Le 3 juin dernier, Bachar el-Assad était réélu sans surprise à la tête de l’État syrien, sur le score soviétique de 88,7% des voix. Sa prestation de serment le 16 juillet pour un nouveau mandat de sept ans consacre une réalité : trois ans et demi après le début de la Révolution syrienne, le régime tient encore solidement sur ses pieds. Depuis plus d'un an, le pays retombe sous la coupe de l'armée au fil de ses victoires successives sur le terrain. La multiplication des groupes rebelles (syriens ou étrangers) et la durée du conflit ont favorisé un morcellement de la Révolution en même temps qu'une radicalisation des positions. L’instrumentalisation des tensions interconfessionnelles par le régime a permis de décrédibiliser l’insurrection, de se poser en rempart des fanatismes religieux, et de marginaliser les forces modérées qui avaient été à l’origine du mouvement de protestation. Retour sur une révolution volée, confisquée par des forces fanatiques et discréditée par un régime assassin.
Lorsque débute la Révolution syrienne, le pays est dirigé par la famille Assad depuis plus de quarante ans. Issu du parti Baath, et de confession alaouite (un courant minoritaire du chiisme), Hafez el-Assad a dirigé l’État syrien d’une main de fer de 1970 à 2000, nommant ses proches à tous les postes décisionnels clefs, et éliminant tous les opposants (islamistes, libéraux, communistes, nationalistes, militants des droits humains, etc.). La prison politique de la ville de Tadmor (plus connue en Europe sous le nom de Palmyre) a accueilli depuis des décennies nombre d'individus victimes du régime. Depuis les années 70, des agents des services de renseignement (moukhabarat) noyautent la société syrienne et traquent les voix contestataires. La répression atteint le paroxysme de l’horreur en juin 1980, lorsque des membres des unités des Brigades de défense de Rifaat el-Assad, frère de Hafez, investissent le centre pénitentiaire de Tadmor et y exécutent près d’un millier de détenus, au lendemain d'une tentative d'assassinat contre le chef de l'État, puis en février 1982, lorsque le soulèvement de Hama, conduit par l’opposition islamiste, est violemment écrasé, au prix de plusieurs dizaines de milliers de morts.
Bachar el-Assad, médecin de formation, accède à la présidence de la République à la mort de son père, une succession « légitimée » par un plébiscite le 10 juillet 2000. En dépit d’une courte ouverture lors de son accession au pouvoir – on en vient même à parler de « Printemps de Damas » –, il conforte l’ensemble des lignes politiques décidées par son père. Le régime se maintient largement grâce à l’appui des communautés religieuses minoritaires, alaouites, chrétiens, chiites, druzes, qui ont le souci de préserver l’équilibre général. Bachar el-Assad est reconduit à la présidence de la République à la faveur d’un nouveau plébiscite, le 27 mai 2007.
Alors que, sous Hafez el-Assad, le régime a bâti un véritable complexe militaro-mercantile, basé sur des réseaux de clientèle liant des bourgeoisies issues de l’État, de l’armée et des milieux d’affaires, Bachar el-Assad accentue la dimension économique du système. De nouveaux monopoles s’édifient dans les années 2000, à la tête desquels on trouve des membres de la famille du président. Le cas le plus exemplaire de ces nouveaux milieux, illustratif de la confusion entre les intérêts du clan Assad et ceux de l’État, est celui de Rami Makhlouf, cousin germain de Bachar, considéré comme l’homme d’affaires le plus puissant du pays, et qui se trouve à la tête d’un vaste empire économique.
La longévité du régime, l’absence de contestation intérieure réelle, et le nationalisme instrumentalisé par le pouvoir – qui donne une illusion d’unité autour du chef de l’État – masquent alors la montée des rancœurs à l’égard d’un système liberticide et étouffant. En dépit d’une certaine libéralisation économique, l’État syrien demeure très présent dans l’économie, directement (un emploi sur deux relève officiellement du secteur public) ou indirectement, à travers les intérêts de proches du clan Assad. Les dépenses militaires restent excessives, et la dégradation de la situation sociale (inflation, chômage, émergence de périphéries métropolitaines paupérisées), alors que le régime n’est plus en état d’intégrer les 300.000 nouveaux actifs par an, nourrit la frustration des masses. Une frustration que ni l’action systématique de la police secrète, ni la rhétorique nationaliste du régime n’empêchent de croître.
À l'aube de la Révolution, l'environnement régional de la Syrie est déjà particulièrement sensible, voire s'avère propice à un embrasement. Une telle configuration donne évidemment un écho particulier aux évènements qui s'y déroulent depuis trois ans et demi.
C’est dans ce contexte que survient le Printemps arabe. Lorsqu’éclate la contestation, la Syrie, forte de 21 millions d’habitants, représente une véritable mosaïque religieuse, avec une répartition comme suit : 73% de la population est sunnite, 10% alaouite, 1,5% druze, 7% est issue d’autres cultes chiites, et 8,5% de diverses Églises chrétiennes. Ethniquement, on y compte environ 91% d’Arabes et 9% de Kurdes. Et pas moins de 450.000 réfugiés palestiniens (ou leurs descendants) vivent alors en Syrie, dont 125.000 dans le camp de Yarmouk, dans la province de Damas.
Des manifestations pacifiques à la création de l’Armée Syrienne Libre (ASL)
Le mouvement de protestation né à Deraa, près de la frontière jordanienne, le 15 mars 2011, a frappé par sa contagion rapide à d’autres villes du pays, notamment après le « Vendredi de la Colère » du 25 mars : Hama, Damas, Alep, Lattaquié, etc. En dix jours, on compte déjà 150 personnes tuées sous le coup de la répression policière, quand, le 25 mars, l’armée investit la mosquée de Deraa où s’est cristallisée la contestation. L’assaut dure cinq jours et fait des dizaines de morts, mais ne met pas fin aux manifestations qui se radicalisent au fil des semaines. Le 10 avril, le régime envoie pour la première fois des chars contre les manifestants, à Banyas, sur la côte. En mai, l’armée intervient à Homs, puis en juillet à Hama, faisant à chaque fois des centaines de morts.
Le 21 mai 2011, la découverte à Deraa du corps d’un adolescent de 13 ans, Hamza al-Khatib, mort sous la torture, choque l’opinion syrienne et devient le symbole de la répression.
Dès le printemps 2011, Bachar el-Assad dénonce une conspiration venue de l’étranger, invoquant tantôt la menace djihadiste, tantôt un complot de l’Occident. Les quelques concessions qu’il accorde ne suffisent pas à calmer le mouvement : mesures sociales et anti-corruption, libération de prisonniers politiques (dont 600 Kurdes), destitution du chef du gouvernement le 29 mars, naturalisation de quelques 300.000 Kurdes le 7 avril, abrogation le 21 avril de l’état d’urgence en vigueur depuis 1963, etc. Des amnisties générales sont proclamées le 31 mai et le 21 juin, et les députés approuvent une loi autorisant le multipartisme le 24 juillet. Le 20 juin, le chef de l’État annonce une ouverture du régime, avant de désigner le 16 octobre une commission chargée de réformer la Constitution. Mais la répression se poursuit. Tout au long de l’année, Lattaquié, Rastan, Banyas, Jisr al-Choughour, Bdama, Hama, Homs et la plaine méridionale de Hauran sont l’objet de sièges et d’assauts disproportionnés qui poussent des centaines de civils à fuir en Turquie – début d'un exode qui ne fera plus que s'accélérer. Par ailleurs, les agents des services de renseignement redoublent d’efforts pour pourchasser les manifestants, leurs familles ou les médecins ayant secouru des blessés. Alors que les réseaux sociaux et les téléphones portables ont constitué un outil nouveau dans les Révolutions arabes en 2011, la « Syrian Electronic Army », un groupe de hackers favorables au régime, acquiert en quelques mois une grande maîtrise d’internet et contrôle les moyens de communication des opposants, par le filtrage des SMS et des e-mails.
Les démissions se multiplient, à divers postes politiques, militaires ou diplomatiques – comme le 27 avril, 230 membres du parti Baath – pour dénoncer les violences contre les civils. Les mois de mai et juin 2011 sont marqués par la multiplication des désertions au sein de l’armée, qui se font de plus en plus par petits groupes ; ces derniers refusent de tirer sur la population et mènent une lutte désespérée pour protéger les civils et pour attaquer sporadiquement l’armée. Le 29 juillet, des soldats dissidents créent l’Armée Syrienne Libre (ASL), avec le colonel déserteur Riyad al-Asaad à sa la tête. La répression a déjà fait 2.000 morts.
Le drapeau syrien était à l'origine le drapeau de l'ancienne République arabe unie (1958-1961). Il est composé de trois bandes horizontales rouge, blanche, et noire avec deux étoiles vertes. Ce sont les quatre couleurs du mouvement panarabe, les deux étoiles représentant l’Égypte et la Syrie. La Révolution syrienne reprend le drapeau national en vigueur de 1932 à 1958, puis à nouveau de 1961 à 1963. Il conserve les couleurs panarabes (quoique réparties différemment), mais avec trois étoiles représentant les régions d'Alep, Damas et Deir Ezzor qui composent l’ossature géographique du pays.
Le soulèvement procède d’initiatives menées à l’échelle des villes et des quartiers. Des réseaux d’activistes sont créés et se coordonnent au sein de Comités Locaux de Coordination (CLC), une forme d’organisation sans précédent dans le pays et spécifique à cette révolution. Le réseau de ces Comités joue un rôle pacifique par les positions qu’il exprime – action militante et mobilisation non-violente pour la dignité, la liberté et la démocratie – et les mots d’ordre qu’il diffuse au travers des « vendredis » de manifestations à thème. Ces journées sont l’occasion de diffuser des messages politiques (« Vendredi du départ de Bachar el-Assad »), des appels à la communauté internationale (« Zone d’exclusion aérienne », ou « La Russie tue nos enfants »), ou de faire référence à l’unité et à la solidarité (« Vendredi des Tribus », ou « Désolé Hama, pardonne-nous »). Malgré la répression, les manifestations sont parfois massives, comme le 8 juillet à Hama (450.000 personnes), le 22 juillet à Deir Ezzor et à Hama (1,2 million), ou le 15 décembre à Homs (200.000). À bien des égards, le
Les succès de la guerre d’usure et le temps des premiers massacres de masse
En mars 2012, un an après le début de la Révolution, le bilan est de plus de 6.000 morts et de 35.000 réfugiés ayant fui le pays. Durant cette première année, les troupes du régime sont restées régulièrement en mouvement, à l’image de la division conduite par Maher el-Assad, frère de Bachar et proche conseiller du président. Deraa est victime d’un véritable siège, et en août 2011, la grande ville côtière de Lattaquié, au cœur du pays alaouite, est bombardée depuis des navires militaires et envahie par les chars. Pour compenser l’insuffisance de ses garnisons dès lors que le théâtre d’opérations a pris une dimension nationale, et pour contourner sa difficulté à reprendre le contrôle de milieux urbains peu propices au déploiement des troupes, le régime lance une campagne de répression sur les centres de la révolte. Homs en est la première victime : du 3 au 28 février 2012, le quartier de Baba Amr subit un pilonnage continu – la nuit du 3 au 4 février y fait, à elle seule, plus de 260 victimes – avant d’être investi par l’armée du 29 février au 2 mars. Mais le recours croissant aux bombardements aériens et aux massacres de masse, afin d'établir un climat de terreur dans la population, révèlent en fait les difficultés militaires du régime. À Houla, les 24 et 25 mai, 108 personnes (dont 49 enfants) sont massacrées sous le coup de milices baathistes, de même que le 6 juin, à Hama, et le 12 juin à Treimsa, des centaines de civils. Devant l’ampleur de ces drames, les défections se poursuivent en 2012 : Manas Tlass, général de la Garde républicaine syrienne et ami d'enfance de Bachar al-Assad, le 3 juillet, et le tout nouveau Premier ministre Riad Hijab, le 6 août, s’enfuient en exil avec leur famille.
L’évolution du conflit donne progressivement l’avantage aux insurgés, qui mènent une guerre d’usure efficace. Dès que l’armée se retire d'une ville, les manifestations reprennent et l’Armée Syrienne Libre réoccupe le terrain ; la rébellion prend le contrôle des espaces ruraux et périurbains, qui lui sont globalement favorables, sauf quand les tribus locales ont fait allégeance au régime, comme à Hassakeh et à Raqqa. Longtemps réduits à quelques bataillons mal équipés, les rangs de l’ASL s’étoffent. Si 80% de leurs armes sont avant tout saisies à l’armée régulière, les rebelles obtiennent aussi un soutien logistique venu de Turquie, où se situent leurs bases-arrières, et du Qatar, qui fournit armes et argent. En juin 2012, l’ASL est estimée à 40.000 soldats, et la quasi-totalité sont des déserteurs de l’armée ou des civils ayant pris les armes. Les salafistes syriens et les djihadistes étrangers sont encore rares, mais leur poids dans la rébellion ne cessera de croître à partir du printemps 2012. Le régime peut quant à lui s’appuyer sur une armée de 200.000 à 300.000 hommes, et sur le renfort de miliciens volontaires, supplétifs de l’armée. Les plus importants sont les Chabbihas, ces corps baathistes constitués essentiellement d'alaouites et qui forment l’un des trois bras armés du régime, aux côtés des unités militaires d’élite et des services secrets. La Russie, qui stationne des navires de guerre dans le port de Tartous, fournit des armes au régime. Le soutien de Pékin est quant à lui essentiellement diplomatique et s’explique surtout par les liens commerciaux privilégiés de la Chine avec l’Iran. Le 4 octobre 2011, le 4 février et le 19 juillet 2012, la Russie et la Chine posent leur veto au Conseil de Sécurité de l’ONU contre des sanctions visant le régime syrien. En dehors de ses alliés traditionnels, le régime semble de plus en plus isolé.
Tartous, sur la côte syrienne (ici en 2009) : la Russie y stationne toujours plusieurs de ses navires militaires. (Crédit photo © Boudour Moumane, 2009)
La montée des violences, les risques d’embrasement régional et la crise humanitaire qui se dessine poussent la communauté internationale à mener des tentatives de médiation qui s’avèreront une série d’échecs successifs. Les divers plans de transition proposés en 2011 par la Ligue arabe et en 2012 par l’ONU achoppent tous à l’heure d’établir un cessez-le-feu. Le 2 août 2012, après un énième échec, le Ghanéen Koffi Annan démissionne de son poste de médiateur de l’ONU – son successeur, l’Algérien Lakhdar Brahimi, n’aura pas plus de succès.
Entre-temps, le 26 février 2012, le régime syrien organise un référendum qui, avec
la Constitution pour simuler une ouverture : le nombre de mandats présidentiels réalisables est limité à deux (une mesure évidemment non-rétroactive), et l’article 8 qui consacrait le parti Baath comme « parti unique dirigeant l’État et la société » est modifié. Mais les membres du gouvernement restent arbitrairement choisis par le chef de l’État. Pas plus que la troisième amnistie générale proclamée le 15 janvier 2012, cette consultation ne calme les contestataires, qui en rejettent les résultats. Les élections législatives anticipées qui se tiennent le 7 mai 2012 ne font d’ailleurs pas illusion : boycottées par l’opposition, elles octroient, avec une participation officielle de 51,26% des inscrits, une large majorité au parti présidentiel.L’été 2012 : un premier tournant dans la Révolution
De violents combats éclatent – enfin ! – le 15 juillet dans la capitale syrienne. Si l’armée parvient à y mater les poches rebelles (4 août), les combats reprennent les jours suivants dans les grandes banlieues damascènes, de manière durable. Par ailleurs, le 18 juillet, un attentat revendiqué par l’ASL à Damas provoque la mort de quatre hauts responsables de l’appareil de sécurité de l’État – le ministre de la Défense, le chef de la cellule de crise mise en place pour stopper la révolte, le chef de la Sécurité nationale, et Assef Shawkat, vice-ministre de la Défense et beau-frère du chef de l’État. Et le 26 septembre encore, deux fortes explosions secouent le siège d’État-major de l'armée à Damas. Entre-temps, un front s’ouvre aussi au cœur d’Alep le 20 juillet. Plusieurs jours de combats permettent à l’ASL de s'emparer d'une partie de ce poumon économique du nord, ainsi que de la route menant à la frontière turque. Le 8 août, le pouvoir lance une vaste offensive à Alep : un échec, puisque l’ASL contrôle toujours, fin août, la moitié de la ville – la vieille citadelle, entre autres, restera aux mains du régime.
Profitant de la multiplication des fronts, les combattants du Parti de l’Union Démocratique (PYD), le principal courant sécessionniste kurde en Syrie, prennent le contrôle à partir du 19 juillet de plusieurs villes proches de la frontière turque. Ils le font à la faveur de la déliquescence de l’État syrien, sans combat majeur, surtout quand le régime décide de leur abandonner les localités kurdes, éloignées de Damas et donc de moindre importance stratégique. En août 2012, les Unités de Défense du Peuple (YPG), bras armés du PYD, contrôlent déjà 200 barrages routiers. Un accord d’alliance passé le 20 février 2013 entre les Comités Populaires Kurdes et le conseil militaire de l’ASL permet de rallier momentanément la mouvance kurde à la rébellion ; toutefois, les affrontements avec les groupes djihadistes se multiplieront à partir de novembre 2012 pour le contrôle des axes routiers septentrionaux, notamment à proximité des frontières turque et irakienne. Pour aller plus loin sur la situation politique et militaire des Kurdes dans le conflit syrien : Kurdes de Syrie : à quel drapeau se vouer ?
Et ce sont bien là les trois grands changements qui font de l’été 2012 un premier tournant dans la Révolution : l’ouverture des fronts d’Alep et de la banlieue de Damas d’une part, qui forcera l’état-major syrien à revoir complètement sa stratégie militaire ; l’entrée des miliciens kurdes dans le conflit d’autre part ; et enfin la montée en puissance de groupuscules djihadistes dans le conflit, à la faveur de la guerre d’usure qui favorise la radicalisation des positions autant que l’arrivée de combattants étrangers aguerris sur le sol syrien.
Pour aller plus loin sur la gestion des territoires libérés et sur les opposants syriens en exil :Autre évènement majeur de l'été 2012 : un front très disputé s’ouvre à partir de juin dans la province orientale de Deir Ezzor, dominée par le désert mais riche en pétrole, et limitrophe de l'Irak. Dans la continuité de ses pratiques répressives et barbares destinées à « étouffer » les bastions rebelles là où il ne peut prendre l'ascendant militaire, le régime exclut, en 2012, cette même province de Deir Ezzor d’une campagne de vaccination contre la poliomyélite. Une épidémie de la maladie y sera déclarée dès 2013. (Crédit photo © Boudour Moumane, 2009)
Automne 2012-printemps 2013 : quand le régime redéploie ses forces
L’ouverture d’un nouveau front proche de Damas pousse le régime à revoir entièrement sa stratégie militaire. La multiplication des victoires rebelles au nord favorise d’ailleurs ce changement opéré au cours de l’automne 2012. Outre l’émergence du mouvement kurde, l’Armée Syrienne Libre s’empare de vastes espaces proches de la Turquie, entraînant une porosité croissante de la frontière septentrionale qui permet un flux logistique approvisionnant toujours plus la rébellion en munitions, en armes légères et moyennes et en armes antichars. L’ASL s’empare petit à petit de plusieurs des sept points de passage existants vers la Turquie, ainsi que de trois sites stratégiques : le nœud de Maaret al-Noomane entre Alep et Damas (9 octobre), la base militaire de Mayadine près de l’Irak (22 novembre), et la route reliant Alep à Raqqa (26 novembre).
Le 10 décembre, la prise de Cheick Souleimane, place forte assiégée depuis des semaines, libère au profit de la rébellion une vaste zone allant d’Alep à la frontière-nord. Le 26 novembre, la prise du barrage Techrine, sur l’Euphrate, est un prélude à celle, le 11 février 2013, du plus grand barrage hydro-électrique syrien, à Tabqa, sur le même fleuve, qui permet aux insurgés de contrôler la distribution d’électricité et d’eau dans une majeure partie du pays. Des bases aériennes tombent, à Damas en novembre 2012, et à Deraa en mars 2013. Face aux bombardements de l’armée, les aéroports militaires, notamment dans les régions de Raqqa et d’Alep, deviennent des cibles de choix ; les rebelles, les groupes djihadistes en tête, y focalisent d’autant plus leurs efforts qu’y sont souvent stockées des armes et des munitions en quantité. En février, ils s’emparent de la base « Brigade 80 » chargée de la sécurité des aéroports d’Alep et d'al-Nairab.
Le régime demeure par ailleurs persuadé de la nature confessionnelle du conflit (sunnites vs minorités), et l’instrumentalisation des tensions inter-religieuses par le régime, puis la montée en force des islamistes à partir de 2012, font progressivement de ce fantasme une réalité. Fort de cette conviction, l’état-major syrien s’oriente vers la sauvegarde du « pays alaouite » et de la région damascène. Le régime intensifie donc ses offensives dans les villes du sud, comme à Daraya, près de Damas, et du centre, ce qui explique le pilonnage intensif de Homs, point névralgique de la Révolution, à partir du 20 janvier 2013. Concentrant près de 40.000 soldats dans la province de Damas, les rebelles s’apprêtent, à l’aube de l’hiver 2012-2013, à mener une ultime bataille sur la capitale. Ils sont toutefois pris de court par une contre-offensive du régime lancée à la fin du mois de novembre. L’ASL est repoussée dans trois villages (Beït Sahan, Baila, Aqraba) près de la route-sud menant de la capitale à l’aéroport, puis dans la vaste banlieue de Jaramanah, à 10 km au sud-est de Damas. Tout au long de l’hiver, les faubourgs de Damas : Daraya, Deir Al-Assafir, Mouadamiya, Beït Sahan, etc. sont pilonnés et quadrillés. Si l’ASL remporte une victoire importante le 17 décembre en s’emparant du camp palestinien de Yarmouk, au sud de la capitale, la lutte n’en tourne pas moins à l’enlisement dans la province de Damas.
Préparée depuis plusieurs mois, une vaste offensive dans le centre du pays porte ses fruits à partir de mars 2013. Le 1er mars, les chars bombardent les enclaves rebelles de la province de Hama, et la reprise le 2 mars de la route menant de Hama à l’aéroport d’Alep (en passant par le camp palestinien de Naïrab) permet de briser l’encerclement d’Alep. Après huit mois de siège, l’armée se lance sur la ville de Homs, du 2 au 6 mars, notamment dans le quartier de Baba Amr, déjà investi un an auparavant.
De son côté, l’ASL, dotée d’un nouveau commandement unifié le 7 décembre 2012 (nomination du général Selim Idriss comme chef d'État-major), veut inverser le cours de la guerre en sa faveur, alors que la montée en puissance des groupes radicaux au nord et le redéploiement des forces loyalistes dans le centre et le sud du pays menacent l’œuvre accomplie. L’Armée Syrienne Libre cherche donc à précipiter la géographie du conflit depuis la province de Deraa, où est née la Révolution deux ans plus tôt. Dès le mois de mars 2013, elle s’empare d’une bande de 25 km entre le Golan et la frontière jordanienne, d’un bout de l’autoroute reliant Damas à Deraa, puis de la localité stratégique de Daël, entre Deraa et Damas, et de deux bases militaires de cette province.
Un nouveau front est ouvert. À partir du 10 avril, des combats sont notés à Sanameïn, au nord de Deraa, puis à Barzé, un quartier de banlieue au nord-est de Damas. L’ASL entreprend de couper le ravitaillement des unités de l’armée déployées dans la région. Ses progrès méridionaux sont rendus possibles par l’envoi progressif de 4.000 combattants – équipés et formés à Deraa et en Jordanie – dans la Ghouta, un oasis à l'est de Damas. La stratégie est pensée depuis plusieurs mois : fin 2012 déjà, des avions chargés d’armes d’origine ukrainienne ou croate (canons sans recul, lance-grenades, missiles antichars, etc.) se posaient à Amman. Les États-Unis supervisent des formations, la Jordanie prête son territoire, et l’Arabie Saoudite finance des livraisons d’armes, le tout au profit de groupes affiliés à l’Armée Syrienne Libre, triés et commandés par le général Ahmed al-Na’ameh, ex-officier connu pour sa méfiance vis-à-vis des islamistes ; déserteur originaire de Deraa, le général Khahal unifie quant à lui le commandement de l’Armée Syrienne Libre du Sud.
L’objectif est de renforcer et de professionnaliser l’ASL aux dépends des milices djihadistes, et d’ouvrir un nouveau front plus proche de Damas et moins anarchique. Ces efforts portent leurs fruits, au moins au début du printemps. Du fait de sa proximité avec Israël, le sud du pays est beaucoup plus fortifié que le nord, les faubourgs damascènes abritant plusieurs sites militaires importants : le simple fait que l'opposition puisse s’y mouvoir et y enregistrer des succès atteste alors de l’existence d'un couloir d'approvisionnement massif en armes. Toutefois, la progression de l’ASL bute sur une localité en plein désert, Otaïba, qui leur sert de nœud pour s’approvisionner mais d’où ils sont chassés le 8 mai.
La pénétration de la région damascène est très compliquée. Les bombardements sont massifs sur les quartiers rebelles, Daël, Sanameïn, Qaboun, Barzé, Jobar, Hajar al-Aswad et Qadam. Fin avril, cinq jours de pilonnages et de combats font entre 100 et 450 morts à Jdeidet al-Fadl. À plusieurs reprises, des rebelles sont massacrés par dizaines dans des embuscades de l’armée.
La mosquée des Omeyyades d'Alep (ici en 2009) a été en grande partie détruite le 26 février 2013. Les rebelles parviennent enfin à y déloger les forces gouvernementales deux jours plus tard. Le minaret de la mosquée, qui datait du XIIème siècle, s’est effondré dans la confusion des combats le 24 avril suivant.
La montée en puissance des groupes radicaux
L’Armée Syrienne Libre doit désormais compter sur la présence de milices radicales, composées de combattants syriens, mais aussi caucasiens, irakiens, afghans, ouzbeks, etc. dont l’influence ne cesse de croître, notamment dans le nord et l’est du pays. Dans ce grand conglomérat qu’est la rébellion, estimée entre 100.000 et 150.000 hommes, on dénombre des centaines de groupuscules de toute sorte. À l’été 2013, près de 15.000 djihadistes se répartissent entre le Front al-Nosra (8.000 hommes) et l’État Islamique d’Irak et du Levant, un mouvement ultra-fanatique venu d’Irak (6.000 combattants, surtout étrangers) ; en janvier 2014,
Les deux groupes se réclament d'Al-Qaïda et veulent établir un califat englobant la Syrie, l’Irak et tout le Proche-Orient. S’ajoutent 35.000 membres de milices salafistes, réunies en un Front Islamique Syrien, dont la principale brigade est Ahrar al-Sham. Violemment anti-chiites et bien implantées dans le nord, elles sont financées par des mécènes originaires du Golfe et visent à fonder un État islamique strictement syrien.Outre ces groupes, les plus radicaux, environ 30.000 rebelles sont membres de milices dites islamistes. Constituées en un Front Islamique pour la Libération de la Syrie, elles sont proches de la rhétorique des Frères musulmans et ne visent officiellement qu’à la chute du régime. Parmi elles, on retrouve la brigade Farouq, localisée notamment à Homs, et Liwa el-Islam, toutes deux soutenues par Riyad ; les divisions Suqour al-Sham à Idlib ; l’alliance Ansar al-Islam, qui agit autour de Damas ; ou encore Liwa Tawhid, appuyée par le Qatar. Présentes également à Alep, Rastane et Deraa, leur lien avec l’ASL n’est plus que symbolique. Elles obtiennent armes et argent essentiellement de fondations privées du Golfe, du Qatar et de la Turquie. Enfin, le reste de la rébellion se compose, à l’aube de l’automne 2013, de 50.000 à 80.000 rebelles affiliés à des groupes nationalistes ou non-confessionnels fédérés au sein de l’Armée Syrienne Libre. Seuls deux groupes, essentiellement armés par l’Arabie Saoudite et par les États-Unis, y ont une dimension nationale : Ahfad al-Rassoul (« Les Petits-Fils du Prophète »), présent à Damas, Deraa, Idlib et Deir Ezzor, et Jabhat Ahrar Souria (« Le Front des Hommes Libres de la Syrie »), implanté à Damas, Homs, Idlib et Alep.
Groupes rebelles présents sur le terrain, à l'été 2013. Cette schématisation sommaire omet toutefois la résistance kurde.
La bonne réputation des djihadistes, connus pour leur intégrité et leur courage, s’effrite rapidement, en partie à cause du zèle religieux de certains d’entre eux. Le fossé est plus grand encore avec les combattants étrangers, très puritains et intolérants dans leur pratique de l’islam ; s’ils sont minoritaires au sein du Front al-Nosra, ils sont en revanche très majoritaires au sein de l’État Islamique d’Irak et du Levant (Daesh), dont l’image se détériore très vite au sein de la population, y compris auprès des communautés sunnites. Dès février 2013, des heurts sont notés entre rebelles affiliés à l'ASL et djihadistes sur la question du drapeau, à cause de la présence de femmes lors des manifestations de protestation hebdomadaires, ou pour des chants révolutionnaires considérés comme impies. Les exactions visant des chrétiens se multiplient et choquent tous les pans de la société syrienne. Au cours de l’été 2013, la révolte de localités entières contre l’État Islamique en Irak et au Levant et les affrontements répétés avec l’ASL provoquent l’échec d’une offensive djihadiste en pays alaouite, dans la province d’Idlib, qui aurait encore creusé le fossé entre communautés en cas de succès. À Raqqa,
des foules scandent : face aux hommes d'al-Nosra. En septembre 2013, des habitants de toute confession y manifestent contre l’occupation et les agissements de l’État Islamique d’Irak et du Levant, scandant : « Raqqa libre, libre, Daesh dehors, dehors », suite au saccage les 25 et 26 septembre de deux églises (croix décrochées, icônes et livres saints brûlés) qui auraient eu le grand tort de faire sonner leurs carillons ; points de ralliement des manifestations anti-Assad, les deux églises deviennent l’épicentre de la contestation locale contre l’État Islamique.En mars 2013, un activiste laïque cité par le journal Le Monde affirmait : « Nous n’avons pas encore renversé le régime, et déjà la bataille commence pour savoir à quoi ressemblera la suite. La seule bonne chose, c’est que les islamistes sont en train de se rendre compte qu’ils ne pourront pas appliquer leur programme aussi facilement. » Une situation qui annonce une montée des tensions entre les différents groupes rebelles. Dans un contexte où l’ASL perd progressivement l’ascendant militaire au profit de milices radicalisées, c’est alors sans doute le principal succès de Bachar el-Assad, devenu maître dans l’instrumentalisation des peurs et des tensions religieuses, que d’avoir réussi à rendre la chute du régime encore plus terrifiante que son maintien.
La multiplication des exactions menées par les rebelles djihadistes à l'encontre des minorités religieuses ou des musulmans sunnites modérés laisse planer de sérieuses inquiétudes sur l'avenir du pays ; elle participe à la légitimation du discours « anti-terroriste » du régime, et dévie les efforts des insurgés de leurs objectifs initiaux.
Pour accéder à la suite de cet article et aller plus loin sur la Révolution syrienne : Printemps syrien (2/2) : de la Révolution à la Guerre de Syrie