurs bases militaires à l’étranger, dans la plupart des anciennes républiques de l’Union soviétique et en Syrie. Elle conserve son siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU et son arsenal nucléaire (le plus important au monde avec plus de 16.000 têtes nucléaires, dont 3.500 sont opérationnelles). La Russie est l’un des cinq pays reconnus officiellement par le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP) comme possédant l’arme nucléaire. Depuis la chute de l’URSS, et malgré la baisse de ses effectifs et de son budget, l’armée russe est restée une armée de premier plan à l’échelle mondiale avec plus de 1.140.000 militaires (et deux millions de réservistes) et un budget dépassant les 70 milliards de dollars en 2008. Triste performance, la Russie est également en tête des exportations d’armes avec un excédent de 7 à 8 milliards de dollars, émanant de son secteur de l’armement – ses principaux clients étant l’Inde et la Chine, puis l’Iran, le Venezuela et l’Algérie.
Moscou, de façon assumée, appuie sa puissance sur sa force militaire. Elle a engagé pour cela un important effort de renforcement et de modernisation de son appareil de sécurité et de défense. Sa doctrine militaire est héritée de la réforme de l’Armée rouge de la fin des années 1920 : une armée populaire permanente destinée à protéger le pays des agressions extérieures. Cette doctrine est toutefois en cours de révision depuis presque dix ans sous l’autorité du général Makhmout Gareev. Logiquement, les menaces ne sont plus les armées « blanches » ou contre-révolutionnaires, ou encore l'armée allemande, mais : (i) l’instabilité de certains États de son voisinage déchirés par des conflits ethniques, et (ii) l’aventurisme militaire des États-Unis à la recherche de ressources énergétiques et de débouchés commerciaux. Dans cette optique, les forces armées doivent être capables non seulement de défendre la patrie, mais aussi de peser dans le monde comme arbitre géopolitique en évitant tout affrontement direct avec les États-Unis. L’armée russe est donc structurellement à l’heure de la modernisation par la professionnalisation de son contingent, et par voie de conséquence à la diminution globale de ses effectifs. De 4 à 5,3 millions de soldats et officiers dans les années 1980, elle est passée à 2,1 millions en 1994, 850.000 en 2003 et 1.027.000 en 2006. En 2007, 50% des sergents et recrues étaient professionnalisés. Cette réforme concerne également l’organisation des académies militaires : de 74 écoles en 2004, on était passé à 57 seulement en 2008 avec une tendance à la spécialisation pour retenir les jeunes officiers. Parallèlement, les efforts budgétaires sont importants : en 2012, quelques jours avant l’élection présidentielle du 4 mars, Vladimir Poutine (alors Premier ministre) annonçait un vaste plan de modernisation des forces armées russes à hauteur de plus de 500 milliards d’euros lors de la décennie à venir. Le budget 2013 s'élève à 2.346 milliards de roubles (près de 59 milliards d’euros), soit une hausse de 25,8% comparé à celui de 2012. La progression a ensuite été de 18,2% en 2014 et de 3,4% en 2015. Depuis cinq ans, la Russie aurait augmenté de 50% ses dépenses de sécurité – alors qu'elles ont baissé de 20% en moyenne chez les pays de l'OTAN, crise de la dette et déficits publics obligent. Les Géorgiens en ont fait douloureusement les frais en août 2008, et ce malgré l’assistance d’experts américains auprès d’eux : l’image qui collait à la peau de l’armée russe suite à ses déboires en Tchétchénie dans les années 1990, d’une armée d’ivrognes et mal équipée, n’est plus d’actualité.
De manière générale, ce qu'on a longtemps appelé le « rouleau compresseur russe » s’est trouvé renforcé au cours de la dernière décennie : sur le plan économique par la hausse des prix des hydrocarbures – continue depuis plusieurs années, à l'exception d'une brève accalmie en 2008 – et sur le plan géopolitique par une diplomatie active en Europe comme en Asie proche et extrême-orientale. En août 2008, l'offensive-éclair menée en Géorgie a confirmé, au même titre que l'occupation récente de la Crimée, la capacité de projection de la Russie dans son voisinage proche et sa supériorité militaire incontestable sur ses voisins. Elle démontrait également à qui en aurait douté qu'elle n'entendait pas voir sa zone d'influence se réduire en peau de chagrin sans réagir, et qu'elle avait encore les moyens de ses ambitions régionales.
Autre exemple frappant et illustratif de sa volonté de maintenir sa place de puissance :
La victoire des paradigmes classiques de la puissance
Le régime russe entend jouer sur tous les leviers de puissance possibles pour faire valoir son rang sur la scène internationale. Au contraire de ce que bon nombre de journalistes, toujours aussi peu pertinents dès lors qu'il s'agit de faire des comparaisons historiques, affirment, l'intervention en Crimée ne constitue pas un retour à la Guerre froide. Que Vladimir Poutine soit nostalgique de Staline, c'est un fait, et qu'il ait qualifié la chute de l'URSS de « plus grande catastrophe du XXème siècle » est tout aussi exact. Les regrets du président russe ne portent toutefois pas tant sur l'idéologie communiste ou encore sur la personnalité du Petit Père des Peuples, que sur la perte de puissance de la nation russe depuis les années 80 et 90. Vladimir Poutine se sert des armes dont il dispose pour préserver l'autorité et les intérêts de la Russie dans sa zone d'influence traditionnelle, et pour parler d'égal à égal avec les autres grandes puissances de ce monde. En un sens, la Russie revient bien plus à une stratégie diplomatique et militaire déjà observée au XIXème siècle, basée sur la solidarité avec des petits États alliés (Serbie, Syrie...) et sur un réseau d'alliances plus large et plus flexible (avec le Venezuela, l'Iran, la Chine...), qu'à une logique de deux blocs mondiaux que la Russie n'aurait d'ailleurs pas les moyens d'assumer.
Dans cette grille d'analyse, on comprend bien que l'élargissement de la sphère euro-atlantique entraîne une montée des tensions avec la puissance russe (et ses alliés). Les motifs de désaccords avec le couple Bruxelles/Washington sont nombreux : élargissements de l’Union européenne et de l’OTAN à l’Europe de l’Est depuis 2004, révolutions « colorées » pro-démocratiques et pro-européennes dans son voisinage proche, différends gaziers avec Kiev en janvier 2006 et en mars 2008, proclamation de l’indépendance du Kosovo en 2008, refus de la Russie de signer la Charte européenne de l’énergie, projets énergétiques visant à trouver des alternatives à l'importation du gaz russe, etc. Le retrait russe, le 12 décembre 2007, du Traité sur les forces conventionnelles en Europe (signé en 1990 et réactualisé en 2004) et le projet de bouclier anti-missile américain – consistant en l’installation d’une station-radar sur le territoire tchèque et de dix rampes de fusées interceptrices en Pologne – ont confirmé le risque d'escalade (contenu par la dissuasion nucléaire). Autre exemple : en mai et en décembre 2007, l’armée russe testait le RS-24, un missile balistique intercontinental capable d’emporter avec lui au moins trois ogives nucléaires et qui pourrait échapper à un bouclier anti-missile semblable à celui installé par les Américains en Europe centrale.
Dans ce contexte de retour en force des paradigmes classiques de la puissance, le Kremlin entend développer son réseau d'alliances et s’est rapproché ces dernières années, pour cela, d’acteurs controversés de la scène internationale. L'Iran tout d'abord, première cible de la diplomatie russe. En l’occurrence, Téhéran est toujours resté silencieux sur la question tchétchène, et cette neutralité bienveillante a favorisé le développement des échanges entre les deux pays et une coopération active dans le secteur nucléaire, avec notamment la construction de la centrale de Bouchehr finalement inaugurée en septembre 2011. On peut également évoquer le rapprochement de la Russie, au cours des années 2000, avec le Hamas palestinien, le Hezbollah libanais, la Corée du Nord, le Venezuela ou encore la Syrie, tous en froid avec Washington et Bruxelles mais à qui elle fournit armes et financements. En novembre 2008 par exemple, la flotte militaire russe a opéré des manœuvres conjointes avec celle du Venezuela, dont Moscou est le premier vendeur d’armes. À la même époque, le régime libyen de Mouammar al-Kadhafi signait avec Moscou un accord de coopération dans le nucléaire civil et achetait des armes russes, envisageant même à terme l’installation d’une base militaire russe sur son sol. Autre événement révélateur : le 22 avril 2012 et pendant six jours, les flottes militaires russes et chinoises, dans une démonstration de force inédite, ont réalisé des manœuvres conjointes près des côtes chinoises, sur fond de tension entre Pékin et ses voisins asiatiques en raison de revendications territoriales.
À bien des égards, le conflit syrien est également illustratif de l'orientation diplomatique russe. Le Kremlin est avant tout dans une stratégie de défense de ses intérêts dans la région, qui implique la préservation d'un allié clé : le régime de Bachar el-Assad qui joue par ailleurs un rôle pivot entre l'allié iranien et le Hezbollah libanais (tous deux largement impliqués dans le conflit). Ayant retenu la leçon de l'intervention aéronavale en Libye en 2011, où l'OTAN avait dépassé ses prérogatives jusqu'à favoriser la chute de Kadhafi, Vladimir Poutine entend désormais sauvegarder ce pilier de la politique proche-orientale russe. En posant trois vétos successifs à des sanctions de l'ONU contre Damas (le 4 octobre 2011, le 4 février et le 19 juillet 2012), en lui livrant des armes en grande quantité et en jouant le rôle de médiateur dans la crise des armes chimiques en septembre dernier, la Russie devient même, plus qu'un simple soutien, le garant de la survie du régime syrien.
Cette activité diplomatique et militaire semble révélatrice d'un état de fait : la Russie est encore un acteur qui pèse dans son voisinage, au moins en Europe de l'Est et au Moyen-Orient, où les puissances en mesure de lui faire vaguement concurrence sont peu nombreuses. Mais ses arguments sont avant tout basés sur une forme de pression (économique, énergétique ou militaire). Une tendance qui peut surprendre, à une époque où le paradigme dominant des relations internationales tend, au moins en théorie, à s'orienter vers l'instauration d'un système de sécurité collective où le droit international primerait sur la force. Or, dans un tel système (même extrêmement bancal) où celui qui viole le droit perd en légitimité dans ses actions (c'était vrai également pour les États-Unis au Vietnam et en Irak), il convient de s'intéresser à d'autres facteurs de puissance.
Car s’il est vrai que la Russie demeure une puissance militaire de poids et le premier fournisseur de l’Europe en énergie, il est également vrai que dans un monde où le facteur économique domine, le pays ne pèse plus comme au temps de l’Union soviétique. L’économie russe est une économie en transition, encore marquée par son héritage soviétique et qui tend vers l’économie de rente majoritairement repliée sur l’exploitation de ressources naturelles à la suite de l’effondrement de la production industrielle. Elle souffre par ailleurs d’un vieillissement de la population du fait de déséquilibres démographiques apparus dès la fin de l’époque soviétique, et le pays connaît un fort déclin de sa population depuis deux décennies, causé pour partie par l'émigration, la chute de la natalité et la hausse de la mortalité liée à l'alcool. La transition de l’économie russe, marquée par la terrible crise économique et sociale des années 1990, s’est accompagnée de la paupérisation d’une partie de la population, au profit d’une minorité proche du pouvoir qui a largement bénéficié de la privatisation de l’économie. Enfin, on peut ajouter parmi les nombreux maux de la Russie d’aujourd’hui la corruption généralisée, le trafic d’êtres humains, la montée du nationalisme, les risques liés au terrorisme dans le Nord-Caucase, ainsi que les liens occultes entre oligarchies industrielles et pouvoirs politique, judiciaire et médiatique. Autant de problèmes qui affaiblissent forcément son statut de puissance et sa capacité de résilience face aux éventuelles crises extérieures.
L'Ukraine : un espace vital pour la Russie et un symbole cher au cœur des Russes
Au regard de ces nombreuses faiblesses, on peut légitimement se poser la question : la Russie a-t-elle les moyens du bras de fer engagé en Ukraine avec l’Europe et les États-Unis ? Depuis les événements de février et mars, les marchés financiers russes manifestent une certaine inquiétude sur les conséquences des sanctions internationales sur l’économie de la Russie. Les indices boursiers moscovites sont globalement en forte baisse depuis le début du mois de mars et le rouble a chuté à des records historiquement faibles face à l’euro et au dollar, poussant la Banque centrale russe à une hausse surprise très nette de son taux directeur (à 7% contre 5,5% auparavant). Par ailleurs, s’il est exact de dire que l’Europe reste fortement dépendante de la Russie pour son approvisionnement énergétique, l’inverse est vrai également : la vente de matériaux bruts (hydrocarbures, métaux, etc.) à l’Union européenne représente l’essentiel de la monnaie étrangère détenue par la Russie et contribue à plus de 40% de son budget fédéral. Autrement dit, sans ses premiers clients, la Russie n’a plus les moyens de ses ambitions. L’UE reste de très loin le premier partenaire économique de Moscou.
Clairement, les sanctions internationales ne sont pas à la hauteur des enjeux. Près de dix jours après que Moscou a accéléré l’intégration de la province de Crimée – ratifiée jeudi 20 mars par la Chambre basse du Parlement russe –, le temps est en effet aux mesurettes et à la guéguerre des mots. Les pays occidentaux ont bien pris de nouvelles sanctions visant l’économie russe, mais en quoi consistent-elles ? Barack Obama a annoncé, le jour de la signature de l’acte d’annexion de la Crimée, des sanctions contre vingt personnalités importantes du régime russe, qui s’ajoutent aux onze déjà visées dans une première liste. Parallèlement, l’Union européenne allongeait également d’une douzaine sa liste de 21 personnalités russes et ukrainiennes interdites de visa et concernées par le gel de leurs avoirs. Ce à quoi la Russie a rétorqué en publiant sa propre liste de personnes indésirables sur son territoire (dont neuf responsables politiques américains).
Le fait est là : ni les États-Unis ni les Européens ne sont prêts à envoyer leurs armées défendre l’intégrité territoriale de l’Ukraine. En 1959 et en 1961, lorsque Khrouchtchev menaça d’occuper Berlin-Ouest, les présidents américains Eisenhower et Kennedy ne cédèrent pas, bien qu’ils n’avaient alors pas les forces opérationnelles pour s’y opposer, parce que Berlin constituait un symbole clé de la Guerre froide et le refuge de millions de personnes à qui les États-Unis avaient promis protection. Les deux dirigeants américains se déclarèrent même prêts à aller jusqu’à utiliser l’arme atomique pour défendre Berlin-Ouest – ce à quoi Khrouchtchev a cru, sans doute à raison puisque Kennedy avait commandé une étude secrète pour savoir si une première frappe nucléaire contre des cibles militaires soviétiques était possible. Or, l’Ukraine n’est définitivement pas Berlin-Ouest, et ne saurait avoir la même valeur aux yeux de Washington, à l’heure où l’Asie devient un espace aux enjeux bien plus essentiels à la sécurité américaine. Si même George W. Bush en son temps a repoussé (ou n’a pas soutenu, tout du moins) la demande d’intégration de l’Ukraine à l’OTAN, c’est qu’une opposition frontale à la Russie dans la région ne se justifiait pas. D’autant que l'entrée de l’Ukraine dans l'Alliance atlantique ne saurait être prise à la légère, une attaque contre l’un des membres devant théoriquement être perçue comme une attaque contre tous les autres.
Surtout, l’Ukraine est beaucoup plus importante pour la Russie qu’elle ne l’est pour n’importe quel pays occidental. Il faut bien comprendre que pour de nombreux Russes, l'Ukraine est à la Russie ce que Taïwan est à la Chine (ou ce que le Kosovo était hier à la Serbie) : un enjeu existentiel au sujet duquel les lignes ne doivent pas bouger. Pour la Russie, l’Ukraine est le lieu de naissance de la civilisation russe et l’idée même que l’Ukraine soit un État indépendant aligné sur l’Occident est un anathème pour Poutine. Tant que l’Ukraine est dans son camp, la Russie reste un empire et non un pays comme un autre. Et être mal vu par la communauté internationale, soyons lucides : le président russe s’en moque, et cela n’est rien à ses yeux à côté d’une éventuelle perte pure et simple de l’Ukraine, qui reste probablement pour lui un espace naturellement lié à la nation russe, un protectorat légitime, si ce n’est un pays russe par définition. Il ne s’agit donc pas seulement d’affirmer l’hégémonie russe, mais de préserver l’héritage séculaire et de récupérer le cœur historique de la patrie, pour l’honneur de la Sainte Russie (le terme « Sainte » ne se réfère ici pas tant à la religion qu’à une sacralisation de fait de la nation russe). Sans parler du symbole que représente la Crimée pour de nombreux Russes sur le plan historique, politique et militaire. Par ailleurs, l’Ukraine constitue un marché vital, un fournisseur de produits manufacturés et un espace « tampon » entre la Russie et l’Occident. On peut dès lors en déduire que Poutine est prêt à prendre des risques importants pour éviter le scénario d’une sortie de l’Ukraine de son giron. À cet égard, Barack Obama a sans doute commis une erreur tactique en prétendant tracer une nouvelle « ligne rouge » (l'intervention directe) que la Russie peut de toute façon ignorer à sa guise, puisqu’aucune action réellement menaçante ne voit finalement le jour.
La crise en Ukraine : révélateur de la fragilité de l’« Empire »
La Russie est aujourd’hui lancée dans une inquiétante démonstration de force en Ukraine. Ces derniers jours encore, les forces russes et pro-russes ont pris le contrôle de la quasi-totalité des sites militaires ukrainiens de Crimée, de navires et d’un sous-marin ukrainien – au point que le ministère ukrainien de la Défense demande à ses soldats d’évacuer la péninsule pour éviter des affrontements qui tourneraient évidemment à l’avantage des Russes. Pour l’ancien membre du département d’État américain Josh Cohen, cité dans le Moscow Times, « Poutine ne s’arrêtera pas aux frontières de la Crimée » et les villes de Donetsk et de Larkhov, à l’est de l’Ukraine, seront les prochaines étapes. Dans les provocations russes, l’Europe voit à l’œuvre tout à la fois les ambitions impériales de Moscou et les méthodes de Vladimir Poutine, qui ne semble pas particulièrement craindre une escalade de la violence. Des questions se posent toutefois : le pouvoir russe a-t-il réellement intérêt à cette situation qui aboutira presque inévitablement à un conflit gelé comme il en existe d'autres dans la région (Kosovo, Haut-Karabagh, Transnistrie, Abkhazie, Ossétie du Sud… bref, un état de fait mais non de droit) ? La réaction de Moscou suite aux événements de Maïdan et à la chute du président Ianoukovitch répond-t-elle à une démarche réfléchie, à un projet d’expansion, ou est-elle au contraire un aveu de faiblesse face à des événements non maîtrisés ?
On est sans doute loin d'une démarche planifiée de long terme et conçue de toute pièce : en novembre 2013, la Russie s’était engagée dans une offensive économique et diplomatique décisive visant l’inclusion de l’Ukraine dans son projet d’union douanière. Aujourd’hui, le basculement de majorité au Parlement ukrainien constitue indéniablement un camouflet pour Moscou, qui doit brandir ses moyens militaires pour montrer qu’elle a encore des cartes à jouer dans la partie. Depuis des années, la Russie craint pour ses intérêts vitaux, et sa propre incapacité à les garantir durablement ne vient pas la rassurer, y compris au cours de la décennie 2000 où Vladimir Poutine était pourtant déjà aux manettes : les élargissements de l’OTAN de 1999, 2004 et 2009 qui ont concerné onze pays ex-communistes (dont les trois États baltes), l’installation de bases militaires américaines en Asie centrale dans le contexte de l’invasion de l’Afghanistan, ou encore le rapprochement de la Géorgie et de l’Ukraine avec le bloc euro-atlantique, en sont des exemples frappants. Dans un tel contexte, il faut comprendre la Russie à travers ses angoisses. Il ne s’agit pas de minimiser les risques politiques des récents événements, mais de réaliser dans quelle mesure, à la différence de l’URSS et de l’Empire tsariste, la Russie d’aujourd’hui n’agit pas tant comme un pôle hégémonique en expansion, mais comme une puissance régionale sur la défensive, qui cherche d’abord et avant tout à préserver ses intérêts sur la base des acquis du passé. Pour Moscou, la crise ukrainienne n’est donc ni un succès ni l’occasion de reprendre pied dans l’est et le sud du pays. Pour les Russes, cette crise s'inscrit dans la continuité d'une série de revers profondément inquiétants, même si le déploiement militaire en Crimée (après celui en Géorgie en 2008) a pu sembler une réaction réussie et a constitué une nouvelle démonstration de force.
On peut en déduire que l’invasion de la Crimée n’était sans doute pas une manœuvre préméditée par Poutine, et ne faisait pas partie d’une stratégie d’ensemble visant à dominer cette partie du monde. En termes de politique étrangère, l’objectif premier de Moscou, depuis des années, est bien la création d’une Union économique eurasienne, pour contrer l’influence de l’Union européenne et renforcer sa sphère d’influence. Le 5 mars dernier, Poutine a d’ailleurs convié à Moscou les présidents du Kazakhstan et du Belarus, sans doute pour s’assurer de leur soutien au projet. Or, la réussite de cette Union économique dépendait largement de l’adhésion de l’Ukraine. Si l’annexion de la Crimée devenait un fait accompli sur lequel la Russie refusait de revenir, le projet serait donc sûrement anéanti dans ses ambitions initiales. Surtout, dans un tel scénario, l’Ukraine ne voudra plus jamais adhérer au moindre projet d’union eurasienne avec la Russie. La communauté russophone d’Ukraine, quant à elle, se trouve maintenant amputée de la Crimée (russophone à hauteur de 60% et peuplée de plus de deux millions d’habitants) ; elle perd avec elle un soutien de poids et voit s’éloigner pour longtemps ses chances de reconduire un jour un candidat pro-russe à la présidence de la République en Ukraine.
La proposition russe d’intégrer l’union douanière et, en 2015, l’Union eurasiatique, constituait déjà une initiative de dernière minute pour contrer le Partenariat oriental de l'Union européenne, entré à l'automne dernier dans sa dernière phase d'élaboration : en quelques semaines, Moscou mit sur pied un plan de réduction des prix du gaz, une enveloppe d’aide financière considérable ainsi qu’un abaissement drastique de ses barrières douanières pour éviter de voir Kiev lui échapper, mais aussi pour empêcher son projet d’union douanière de capoter faute de partenaire à sa hauteur. Un enjeu crucial, car le Belarus, l’Arménie ou même le Kazakhstan sont loin de représenter le même poids économique et stratégique que l’Ukraine. La Russie avait donc accepté une série de concessions presqu'exorbitantes concédées à un partenaire instable depuis une décennie. Et aujourd'hui, le simple fait que la Russie joue son va-tout et déploie ses hommes dans un espace aussi vital pour sa sécurité et ses approvisionnements constitue déjà en soi un signe de mise en difficulté et d’un certain désemparement. Toutes les initiatives russes depuis le 24 février soulignent d’ailleurs l’inquiétude de Moscou pour ses intérêts : dénonciation de la vacance du pouvoir par Medvedev, déclenchement d’exercices militaires surprises dans l’ouest et le sud de la Russie, complaisance (voire influence directe) vis-à-vis des milices pro-russes en Crimée et des manifestations à Khakiv, vote de la Douma pour autoriser une intervention, déclarations martiales, mouvements de troupes autour des infrastructures essentielles de la Crimée, prise des sites militaires ukrainiens de la péninsule, annexion de la Crimée, etc.
La Russie sait qu’elle lutte dos au mur aujourd’hui, parce que la crise ukrainienne touche à l’essentiel : sa base navale en Crimée, les prix et le transit du gaz, les industries et les mines de l’Est ukrainien. Pour Moscou, les récents événements à Kiev auraient pu remettre en cause, à terme, l’accord conclu en 2010 avec le gouvernement ukrainien et prolongeant jusqu’en 2042 la présence de la flotte russe en Mer Noire. La Russie se retrouve donc à bafouer le principe de non-ingérence, elle qui l'a si souvent invoqué pour défendre ses propres alliés (Serbie, Libye, Syrie, etc.) : encore une fois, on en revient au paradigme traditionnel de la puissance, qui permet de justifier une intervention militaire par la seule défense de ses intérêts vitaux. Le résultat est dangereux, mais il l’est avant tout pour la Russie elle-même qui n’a aucun intérêt à une montée des tensions ethnolinguistiques ou à une partition de l’Ukraine : avant tout, la Russie cherche à garantir la stabilité des frontières, des États et des régimes qui l’environnent. Un bouleversement géopolitique majeur à ses portes, dans sa zone « vitale », présente le risque de se faire à son détriment. La perte de cet allié de 50 millions d'habitants, État tampon entre elle et l'Europe, et où le maintien d'une forte minorité russophone garantirait encore le maintien de son influence politique et économique, serait évidemment immense pour la Russie, et ne saurait être compensée par l'annexion de telle ou telle province, fut-elle symbolique ou stratégique.
Quelle sortie de crise ?
En face, les Européens interprètent de façon tronquée – de bonne ou de mauvaise foi – les revendications russes qui se cachent derrière les derniers coups de force. En l’occurrence, les demandes de garanties de Moscou (il convient de distinguer les discours adressés aux Russes, qui font appel à la fibre nationaliste et anti-occidentale, des revendications diplomatiques) sont très claires et représentent des lignes rouges à ne pas franchir : maintien de la base navale en Crimée, résorption de la vacance du pouvoir à Kiev, garanties politiques et linguistiques aux populations russophones, préservation du transit du gaz, conservation du tissu industriel et minier. En bref, le Kremlin défend le statu quo autant que faire se peut pour défendre ses intérêts et les vestiges de sa puissance déclinante. En outre, Obama pourrait offrir à la Russie l’assurance du maintien de l’Ukraine hors de l’OTAN, et l’Union européenne d’un rejet de toute candidature de Kiev en son sein. Cette dernière proposition pourrait notamment avoir un certain poids dans la balance, puisque les manifestations avaient commencé suite à l’annulation par Ianoukovitch des négociations visant une association officielle entre l’Ukraine et l’UE, Poutine ayant convaincu le dirigeant ukrainien sur la base d’un programme d’aide de 15 milliards de dollars.
Nul ne peut affirmer que même en échange de telles assurances, le Kremlin rappelle ses troupes de choc, reconnaisse la destitution parlementaire de Ianoukovitch et permette la tenue de nouvelles élections sous surveillance internationale. Un tel scénario constituerait pourtant le meilleur compromis possible pour l’ensemble des Ukrainiens : il n’empêcherait pas que soit appréhendé et jugé l’ancien président en fuite pour ses crimes et ses actes avérés de corruption, tout comme il permettrait que soient poursuivis les objectifs de la révolution, à savoir le renouvellement de la classe politique ukrainienne et la fin du régime autoritaire empreint de capitalisme mafieux qui prévaut depuis maintenant des années (quelle que soit la majorité au pouvoir d’ailleurs). Parallèlement, il garantirait le respect des aspirations de la minorité russophone, qui souhaite que la langue russe fasse partie intégrante de la nation ukrainienne et qui parle généralement le russe au jour-le-jour. Une minorité qui ne désire pas nécessairement rejoindre les structures de coopération européennes et atlantiques – n’oublions pas que les études d’opinion indiquent que près de 40% des Ukrainiens voient encore l’OTAN comme une menace.
Vladimir Poutine est maintenant pris à son propre piège qui l’empêche de débloquer la situation à court terme : après avoir qualifié la Crimée, devant des dizaines de milliers de Russes rassemblés sur la place Rouge à Moscou, de « bateau qui, après un voyage long et pénible, est enfin rentré dans son port d’origine », le maître du Kremlin ne peut se permettre de perdre la face en rappelant simplement ses troupes. Il perdrait en popularité non seulement chez lui, mais aussi parmi les communautés russophones des pays voisins. Il sait par ailleurs que les Occidentaux ne peuvent totalement lui tourner le dos : la Russie n’est pas le Belarus, Cuba ou la Corée du Nord. Outre sa place de fournisseur de la moitié de l’Europe en gaz et en pétrole, elle reste un acteur incontournable pour la résolution de nombreuses crises régionales, en tête desquelles le conflit syrien et le dossier du nucléaire iranien. Cette réalité empêche l'ostracisation totale de la Russie et limite les options de sortie de crise par la voie du dialogue. Par ailleurs, quand bien même Obama et Poutine parvenaient à un compromis, il n’est pas dit que les manifestants et les policiers à Kiev l’entendent de cette oreille, ce qui pourrait entraîner une nouvelle escalade de violence. Il ne faut pas oublier qu’il y a seulement quelques semaines, l'accord trouvé entre l’ancien président Ianoukovitch et les leaders de trois groupes contestataires n’avait pas satisfait les manifestants de la place Maïdan (pacifiques ou violents, démocrates ou ultranationalistes). La crise est donc sans doute bien loin d’être finie.