Par David Brites.
Alors qu'elle était parvenue en juillet 2012 à porter le combat dans les villes d'Alep et de Damas, ce même été 2012 apporte sur la scène syrienne deux nouveaux acteurs avec lesquels Printemps syrien (1/2) : chronique d'une Révolution perdue
désormais compter : les miliciens kurdes du PYD, devenus prépondérants dans de nombreuses localités proches de la frontière turque, et les groupes djihadistes parfois noyautés par des combattants étrangers, notamment le Front al-Nosra. Les Kurdes bénéficient d'un ancrage local qui correspond à la réalité ethnico-linguistique des localités qu'ils prétendent contrôler. Les djihadistes profitent quant à eux de la porosité des frontières d'un État irakien défaillant, des frustrations des populations arabes sunnites vis-à-vis des pouvoirs irakien et syrien, et de la négligence coupable voire de la bienveillance des autorités turques pour bénéficier d'un flux continu de combattants. Dans ce contexte, le temps joue en défaveur de l'Armée Syrienne Libre, qui s'enlise autour de la capitale sans parvenir à l'introduire. Pour revenir sur les origines et les premiers mois de la Révolution syrienne :
Dès lors, l’escalade semble irréversible. Le 23 et le 29 août, les États-Unis renforcent leur présence en mer Méditerranée, en y déployant au sein de la VIème flotte américaine deux destroyers (en plus des trois déjà présents) équipés de missiles de croisière, et la France envoie dans la zone une frégate de défense. Devant l’imminence de frappes ciblées franco-américaines, la Russie, qui dépêche elle-même deux vaisseaux de guerre en direction de sa flotte stationnant à Tartous, propose le 9 septembre une solution alternative aux bombardements : le démantèlement concerté de l’arsenal chimique du régime syrien sous égide de l’ONU. La perspective de l’intervention s'éloigne, et ce d'autant plus que le Parlement au Royaume-Uni a rejeté le 29 août l'idée d'une intervention, et que le Congrès aux États-Unis menace de faire de même. Pour aller plus loin sur le risque de régionalisation du conflit syrien et sur ses échos au Moyen-Orient : Syrie : risque-t-on l’embrasement régional ?
Après la crise diplomatique de septembre 2013 : le déclin de l’Armée Syrienne Libre
La suite des évènements conforte ce rapport de force en faveur des milices radicalisées. Le 24 septembre 2013, treize groupes islamiques importants déclarent qu’« aucune organisation basée à l’étranger », y compris les opposants syriens en exil ou Al-Qaïda, ne saurait les représenter. Parmi eux, la puissante faction Ahrar al-Sham et d’autres brigades salafistes du Front Islamique Syrien, mais aussi des milices islamistes plus modérées issues du Front Islamique de Libération de la Syrie. À cette date, donc, ces groupes appellent à se battre sous la bannière de l’islam, dans le cadre d’une « Armée Islamique de Mahomet ». Dès le 27 septembre suivant, une dizaine d’autres brigades rompent à leur tour avec la
Deux jours plus tard, une quarantaine de brigades proclament leur ralliement à la coalition militaire de l’Armée Islamique de Mahomet. Ces déclarations successives, notamment la création de cette vaste alliance, prélude la constitution d’une coalition plus large encore entre la plupart des groupes salafistes et islamistes, à savoir le Front Islamique, fondé le 22 novembre 2013. En font partie l’essentiel des groupes du Front Islamique pour la Libération de la Syrie, comme les brigades Liwa al-Tawhid et Suqour al-Sham, à la dialectique proche des Frères musulmans ; et ceux du Front Islamique Syrien, dont Ahrar al-Sham, Liwa al-Haq et Ansar al-Sham, des milices salafistes ; mais également la puissante brigade salafiste Liwa al-Islam – devenue Jaysh al-Islam (« l’Armée de l’Islam ») après avoir intégré d'autres groupuscules – qui combat près de Damas. Leur Code d’honneur rejette ouvertement les principes démocratiques et appelle à la fondation d’un en Syrie. Constitué de 50.000 à 80.000 hommes, le Front Islamique devient la principale alliance rebelle, devant l’ASL, l’État Islamique en Irak et au Levant et le Front al-Nosra. Elle anticipe surtout la mise en place d’une confrontation à venir, incluant d'autres acteurs encore, contre l’État Islamique d’Irak et du Levant (plus connu par son acronyme arabe : Daesh).
Le fossé idéologique qui se creuse depuis des mois entre les hommes de l'ASL et ceux de Daesh entraîne une multiplication des accrochages, notamment dans les provinces d’Alep et d’Idlib. Les djihadistes doivent aussi faire face à la résistance kurde, avec qui ils se disputent les voies de communication vers la Turquie qui passent dans les localités kurdes. À partir d’octobre 2013, les Comités de protection du peuple (YPJ), principales milices kurdes, chassent les forces d’al-Nosra et de Daesh de plusieurs localités de la province d’Hassakeh. Le 12 novembre 2013, le PYD, bras politique de la résistance kurde, crée une « administration autonome de transition » du Kurdistan syrien, divisée en trois zones dotées d’une assemblée locale et d’un exécutif qui doivent remplacer les Conseils locaux kurdes mis en place depuis l’été 2012. Une mesure cautionnée par le régime syrien, et critiquée par les autres groupes rebelles qui dénoncent une velléité sécessionniste. Certaines factions kurdes critiquent également l’unilatéralisme du PYD et sa suprématie au sein de la résistance kurde.
L’hiver 2013-2014 : le régime consolide sa stratégie dans le centre du pays
Dans le centre du pays, l'armée syrienne apparaît en position de force, notamment après la prise de Qousseir en mai 2013. Sa victoire sur les rebelles, toujours en mai, dans la localité d’Otaïba sécurise la région de Damas sans pour autant y déloger l’Armée Syrienne Libre, ni même les groupes du Front Islamique qui y sont désormais prépondérants. En novembre 2013, le régime doit faire face à une vaste offensive de combattants rebelles, salafistes et modérés, menée grâce à l’arrivée dans la Ghouta de centaines d’hommes formés en Jordanie ; il s’agit très probablement de l’attaque massive prévue pour accompagner les frappes occidentales, prévues en septembre et finalement avortées. On compte plus de 200 morts entre le 22 et le 25 novembre, dans le secteur de Marj al-Sultan. Fort de ses indispensables alliés étrangers sur le terrain, le Hezbollah et des milices irakiennes, l'armée syrienne parvient à redresser la situation, d’abord en endiguant l’offensive de la Ghouta, ensuite en faisant sauter le verrou de Qalamoun, point clef de la province de Damas, où se trouvent des dépôts d’armes, et qui, proche de la frontière libanaise, constitue la base-arrière des insurgés pour encercler la capitale et commander l’accès à l’autoroute Damas-Homs. Les localités autour de Qalamoun sont progressivement reprises : Deir Attiya le 28 novembre, Nabak le 9 décembre, et, en 2014, Yabroud le 16 mars et Rankous le 9 avril. L'autoroute entre Homs et Damas rouvre même, assurant une continuité territoriale entre les deux villes.
Bâti au Xème siècle par les Arabes avant d'être considérablement agrandi au XIIème siècle par l'Ordre des Hospitaliers, le Krak des Chevaliers (ici en 2009), perle architecturale héritée des Croisades, a été repris par le régime le 20 mars 2014, deux ans après que les rebelles s'en soient emparé. Près de 700 insurgés auraient vécu jusqu'à cette date dans la citadelle. (© Boudour Moumane)
Les manœuvres de l’armée écartent bientôt le risque d’une nouvelle offensive massive de la rébellion depuis ses bases-arrières jordaniennes ou depuis la province méridionale de Deraa. De surcroît, la fragilisation et la parcellisation de l’opposition dans le sud du pays favorisent des accords ponctuels entre l’état-major syrien et certains groupes rebelles. Une série d’armistices est ainsi conclue en février de nombreuses localités autour de Damas, comme Babila le 17 février. Négociés par des hommes politiques ou d’affaires originaires de ces bourgs, ces accords permettent l’entrée de nourriture et obligent les rebelles à y dresser le drapeau syrien et à rendre leurs armes lourdes. À Homs, nouvelle étape dans la reconquête méticuleuse du pays par l’armée, la situation pousse les insurgés à négocier également. Du 7 au 13 février 2014, le régime laisse l’ONU évacuer 1.350 civils. Pas moins de 1.300 rebelles sont encore retranchés dans la vieille ville, où l’armée menace de pénétrer à partir du 15 avril. Un accord inédit conclu le 4 mai en présence de l’ambassadeur d’Iran permet le retrait de ces rebelles, mais également des civils et des blessés qui s’y trouvent encore, soit 2.250 personnes au total ; la libération de 70 prisonniers libanais et iraniens détenus par des islamistes à Alep et Lattaquié
, de même que l’entrée d’une aide humanitaire dans deux villages chiites près d’Alep, Noubl et Al-Zahraa. Le retrait des rebelles de Homs, avec leurs armes légères et leurs familles, les 7 et 8 mai, permet à l’armée d’occuper enfin la vieille ville, dès le 9 mai. Au cours des semaines suivantes, des milliers de civils reviennent dans Homs détruite. Waer, l'un des tous derniers quartiers de Homs encore aux mains de l’insurrection, sera évacué en janvier 2015 à la faveur d’une nouvelle trêve.Dans le nord du pays en revanche, le régime demeure incapable de progresser dans la province d’Alep. Certes, quelques succès ponctuels sont notés, qui empêchent les rebelles de prendre définitivement l’ascendant. Le 10 novembre 2013 par exemple, la reprise de la base septentrionale « Brigade 80 », perdue en février 2012, renforce la sécurité de l’aéroport d’Alep. L’armée syrienne et ses supplétifs obtiennent également un double succès notable le 22 mai, lorsqu’ils brisent le siège imposé depuis 13 mois par les rebelles sur la prison centrale d’Alep, et qu'ils coupent une route d’approvisionnement capitale pour l'insurrection, au nord de la ville.
Mais aucune offensive majeure qui permettrait de s’emparer de la métropole alépoise, en dépit des affrontements entre rebelles et djihadistes. L’armée se contente de bombardements aériens contre Alep, employant une méthode peu commune en jetant par avion des barils d’explosifs (TNT), qui permet d’économiser les missiles. Du 15 au 31 décembre 2013, le pilonnage sur les secteurs est de la ville font 600 morts, dont 200 enfants. Et entre le 1er janvier et le 30 mai 2014, on compte 2.000 civils tués par les bombardements, dont 500 enfants. Les journées du 15 décembre et du 1er février font à elles seules respectivement 76 puis 120 morts, en majorité des civils. À ce pilonnage s’ajoute la coupure des lignes à haute tension par les rebelles pour faire pression sur les quartiers tenus par le régime, dès lors privés d’électricité. Sans surprise, la métropole alépoise sort de l'hiver 2013 et de l'année 2014 en ruines, désertée par sa population. À terme, l'incapacité du régime à reprendre Alep lui coûte très cher, puisqu'il ne peut pas, sans cette ville-clef, parachever sa stratégie militaire (pourtant bien engagée) visant à récupérer le « pays utile », ni reconquérir ce qui reste un bastion de la rébellion, un cas rare où les insurgés mènent un front globalement unifié (appelé « Front du Levant »), dont seul Daesh est exclu. Alep représente par ailleurs une étape nécessaire avant de pouvoir partir à la reconquête de la province stratégique d'Idlib, de celle de Raqqa, et de la frontière turque.
L'irrésistible montée en puissance de Daesh pousse les forces rebelles à réagir. Elles comprennent bien la menace idéologique, mais aussi militaire, que représente ce mouvement, qui coupe leurs réseaux logistiques dans le nord-est du pays et multiplient les exécutions sommaires contre les officiers et combattants modérés ; l’objectif est par ailleurs pour les insurgés de « renationaliser » le conflit. Il en va également de leur crédibilité sur le plan international, et donc de leurs financements extérieurs. Le 3 janvier 2014, trois coalitions rebelles, l’Armée des Moudjahidines, alliance islamiste récemment créée, le Front des Révolutionnaires de Syrie, composé de groupes modérés non-islamistes, et le puissant Front Islamique, lancent une « seconde Révolution » contre l’État Islamique en Irak et au Levant. Les manifestations de sympathie à l’égard de cette lutte ouverte contre les djihadistes étrangers se multiplient dans toutes les zones « libérées », à Alep (aux cris de : « Écrasons l’État islamique et Assad ! »), à Idlib, à Raqqa, ou encore à Binnish. Les enjeux militaires conduisent toutefois à des contradictions idéologiques, puisque même le Front al-Nosra, pourtant la branche officielle d’Al-Qaïda dans le pays, se joint à cette offensive au cours des jours suivants ; c'est qu'al-Nosra se montre également désireux d’améliorer son image sur la scène syrienne. Le coup est momentanément très rude pour Daesh, qui perd en une semaine la moitié de la quarantaine de localités qu’il contrôlait jusque-là. Le 8 janvier, à Alep, ses hommes sont délogés de l’hôpital qu’ils avaient transformé en place forte, dans le quartier de Kadi Askar, et une cinquantaine de prisonniers syriens y sont libérés.
En deux mois, en janvier et février, les combats de cette nouvelle « guerre dans la guerre » font 3.300 morts, dont au moins 1.400 rebelles et 1.000 djihadistes de Daesh. La terreur s’installe partout. Daesh multiplie les attentats-suicides, en particulier dans les provinces d’Alep et d’Idlib. Sont exécutés sommairement une centaine d'hommes d’al-Nosra et de la brigade Ahrar el-Cham capturés au cours des semaines précédentes, mais aussi une cinquantaine d'hommes de Daesh. Les affrontements se poursuivent au cours du printemps 2014, redistribuant les cartes dans l’est et le nord du pays. À Alep, le Front Islamique et l’Armée des Moudjahidines, formée quasi-exclusivement d'Alépins, dominent les combats et tirent leur épingle du jeu. Le 30 avril, Daesh doit se retirer de cinq localités de la province éponyme, où il se sait vulnérable. Azaz, son plus important bastion dans cette région, l’aéroport militaire de Mennegh, la localité de Mayer et les villages de Deir Jamal et Kafine sont perdus. Entre-temps, le 2 février, Al-Qaïda désavoue à nouveau l’État Islamique en Irak et au Levant, au profit d’al-Nosra, après l’avoir déjà fait en novembre 2013. Al-Nosra récupère dans ses rangs des djihadistes étrangers en débandade, à Alep comme à Raqqa.
Toutefois, le siège lancé par al-Nosra le 6 janvier sur le quartier général de l’État islamique à Raqqa échoue, et les zones rurales qui commandent l'accès aux voies d'approvisionnement vers le nord demeurent aux mains des djihadistes.La situation se renverse à la fin du mois d’avril 2014, à la faveur d’une vaste offensive de l'État islamique, menée le long de l’Euphrate, depuis la province d’Al-Anbar, son bastion irakien. Pas moins de 60.000 personnes fuient la région face à la ruée djihadiste, juste dans les premiers jours de mai. De janvier à juin 2014, la guerre opposant Daesh aux rebelles syriens a déjà fait 6.000 morts. L’État islamique contrôle désormais l’essentiel de la rive nord de l’Euphrate, dans une province de Deir Ezzor facile à ravitailler car limitrophe de son berceau irakien. Fort d’au moins 6.000 hommes en Irak et 7.000 en Syrie, il apparaît alors en position de force. Comme la première contre le régime syrien, la « seconde Révolution » contre l'État islamique a échoué. Daesh multiplie les percées victorieuses, en mai à Raqqa et à Deir Ezzor, mais aussi en juin, lorsqu’il s’empare de Mossoul, deuxième ville d’Irak. Le 29 juin, des combats opposent pour la première fois Liwad al-Islam, principale composante du Front Islamique, et l’État Islamique d'Irak et du Levant.
L'impasse de juin 2014 : le régime baathiste et le Califat islamique en position de force
C’est dans ce contexte que survient la réélection de Bachar el-Assad, le 3 juin 2014. Réalisée dans les territoires tenus par l’armée, avec une participation officielle de 73% des inscrits, elle confère 88,7% des voix au président sortant, face à deux candidats insignifiants. Le 16 juillet, la prestation de serment du chef de l’État consacre l’échec de la Révolution. À cette date, la situation du régime est ambivalente. Au contraire de son homologue libyen, Bachar el-Assad s’est maintenu au pouvoir, et a su éviter une intervention étrangère qui lui aurait été fatale. Mais il dirige désormais un État qui n’a plus rien du pays somme toute prospère dont il a hérité de son père. La situation du peuple syrien est dramatique. Outre les pertes irrémédiables en termes de patrimoine culturel, le territoire est exsangue et les services publics anéantis. En juillet, le conflit a fait 180.000 morts, dont grosso modo 55.000 civils, 32.000 rebelles, 15.000 djihadistes, 40.000 soldats du régime et 25.000 miliciens affiliés. Et des milliers de disparus. À cela s’ajoutent 10 millions de déplacés, dont 3 millions sont réfugiés en dehors du pays, essentiellement au Liban, en Turquie et en Jordanie. En 2014, les Syriens deviennent la deuxième communauté de réfugiés au monde, derrière les Palestiniens, et devant les Afghans. Pour aller plus loin sur la situation des Syriens réfugiés : Accueil des réfugiés syriens : la France montre-t-elle le bon exemple ?
Sur le plan financier comme militaire, le régime est largement tributaire du soutien de ses alliés chiites dans la région, dont les forces sur le terrain ont un rôle décisif. Les chiffres sur les hommes dont l'Iran dispose localement varient énormément, allant de 3.000 à 5.000 pour ce qui concerne les troupes d'élite des Gardiens de la Révolution, à 50.000 si on retient une estimation très large ; et le Hezbollah aurait 20.000 hommes sur place, sans compter les milices irakiennes chiites. À cela s'ajoute l'alliance russe, elle-aussi cruciale pour Bachar el-Assad.
Côté rebelles, la situation n'est pas moins compliquée. Deux agendas antagonismes se font face, l’un national, l’autre djihadiste et régional. Le 17 mai 2014, en rupture avec l’idéologie originelle du Front Islamique, cinq groupes rebelles majeurs signent un Code d’honneur dans lequel ils s’engagent à mettre en œuvre « un État de droit, la liberté et la justice » : l’Union Islamique Ainad al-Sham, l’Armée des Moudjahidines, Failaq al-Sham, les brigades Furqan, et le Front Islamique lui-même. Publié en arabe et en anglais sur Twitter, le texte précise même : « La Révolution syrienne s’engage à respecter les droits humains [ce qu’encourage] aussi notre religion ». Une façon de se repositionner idéologiquement contre Daesh. Soucieux d’adopter un logiciel strictement syrien pour éviter les accrochages avec la population et les autres groupes rebelles, al-Nosra doit faire face à ses tiraillements. Et justement, le 25 juin, une partie du groupe djihadiste à Deir Ezzor rallie Daesh. L'essentiel du Front al-Nosra reste toutefois indépendant et demeure la branche officielle d’Al-Qaïda en Syrie. Maître de l’est de la campagne alépoise, de l’essentiel des provinces de Raqqa et de Deir Ezzor, et d’une partie d’Hassakeh, mais aussi de vastes territoires en Irak, le leader de Daesh, Abou Bakr Al-Baghdadi, proclame le rétablissement du califat islamique le 29 juin 2014. À ce titre, il revendique le titre de « chef des musulmans » dans le monde et se fait désormais appelé le calife Ibrahim (en référence à son véritable prénom). L’« État Islamique en Irak et au Levant » (Daesh) devient donc l’État islamique. Ce califat s’étend théoriquement de la région
d’Alep en Syrie, en passant par Mossoul, Deir Ezzor et Raqqa, qui devient la capitale officielle. Il revendique également les villes de Damas et de Bagdad.
La percée régionale de l'État islamique au cours de l'été 2014. Les offensives majeures sont indiquées en vert foncé, les offensives mineures en vert clair.
Révolution syrienne ou « guerre pour la Syrie » ?
Peut-être un peu prématurément, mais avec les mots justes, le journaliste Cédric Labrousse annonçait en août 2013, sur le site slate.fr, la fin de la Révolution syrienne, qui aurait, selon lui, laissé place à la « Guerre pour la Syrie ». De fait, et les antagonismes ethnico-religieux renforcent cette réalité, la révolte qui a éclaté en mars 2011 en Syrie ne se résume plus à un combat pour la chute ou le maintien du régime baathiste. Il s’agit désormais de savoir qui contrôlera les territoires qui composent ce pays. Des acteurs divers, nationaux mais aussi étrangers (iraniens, libanais, irakiens, kurdes de Turquie, etc.), composent ce grand échiquier sanglant. Et la proclamation du Califat islamique conforte le rapport de force terrible qui s’est désormais établi entre, pour faire court, quatre ou cinq grands groupes de populations : les chrétiens et alaouites ; les Kurdes ; les sunnites, qu’ils soient « salafistes », « islamistes » ou « laïques » ; et les autres, Syriens, Irakiens et autres, qui, à cheval sur l’Irak et la Syrie, entendent remettre en cause les accords Sykes-Picot de 1916 établissant les frontières régionales. Les uns ont un agenda national (minorités religieuses, laïcs, islamistes), certains transnational (kurdes), et les autres international (djihadistes). La situation militaire et sociologique du conflit est d'autant plus complexe qu'elle repose sur des antagonismes anciens et des jeux de pouvoir subtils, notamment entre les asabiyya, c’est-à-dire des groupes de « cohésion sociale » (en arabe), claniques, tribaux ou régionaux.
Une carte du conflit syrien, à la mi-2015, ne peut qu'être sommaire et réductrice, compte tenu de la complexité des forces en présence, de la multitude de groupes sur le terrain, et de l'enchevêtrement des zones tenues par les différentes forces armées. Cette carte permet toutefois de se donner une idée globale de la situation géographique du conflit, qui recoupe souvent (et de plus en plus) la carte ethnolinguistique et religieuse de la Syrie.
Dans la constitution d'un grand fief rebelle dans le nord-ouest, les plus modérés sont les dindons de la farce. Comme depuis le début de l’insurrection, ils ont mené les premières offensives, déterminantes, avant de se voir confisquer la victoire par les groupes plus radicaux. Les hommes du Front des Révolutionnaires syriens menés par Jamal Maarouf, qui étaient parvenus à bouter hors de la province d’Idlib l’État islamique en janvier 2014, doivent abandonner en octobre la plupart de leurs bases dans le djebel Al-Zawiya, une région montagneuse au sud d’Idlib, sous la pression militaire du Front al-Nosra. Armé par les États-Unis et l’Arabie Saoudite, le chef du Front des révolutionnaires syriens incarnait pourtant l’espoir d’un retour en force des modérés sur le terrain. Une débandade emblématique de la dislocation de la rébellion face aux doubles assauts loyalistes et djihadistes. Le 28 février 2015, al-Nosra chasse également les hommes de la milice Hazem de la base militaire 46, prise par l’ASL en novembre 2012. Suite à ce revers, Hazem proclame sa « dissolution et l'intégration de ses combattants au Front du Levant », une vaste coalition localisée à Alep et dominée par le puissant groupe salafiste Djeich al-Islam, membre du Front Islamique ; cette annonce constitue en outre un revers pour la nouvelle stratégie américaine visant à armer les rebelles modérés, puisque Hazem avait été le premier groupe, en 2014, à recevoir des missiles antichars américains.
Sans se supplanter aux autres composantes de la rébellion, encore inombrables et très puissantes, le Front al-Nosra en est désormais le pilier. Une coalition se faisant appeler l’« Armée de la Conquête » est constituée le 24 mars 2015 par la branche d’Al-Qaïda, avec la participation d’influents groupes salafistes ou islamistes rebelles comme Ahrar el-Cham. Cette nouvelle alliance collabore également avec des formations modérées, tel Fursan al-Haq, à qui les États-Unis ont déjà fourni des armes. On y trouve même des groupes islamiques marocains, tchétchènes ou saoudiens proches d'Al-Qaida. Dans la province d'Idlib, la prise des derniers bastions de l'armée loyaliste au cours du printemps 2015 : la ville d'Idlib le 28 mars, celle de Jisr Al-Choughour le 25 avril, du camp militaire d'Al-Astouma le 19 mai, et de la localité d'Ariha (dernière ville de la province tenue par l'armée) le 28 mai, est rendue possible par la mise en place de cette très vaste alliance, et affecte lourdement le régime, menacé dans ses bases du pays alaouite. Les routes reliant Alep, Lattaquié et la frontière turque en sont fortement menacées.
À Alep, à la faveur du retrait partiel de l’État islamique, les groupes rebelles prennent au régime les quartiers de Layramoune, de la vieille ville et du mont Chwayhné. Dans la province de Lattaquié, trois groupes, le Front al-Nosra, Cham al-Islam et Ansar al-Islam, sont à la manœuvre, et s’emparent dès le 25 mars du port de Samra. De leur côté, les forces du régime préparent pendant plusieurs mois une offensive majeure sur Alep, après une percée dans le nord-est de la ville, début juillet 2014 ; la menace d'un siège terrible se profile même à partir d’octobre. Mais, lancée dans le courant du mois de février 2015, cette offensive échoue en raison d’une contre-attaque efficace des insurgés, au prix de 129 morts pro-régime et 116 rebelles. Encore une fois, cette incapacité du régime à mener dans les régions d'Idlib et d'Alep une campagne méticuleuse et massive semblable à celles conduites à Qousseir, à Qalamoun, à Homs ou à Damas en 2013 et 2014 le fragilise fortement, en laissant le centre du pays vulnérable et en empêchant une progression vers les autres provinces.
Autre grand revers du régime, la perte de Tadmor (plus connu en Europe sous le nom de Palmyre) il y a moins de deux semaines, le 21 mai, a eu plus d'écho en Europe. L'offensive victorieuse du Califat a fait tomber ce bijou architectural, connu pour ses ruines antiques mais aussi pour son legs arabo-islamique, au prix d'au moins 500 morts (dont 300 soldats du régime, et plusieurs dizaines de civils). Elle a été rendue possible par une percée des lignes adverses avec des véhicules bourrés d'explosifs conduits par des combattants-suicides, mais aussi par le retrait stratégique de l'armée, qui a préféré se repositionner dans la campagne environnante pour prévenir une progression djihadiste vers Homs ou Damas. Au moins 217 personnes sont exécutées dans la foulée, essentiellement des membres de l’armée, des miliciens et des agents du régime syrien, mais aussi 67 civils, dont des femmes et des enfants. Et une véritable chasse aux sorcières est menée : 600 soldats, fonctionnaires et autres sont fait prisonniers, et le 27 mai, une vingtaine de Syriens alaouites et chiites sont exécutés par balle dans l'amphithéâtre romain de Palmyre. Le 28 mai, les djihadistes font sauter la prison politique de Tadmor, haut symbole de la répression du régime depuis des décennies. En outre, l'État islamique est désormais maître de la quasi-totalité des champs pétroliers et gaziers de la Syrie, après la prise dans la foulée de deux champs gaziers près de Tadmor. Le régime ne détient plus que le champ de Chaer, dans la province de Homs, et les forces kurdes restent maîtres du champs de Ramilane dans la province d’Hassaké.
es victoires de la coalition djihadistes-salafistes dans la province d'Idlib et de Lattaquié mettent en lumière l’usure de l’armée syrienne, après quatre années de conflit
L’État islamique a planté son drapeau noir au sommet de la citadelle mamelouk qui surplombe Tadmor (Palmyre). Une grande partie des pièces du musée de la ville a été évacuée vers Damas, dans les jours précédant l’offensive djihadiste. En écho aux appels de l’UNESCO, l'Université d’Al-Azhar (Le Caire), l’une des institutions les plus influentes de l’islam sunnite, a affirmé que la sauvegarde du patrimoine de Palmyre devrait constituer une « bataille pour l’humanité tout entière ». Derrière le symbole que représente la prise du site de Palmyre, le patrimoine architectural de sa cité antique désormais menacé, et la capture et la destruction de sa prison politique (connue pour avoir été un haut lieu de répression du régime baathiste), se joue aussi, à terme, le risque d'une plus vaste offensive djihadiste sur le « pays utile ». En effet, la ville de Tadmor (ici en 2009) se trouve en plein désert, à mi-chemin entre la capitale syrienne et les villes de Deir Ezzor et Raqqa, bastions du Califat islamique. Le repositionnement tactique des troupes loyalistes au sud et à l'ouest de la localité vise justement à prévenir toute progression djihadiste vers Damas et Homs. En outre, une contre-offensive des forces loyalistes dans la région (et les exactions qui l'accompagneraient) pourrait favoriser, comme cela s'est déjà observé en Irak par le passé, le basculement des tribus sunnites locales dans le camp de l'État islamique.