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Par David Brites.

Depuis l'élection de François Hollande, l'un des uniques facteurs de clivage réel entre la gauche et la droite aura été la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe. Plus généralement, les débats ont été nombreux, depuis deux ans, autour de la notion de genre, et ils posent plus ou moins bien la question du modèle de civilisation que notre société entend incarner. Deux visions principales s'opposent, l'une nostalgique d'une famille traditionnelle « unie », basée sur un couple de personnes de sexe opposé et monogames, où un seul type de sexualité prévaut, l'hétérosexualité ; et l'autre se réclamant de la modernité, où prime une plus grande liberté dans les choix du (ou des) partenaire(s) et dans les pratiques sexuelles de chacune et de chacun, et où l'homosexualité est érigée en norme au même titre que l'hétérosexualité. L'existence de ces deux conceptions du couple n'implique pas que nous appartenions strictement à l'une ou à l'autre et que la frontière soit totalement étanche. Concrètement, il existe autant de conceptions et de façons de vivre la vie en couple que d'individus, mais elles représentent de façon schématique et synthétique deux évolutions différentes des comportements, des modes de vie et des valeurs qui tendent à s'affirmer comme deux pôles opposés. Pour les uns, la répartition des rôles entre l'homme et la femme dans la famille (au sein du couple comme dans la fonction parentale) est très claire et reste basée sur une complémentarité entre les deux ; pour les autres, la notion d'égalité prévaut et doit permettre une meilleure répartition des tâches au sein du foyer et des chances égales d'accès à un emploi (quel que soit le secteur, les hommes pouvant faire du ménage et garder des enfants, les femmes pouvant travailler dans le bâtiment et la mécanique par exemple). Dans la conception dite moderne, la notion même de « chef de famille », pilier de notre bon vieux modèle patriarcal, est anachronique.

En dépit de la visibilité de la Manif pour Tous, la seconde vision semble désormais prendre le pas dans la plupart des sociétés occidentales, même si une farouche résistance, souvent liée à la pratique religieuse, existe encore. Quelques éléments de réflexion sur les transformations profondes qui sont en cours, et sur les craintes qu'elles suscitent.

Le 4 février dernier, l'Élysée annonçait le report à l'année prochaine (au mieux) de la Loi sur la famille, et cela après un énième rassemblement, à Paris et à Lyon, des continuateurs de la Manif pour Tous. Un succès aux yeux des leaders radicalisés de ce mouvement, désormais en première ligne pour dénoncer une certaine « théorie du genre ». Des voix s'élèvent depuis plusieurs années pour pointer du doigt le lobby du mouvement LGBT et des féministes les plus ultras, et leur supposée volonté d'éradiquer toute différenciation entre les hommes et les femmes, la déconstruction des stéréotypes basés sur le genre étant vue par les hérauts du combat anti-mariage homosexuel comme une déconstruction des identités individuelles et collectives. Dans son ouvrage Le Premier Sexe, publié en 2006, l'éditorialiste Éric Zemmour dénonçait déjà une féminisation très forte de la société, à travers une hausse (chez l'homme) des pratiques communément attribuées au genre féminin (épilation, achat de produits cosmétiques, etc.). Bref, écrit-il, l'homme « devient une vraie femme ». Il constate un basculement des valeurs, de Mars à Venus : le souci de la paix supplante l'appétence pour la guerre, le consensus remplace les pratiques d'autorité, la tolérance prend le pas sur la coercition et sur la loi, etc. Toute brutalité, toute misogynie est dénoncée, déplore-t-il. L'élément déclencheur de ces bouleversements serait le traumatisme de la Guerre 14-18 au cours de laquelle le soldat, planqué dans la boue des tranchés, parmi les rats et sous le feu de la mitraille, a perdu son aura de héros et a été dégouté de la guerre, jusque-là motif d'orgueil masculin.

Mai 1968 constitue une date clef dans cette évolution des mœurs. À travers la remise en cause du principe même d'autorité, d'aucuns y ont vu la mort de la figure du père pour toute une génération. C'est notamment la thèse de deux psychanalystes, Bela Grunberger et Janine Chasseguet-Smirguel, développée dans L'univers contestationnaire (1969). Le refus de toute hiérarchie, qui constituait en effet l’un des thèmes privilégiés de Mai 68, se manifestait presque systématiquement dans les déclarations, les slogans (« Il est interdit d'interdire »), les articles et les « programmes » des contestataires. Ce caractère itératif associé à l’importance des moyens médiatiques qui amplifiaient toutes ces positions a permis à ces deux auteurs d’en démasquer les significations inconscientes. Les nombreux slogans diffusés à l'époque : « Il faut faire disparaître la fonction professorale qui a engendré [le rapport d’autorité] », « Tout enseignant est enseigné et tout enseigné est enseignant », ou encore « L’école dont les maîtres sont des élèves », titre d’un journal de l’époque plutôt favorable à la contestation, ces slogans caractérisent, selon eux, une position inconsciente, à savoir « la négation de l’existence de deux catégories d’individus : les parents et les enfants, catégories dont seule la magie est susceptible d’effacer la différence fondamentale ». Cette disparition du père rend caduque la nécessité d'une référence masculine, virile, au sein de chaque groupe familial. En ce sens, mai 1968 aura vivement contribué au déclin de la société patriarcale.

À bien des égards, Mai 68 a représenté une véritable rupture dans la vision du couple portée par la société française.

À bien des égards, Mai 68 a représenté une véritable rupture dans la vision du couple portée par la société française.

Or, Éric Zemmour estime que deux mouvements parallèles ont abouti aux changements de société majeurs consacrés par Mai 68. D'une part, l'activisme de lobbies LGBT et féministes, minoritaires mais « totalitaires » (car voulant créer un « homme nouveau », sans identité sexuelle). Et d'autre part, l'essor du capitalisme et de la finance, à la recherche de nouveaux marchés – les femmes et les homosexuels seraient de meilleurs consommateurs – à travers la constitution de citoyens sans attache, sans identité (sexuelle ou nationale), et qui ne satisfont leurs désirs que dans un achat effréné. En cela, il rejoint la thèse d'Alain Soral qui, dans son livre Vers la féminisation ? (1999, réédité en 2007), affirme que les revendications féministes appuient la société marchande : d'abord parce que les femmes sont globalement moins bien payées et servent donc les intérêts des entreprises qui font pression à la baisse sur les salaires ; ensuite et surtout parce que notre société a fortement lié la notion de liberté à celle de désir, et comme il est impossible de satisfaire totalement ses désirs, explique l'essayiste controversé dans un autre de ses ouvrages, Misères du désir (2004), on consomme toujours plus pour avoir l'illusion d'être heureux.

Autrement dit, poursuit Éric Zemmour, la déconstruction de l'identité de genre laisse les nouvelles générations complètement perdues. Hommes et femmes compenseraient leurs névroses dans la consommation de masse.

Se pencher sur les craintes relatives aux transformations de société en cours

Loin de nous l'idée de rejeter d'un revers de main la thèse d'un capitalisme fou à l’œuvre depuis plusieurs décennies, qui aurait de nombreux intérêts à la libération des femmes. Et le gouvernement français actuel nous démontre d'ailleurs qu’à l'image du centre-gauche social-démocrate de nombreux pays d'Europe, un rapprochement entre libéralisme sociétal et libéralisme économique est largement possible, voire que ce recoupement s'observe de plus en plus. Les craintes de nombreux Français, par exemple, sur une possible marchandisation du corps (avec la procréation médicalement assistée notamment), ne peuvent être ignorées, et pour cause : dans de nombreux domaines, l'argent écrase tout, y compris les valeurs, l'éthique, la morale, la solidarité, bref, une palette de principes et de règles humaines qui constituent des piliers du « contrat social » et permettent le vivre ensemble et la recherche du bonheur dans le cadre de la communauté. Il s'agit donc de rester vigilant et, quels que soient les points de vue sur tel ou tel sujet, de dénoncer les abus d'un système économique et social déjà marqué par les excès.

Toutefois, le mouvement réactionnaire incarné par une partie de la droite et par l'extrême-droite, nostalgiques d'un modèle familial fantasmé et en voie de raréfaction en France, dénonce plus globalement un changement de comportements profond qui entraînerait notre civilisation dans une forme de décadence – rappelons-nous cette déclaration mémorable de ce bon vieux sénateur Serge Dassault, qui affirmait, dans sa très grande érudition, que la décadence de la Grèce antique est liée à la pratique de l’homosexualité. Les tenants de ce mouvement voient dans le retour à un modèle de famille traditionnelle la garantie de notre stabilité et de notre épanouissement individuel et collectif. Il faut se rappeler ces propos surréalistes d'un Éric Zemmour sans honte du ridicule, qui, invité dans une émission de grande audience sur Canal + le 18 mars 2006, disait n'avoir jamais changé les couches de ses enfants en bas-âge car cela ne relevait pas de son rôle de père. En bref, l'homme doit rester homme, et limiter son intervention dans le foyer aux tâches dites masculines. On suppose bien que le ménage et le repassage ne font pas partie de ces fameuses tâches, et là, on est curieux de savoir ce qu'en pense Mme Zemmour, cette grande chanceuse !

Rassemblement du collectif de la Manif' pour Tous, le 26 mai 2013, dans le XVIème arrondissement de Paris.

Rassemblement du collectif de la Manif' pour Tous, le 26 mai 2013, dans le XVIème arrondissement de Paris.

Pourquoi les transformations actuelles de la société sont-elles louables ?

Plus sérieusement, cette vision de la famille et même de la société pose quelques questions de fond. Car si la crainte existe de voir l'égalité hommes-femmes se transformer par une assimilation des genres, elle se traduit, au moins pour ce qui est des mouvements les plus réactionnaires de la société, par une préférence pour la notion de complémentarité entre hommes et femmes. Notion défendue, en 2012-2013, par les milieux catholiques français pour argumenter contre le mariage et l'adoption pour des couples de même sexe, et par les islamo-conservateurs en Tunisie – après plusieurs semaines de bras de fer politique et de manifestations, l'égalité a finalement été inscrite dans la Constitution tunisienne. Bien entendu, homme et femme, ou plutôt mâle et femelle, sont complémentaires dans le monde animal et donc chez les êtres humains également : ils le sont au moins pour procréer. L’usage de ce terme dans la définition des relations hommes-femmes soulève toutefois deux problèmes principaux.

Le premier est que la notion de complémentarité induit une répartition des rôles où, potentiellement, toutes les injustices sont possibles, y compris celle de voir les femmes se cantonner « naturellement » aux tâches domestiques. Contrairement à un fantasme paranoïaque porté par les tenants de la Manif pour Tous, et largement théorisé par des écrivains comme Zemmour ou Soral, l'égalité entre hommes et femmes n'est pas la confusion des genres ni leur assimilation forcée ; les délires de féministes exaltés existent, mais soyons sérieux, cela représente un groupuscule insignifiant, et les excès idéologiques doivent être dénoncés d'où qu'ils viennent, et ne peuvent en aucun cas justifier des situations d'inégalité. L'égalité est une valeur, c’est un principe nécessaire à la cohérence du pacte républicain et une notion de droit inscrite dans la Constitution. Sans pour autant renier les différences naturelles évidentes entre les sexes, il s'agit de dépasser celles qui sont construites culturellement, et, dans la mesure du possible, celles qui relèvent de notre état de nature, pour tendre vers plus de justice. C'est en cela que notre civilisation se grandit, parce qu'elle dépasse notre condition naturelle ou les constructions socio-culturelles qui peuvent être à l'origine de discriminations ou d’inhibitions à l’échelle individuelle ou collective.

Le second problème posé par la notion de complémentarité entre hommes et femmes est qu'elle induit une non-complémentarité dans un couple d'individus de même sexe, dans la mesure où elle suppose qu’un couple n’est « complet » que s’il comporte un homme et une femme. Autrement dit : un individu ne peut s’épanouir en couple, ne peut trouver sa (bonne) moitié, que chez une personne du sexe opposé. Et évidemment, un couple de personnes de sexe opposé est naturellement « complémentaire ». Pour toute personne vivant un peu les pieds sur Terre, c'est à mourir de rire.

Le rapport hommes-femmes si longtemps observé en Europe (en deux mots : l’autorité et le travail à l’homme, la douceur et les tâches domestiques à la femme) tend laborieusement à reculer, et cela constitue une véritable libération pour les femmes, mais également pour les hommes, précisons-le ! Or, ces hommes qui souhaitent figer le système familial dans un modèle dépassé demeurent des éternels enfants qui passent des jupons de leur mère à ceux de leur femme. Il n'est pas question ici de nier les tares de notre société « moderne » : divorce de masse, mères célibataires vivant dans la précarité voire dans la pauvreté, pères célibataires éloignés de leurs enfants, phénomènes de solitude, mal-être sexuel… Mais ne doutons pas que le modèle familial de nos grands-parents était lui-même porteur de moult hypocrisies, de grandes tromperies et de nombreuses névroses – sans compter les cas d'homosexualité cachée ou refoulée. L'immaturité se ressent dans l'infantilisation de l'homme qui, de fils à mari, reste un « enfant-roi » à l'autorité incontestable (et parfois oppressante) vis-à-vis de sa femme. Mais elle se ressent aussi dans l'épanouissement même du couple : en effet, une répartition plus équitable des tâches induit un plus grand respect de l'autre, et non un rapport de « servante » à « servi ». Chez soi-même ou chez un parent ou un ami, nous avons déjà tous pu assister à cette scène typique où la femme de maison se lève pour apporter le repas qu’elle a elle-même préparé, quand l’homme reste assis et poursuit la conversation, comme incapable de participer à l’effort.

Cette immaturité transparaît à tous les niveaux de la vie de couple, y compris sur le plan sexuel où les pratiques traduisent une vision particulière du corps et de l'altérité sexuelle. Ainsi, à force de discussions sur la question, les témoignages et échos entendus de différents continents (Amérique latine, Afrique, Europe) mettent en relief le fait que la pratique des préliminaires sexuels (et notamment le cunnilingus) pourrait être moins courante dans les sociétés plus patriarcales – sachant que là encore, il existe autant de cas que d'individus, et qu'on parle de tendances qui mériteraient d'être confirmées par une étude sur des échantillons larges. Mais si cette tendance est avérée, elle va dans le sens d'une conception réactionnaire du couple qui place toujours l'homme au centre de tout et où l'ensemble de la vie de couple tourne autour de lui. Dans cette conception d'homme-enfant, le corps de la femme est vu par les yeux d'un enfant – car c'est le passage au stade adulte qui permet de se projeter à la place de l'autre, et ainsi de concevoir le plaisir à double sens dans le couple. Même sous les draps, l'homme doit affirmer sa domination ; le corps de la femme est avant tout un objet de plaisir pour l’homme, et l'acte sexuel est un moment privilégié pour affirmer sa domination et sa virilité. Jouir ne se base pas sur l'idée de réciprocité dans le plaisir. En bref, les préliminaires sexuels ne rentrent pas dans la grille de lecture de l'homme qui domine sa femme, et encore moins lorsqu'ils ne procurent du plaisir qu'à elle seule. Considérer le corps de l'autre de façon adulte, c'est pourtant aussi le voir comme autre chose que l'incarnation d'une altérité inaccessible. Le stade de la maturité est atteint quand son propre plaisir se trouve aussi dans le plaisir de l'autre, et cela nécessite de dépasser un peu cette vision très « XIXème siècle » qu’Éric Zemmour a emprunté à Stendhal : plus je respecte une femme, écrit-il en substance, et moins je la désire.

Cette vision archaïque – et finalement assez triste – veut que l'on respecte quasi-religieusement sa propre femme (comprendre : que l'on baise mal sa propre femme), « que l'on sacralise » dit M. Zemmour (comme on sacralise la figure de la mère finalement… On nage en plein complexe d'Œdipe), pour ne se libérer sexuellement qu'avec les maîtresses ou les prostituées. Dépasser cette vision est un bienfait de notre temps et ouvre la porte à un meilleur épanouissement (sexuel, au moins) des couples d'aujourd'hui. On peut estimer heureuse l’évolution actuelle, si elle rend un peu moins vraie la fameuse chanson de Georges Brassens où il disait, sans doute à raison à son époque (on est alors en 1972), que « quatre-vingt-quinze fois sur cent, la femme s'emmerde en baisant ». Et nul doute que le changement de vision de notre société sur la femme (sur son corps, sur sa place dans la famille et en dehors) et sur le couple y est un peu pour quelque chose.

Mais là encore, il serait intéressant d'avoir le point de vue de Mme Zemmour.

Tag(s) : #Société
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