En avril 2013, le président de la République créait la Commission Innovation 2030, présidée par Anne Lauvergeon et chargée de s’approprier les principaux défis du monde de 2030 et d’en identifier les opportunités majeures. Le 2 décembre suivant, Arnaud Montebourg, alors Ministre du Redressement productif, Fleur Pellerin, encore Ministre déléguée aux PME, à l'Innovation et à l'Économie numérique, et Anne Lauvergeon lançaient le Concours mondial #Innovation2030 en présence de François Hollande. Objectif de cette initiative : faire émerger les talents, en France comme dans le reste du monde, et les attirer dans l’Hexagone en leur proposant un accompagnement.
À bien des égards, l’ « innovation » s’impose comme le nouveau mot étendard porté aux quatre coins de la planète par les entreprises, les gouvernements et les organisations internationales, qui y voient la réponse aux grands défis contemporains. Bien que le terme désigne un concept aux contours parfois assez flous, il n’en reste pas moins porteur de grandes ambitions : l’innovation technologique pourrait nous assurer la transition énergétique vers des sources propres ; l’innovation agricole et génétique pourrait nous garantir l’autosuffisance alimentaire ; l’innovation est source de croissance et donc d’emploi ; etc. Voilà l’esprit. En face, les sociétés sont mises en tension par un ensemble de mutations profondes : transformations économiques (globalisation, nouvelle géographie industrielle, libéralisations, privatisations, financiarisation), politiques (essor d’un monde multipolaire, perte de centralité des États-nations), sociales (accroissement des inégalités, déclassements, expropriations de terres) ou encore environnementales (crises écologiques, hausse du niveau des eaux).
Tous ces processus se combinent de manière complexe et remettent en question les modèles politiques, économiques et sociaux à l’œuvre au cours du XXème siècle : rapport entre secteurs public et privé, modes de production et de consommation, modes de financement. L’occasion ici de nous arrêter sur la façon dont l’« innovation », quelle qu’elle soit, peut jouer en faveur (ou contre) la construction d’un monde plus durable.
On ne compte plus le nombre d’appels à organiser la « transition » (écologique, économique, vers une société sobre en carbone, etc.), ni le nombre croissant de « solutions alternatives » dans tous les secteurs d’activité : de l’organisation de services urbains et de transport (vélos en libre-service, covoiturage organisé, etc.) à l’agro-alimentaire, en passant par la santé ou l’éducation. Dans le secteur bancaire par exemple, souvent décrié, on peut citer la naissance du micro-crédit et des initiatives telles que la Nef, une banque coopérative locale née en 1988 en France et tournée vers le financement de l’économie sociale et solidaire. Voiture électrique, agriculture biologique, énergies renouvelables, slow food (un mouvement international qui vise à sensibiliser les citoyens à l’écogastronomie et à l’alterconsommation) ou encore e-learning mobilisent toujours plus d’acteurs, publics et privés, et font l’objet de programmes dédiés. La crise constitue une opportunité de promouvoir ces innovations, auxquelles on attribue des vertus opposées aux modèles conventionnels : elles se veulent le plus souvent décentralisées, frugales, flexibles, intelligentes, écologiques, démocratiques. Dans le flot de l’innovation, on trouve des pays industrialisés, mais également des pays émergents ou en développement, parfois leaders dans certaines technologies (la Chine dans l’industrie solaire) et pionniers pour le développement de certains usages révolutionnaires (Mobile Banking au Kenya).
Lancé en 2011, Autolib' est un service public d'autopartage de voitures électriques en libre-service au sein de l'agglomération parisienne. En septembre 2014, il comptait 2.578 véhicules et 871 stations. (Crédit photo © Boudour Moumane)
Une série de questions émergent naturellement face à ce foisonnement : elles renvoient à la dimension même de l’innovation, et notamment s’agissant des technologiques numériques et des technologies vertes. Quelles potentialités portent-elles ? Et leur déploiement, fulgurant, conduit-il réellement vers une plus grande sobriété ?
Les promesses technologiques : élargir le viseur pour un développement réellement durable !
En ce début de XXIème siècle, une question légitime se pose à nous : les technologies « vertes » sont-elles le moteur d’une nouvelle révolution industrielle ? Depuis ses débuts, le mouvement écologique, qu’il soit intellectuel, politique ou associatif, balance entre technophobie et technophilie. Les technologies vont-elles nous « sauver » des menaces environnementales tout en assurant notre autosuffisance alimentaire et notre confort ? Il faut sûrement relativiser leur capacité à bouleverser nos sociétés et nos modes de vie. Alors que des inventions comme la machine à vapeur et l’électricité avaient permis des réorganisations fondamentales de l’économie et des territoires, les technologies dites vertes n’ouvrent pas la voie à de tels changements : les électrons verts restent des électrons, les voitures « vertes » sont toujours des voitures. Le XXIème siècle s’inscrit dans une continuité avec celui qui l’a précédé.
Le principal changement de paradigme viendra sans doute de la révolution numérique en cours, qui va bien au-delà d’un ensemble de nouvelles industries. Ce qu’on appelle les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) constituent assurément un puissant outil et un nouveau paradigme compatible avec la production et la consommation « verte ». Toutefois, comme tout outil de développement, elles peuvent être utilisées au bénéfice comme au détriment des écosystèmes et des sociétés. En l’occurrence, les NTIC ont aussi un impact matériel négatif en soi, bien que plus subtil que d’autres industries : les terminaux et réseaux consomment de l’énergie, des terres rares et des matériaux toxiques. Surtout, elles s’accompagnent de modes de vie et de systèmes de production qui ne sont certainement pas immatériels, et les nouveaux usages, plus « légers » en ressources, ne se substituent pas à des usages « lourds » mais les complètent : ainsi, la vidéoconférence ne remplace pas les déplacements en avion mais encourage les échanges et donc les déplacements. On est face à un potentiel qui peut être exploité au bénéfice comme au détriment de la planète, selon les aspirations des consommateurs et des citoyens, et selon les orientations des forces sociales et institutionnelles.
Il convient donc de ne pas tomber dans une naïve foi dans les nouvelles technologies, et de nous interroger constamment sur, plus encore que l’innovation technologique, les nécessaires innovations de nature socioéconomique qu’il faudra emprunter dans l’optique d’une société plus responsable – innovations socioéconomiques qui interagissent évidemment avec la diffusion des nouvelles technologies. Comment nos villes doivent-elles se transformer, quels modèles économiques durables adopter pour replacer l’Homme et son bien-être au centre des préoccupations, comment faire évoluer les modes de consommation ?
La plupart des révolutions technologiques ont un impact socioéconomique évident : sur nos modes de vie, sur notre productivité, sur notre façon de consommer, etc. À titre d’exemple, la révolution technologique de l’automobile aux États-Unis, qui s’est diffusée massivement avec la Ford T au début du XXème, s’est accompagnée d’une nouvelle industrie mais aussi d’infrastructures et de principes d’organisation qui ont transformé toute l’économie : l’âge de l’automobile est aussi celui d’une nouvelle organisation du travail – le taylorisme – ou de formes urbaines et d’habitat plus étalées. C’est aussi l’essor de la consommation de masse et l’aspiration à l’American way of life. De nos jours, dans le cadre d’une prise en compte réelle des enjeux écologiques et sociaux, il faudrait sûrement en passer par des innovations d’ampleur comparable à une révolution industrielle : envisager très sérieusement de nouvelles formes urbaines, de nouveaux modèles d’entreprise, de nouvelles pratiques agricoles et alimentaires, de nouveaux modes de vie. Ainsi, pour le cas des transports, se limiter à une diffusion de moyens de transport propres risque de ne pas être suffisant pour atteindre les objectifs de limitation du réchauffement climatique. Il est nécessaire de réduire, non pas le coût écologique de la connectivité mais le besoin de déplacements, et donc de repenser en conséquence les formes urbaines, la répartition géographique des services et des équipements, etc.
Au niveau social, il conviendrait de s’appuyer sur l’émergence d’une économie plus collaborative, une économie du partage favorisée par la révolution numérique. En mutualisant les biens et en leur donnant une seconde vie (covoiturage, revente en ligne d’articles d’occasion, récupération, etc.), cette économie « parallèle » porte déjà quelques espoirs de collaborations à l’échelle des citoyens, plutôt propice à une économie verte. Surtout, le partage illustre les innovations possibles dans les modèles d’entreprise et dans les modèles de consommation. Mais ces initiatives restent clairement marginales dans l’économie, et ont vocation à le rester tant qu’elles ne bénéficieront d’aucun appui global et organisé des pouvoirs publics.
L’innovation en faveur du développement durable est-elle contrôlée ?
Nos sociétés se retrouvent aujourd’hui face à une myriade de configurations innovantes élaborées par des groupes d’acteurs hétérogènes et rarement coordonnés, sans planification d’ensemble. Au final, l’éco-innovation ne vient pas se substituer aux modèles dominants (comme le bon sens le voudrait) mais se confronter à eux pour donner lieu à un système hybride où les modèles alternatifs supposés plus durables se développent parallèlement, de façon relativement marginale. Or, innover de façon sincère et volontariste impose une rupture radicale avec les paradigmes qui régissent le modèle dominant. Il y a globalement un consensus, dans le discours, en faveur du principe d’« innovation ». Mais innover, ce n’est pas seulement fédérer les forces vives, associer, articuler, créer des synergies ; c’est aussi, bien souvent (et comme l’avait souligné Schumpeter avec la notion de destruction créatrice), détruire, cliver et critiquer.
Dans l’ensemble, les dispositifs innovants s’articulent aujourd’hui avec ceux existants. Le secteur agro-alimentaire est particulièrement illustratif : via les modèles alternatifs foisonnants (circuits courts, labellisation, agriculture biologique), les exploitants agricoles vendent bien souvent leurs productions dans plusieurs circuits pour diversifier leurs revenus et stratégies. Parallèlement, la grande majorité des consommateurs s’approvisionne à la fois dans des supermarchés, des marchés de producteurs ou des magasins bio, ce qui élargit la gamme de produits offerts. Les systèmes co-évoluent et s’influencent réciproquement : les alternatifs en viennent souvent progressivement vers des formes « conventionnelles » (intensification, recherche d’économie d’échelle, etc.) et les secteurs conventionnels en viennent quant à eux à adopter une rhétorique « écologiste », voire certaines pratiques alternatives aujourd’hui bien intégrées (bio, circuits courts).
Il convient de bien souligner que les modèles alternatifs ne sont pas nécessairement plus durables, contrairement à ce qui est affirmé par une multitude d’acteurs : la production énergétique d’un panneau solaire ne compense pas encore la forte consommation en CO2 qu’exige son processus de fabrication ; la plus faible empreinte environnementale des circuits courts n’est pas toujours démontrée à cause du poids du « dernier kilomètre » lorsque l’on projette ces systèmes alternatifs dans les configurations urbaines existantes ; etc. Certaines innovations posent même des questions sanitaires et éthiques lourdes. En septembre 2012, José Bové déclarait ainsi, à propos de la recherche privée sur les OGM : « Quand elles ont dit qu’il n’y avait pas de risque, les entreprises ont menti aux citoyens. Maintenant, c’est l’indépendance de nos agences européennes sanitaires des aliments qui est en cause. Il faut qu’elles se réapproprient ce débat et qu’on refasse toute l‘évaluation des OGM avec cette nouvelle situation qui montre leur danger pour la santé humaine ».
En vérité, la véritable force et le véritable intérêt de ces modèles ne réside pas tant dans les économies d’énergie et de matière qu’ils permettent aujourd’hui ou permettront demain, mais dans leur capacité à remettre en cause les paradigmes existants – les acteurs, les comportements, les technologies et les modèles en place – ainsi qu’à mettre en mouvement l’économie et la société à travers l’expérimentation de solutions nouvelles.
Quid de l’innovation politique ?
Une autre question touche aux outils de politique publique pour le développement durable : quelles sont les innovations en matière institutionnelle, quelles sont les nouvelles politiques publiques promues pour atteindre la durabilité ? On sait le rôle crucial qu’a eu l’État dans le passé pour impulser de grandes dynamiques économiques et sociales. C’est vrai pour la plupart des pays industrialisés de la planète. Aujourd’hui, l’enjeu pour la puissance publique ne sera pas tant de « tout faire », « tout planifier », « tout organiser », que de mettre en œuvre des institutions et les politiques publiques capables de donner une direction – celle du développement durable – et de co-construire un assemblage de solutions avec une multitude d’acteurs, dans un souci d’efficacité et pour répondre aux demandes sociales et environnementales. Cela ne signifie pas que la puissance étatique n’a pas à jouer un rôle de facilitateur, d’impulseur, voire d’initiateur et de planificateur, mais le monde d’aujourd’hui est celui d’économies de plus en plus dominées par le secteur privé, et où les membres de la société civile (associations, collectivités, etc.) sont de plus en plus revendicateurs et à l’initiative. L’État est toujours acteur, mais plus que jamais il doit combiner son action avec celle d’acteurs non-gouvernementaux pour assurer l’efficacité et la portée de ses actions.
Il faut bien reconnaître que jusque-là, on n’a pas observé de grands bouleversements en matière de gouvernance des enjeux de durabilité, à l’échelle nationale comme internationale. L’échec de l’initiative Yasuni-ITT en Équateur, en août 2013, l’avait très bien révélé, alors même que cette démarche inédite du gouvernement équatorien aurait dû constituer un véritable test. Annoncé en 2007 par le tout fraîchement élu président de la République Rafael Correa, ce projet consistait à préserver le territoire du Parc national Yasuni, en Equateur, de l’exploitation de 800 à 900 millions de barils de pétrole en échange d’une compensation financière de la communauté internationale, à hauteur de 50% du manque à gagner estimé. La somme n’a jamais été réunie et le projet est mort-né.
Pour aller plus loin sur l’exemple du projet Yasuni-ITT en Équateur : Équateur : l'échec de l'initiative Yasuni-ITT, révélateur d'un tournant dans la présidence Correa ?
La meilleure gestion de nos ressources (et une plus grande sobriété dans leur exploitation) est pourtant essentielle, y compris sur le plan géopolitique. On le voit aujourd’hui au Proche-Orient et en Afrique, pour le contrôle de l’eau et du pétrole. On le verra demain dans de nouvelles zones exploitables, comme l’Arctique. En juin 2012, Nicolas Hulot décrivait cette montée des périls par ces mots : « En mars 2012, les États-Unis et l’Union européenne ont porté plainte à l’OMC contre la Chine pour rétention d’exportation de terres rares. Pour rappel, les terres rares sont tous les métaux, tous les minerais dont on a besoin dans notre industrie. Et dont les Chinois sont devenus quasiment les producteurs exclusifs. On rentre dans une période de tensions géopolitiques intenses ». Si les experts et les décideurs ont appelé depuis le début des années 1990 à la création de nouvelles institutions capables, par exemple, de mieux prendre en compte le long terme, les nouveaux traités internationaux, commissions d’experts ou débats publics n’ont pas encore su relever ce défi. Systématiquement, les enjeux à court terme prennent le pas. En particulier, malgré les discours en faveur d’une plus large participation de la société civile, la gouvernance du développement durable reste largement aux mains des gouvernements nationaux qui s’appuient dessus pour affirmer leur autorité économique (pourtant souvent fébrile).
Face à cela, le secteur numérique se présente comme un facteur d’équilibrage de la représentation, puisqu’il permet un meilleur accès pour tous à l’information et au processus de décision. En l’occurrence, Internet a ouvert la voie à des pratiques de consultation innovantes. Les consultations citoyennes de l’ONU sur l’agenda de développement pour l’après-2015 en sont la manifestation la plus visible. Elles soulèvent également l’espoir d’une représentation plus large et inclusive des acteurs dans l’élaboration des politiques internationales et d’une transparence accrue. Sans emballement non plus, car l’analyse détaillée de ces consultations révèlent une participation émanant essentiellement des organisations « traditionnelles » de la société civile et des pays les plus riches. Or, l’innovation politique doit chercher à promouvoir la voix de tous, et pas seulement des experts et des puissants. Ce qui nous amène à une autre question, à savoir celle des conséquences de la globalisation sur les capacités d’innovation des pays émergents : les évolutions en cours conduisent-elles à une nouvelle géographie de l’innovation ?
Dans les faits, si l’on assiste progressivement à un recul du mythe selon lequel les pays du Nord innovent et ceux du Sud copient, la réalité de la géographie de l’innovation reste encore celle d’une forte concentration des capacités autour de certains pôles majoritairement situés au Nord. Dans les pays émergents, la puissance publique reste encore trop focalisée sur la promotion massive de la Recherche et Développement (R&D) ou sur l’attraction des investissements directs étrangers, qui ne conduisent pas nécessairement à des effets d’entraînements s’ils ne sont pas correctement articulés autour d’un tissu industriel local.
Une vision plus large, intégrée, est indispensable, car il s’agit de mettre des sociétés entières en mouvement. L’exemple de l’Inde, aux inégalités abyssales entre des centaines de millions de pauvres analphabètes et des universités d’élites, est à cet égard frappant, mais il est loin d’être isolé. Il doit faire prendre conscience d’un facteur de succès essentiel : le concept de développement durable doit être pensé comme un projet à la fois politique, économique, environnemental, mais aussi social en ce qu’il intègre le principe d’égalité comme un élément de durabilité de toute société humaine. Comme l’écrivait si judicieusement Oscar Wilde, « la sagesse, c'est d'avoir des rêves suffisamment grands pour ne pas les perdre de vue lorsqu'on les poursuit ». Rappelons-nous donc ces mots et tâchons d’être un peu ambitieux pour laisser aux générations futures un monde empreint de sagesse.