Comme tous les ans depuis 2006, le 10 mai dernier marquait en France la Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions. Une journée de commémorations qui aurait pu se dérouler sans polémique inutile. Mais c’était sans compter sur un autre événement d'actualité qu’un élu de droite a cru bon de commenter, à savoir le rapt de 276 jeunes filles âgées de 12 à 18 ans dans une école du nord du Nigéria, le 14 avril dernier, par le groupe extrémiste Boko Haram. Ce dernier, rappelons-le, prône un islam radical et rigoriste interdisant l’instruction des femmes. Son leader Abubakar Shekau avait diffusé, dernièrement, une vidéo dans laquelle il menaçait de traiter ses jeunes prisonnières comme des « esclaves », de les « vendre sur le marché » et de les « marier » de force. Rebondissant sur ces déclarations, Thierry Mariani, député des Français de l’étranger, vice-président de l’UMP et également cofondateur du mouvement Droite populaire, publiait le 7 mai dernier sur Twitter : « L’enlèvement par secte #Boko Haram rappelle que l’Afrique n’a pas attendu l’Occident pour pratiquer l’esclavage #Déculpabilisation ». Un tweet qui a naturellement fait mouche, surtout à trois jours des célébrations du 10 mai.
Ces propos ont été immédiatement condamnés – y compris du côté de l’UMP – et ont suscité la colère de nombreux internautes et d’élus de gauche. Une réaction plutôt saine dans un pays qui regarde son passé avec lucidité, puisque commémorer l’abolition de l’esclavage en France ne revient pas à dédouaner les autres sociétés de leurs fautes. Les propos du député relèvent-ils du simple « dérapage » – un mot souvent utilisé dans les médias pour qualifier les sorties polémiques de la droite ? Ici comme souvent, nul dérapage, nulle ambiguïté : le député UMP a tout bonnement dit ce qu’il pensait. L’occasion de se pencher sur le rapport tendu de la droite française avec la question du travail de mémoire.
Le jour-même de son tweet, M. Mariani confirmait d’ailleurs ses propos, s’en prenant dans un communiqué aux « professionnels de l’indignation » qui « comme d’habitude n’aiment pas que l’on rappelle certaines vérités historiques », ajoutant : « Ma réaction sur Twitter est simplement le rappel d’une vérité historique. En effet, l’esclavage en Afrique est une pratique qui remonte bien avant l’arrivée des Occidentaux ». Merci pour la leçon d’Histoire Monsieur le député.
Avant d’aborder de façon plus large le fond du sujet, à savoir le rapport faussement décomplexé de la droite aux pages sombres de l’histoire de notre pays, arrêtons-nous sur l’objet de cette polémique, qui a déjà fait couler plus d’encre qu’il n’en fallait. Même Jean-François Copé, président de l’UMP, a affirmé devant la presse, à Meaux (Seine-et-Marne) qu’il regrettait « profondément » les propos de son confrère. À gauche, les membres de la majorité n’ont pas chômé non plus ; à titre d’exemple, les députés socialistes Yann Galut et Alexis Bachelay ont dénoncé, dans un communiqué commun, une « attitude indigne d’un élu républicain », demandant que M. Mariani « soit démis de ses fonctions de vice-président de l’UMP ». De façon un peu plus originale, l’humoriste Sophia Aram a déclaré, sur Twitter, qu’avec un tel commentaire, Thierry Mariani nous démontrait « que la connerie est universelle ».
Monsieur le député nous explique que l’enlèvement de dizaines de jeunes filles rappelle que les sociétés africaines n’ont pas attendu l’Occident pour pratiquer l’esclavage… sachant que l’esclavage pratiqué par l’Occident sur les Noirs d’Afrique ou leurs descendants (parce que c’est bien de celui-là qu’il s’agit) peut être historiquement fixé entre 1441, avec les premières déportations vers la Péninsule ibérique, et 1865 avec la fin de la Guerre de Sécession américaine – c’est sans compter son existence au Brésil jusqu’en 1888, ou encore la persistance de régimes discriminatoires à l’égard des Noirs, notamment aux États-Unis. Dans tous les cas, on a du mal à comprendre la logique qui consiste à voir dans un évènement qui a lieu au printemps 2014 la preuve que les mêmes pratiques existaient avant 1441… Disons que ce n’est qu’un détail, et que les raisons de la polémique résident ailleurs.
Parce qu’effectivement, l’Afrique n’a pas attendu l’Occident pour pratiquer l’esclavage. C’est aujourd’hui bien connu : il existait une traite orientale, à destination du monde arabo-musulman ; une traite intra-africaine ; et une traite transatlantique, qui fût probablement la dernière à entrer en jeu chronologiquement. L’historien français Olivier Pétré-Grenouilleau, spécialiste de l’histoire de l’esclavage, a estimé en 2004 que la première avait pu faire un total de 17 millions de victimes. La deuxième, intracontinentale, environ 14 millions, dont une partie revendue à des Européens ou des Arabes. Et la dernière, la « nôtre », de 11 à 13 millions de personnes, notamment à partir de la fin du XVIIème siècle. Pas de doute donc : l’Afrique connaissait l’esclavage avant l’arrivée des Européens. Mais qui le conteste ? A priori personne. On n’a jamais entendu personne déclarer que l’Europe portait seule la responsabilité de la traite négrière et de l’esclavage en Afrique. Ce qui est logique puisque la responsabilité en a été partagée. Des souverains et marchands africains, arabes et européens se sont enrichis grâce à la vente de milliers et de millions d’esclaves noirs à des fins politiques, militaires et économiques. Mais partager la responsabilité rend-t-elle moins coupable d’un crime ? On comprend bien que c’est l’idée de « déculpabilisation » avancée par Monsieur Mariani qui pose réellement problème dans son tweet – sans même compter le manque de respect vis-à-vis des filles enlevées par Boko Haram et de leurs familles. L’existence de pratiques séculaires d’esclavage avant la traite négrière ne saurait déculpabiliser qui que ce soit de crimes qui ont effectivement été commis. Imagine-t-on que la collaboration d’autres pays (et de citoyens juifs) avec le régime nazi au cours de la Seconde Guerre mondiale, ou encore l’existence de pogroms contre les Juifs depuis le Moyen-Âge en Europe centrale et orientale, puisse servir d’argument pour déculpabiliser la société allemande quant au crime de l’holocauste ?
La comparaison faite par M. Mariani avec les événements récents du Nigéria est par ailleurs inappropriée : Boko Haram constitue un groupe d’individus, certes nombreux – l’islamologue tunisien Mathieu Guidère estime à environ 30.000 leurs effectifs –, mais illégal et combattu par le gouvernement du Nigéria. La traite négrière transatlantique et la pratique de l’esclavage dans les colonies européennes d’Amérique, d’Afrique et d’Asie, ont fait partie intégrante d’un système économique global porté par des États, soutenu par l’Église et s’inscrivant sur la durée – plus de 400 ans, tout de même ! On est donc sur des échelles et des degrés de tolérance générale complètement différents. Comme mentionné plus haut, la plupart des estimations sur la traite atlantique estiment à plus de 11 millions le nombre de déportés en quatre siècles. En 1997, l’historien britannique Hugh Thomas a estimé au total de 13 millions le nombre d’esclaves ayant quitté l’Afrique, dont 11,32 millions arrivés à destination au moyen de 54.200 traversées (dont 30.000 rien que pour le Portugal et sa colonie brésilienne). Il conviendrait d’y ajouter les morts non comptabilisés en chemin, le drame de milliers de familles et villages africains dépouillés de leurs hommes, femmes et enfants, ainsi que les impacts démographiques, politiques et économiques de la traite sur les sociétés africaines touchées.
En outre, l’esclavage pratiqué par les puissances européennes porte une dimension intrinsèquement raciste visant particulièrement les peuples noirs, notamment après l’arrêt officiel du travail forcé des Amérindiens, suite à la controverse de Valladolid sous le pontificat du pape Jules III (1550-1555). Or, cette dimension raciale, on ne la trouve pas dans le discours et l’action de Boko Haram, dont le leader met avant tout l’accent sur la conversion religieuse. L’idée n’est évidemment pas de minimiser les événements terribles qui sont survenus ces dernières semaines dans le nord du Nigéria ni la barbarie qui caractérise l’action de Boko Haram, mais simplement de souligner le caractère incomparable de ces processus historiques.
Si l’on ramène le débat à un niveau strictement français, on comprendra aisément l’indélicatesse de Monsieur le député à l’égard des nombreux habitants de notre pays dont la mémoire collective est fortement marquée par la mythologie de l’esclavage et de la traite négrière. Rebondir sur un événement d’actualité pour avancer ce que tout le monde sait déjà, à savoir que l’Afrique connaissait le crime de l’esclavage avant notre arrivée, et chercher à nous en déculpabiliser, est donc non seulement stupide mais peut s’avérer réellement blessant. C’est d’autant plus stupide que nous sommes aujourd’hui sous un régime républicain qui peut se targuer d’avoir aboli ces pratiques. La commémoration de l’esclavage et des traites négrières devrait donc être une occasion de célébrer le succès, in fine, de la double ambition révolutionnaire d’égalité et de liberté accordée à tout être humain. Comprenons bien qu’il ne s’agit pas seulement de la mémoire relative à l’esclavage et à la traite négrière : des phénomènes politiques, économiques et humains tels que la colonisation aux XIXème et XXème siècles, l’interventionnisme européen en Afrique depuis les indépendances ou encore la persistance de discriminations raciales à l’égard des Noirs en Europe, s’inscrivent également dans une continuité avec l’esclavage d’un point de vue strictement « racial » – même si elles sont moins violentes et moins flagrantes. Elles relèvent toujours d’une conception du pouvoir naturel du Blanc sur le Noir. D’immenses progrès ont été réalisés au cours des siècles, mais ce sont les résidus du racisme qui rendent importants les commémorations et le travail de mémoire dans son ensemble. Il ne s’agit pas tant ici de culpabiliser que de sensibiliser des générations de Français qui n’ont pas connu l’époque de l’esclavage.
La mémoire d’une droite réactionnaire aux relents racistes inconscients : l’exemple du discours de Dakar
Sur les questions de mémoire, force est de constater qu’une partie de la droite partage un certain nombre de principes avec l’extrême-droite. Les déclarations de M. Mariani s’inscrivent d’ailleurs dans la droite ligne de la stratégie du Front national, dont un maire a refusé, le 10 mai à Villers-Cotterêts, de participer à la journée de commémoration de l’esclavage, prétextant un « rituel de culpabilisation ». L’ère Sarkozy a beaucoup participé à délier les langues. Le discours de Dakar, prononcé à l’Université Cheikh-Anta-Diop le 26 juillet 2007 sur l’« homme africain » constitue en cela un événement significatif dans la libération de la parole et de la pensée sur les sujets de mémoire à droite. Tout dans ce discours n’est pas nécessairement à jeter. Nicolas Sarkozy y fait notamment allusion à l’héritage européen que portent en elles bon nombre de sociétés africaines, lorsqu’il déclare : « […] il y a en vous, jeunes d’Afrique, deux héritages, deux sagesses, deux traditions longtemps combattues : celle de l’Afrique et celle de l’Europe. […] Je suis venu vous dire que cette part africaine et cette part européenne de vous-mêmes forment votre entité déchirée. Mais je suis venu vous dire que la part d’Europe qui est en vous est le fruit d’un grand péché d’orgueil de l’Occident mais que cette part d’Europe en vous n’est pas indigne. Car elle est l’appel de la liberté, de l’émancipation et de la justice et de l’égalité entre les femmes et les hommes ». Il est vrai que les indépendances ont eu lieu, non seulement sur la base d’aspirations locales légitimes à l’égalité, à la liberté et à la dignité, mais également grâce à la propagation de ces mêmes valeurs en Europe et au sein des élites africaines. Les sociétés africaines n'ont évidemment pas attendu le contact les puissances européennes pour refuser le principe de colonisation et amorcer des mouvements de résistance – et les nombreux exemples de royaumes anéantis lors de guerres de résistance à l'envahisseur le montrent bien (Dahomey au Bénin, Gaza au Mozambique, Merina à Madagascar, etc.) –, mais l'influence des idées libérales (voire socialistes et anti-impérialistes) véhiculées en Europe a pu impacter sensiblement les aspirations et les attentes des populations colonisées. Surtout quand les élites africaines ou asiatiques étaient amenées à faire leurs études dans la métropole. En l’occurrence, en se posant comme les hérauts de principes fondamentaux de liberté et d'égalité, et en s’appuyant sur ses colonies africaines et asiatiques pour combattre des régimes totalitaires et racistes durant la Seconde Guerre mondiale, les puissances coloniales ont mis en exergue leurs propres contradictions. Certaines de ces valeurs, une certaine conception du monde et des individus, sa perception d’elle-même, ses frontières, ses langues officielles, sa religion : indubitablement, en moins de deux siècles de colonisation, l’Europe a laissé une empreinte profonde sur le continent africain, et il est effectivement important, sans doute, qu’aujourd’hui les sociétés africaines assument cet héritage pour aller de l’avant – même si celui-ci leur a été originellement imposé, souvent avec violence.
Pour autant, une partie importante du discours de Dakar dévoile le fond d’une pensée qui, si les mots ont un sens, constitue la parole officielle française la plus raciste depuis des décennies. D’une durée de 50 minutes, ce discours – rédigé par Henri Guaino – affirme notamment que la colonisation fut bien une faute mais que « le drame africain, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire. Le paysan africain […] dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine ni pour l’idée de progrès. Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme […] reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble être écrit d’avance. Jamais l’homme ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin ». Nicolas Sarkozy aurait au moins pu concéder que dans cet océan de médiocrité, les Africains ont le rythme dans la peau et courent vite. Mais la chaleur et le mythe du bon sauvage vivant en harmonie avec la nature sont là, ce n'est déjà pas mal. Ce tableau caricatural de la « nature africaine » ne relève même pas du néocolonialisme, mais bien du colonialisme, tel que le portaient Jules Ferry et d’autres dans la seconde moitié du XIXème siècle, et c’est en cela qu’il peut être mis en parallèle avec la pensée d’extrême-droite française pour qui la colonisation était un bienfait pour l’Afrique puisqu’elle apportait la civilisation et le progrès à des sociétés barbares.
À titre de comparaison, on peut citer ce discours de Victor Hugo sur l’Afrique, prononcé le 18 mai 1879 lors d’un banquet célébrant l’abolition de l’esclavage : « Que serait l’Afrique sans les Blancs ? Rien ; un bloc de sable ; la nuit ; la paralysie ; des paysages lunaires. L’Afrique n’existe que parce que l’homme blanc l’a touchée. […] Il est là, devant nous, ce bloc de sable et de cendre, ce morceau inerte et passif qui, depuis six mille ans, fait obstacle à la marche universelle, ce monstrueux Cham qui arrête Sem par son énormité, – l’Afrique. […] L’Asie a son histoire, l’Amérique a son histoire, l’Australie elle-même a son histoire ; l’Afrique n’a pas d’histoire. Une sorte de légende vaste et obscure l’enveloppe. […] Cette Afrique farouche n’a que deux aspects : peuplée, c’est la barbarie ; déserte, c’est la sauvagerie. […] Au dix-neuvième siècle, le Blanc a fait du Noir un homme ; au vingtième-siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde ». Toujours cette idée que l’Afrique serait temporellement figée, que son histoire s’est arrêtée il y a de cela des millénaires, et que la notion de progrès et d’accès à l’universalité humaine y est exclue tant que l’homme blanc n’y a pas posé son empreinte. Sur cette question au moins, la droite française est plutôt constante, car elle a peu évolué depuis 130 ans. Rappelons que le discours de Victor Hugo venait en soutien au processus de colonisation mené par la IIIème République : « La Méditerranée est un lac de civilisation ; ce n’est certes pas pour rien que la Méditerranée a sur l’un de ses bords le vieil univers et sur l’autre l’univers ignoré, c’est-à-dire d’un côté toute la civilisation et de l’autre toute la barbarie. […] Allez, Peuples ! Emparez-vous de cette terre. Prenez-la. À qui ? À personne. Prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes, Dieu offre l’Afrique à l’Europe. Prenez-là. […] Versez votre trop-plein dans cette Afrique, et, du même coup, résolvez vos questions sociales, changez vos prolétaires en propriétaires. Allez, faites ! Faites des routes, faites des ports, faites des villes ; croissez, cultivez, colonisez, multipliez ».
Alors, si la finalité du discours de Victor Hugo est de soutenir la colonisation, qu’en est-il de celui de Nicolas Sarkozy ? À quoi servent ces considérations pseudo-philosophiques sur l’Afrique et l’homme africain ? Probablement également à parler de colonisation. Certes, cruelle, mais finalement pas si terrible puisqu’avec l’islam et la chrétienté, elle a « ouvert les cœurs et les mentalités africaines à l’universel et à l’Histoire ». Et Nicolas Sarkozy d’ajouter : « Les civilisations sont grandes à la mesure de leur participation au grand métissage de l’esprit humain. La faiblesse de l’Afrique qui a connu sur son sol tant de civilisations brillantes (on ne prendra pas la peine de s’arrêter sur cet usage abusif du mot « civilisation »), ce fût longtemps de ne pas participer assez à ce grand métissage (comprendre : l’Afrique est restée isolée du reste du monde, et n’a donc pu avancer avec lui). Elle a payé cher, l’Afrique, ce désengagement du monde qui l’a rendue si vulnérable (c’est vrai qu’elle l’a payé cher… merci qui ?). Mais, de ses malheurs, l’Afrique a tiré une force nouvelle en se métissant à son tour. Ce métissage, quelles que fussent les conditions douloureuses de son avènement, est la vraie force et la vraie chance de l’Afrique au moment où émerge la première civilisation mondiale ».
On pourra rétorquer que Nicolas Sarkozy et ses camarades de parti ne sont pas racistes, que leurs propos sont détournés volontairement par une gauche en mal d’arguments sur les questions économiques et sociales. Et ce dernier point est sans doute juste. Mais être capable de prononcer un discours sur « l’homme africain » et ses supposées tares naturelles, c’est incontestablement s’inscrire dans une anthropologie raciste, une version rancie et fermée du monde, où l’Europe civilisatrice et l’Afrique éternelle se regardent en chiens de faïence. Cette parodie de discours prétendument direct, qui s’autorise toutes les outrances sur la base d’une sincérité autoproclamée, est une marque de paternalisme irrespectueux de la réalité, en plus d’une preuve de grande ignorance sur l’histoire du continent africain.
Entre droite et extrême-droite : la dangereuse pente de l’UMP
En ces temps où la parole de la droite semble « décomplexée », un tel discours passe inaperçu, alors que de tels propos auraient donné lieu à des réactions en chaîne s’ils étaient sortis de la bouche de Jean-Marie Le Pen. De fait, les allusions douteuses visant plus ou moins ouvertement une déculpabilisation des Européens vis-à-vis des questions coloniales ou de la traite négrière se multiplient. Pour cela, plus que tous les autres, Twitter semble représenter un outil de communication parfaitement adapté au caractère primaire de la pensée de la droite radicale et de l’extrême-droite, puisque le format des tweets est nécessairement synthétique, limité à quelques mots. Il permet par ailleurs de se cacher derrière une soi-disant « mauvaise interprétation » des propos tenus.
Un exemple mérite ici d’être rappelé, à savoir la polémique qui avait suivi les violences survenues en marge des célébrations de la victoire du Paris-Saint-Germain au championnat de France, dans la soirée du 13 mai 2013. Commentant les événements, le député UMP Jean-Sébastien Vialatte avait écrit sur Twitter le texte suivant : « Les casseurs sont sûrement descendants d’esclaves ils ont des excuses # Taubira va leur donner une compensation ». Sans surprise, de tels propos provoquèrent un tollé sur les réseaux sociaux et dans la plupart des médias. À la suite de quoi Monsieur le député décida de retirer son tweet et présenta ses regrets dès le lendemain : « C’est une énorme connerie, je la regrette, je l’assume, si je vous réponds aujourd’hui c’est que j’ai le sentiment d’avoir blessé beaucoup de monde et je voudrais présenter mes excuses aux gens que j’ai pu blesser ». On peut rendre justice là-dessus au député du Var, car il est rare d’entendre une personnalité de droite revenir sur ses propos pour s’excuser clairement. La plupart du temps, on obtient au mieux un concentré de « Mes propos ont été mal interprétés » et de « La citation est tronquée ».
Les propos de M. Vialatte pour se justifier sont toutefois révélateurs de la difficulté de la droite française à faire un travail d’inventaire en matière mémorielle. Le député explique ainsi : « Le problème de Twitter, c’est que l’on a tellement peu de caractères que l’on fait souvent des amalgames regrettables. J’ai voulu dire que je suis agacé par la repentance permanente des actes qui ont été commis par nos arrière-grands-parents. Ni moi, ni mes enfants ne sommes responsables de ce qui s’est passé. Ce message était destiné à Mme Taubira. Et, sur les casseurs, j’ai voulu dire qu’aujourd’hui en France, on trouve toujours une excuse pour atténuer des actes aussi graves que ceux qui se sont passés à Paris. Mais l’amalgame était absolument inadmissible, je vous l’accorde ». Ni lui ni ses enfants ne sont responsables des actes de ses arrière-grands-parents, cela est vrai, mais c’est bien à lui ainsi qu’à ses enfants qu’incombe, en revanche, la tâche de respecter la mémoire des descendants d’esclaves ou de colonisés. Pour que non seulement ceux-ci se sentent pleinement intégrés dans une société qui dorénavant condamne l’esclavage, mais également pour s’assurer que plus jamais de telles atrocités n’aient lieu. Sans compter que le tweet de M. Vialatte qui prétend que « les casseurs sont sûrement descendants d’esclaves » suppose que les casseurs sont probablement noirs. Et là aussi, la réflexion laisse perplexe.
À l’image du discours de Dakar, la vision de l’histoire de France et du monde développée par la droite manifeste encore une profonde sclérose intellectuelle qui trouve sans doute ses origines dans un nationalisme teinté de chauvinisme. D’où sa recherche perpétuelle des aspects historiques qui pourraient atténuer les fautes et la culpabilité de la France, y compris dans les pages les plus noires de son histoire. C’est typiquement l’exercice auquel s’est appliqué le député Mariani suite à l’enlèvement des jeunes filles nigérianes, et qui visait bien une « déculpabilisation » – c’est d’ailleurs sur ce mot, qui vient conclure le tweet, que sont le moins revenus le député et ses proches, alors que c’est précisément celui qui pose le plus problème. Ces dernières années, l’exemple le plus emblématique de cette remise en cause du travail collectif de mémoire a été la Loi du 23 février 2005, dont l’un des articles visait à introduire dans les programmes scolaires d’Histoire les aspects positifs de la présence des colons français, en particulier en Afrique du Nord. Disposition problématique en réalité, d’abord parce que la représentation nationale n’a pas nécessairement vocation à préciser sur quoi l’enseignement doit mettre l’accent – du moins dans un monde où les manuels d’Histoire seraient élaborés par des historiens et le corps enseignant, et non par des acteurs politiques. Ensuite parce que sur le fond, le principe même d’« aspects positifs » est discutable. Qu’appelle-t-on la colonisation ? On peut définir ce processus comme une extension territoriale caractérisée par des flux migratoires et des remplacements de populations, l’occupation et l’exploitation du territoire ainsi que la mise sous tutelle et la domination politique, culturelle, religieuse et économique de la société colonisée – quand cela ne donne pas lieu au génocide pur et simple des populations précoloniales. Le prétexte de la « mission civilisatrice » du colonisateur, que l’on retrouve dans les arguments de Jules Ferry et autres défenseurs de la politique coloniale de la France de la fin du XIXème siècle, reste flou et relève tout de même d’un regard clairement raciste à l’égard des peuples africains et d’un anthropocentrisme profond – le discours de Victor Hugo de 1879 l’illustre parfaitement.
Dans cette optique, l’ensemble des actions menées dans la colonie, à savoir la construction d’infrastructures, d’hôpitaux, d’églises, et même d’écoles, a pour but de faciliter l’exploitation de la population et du territoire colonisés au profit de la métropole et des colons. Dans une circulaire datant de 1897, le Gouverneur général de l'Afrique Occidentale Française (AOF), Jean-Baptiste Émile Chaudié, n'écrivait-il pas : « L'école est le moyen le plus sûr qu'une nation civilisatrice ait d'acquérir à ses idées les populations encore primitives » ? Et son successeur à la tête de l'AOF, William Merlaud-Ponty, d'ajouter lui-même, dans une circulaire de 1910, que l'école est l'outil « qui sert le mieux les intérêts de la cause française ». Cela ne signifie pas que les populations autochtones ne bénéficient pas également de ces changements à certains niveaux, mais simplement que ceux-ci surviennent dans un objectif qui est autre : favoriser la colonisation, c’est-à-dire l’exploitation de la colonie et de ses ressources humaines et matérielles. Dans l’ouvrage Ce que le jour doit à la nuit (2008), l’auteur algérien Yasmina Khadra met en scène un échange entre le héros du roman, un jeune algérien nommé Younes, et un exploitant agricole français à la veille de l’indépendance de l’Algérie. Ce dernier lui avance, pour défendre la présence française, qu’avant l’arrivée de son arrière-grand-père venu d’Andalousie, « il n’y avait rien [...], rien » en Algérie. Il ajoute : « Ce pays nous doit tout. C’était un caillou misérable, on en a fait un jardin d’Éden. Et tu sais pourquoi cette terre est généreuse ? Parce qu’elle sait que nous l’aimons. […] Si nous partons un jour, je ne donne pas vingt ans à l’Algérie pour qu’il n’y ait plus de blé, plus de vignes, plus rien. Que des cailloux ». Et le jeune Younes de lui répondre : « Ces cailloux ne vous appartiennent pas. Il y a longtemps, […] bien avant l’arrivée de votre arrière-grand-père, un homme se tenait là. Il n’y avait rien, mais il était heureux comme ça. Jusqu’au jour où il a vu arriver le malheur. […] Cette terre n’est pas à vous, elle appartient à ce berger ». Valoriser un pays (le terme « valoriser » étant lui-même relatif) ne justifie pas d’en prendre possession, et ne rend pas son appropriation et son exploitation plus douces ni plus légitimes. Accepterions-nous que la Chine envahisse l’Europe, rénove ses infrastructures et y apporte une réelle modernisation technologique pour mieux en exploiter la terre et les hommes ? Et que penserions-nous si, une fois l’indépendance acquise et malgré la persistance d’une exploitation de nos ressources par les entreprises chinoises, la Chine avançait, comme cerise sur le gâteau, que tout de même elle nous avait aussi apporté de bonnes choses ?
Image de propagande pro-coloniale, sur la base d'une mission civilisatrice et d'une promesse de prospérité pour les peuples colonisés (Le Petit Journal, parution du 19 novembre 1911).
La notion même d’« aspects positifs » rattachés à un processus historique impérialiste, raciste et déstructurant pour des sociétés entières pose donc déjà problème. Imagine-t-on les Allemands évoquer la baisse du chômage et le retour de la croissance économique comme aspects positifs du régime nazi ? Non bien sûr, car le nazisme ne constitue pas un programme économique, mais une idéologie totalitaire intrinsèquement raciste et mortifère. Idem pour le fascisme italien, qui lutta efficacement contre les mafias. Car voilà, le fascisme n’est pas un programme de lutte contre la mafia et pointer son efficacité dans ce domaine serait malvenu car elle ne justifierait pas un tel système politique. De la même manière, la colonisation, même quand la construction d’une clinique médicale ou d’une route a bénéficié également à des populations locales, reste une démarche d’exploitation et de domination d’un territoire, d’êtres humains et de leurs ressources, et aucune valorisation de leur bien-être matériel ou de leur patrimoine ne saurait la justifier. Il faut évidemment tout raconter, mais chercher à qualifier certains éléments de la colonisation d’« aspects positifs » montre à quel point, à droite, la vision du passé colonial et de ses fondements reste figée.
Exemple bien plus récent – et en un sens plus violent dans le geste : au pouvoir algérien qui exigeait des excuses pour ses morts lors de la guerre de libération, le sénateur de la Meuse Gérard Longuet répondait par un bras d’honneur, en aparté d’une interview télévisée du 30 octobre 2012. Les élus de droite rappellent régulièrement que la France a eu elle aussi ses morts en Algérie, et que la violence n’était pas que d’un seul côté – mais sans doute devrions-nous, en louant la résistance française de Jean Moulin et de Charles de Gaulle, rappeler que les Allemands ont eux-mêmes eu leurs victimes de guerre en France durant la Seconde Guerre mondiale.
Si l’on ajoute à l’attitude de la droite les sifflements contre la Marseillaise lors des matchs de football France-Algérie du 6 octobre 2001 et France-Tunisie du 14 octobre 2008, force est de constater que les questions de mémoire canalisent un grand nombre de crispations dans un pays où d’une part, une frange de la population fière de son histoire se sent menacée par l’arrivée chaque année de 200.000 migrants légaux issus de cultures souvent très différentes ; et où d’autre part de nombreux citoyens partagent une mémoire collective marquée par la violence de l’esclavage, de la colonisation et des discriminations du fait de leurs origines, de leur couleur de peau et de leur « race ». Une société multiculturelle et multiconfessionnelle – ce qu’est, de fait, la France d’aujourd’hui – apaisée implique un regard lucide et respectueux des souffrances des uns et des autres. C’est ce regard qui, sans tomber dans le travers d’assimiler perpétuellement les Blancs à des descendants d’esclavagistes soupçonnés de racisme, doit permettre un vivre-ensemble et une valorisation de notre propre République – qui, elle, condamne officiellement le racisme, la colonisation et l’esclavage. Nietzshe, philosophe allemand de la fin du XIXème, écrivait qu’« il faut avoir une bonne mémoire pour être en mesure de tenir les promesses que l’on fait ». Souhaitons donc à la République de garder son passé en mémoire pour en sortir toujours le meilleur et tenir ses promesses.
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Le paragraphe qui suit est un extrait de l'ouvrage Les damnés de la terre, de Frantz Fanon, psychiatre et essayiste français martiniquais, fortement impliqué dans la lutte pour l'indépendance de l'Algérie et dans le mouvement international de décolonisation. Ce passage sonne comme un écho à la vision postcoloniale portée par le discours de Dakar (2007) de Nicolas Sarkozy, qui affirme que « l'homme africain n'est pas assez rentré dans l'histoire » (quand en réalité, ce n'est pas l'histoire des pays africains auquel il est fait allusion, mais l'histoire du monde capitaliste inspiré du monde occidental).
Le colon fait l'histoire et sait qu'il la fait. Et parce qu'il se réfère constamment à l'histoire de sa métropole, il indique en clair qu'il est ici le prolongement de cette métropole. L'histoire qu'il écrit n'est donc pas l'histoire du pays qu'il dépouille mais l'histoire de sa nation en ce qu'elle écume, viole et affame. L'immobilité à laquelle est condamné le colonisé ne peut être remise en question que si le colonisé décide de mettre un terme à l'histoire de la colonisation, à l'histoire du pillage, pour faire exister l'histoire de la nation, l'histoire de la décolonisation.