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Par David Brites.

Cuamba, province de Niassa. La figure de Samora Machel, premier président du pays après l'indépendance (1975-1986), est très présente dans les espaces publics au Mozambique.

Cuamba, province de Niassa. La figure de Samora Machel, premier président du pays après l'indépendance (1975-1986), est très présente dans les espaces publics au Mozambique.

Le 22 août dernier, pas moins de cinq affrontements étaient notés dans le district de Tsangano, dans la province de Tete, au nord-ouest du Mozambique. Alors que le gouvernement nie toute perte, la Renamo, groupe armé et mouvement historique d'opposition, affirme avoir tué 78 militaires. Aucune image n'a été rapportée. Le même jour, Afonso Dhlakama, leader de la Renamo, suspendait les négociations en cours avec la présidence de la République, qui visaient à sortir de la crise politique qui perdure depuis les élections générales du 15 octobre 2014. Derrière la contestation des résultats officiels d'octobre et les ambitions de chacun, gouvernement comme Renamo, dans un contexte de croissance économique forte, se cachent des rivalités plus profondes, politiques, ethniques, culturelles. L'accord de paix signé en 1992, qui mit fin à la guerre civile, ne les a pas fait disparaître, loin de là.

Déjà le 14 juin, des échanges de tirs avaient été rapportés entre des policiers et des membres de la Renamo dans la province de Tete, près d'un quartier militaire rénamiste situé dans le district de Moatize, sans que l'on sache précisément qui a engagé les premiers coups de feu, chaque camp se renvoyant la responsabilité de l'accrochage. Alors que le parti d'opposition parlait d'au moins 45 tués, le gouvernement reconnaissait à peine la mort d'un agent de police. Là encore, aucune image. La direction de la Renamo accusait par ailleurs l'armée d'avoir attaqué ses hommes, sans faire de victime, à deux autres occasions au cours de la même semaine, dans deux régions méridionales, à Inhambane et à Gaza. Dans la même période, en juin, le Conseil national de la Renamo annonçait vouloir créer et organiser sa propre police et sa propre force militaire, pour établir de facto son autorité sur les provinces où il a obtenu une majorité des voix, dans le centre et le nord du pays. Il prévoit également la mise en place d'un quartier-général à Inchope, localité limitrophe du parc du Gorongosa, dans la province de Sofala. Reste à savoir si cette escalade de la violence est à peine une démonstration de force politicienne de la part du gouvernement ou de l'opposition, ou si elle est le résultat de rivalités plus profondes et peut-être insolubles.

Le Mozambique, interface entre l'Afrique et l'océan Indien.

Revenir aux sources.

Pour comprendre le Mozambique d’aujourd’hui, il faut rappeler ce qu’est ce pays. Son histoire chargée, au moins depuis les premiers temps de la colonisation, jusqu’à la fin de la guerre civile. Le Mozambique, c’est une période coloniale qui s’étend sur quatre siècles et demi, sur la côte d'abord, puis sur les axes fluviaux et par la voie des prazos, ces vastes terres qu’exploitent dès le XVIIème siècle des colons portugais indépendants, dans le centre et le nord du pays. L’implantation portugaise se fait très lentement, mais elle est une réalité précoce pour de nombreux territoires situés au nord du fleuve Zambèze. L’histoire se précipite au XIXème quand les Européens décident de se partager le continent.

Les royaumes locaux ne survivent pas à la course qui oppose les Portugais et les Britanniques dans la région. Le puissant royaume des Ngunis (ethnie Zoulou), à l'extrême-sud, s'effondre dès 1879. Les peuples de la vallée du Zambèze et du lac Niassa sont conquis dans les années 1880 et 1890, au prix de vives tensions entre Londres et Lisbonne. L’Empire de Gaza (ethnie Tsonga), au sud, tombe en 1895. La singulière République militaire de Maganja da Costa, bâtie par les esclaves-soldats d'un ancien prazo en Zambézie, est anéantie en 1898. Et le glorieux royaume du Monomotapa (ethnie Shona), déjà plus ou moins inféodé au Portugal depuis 1629, disparaît officiellement en 1902. L'ethnie Makondé, concentrée sur les hauts plateaux du nord-est, à la frontière de la Tanzanie, est matée au cours des années suivantes. Le Mozambique précolonial a vécu. En 1898, la capitale est transférée de l’Île de Mozambique, dans le nord du pays, à Lourenço Marques (aujourd’hui Maputo), une ville créée de toute pièce dans l’extrême-sud mozambicain pour affirmer la présence portugaise face aux ambitions britanniques et profiter des opportunités commerciales nées de la nouvelle réalité sud-africaine.

L’immigration ancienne des Portugais dans la région et les flux commerciaux qui existent depuis longtemps à travers l'océan Indien, avec les Arabes mais aussi avec le reste de l’Empire portugais des Indes (Goa notamment), ont entraîné des mélanges de populations importants, ce qui se traduit, près du littoral et parfois même dans l’arrière-pays, par un métissage frappant avec ces populations (portugaises, indiennes et arabes), et même par une survivance de la langue swahilie sur la côte septentrionale. En dépit d’une composante bantoue largement majoritaire, le Mozambique est un pays multiple. Et à cette réalité ethnique s'ajoute une cohabitation parfaitement paisible entre religions, sur une terre où on compte environ un tiers de musulmans et un tiers de chrétiens (des estimations totalement invérifiables), et où l’animisme et autres croyances locales centrées sur la figure du feiticeiro (sorcier féticheur) se mêlent aux religions du Livre.

L’histoire du Mozambique, c’est aussi la révolte de Mueda, du nom de cette petite localité de la région septentrionale de Cabo Delgado, violemment réprimée par les Portugais en 1960. La tribu des Makondés allait par la suite devenir l'un des piliers de la branche armée du Front de Libération du Mozambique (Frelimo), créé en 1962 par Eduardo Mondlane, leader indépendantiste. L’histoire du Mozambique, c’est évidemment la guerre d’indépendance lancée en 1964, qui durera dix ans, jusqu’à la Révolution des Œillets au Portugal. En 1974, les accords de Lusaka mettent fin aux combats et engagent le processus d’indépendance qui s’achèvera l’année suivante. Une indépendance qui doit beaucoup au soutien de l’Union soviétique et de Cuba, devenu possible après le deuxième congrès du Frelimo qui consacre l’adoption de la doctrine marxiste. Entre-temps, Eduardo Mondlane est tué en 1969, en Tanzanie, victime d'un colis piégé. C'est donc Samora Machel, son compagnon de lutte qui lui a succédé à la tête du mouvement, qui accède au poste de président de la République en 1975. Il occupera cette fonction jusqu’à sa mort, en septembre 1986, dans un crash d’avion dont l’origine est attribuée par les Mozambicains au régime sud-africain d'apartheid, auquel leur chef d'État s'opposait vivement.

Cette photo, très connue des Mozambicains, a largement été mise au service de la propagande du Frelimo. Elle met en scène les deux premiers dirigeants du mouvement armé, Eduardo Mondlane (à droite) et Samora Machel.

Cette photo, très connue des Mozambicains, a largement été mise au service de la propagande du Frelimo. Elle met en scène les deux premiers dirigeants du mouvement armé, Eduardo Mondlane (à droite) et Samora Machel.

Josina Machel (1945-1971), autre figure de la lutte pour l'indépendance.

Les années Machel (1975-1986) sont marquées par la lutte contre l’analphabétisme, qui passe de 97% à 75% de la population entre 1975 et 1980, par la mise en place de services publics de base, et par une politique de rationnement visant à lutter contre les cas de famine observés dans le pays. Mais elle passe aussi par l’établissement d’une bureaucratie qui ralentit tout et favorise une corruption que dénonçait pourtant le chef de l’État. Le soutien du Mozambique aux combattants de l'ANC sud-africain apporte aussi son lot de difficultés économiques : la rupture des relations commerciales avec Pretoria coûte très cher à un pays dont les ports, notamment celui de Maputo, ont vocation à servir de débouchés aux exportations sud-africaines vers l'océan Indien.

Les années Machel, c’est aussi un régime de parti unique, et une propagande délirante dont le Frelimo est encore aujourd’hui l’héritier – des dérives bureaucratiques et un climat d'oppression politique décrits dans Petite chronique mozambicaine (1987), roman de l'auteure suisse Claudine Roulet. Les opposants sont éliminés, et tous les ennemis supposés du parti sont soit tués, soit envoyés dans des camps de travail ou de rééducation dans le nord du pays. La guerre civile éclate dès le mois de mai 1977 sur l'initiative d'un mouvement anti-communiste, la Résistance Nationale Mozambicaine (Renamo). Fondée par André Matsangaíssa, celle-ci reçoit le soutien actif des Portugais qui ont dû quitter la colonie au moment de l'indépendance (les Retornados), mais surtout des États-Unis, de l'Afrique du Sud et d'autres pays frontaliers du Mozambique, dont le Zimbabwe jusqu'en 1980 ; ils fournissent de l'argent, des armes et un appui logistique aux miliciens rénamistes.

En 1979, Afonso Dhlakama prend la tête de la Renamo après la mort d’André Matsangaíssa. Son mouvement, jusque-là concentré sur les pratiques de sabotages et de razzias, adopte alors une véritable politique de guérilla dans l’arrière-pays. En 1986, après la mort de Samora Machel et la fin du soutien du Malawi à l'opposition armée, la guerre civile franchit un nouveau seuil de violence : la Renamo s’établit totalement au Mozambique, installe des camps et des fortifications, et contrôle des territoires entiers.

André Matsangaíssa (1950-1979), sur une affiche de propagande.

Après une colonisation violente, et une décennie de guerre d’indépendance, les seize ans de guerre civile achèvent d'épuiser le pays. D'autant que celui-ci connaît des saisons particulièrement difficiles pour l'agriculture, avec des sécheresses en 1982-1984, et en 1994-1995, ainsi que des inondations, notamment en 1985 et en 1988. En 1991, une énième famine frappe très durement les grands espaces urbains, et s'étale jusqu'en 1992. L’ampleur du conflit et les difficultés économiques, accentuées encore par la corruption grandissante et par le blocus sud-africain, poussent le Frelimo à ouvrir progressivement le régime. Dès 1984, la présidence de la République conclut avec Pretoria un traité bilatéral, l'accord de Nkomati, qui ne sera jamais appliqué. Elle fait appel à la Banque Mondiale (1980) et au FMI (1982), signe avec ces institutions financières un accord engageant la libéralisation du pays (1987) et renonce aux exploitations agricoles d’État (machambas estatais). Le parti abandonne la doctrine marxiste en 1989, et en 1990, la Constitution est modifiée pour permettre le multipartisme et consacrer la liberté de la presse.

La paix est signée avec la Renamo en octobre 1992, à Rome. Depuis, le pays s’est pacifié et cinq élections générales ont eu lieu – la première en 1994. Elles ont toujours consacré la défaite de la Renamo et d’Afonso Dhlakama face au Frelimo, successivement représenté par Joaquim Alberto Chissano (président de 1986 à 2005), Armando Emílio Guebuza (2005-2015), et Filipe Jacinto Nyusi, élu en octobre 2014 et devenu chef de l'État en janvier dernier. Le même parti dirige donc le pays depuis l’indépendance, et la scène politique est caractérisée depuis les années 1990 par une forte bipolarisation dont le pays peine encore à se défaire.

La guerre civile : entre tabou et impunité

Le Mozambique est bien méconnu en France et dans le monde. Il faut rappeler que ce pays a connu l'une des guerres civiles les plus sanglantes de la seconde moitié du XXème siècle. Et que cette violence fut le fait des deux camps. Très tôt, la Renamo engagea une politique de terreur dans les zones rurales, qui visait à la fois à établir son autorité localement et à embrigader de jeunes Mozambicains (souvent des adolescents ou des enfants) dans sa lutte – pratiques terribles décrites dans Comédia infantíl (1995), excellent roman de l'écrivain suédois Henning Menkell. La violence extrême dont font preuve les « bandits » de la Renamo, selon le terme employé par la propagande du régime, surprend par sa dimension à la fois cruelle et gratuite. Mains et nez sont fréquemment coupés au cours de ses razzias, sous prétexte de soupçons de collaboration avec les forces gouvernementales, ou souvent sans raison aucune. Le meurtre d'enfants en bas-âge à coup de pilon à farine est l'une des pratiques les plus marquantes du conflit. Toutes les voies de communication étaient progressivement coupées, les lignes de transport d'énergie sabotées et les aménagements ruraux détruits. Les provinces de Manica, de Sofala, de Zambézie et surtout de Tete furent les premières touchées. Dans cette dernière, le principal barrage du pays, Cahora Bassa, fût saboté et ne put être à nouveau pleinement opérationnel qu'à la fin des années 90.

Le Frelimo lui-même orchestre des massacres qu'il impute ensuite à la Renamo, et en vient également à s'introduire dans les écoles pour recruter des enfants-soldats. « Pour mon frère et moi, ils ont fait la même chose, explique Renato, fonctionnaire municipal et quadragénaire rencontré à Quelimane, dans la province de Zambézie (centre). Ils sont venus dans notre école et nous ont obligés à rejoindre l'armée. » À mesure que le conflit s'aggrave, l'isolement, les problèmes logistiques et les mauvaises conditions de rationnement poussent en effet les militaires, dont les conditions de vie se dégradent, à rentrer de plus en plus dans l'illégalité et à adopter un comportement aussi violent qu'injuste, multipliant les vols, les confiscations et les exactions qui rendent l'armée impopulaire, notamment dans les zones du centre et du nord du pays. « Soldats le jour, bandits la nuit » devient une maxime connue pour qualifier les hommes des Forces armées nationales. « Ma mère vendait du maïs qu'elle allait chercher en dehors de Quelimane, raconte encore Renato. Un jour, dans la province, elle s'est faite poignarder dans le dos par un soldat de l'armée, qui lui a volé son chargement de maïs. »

D'abord également qualifiés de « bandits » par la population, les forces de la Renamo parviennent, dans la seconde moitié des années 80, à occuper et à gérer certaines portions du territoire, notamment dans les provinces de Sofala, de Tete et de Zambézie. Profitant de l'image délétère que l'armée finit par donner d'elle-même dans les provinces du nord et du centre, l'opposition armée recrute de plus en plus largement, et bientôt, une rupture se fait dans le pays, certaines ethnies adhérant plus que les autres à la lutte contre le régime du Frelimo. Le conflit finit par toucher tout le pays, même les provinces méridionales d'Inhambane, de Gaza et de Maputo ; la guerre y est particulièrement sanglante, d'autant que l'ancrage rénamiste est faible dans ces bastions du Frelimo. « Aujourd'hui encore, les ressentiments anti-Renamo sont très forts dans la province de Gaza, où la population a énormément souffert de l'avancée et des violences de la Renamo », explique Maria Salva Revez, membre de la Ligue des Droits Humains, une ONG mozambicaine.

Même sortir de la ville de Maputo devient un véritable danger. Certaines routes sont souvent coupées ou sous le feu de la mitraille rénamiste, comme celle entre Beira et Chimoio, dans le centre du pays, ou encore la ligne de chemin de fer reliant Maputo à Ressano Garcia, à la frontière sud-africaine (une liaison capitale pour les Mozambicains qui vont alors travailler dans les mines sud-africaines) contexte terrible décrit avec détails par l'auteur néerlandais Adriaan van Dis dans En Afrique, publié en 1993.

Jusqu’en 1990, on compte au moins 900.000 victimes du conflit (en raison des combats, des exactions, des mines ou de la famine), et cinq millions de personnes déplacées (dont 1,7 million réfugiées à l'étranger). Plusieurs provinces, en particulier celles d'Inhambane et de Sofala, sont frappées par le fléau des mines antipersonnel qui laissent des milliers de Mozambicains handicapés – en 1998, le territoire mozambicain demeurait l'un des quatre pays les plus minés au monde. Quand commencent les années 90, le gouvernement frélimiste se trouve dans une situation militaire très compliquée : la ville de Maputo se trouve de plus en plus coupée du pays, et l'économie est dans un état de marasme qui fait du pays l'un des trois plus pauvres du globe. Mais la fin de la Guerre froide, qui entraîne une rupture des flux de financement et d'approvisionnement de la Renamo, oblige le mouvement armé à accepter la perspective d'un accord de paix qui ne lui garantit pas le pouvoir, à peine la promesse du pluralisme et d'élections libres.

Les deux dernières années du conflit sont les plus violentes. « Le jour où Dhlakama signa l'accord de paix [le 4 octobre 1992], les armes se turent, explique Clotilde, activiste de 40 ans travaillant dans une association féministe à Maputo, alors que la présence massive d'armes dans le pays aurait pu créer une situation d'instabilité et d'insécurité propice au banditisme et à l'émergence de groupes mafieux autonomes. La rapidité avec laquelle le calme est revenu s'explique par la culture du chef au Mozambique, notamment parmi les groupes qui ont soutenu la Renamo. Dhlakama a une vraie autorité sur ces groupes dont il a obtenu le soutien, et cet autoritarisme se ressent encore aujourd'hui jusque dans son parti. Il ne laisse pas une tête dépasser, personne ne lui fait de l'ombre, c'est pourquoi il en est toujours le président. » L'explication de Renato vient quant à elle compléter celle de Clotilde : « Au fil des années, la Renamo contrôlait certaines zones rurales entières, et avait attiré de nombreuses personnes du centre et du nord du pays. Or, ces gens obéissaient souvent à la Renamo tout en demeurant chez eux, dans leur village, dans leur champ ["machamba"] et souvent les gens étaient déjà chez eux quand la paix a été signée. Il n'a donc pas été question de les convaincre de retourner chez eux cultiver leur champs, souvent, ils en étaient déjà là. » À ces deux explications s'ajoute le travail difficile réalisé au cours des mois et des années suivantes par le Conseil chrétien de Mozambique (CCM) pour récupérer les armes en circulation, souvent en échange d'outils de travail pour l'agriculture.

En fait, une partie de l'accord de paix, notamment celle prévoyant l'intégration des miliciens rénamistes dans l'armée nationale, n'a jamais été appliquée, ce qui explique que subsiste toujours une force armée relevant de l'autorité de la Renamo – même si ses effectifs demeurent méconnus. Sans doute en réaction aux mauvais résultats électoraux du mouvement en 2004 et surtout en 2009, Afonso Dhlakama a renoué en 2012 avec une rhétorique belliqueuse à l'égard du pouvoir, avant de reprendre les armes depuis son fief du Gorongosa (province de Sofala). Une stratégie d’autant plus difficile à tenir que la Renamo n’a plus les mêmes moyens qu’en 1992. L’action des maquisards se traduit donc par des actions dispersées, la Renamo se contentant de tirer sur des chapas (taxis-brousse) et des machibumbos (autocars), et de cibler des militaires mozambicains. En 2013 et en 2014, plusieurs accrochages ont ainsi opposé l'armée mozambicaine aux miliciens rénamistes, et la route principale reliant le nord et le sud du pays s'est même trouvée coupée pendant plusieurs mois du fait des affrontements et des risques d'attaques rénamistes, dans le sud de la province de Sofala.

Quartier d'Icidua, en périphérie de Quelimane, province de Zambézie.

Quartier d'Icidua, en périphérie de Quelimane, province de Zambézie.

La Renamo n'a finalement accepté de participer aux élections d'octobre qu'après la signature d'un accord à Maputo, le 5 septembre 2014, avec le président Armando Emílio Guebuza, établissant un cessez-le-feu et prévoyant, entre autres choses, l’intégration des forces rénamistes dans l’armée nationale. Une clause toujours inappliquée. Peut-être aussi Afonso Dhlakama est-il revenu dans le jeu politique de peur de voir un récent-venu de la vie politique mozambicaine, le Mouvement Démocratique du Mozambique (MDM), devenir le premier parti d'opposition, aux dépens de sa formation. Pendant la campagne électorale, les foules impressionnantes que le vieux leader de la Renamo (à présent âgé de 62 ans) réunit, notamment à Quelimane et à Nampula, lui donnent l'occasion de discours intransigeants, et illustrent bien le lien particulier que le candidat de la Renamo parvient à renouer, au fil des semaines, avec son électorat traditionnel du centre et du nord du pays. Depuis le scrutin, Afonso Dhlakama a réitéré à maintes reprises, à nouveau lors de rassemblements importants, ses menaces de recourir de nouveau à la force pour faire valoir sa victoire électorale. Aux risques d'instrumentalisation des foules partisanes et d'affrontements sanglants, a succédé, depuis le début de l'année, la menace d'un retour à la guerre civile. Des mouvements militaires sont observés de part et d'autre depuis plusieurs mois, et des accrochages sont notés, l'armée nationale cherchant à anticiper un repositionnement des forces rénamistes en vue d'une possible prise du pouvoir dans les provinces où la Renamo a remporté une majorité de voix en octobre dernier.

Chose surprenante, compte tenu de l'ampleur de la violence connue au Mozambique au cours de la guerre civile, la paix de 1992 n'a entraîné aucun travail de mémoire, aucune rétrospective sur les évènements qui ont meurtri le pays et mis la nation mozambicaine à genoux. Certains pays, y compris en Afrique, ont mis en place une Commission de Vérité et Réconciliation dans le cadre d'une justice transitionnelle faisant suite à des périodes de troubles ou de répression, dans un esprit de réconciliation nationale et de transparence : ce fut le cas en Afrique du Sud en 1995, ou encore au Brésil en 2014. Au Mozambique, aucune forme de justice, de réparation, d'espace de dialogue ou de relecture historique vis-à-vis de ces seize années de conflit n'a vu le jour. Et pour cause : les protagonistes du conflit, le Frelimo et la Renamo, demeurent les acteurs les plus importants de la scène politique mozambicaine. Les deux formations se croient légitimes pour exercer le pouvoir, l'une puisqu'elle a mené la lutte pour l'indépendance, l'autre parce qu'elle l'attend depuis 40 ans et estime qu'elle s'est faite voler chaque élection depuis le premier scrutin organisé en 1994 – à cela s'ajoutent les ambitions d'un Afonso Dhlakama qui se rêve en chef d'État depuis 1979. Chaque camp maintient un discours digne d'une propagande de guerre visant à diaboliser l'ennemi et à lui imputer toutes les fautes.

En cela, l'émergence d'une troisième force politique qu'est le MDM donne une petite bouffée d'air frais à la vie politique nationale, car elle fait entrer un acteur qui bouscule les clivages hérités de la guerre civile, même si les Frélimistes les plus convaincus s'entêtent à considérer ce parti, créé en 2009, comme une simple excroissance de la Renamo. Pour autant, même s'il a réussi à convaincre au-delà de l'électorat traditionnel rénamiste, le MDM, perdu dans ses contradictions et dans les erreurs tactiques de son dirigeant, Daviz Simango, a échoué à supplanter la Renamo comme deuxième parti, en octobre 2014, obtenant moins de 9% des suffrages.

« Le Frelimo a commis 100% des crimes. 100% ! » Ainsi s'exprime un citoyen de Quelimane qui appuie depuis plusieurs décennies la Renamo. « La Renamo, ils ont fait trop de mal. Ils ne savent que tuer, » déclare une vendeuse de hamburgers, dans le centre de Maputo. Chacun met ses œillères pour éviter de se mettre à la place de la partie adverse. Ce qui donne un parti d'opposition, la Renamo, en manque de renouvellement, nourri de frustrations profondes et d'ambitions inassouvies, et incapable de renoncer définitivement à la culture de la violence pour se présenter en alternative crédible porteuse d'une vision pour l'ensemble du pays. Ce qui donne également un parti-État sclérosé, le Frelimo, qui pense encore incarner le peuple au nom d'une lutte pour l'indépendance que l'immense majorité des Mozambicains, trop jeunes, n'a pas connue... Côté Frelimo, une telle configuration se traduit par un régime, certes pluraliste, mais sans alternance possible, par un niveau de corruption et de clientélisme élevé, et par une flopée d'anciens militaires reconvertis dans la politique et l'économie, qui contrôlent tous les verrous clefs du développement du pays et s'estiment légitimes à le faire. En cela, le Frelimo mozambicain présente de fortes similitudes avec l'ANC sud-africain et surtout avec le FLN algérien. Interrogé par Lusa, l'agence d'information portugaise, le 10 juin dernier, l'écrivain mozambicain Mia Couto déclarait, très justement : « Nous avons longtemps été captifs de cette guerre [civile] et cette guerre n'est pas totalement finie. Qui a fait la guerre [est toujours là]. Qui a fait la guerre continue armé, et a accepté une situation étrange et inacceptable, qui est l'idée d'une force politique avec un bras armé. [Le pays] mérite une meilleure gouvernance, et aussi une meilleure opposition. »

Une du journal Savana, le 11 septembre 2015.

Les sources profondes de ces rivalités politiques

La rivalité qui oppose depuis 40 ans le Frelimo et la Renamo prend ses origines dans le contexte de la Guerre froide, qui se traduit localement par un affrontement entre un pouvoir marxiste et une guérilla anti-communiste. L'Angola, l'autre grande colonie portugaise en Afrique, a connu un scénario semblable, même si le déroulement et le dénouement de la guerre civile angolaise diffèrent sensiblement, et qu'en dépit des horreurs de leur histoire, les Mozambicains n'ont rien à envier aux troubles qu'a connu l'Angola depuis 1975, ni même à sa situation politique et économique actuelle. Le maintien d'un clivage politique profond après l'accord de paix découle évidemment, en dépit des discours de chaque parti, des ambitions et de la soif de pouvoir des dirigeants du Frelimo comme de ceux de la Renamo.

C'est bien ce qui rend aussi pauvre le débat politique mozambicain : les discussions entre gouvernement et opposition ne portent pas sur des idées, mais sur les modalités d'un partage du pouvoir. Le flou des diverses propositions formulées par la Renamo depuis l'élection du 15 octobre 2014 pour sortir de la crise politique un « gouvernement de gestion » transitoire, une « république autonome du centre et du nord du Mozambique », puis une autonomisation pour les provinces où la Renamo a obtenu une majorité des suffrages – illustrent d'ailleurs bien le manque de projet politique clair de cette dernière pour le pays. Le mouvement d'opposition souhaite avant tout un partage du pouvoir, mais ne sait plus quoi exiger pour l'obtenir.

Pour autant, et les succès de la guérilla rénamiste dans les années 80 le montrent bien, ces ambitions et ces rivalités politiques sont venues se greffer sur des antagonismes bien plus profonds. Dire que la guerre civile mozambicaine a eu une essence ethnique est au mieux simpliste, et au pire factuellement erroné. Pour autant, affirmer que les clivages communautaires ne jouent en rien dans les rapports de force politiques ou électoraux dans ce vaste pays d'Afrique australe serait également faux. Le Mozambique est une « nation » complexe, irrésumable en quelques lignes. Et sans doute celles qui suivent ne permettront pas de présenter dans toute sa diversité la réalité mozambicaine.

Souvent subtils, les clivages ethniques existent et comptent dans les dynamiques politiques. Historiquement, les leaders frélimistes proviennent surtout du sud (Eduardo Mondlane et Samora Machel de Gaza, Joaquim Chissano de Maputo) et de l’extrême-nord, c’est-à-dire des ethnies Tsonga et Makondé. A contrario, Afonso Dhlakama et l'essentiel de la direction militaire de la Renamo sont issus de l'ethnie Ndau, dans le sud de la province de Sofala, de même que Daviz Simango, leader du MDM et actuel maire de Beira. La rivalité est très grande entre les Tsongas qui dominent les provinces méridionales (et donc la capitale) d'une part, et les Machuabos de Zambézie, les Macuas de Nampula et les Senas et les Ndaus de Sofala, d'autre part. Elle ne transparaît pas dans les discours des différents candidats, et c'est sans doute une bonne chose, mais elle existe, et elle est évidemment plus visible dans la bouche du citoyen lambda. Comme lorsque Estefânia, issue de la communauté machuabo immigrée dans les grandes banlieues de Maputo, s'exclame à propos du maire MDM de Quelimane : « Lui, il est vraiment du peuple de Quelimane, il est vraiment de là-bas, il est vraiment de la Zambézie. » Ou encore lorsque Laurinha, vendeuse de hamburgers dans la capitale, déclare à propos de l'opposition : « Ces gens-là [...], ils ne sont pas du Mozambique. Ils sont de là-bas, [du nord]. » Comprendre : comme bon nombre de Mozambicains, elle assimile la région de Maputo à la « nation » mozambicaine. « Le Mozambique, c’est Maputo, et la province, c’est autre chose », explique Clotilde, cette activiste féministe rencontrée dans la capitale mozambicaine. La réunion privée réalisée dans la localité mériodionale de Bilene entre les principales familles makondés proches du pouvoir (en la présence de Joaquim Alberto Chipande, cacique du Frelimo, mais aussi oncle biologique et « parrain » politique de l'actuel chef de l'État), pour préparer l'éviction de l'ex-président Guebuza de la direction du parti au pouvoir, illustre l'importance des liens ethniques, y compris au sein même du Frelimo. De même, dans l'opposition, Daviz Simango doit souvent faire face, au sein de sa formation politique, aux critiques de la branche « zambézienne » de son parti, qui remet en cause son leadership, et surtout la prédominance de ses proches et familiaux dans la direction du MDM.

À bien des égards, le fleuve Zambèze représente une rupture, géographique mais aussi culturelle : entre un Nord plutôt musulman, matrilinéaire, profondément marqué par une colonisation portugaise pluriséculaire, et ethniquement caractérisé par des métissages anciens avec les Arabes et les Indiens présents sur la côte ; et un Sud patrilinéaire, plutôt chrétien (et d'ailleurs de plus en plus marqué par un évangélisme néo-chrétien burlesque venu le plus souvent d'Afrique du Sud ou du Brésil), d'ethnie Tsonga (bantoue) mais influencé par la culture zoulou venue des Ngunis au XIXème siècle. Bien entendu, cette distinction est un peu schématique, puisqu'elle n'évoque pas l'ethnie makondé (pilier du pouvoir) qui fait exception sur les hauts plateaux frontaliers du nord du pays, de même qu'elle évite de rappeler l'influence de l'ethnie Shona (majoritaire au Zimbabwe) sur les provinces de Manica et de Sofala, dans le centre du pays. Enfin, en dépit de certaines similitudes, les peuples de la vallée du Zambèze, Niungues, Nianjas et Senas, ont eux-mêmes connu des dynamiques historiques parfois très différentes des Macuas-Lomués, du fait d'une situation géographique qui leur permit d'échapper plus longtemps à l'action des colons portugais.

Groupes ethno-linguistiques au Mozambique. Une forte rivalité persiste entre le groupe méridional, les Tsongas, qui ne dépassent pas 25% de la population mozambicaine, et les ethnies du centre et du nord. Le groupe majoritaire est celui des Macuas. Ils pourraient représenter jusqu'à 40% de la population, peut-être un Mozambicain sur deux si on y ajoute les Lomués, groupe directement issue des Macuas (on parle même parfois d'ethnie « Macua-Lomué »), et les Machuabos, autre groupe (très) lointainement issu des Macuas. Dans le centre du pays, les Nianjas (à cheval sur le Malawi), leurs lointains cousins de l'ethnie Sena, ainsi que les Niungues, sont les groupes dominants de la vallée du fleuve Zambèze, représenté en bleu sur cette carte. Enfin, les Shonas, majoritaires au Zimbabwe, sont représentés au Mozambique par deux langues, le xiManica et le Ndau.

Groupes ethno-linguistiques au Mozambique. Une forte rivalité persiste entre le groupe méridional, les Tsongas, qui ne dépassent pas 25% de la population mozambicaine, et les ethnies du centre et du nord. Le groupe majoritaire est celui des Macuas. Ils pourraient représenter jusqu'à 40% de la population, peut-être un Mozambicain sur deux si on y ajoute les Lomués, groupe directement issue des Macuas (on parle même parfois d'ethnie « Macua-Lomué »), et les Machuabos, autre groupe (très) lointainement issu des Macuas. Dans le centre du pays, les Nianjas (à cheval sur le Malawi), leurs lointains cousins de l'ethnie Sena, ainsi que les Niungues, sont les groupes dominants de la vallée du fleuve Zambèze, représenté en bleu sur cette carte. Enfin, les Shonas, majoritaires au Zimbabwe, sont représentés au Mozambique par deux langues, le xiManica et le Ndau.

Mais globalement, une opposition nord-sud est tout de même observée, et elle prend ses bases sur des différences ethniques et culturelles antérieures à la colonisation. Elle s'est accentuée avec l'occupation portugaise – peut-être plus ancienne et plus violente au nord, profondément raciste et favorable aux blancs et aux métis dans les vieilles provinces colonisées de Zambézie, Sofala, Nampula et Cabo Delgado ; et plus propice à l'émergence d'une élite politique noire, souvent anti-blanche, au sud. Cette réalité a poussé les dirigeants frélimistes, et notamment le président Armando Emílio Guebuza (2005-2015), à promouvoir une peusdo-« mozambicanité » (moçambicanidade), notion excluante vis-à-vis des Mozambicains blancs ou métisses (souvent luso-descendants). Dans un entretien au journal Canal de Moçambique publié le 12 août dernier, l'économiste mozambicain João Mosca décrivait une campagne récente à connotation raciste menée par les proches de l'ancien président Guebuza et visant les voix « blanches » s'opposant au système. Cette situation de domination des ethnies Tsonga et Makondé a nourri les frustrations d'une élite noire centre et nord-mozambicaine (aujourd'hui adhérente à la Renamo ou au MDM) encore incapable de ressentir les acquis de la souveraineté chèrement acquise à l'issue de la guerre de libération, en 1975. Cette rancœur ne s'exprime pas en tant que telle dans les discours politiques, même si on peut la lire entre les lignes des discours rénamistes – comme lorsqu'Afonso Dhlakama affirmait, il y a un mois, que chaque parti va gouverner les provinces qui lui sont électoralement acquises, « nous ici, eux là-bas. »

Cette situation n'est pas spécifique au Mozambique, et elle pose la question de la pertinence des frontières héritées de la colonisation. Celles-ci ont été dessinées arbitrairement, sur la base du partage de l'Afrique par les puissances européennes désireuses d'optimiser leur exploitation du continent. Leur existence même constitue un paramètre qui complexifie durablement la société mozambicaine, créant une identité mozambicaine, autrefois fantoche, aujourd’hui en partie réelle et en tout cas en construction. Mais elle se juxtapose à des cultures historiques locales ou régionales qui n'ont (heureusement) pas disparu. Dans un pays comme le Mozambique, le récit national se résume pour l'instant, pour l'essentiel, à une histoire marquée par la domination étrangère, par la violence et par des rancœurs persistantes. Sans appeler à un morcellement du Mozambique sur une base tribale ou ethnique, cette réflexion vise à mettre en lumière l'une des sources des maux actuels de ce pays. Il convient en revanche de s’interroger, dans la foulée, sur l’organisation politique de la société mozambicaine dans ses frontières coloniales. Le principe même des États africains, leur organisation et leur fonctionnement sont largement hérités du modèle européen d’« État-nation » moderne, qui ne correspond peut-être pas au système politique le plus adapté aux sociétés africaines.

Une de Canal de Moçambique, le 26 août 2015.

L'escalade de la violence : et après ?

Le Mozambique est parvenu au fil des décennies à contenir les aspirations régionalistes, et c’est tout à son honneur. Mais on voit bien que les débats actuels sur la décentralisation cristallisent des passions. Au-delà des aspects politiciens ou économiques, il y a un aspect identitaire : la volonté des peuples du centre et du nord de prendre leurs distances vis-à-vis du groupe ethnique Tsonga. Voire de traduire politiquement une distance qui existe déjà entre des peuples qui sont tout bonnement différents. Officiellement, les revendications sont nationales. Depuis des années, les négociations traînent sur des questions aussi importantes que la réintégration des forces rénamistes dans les Forces armées nationales, la nomination de membres de la Renamo à de hauts postes décisionnels de l'armée, ou encore la neutralité des administrations publiques (despartidarização do Estado), toujours irrésolues en dépit de nombreux compromis politiques négociés à maintes reprises entre le gouvernement et l'opposition, mais jamais appliqués.

Les négociations entre le gouvernement et la Renamo amorcées suite aux élections d'octobre de l'année dernière, et qui portent à nouveau sur ces sujets et sur d'autres, ont repris le 13 juillet, avant de s'interrompre une énième fois il y a quelques semaines, dans le contexte des nouveaux accrochages militaires notés dans le centre du pays. L'atmosphère politique est désormais aussi tendue qu'inintéressante, dans la mesure où elle traduit avant tout des luttes de pouvoir – la volonté de la Renamo d'inclure un volet économique dans les négociations n'est évidemment pas un hasard, dans le contexte actuel d'exploitation des ressources naturelles et de croissance du PIB – et non un combat pour la démocratisation de l'État mozambicain.

Le 30 avril dernier, un projet de création de six provinces autonomes présenté par la Renamo a été rejeté par les députés, à 138 voix contre 98. Un vote qui met fin à plusieurs mois de débats sur cette réforme, dont les multiples incohérences constitutionnelles illustraient le degré d'incompétence de l'opposition. En outre, la proposition de loi montrait à quel point la Renamo, loin de porter un projet pour le pays, souhaite concentrer son exercice du pouvoir sur les provinces qui lui sont acquises. Le contexte politique semble désormais plutôt favorable à une escalade de la violence. Le 12 septembre dernier, puis à nouveau aujourd'hui, vendredi 25 septembre, des affrontements ont été notés dans la province de Manica entre le convoi d'Afonso Dhlakama, d'une part, et les Forces d'Intervention Rapide de la police mozambicaine, d'autre part ; comme toujours, chaque partie présente une version des faits différente l'une de l'autre, tant sur le nombre de morts que sur la responsabilité des premiers tirs. Le leader rénamiste est sorti indemne de ces deux accrochages, qu'il dénonce comme des tentatives d'assassinat, et qui illustrent le degré de tension qui plane sur le pays. Le 11 septembre dernier, évoquant des manœuvres militaires de part et d'autre, le journal d'opposition Savana ne titrait-il pas : « Discours de paix... préparation pour la guerre » ?

Toujours dans son entretien publié le 10 juin dernier, Mia Couto expliquait, à propos du Mozambique : « C'est un pays tellement divers, avec tellement d'histoires. Nous n'avons pas commencé [avec le jour de l'indépendance, le 25 juin 1975], il y a toujours eu plusieurs commencements, comme il y a plusieurs peuples, diverses cultures. » Et le célèbre auteur mozambicain de poursuivre : « Nous n'avons pas su traiter [cette réalité] avec respect, il y avait une lecture très simpliste de ce qu'était la nation mozambicaine et nous sommes en train de payer ça aujourd'hui. » Historiquement, cette « lecture simpliste » du récit national mozambicain, conçu il est vrai par une élite instruite et formée dans des cadres coloniaux (parfois à Lisbonne d'ailleurs), s'explique facilement par la volonté du premier gouvernement postindépendance de garantir l'unité du pays et donc par la nécessité de construire une « nation mozambicaine », ce qui s'est traduit entre autres par le maintien du portugais comme langue nationale officielle en 1975.

« D'ici un an, serons-nous toujours un unique Mozambique ? » demande encore Mia Couto dans le même entretien. Après avoir passé l’épreuve de la guerre civile sans avoir connu le drame d’une sécession ou d’un régionalisme exacerbé, le Mozambique peut (et doit) à présent aborder une nouvelle page de son histoire, celle de la décentralisation. D'ici moins d'un mois, une session extraordinaire du Parlement devrait se réunir pour analyser un nouveau projet de décentralisation déposé par les députés de la Renamo, visant une décentralisation globale de l'État mozambicain, et non uniquement l'autonomie de six provinces. Requérant cette fois une réforme de la Constitution, il prévoit notamment que les gouverneurs des onze provinces mozambicaines soient nommés sur proposition des assemblées provinciales, réduisant la compétence du chef de l'État dans ce domaine, puisque ce dernier peut actuellement les nommer de façon totalement arbitraire. Même si elle n'entrerait probablement pas en vigueur avant les élections de 2019, l'adoption d'une telle réforme serait déjà un premier pas vers une meilleure prise en compte et un plus grand respect de la diversité inhérente à la nation mozambicaine. À voir à présent si les députés de la majorité frélimiste sauront dépasser le climat de tension actuellement grandissant, pour dialoguer avec l'opposition et élaborer un projet politique viable et consensuel.

« Nous cherchons toujours notre identité. […] Je suis le résultat de contradictions profondes : je suis un scientifique qui écrit, un écrivain dans une société orale, un Blanc dans un pays d'Africains. […] La recherche de ma propre identité m'oblige à voyager au sein de mon propre pays, » explique encore Mia Couto, dans un article publié en juin dernier par l'AFP. Citant la coexistence de 21 langues, et de plusieurs cultures et religions, le Lauréat du prestigieux Prix Camões de 2013 ajoute : « Le Mozambique est un pays qui cherche à être une nation mais qui se heurte à une très grande diversité. […] Nous avons construit notre État en suivant le modèle européen d'Etat unique, centralisé. C'était une violence silencieuse : nous avons oublié les énormes différences entre le monde rural et urbain, entre les gens capables de gérer la modernité et les autres. » En outre, la décentralisation est un passage obligé pour consolider sa démocratie naissante et déverrouiller une vie politique nationale sclérosée par quarante ans de parti unique et de pratiques clientélistes. Alors que le Mozambique vient de fêter, il y a exactement trois mois, ses 40 ans d'indépendance, et qu'il fête aujourd'hui le 51ème anniversaire du début de la lutte armée contre le colonisateur portugais, la classe politique doit sortir de son état de médiocrité et se montrer à la hauteur de l'Histoire et des défis actuels, si elle veut éviter un énième retour de la violence, dans ce pays qui a déjà tant souffert de la guerre.

Centre-ville de Nampula, dans le nord du Mozambique. Le paysage urbain intègre les éléments de propagande relatifs à la Révolution socialiste des années 1970. Signe d'un pays qui a encore du mal à se défaire de cet héritage.

Centre-ville de Nampula, dans le nord du Mozambique. Le paysage urbain intègre les éléments de propagande relatifs à la Révolution socialiste des années 1970. Signe d'un pays qui a encore du mal à se défaire de cet héritage.

Le passage suivant est tiré de l’ouvrage Les damnés de la terre, de Frantz Fanon, publié en 1961. Dans le chapitre intitulé « Mésaventures de la conscience nationale », l'auteur y explique comment les leaders de l'indépendance africaine ont, par clientélisme et tribalisme, derrière des discours prônant l'union nationale, créé la division et la frustration dans les régions délaissées, et à terme favorisé des formes diverses de séparatisme et d'irrédentisme. Bien qu'écrit en 1961, avant même l'indépendance du Mozambique, cet extrait s'applique extraordinairement bien au cas de ce pays.

Le parti politique dans beaucoup de régions africaines aujourd’hui indépendantes connaît une inflation terriblement grave. En présence d’un membre du parti le peuple se tait, se fait mouton et publie des éloges à l’adresse du gouvernement et du leader. Mais dans la rue, le soir à l’écart du village, au café ou sur le fleuve, il faut entendre cette déception amère du peuple, ce désespoir mais aussi cette colère contenue. Le parti, au lieu de favoriser l’expression des doléances populaires, au lieu de se donner comme mission fondamentale la libre circulation des idées du peuple vers la direction, forme écran et interdit. Les dirigeants du parti se comportent comme de vulgaires adjudants et rappellent constamment au peuple qu’il faut faire « silence dans les rangs ». Ce parti qui s’affirmait le serviteur du peuple, qui prétendait travailler à l’épanouissement du peuple, dès que le pouvoir colonial lui a remis le pays, se dépêche de renvoyer le peuple dans sa caverne. Sur le plan de l’unité nationale le parti va également multiplier les erreurs. C’est ainsi que le parti dit national se comporte en parti ethnique. C’est une véritable tribu constituée en parti. Ce parti qui se proclame volontiers national, qui affirme parler au nom du peuple global, secrètement et quelquefois ouvertement organise une authentique dictature ethnique. Nous assistons non plus à une dictature bourgeoise mais à une dictature tribale. Les ministres, les chefs de cabinets, les ambassadeurs, les préfets sont choisis dans l’ethnie du leader, quelquefois même directement dans sa famille. Ces régimes de type familial semblent reprendre les vieilles lois de l’endogamie et on éprouve non de la colère mais de la honte en face de cette bêtise, de cette imposture, de cette misère intellectuelle et spirituelle. Ces chefs de gouvernement sont les véritables traîtres à l’Afrique car ils la vendent au plus terrible de ses ennemis : la bêtise. Cette tribalisation du pouvoir entraîne on s’en doute l’esprit régionaliste, le séparatisme. Les tendances décentralisatrices surgissent et triomphent, la nation se disloque, se démembre. Le leader qui criait : « Unité africaine » et qui pensait à sa petite famille se réveille un beau jour avec cinq tribus qui elles aussi veulent avoir leurs ambassadeurs et leurs ministres ; et toujours irresponsable, toujours inconscient, toujours misérable il dénonce « la trahison ».

Frantz Fanon, Les damnés de la terre. Éditions François Maspero, 1961.

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