Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Au soir du second tour des élections régionales, le 13 décembre dernier, les observateurs comme l'ensemble de la classe politique se sont satisfaits du « sursaut de la mobilisation », le taux de participation ayant augmenté de 7,5 points par rapport au premier tour ; et ont loué l'existence d'un « plafond de verre » qui a empêché le Front national de l'emporter dans chacune des treize régions métropolitaines. De toute évidence, les partis de gouvernement oublient qu'au second tour, plus de quatre électeurs sur dix ne sont toujours pas allés voter, et qu'il aura fallu une manœuvre politicienne du Parti socialiste, largement contestable sur le plan démocratique, pour « faire barrage » au Front national. Face au désintérêt des citoyens pour la vie politique et à la radicalisation des électeurs qui se rendent encore aux urnes, la réponse de nos dirigeants est à peu près nulle.
Il y a exactement un an, des rassemblements massifs avaient marqué l'après-attentat qui avait frappé Charlie Hebdo et l'épicerie casher. L'« esprit du 11 janvier » – expression employée pour décrire le sentiment d'union nationale alors porté par les manifestants – ne s'est pas traduit par une réaction politique. Tout le monde ne s'est pas reconnu dans ce mouvement, ni même dans le slogan « Je suis Charlie », mais le sentiment général était qu'après un tel drame, et pour répondre aux crispations identitaires de tout bord, il fallait réviser notre façon de penser et de faire de la politique. Un an après, la vie politique reste désespérément sclérosée, et la classe politique ne parvient toujours pas à se renouveler.
Nous sommes le 13 janvier 2015, dans l'hémicycle de l'Assemblée nationale. Manuel Valls termine l'un des rares bons discours de sa carrière politique – si ce n'est le seul. Certes, ses propos interprétant les manifestations du 11 janvier comme un soutien du peuple français à l'action militaire de la France au Moyen-Orient relèvent soit de l'opportunisme soit de la bêtise. Pour autant, il résume bien l'« esprit du 11 janvier » quand il explique que « [le] peuple s'est rassemblé [...], il a marché partout, dans la dignité, la fraternité, pour crier son attachement à la liberté, et pour dire un non implacable au terrorisme, à l'intolérance, à l'antisémitisme, au racisme, et aussi, au fond, à toute forme de résignation et d'indifférence ». Les rassemblements du 7 et du 11 janvier visaient à rendre hommage aux victimes autant qu'à défendre les valeurs de la République et à ne pas multiplier les amalgames. On pouvait espérer de ce moment de fraternité un renouvellement des paradigmes politiques à l’œuvre depuis des années. Car la radicalisation des frères Kouachi, d'Amédy Coulibaly, des terroristes du 13 novembre, et de Mohamed Merah auparavant, ne doit rien au hasard. Elle n'est d'ailleurs pas seulement le résultat de la montée d'un islam rigoriste voire violent dans certaines banlieues françaises. Elle est avant tout l'illustration d'un échec de nos politiques depuis presque quarante ans. Ce même 13 janvier, La Marseillaise chantée spontanément dans l’hémicycle de l'Assemblée nationale par tous les députés et les ministres présents (une première depuis 1918) était une autre preuve s'il en fallait encore de l'union nationale exceptionnelle à laquelle nous assistions au cours de ces journées tragiques, et qui transcenda largement les clivages politiques.
Mais aucune réaction ne suivit. Seulement des débats innombrables sur l'islam, sur sa place dans la République et sur le degré de compatibilité de cette religion avec la démocratie. Sans doute les images des manifestations du 11 janvier ont-elles offert une illusion d'unité, alors que la France demeure en fait terriblement fractionnée, socialement, sociologiquement, et identitairement. Aux défis posés par ces fractures, le gouvernement n'a pas su répondre avec vision. Ni après janvier, ni depuis les attentats du 13 novembre.
Place de la République, à Paris.
Au Parti socialiste, la sclérose intellectuelle prévaut
C'est passé inaperçu dans le micmac de la Loi Macron promulguée en août dernier : le gouvernement Valls a plafonné et revu à la baisse les « indemnités pour licenciement sans cause » (jusqu'à -33% pour les salariés de plus de 2 ans d’ancienneté dans les entreprises de plus de 20 salariés). Même si cette disposition a été depuis retoquée par le Conseil constitutionnel, le constat est assez désespérant : une sclérose intellectuelle s'est emparée de la gauche française depuis plusieurs années. Une flopée de socialistes « gauche-caviar » spécialistes de la gestion administrative mais qui ne portent plus une idéologie sensiblement de gauche – au moins depuis l'adoption de la semaine à 35 heures – propose des solutions similaires à la droite libérale. Entre PS et UMP (pardon, Les Républicains), le logiciel de pensée est le même : ne pas lutter contre la mondialisation et ses effets néfastes, mais s'y adapter au nom du « réalisme économique ». Il ne s'agit plus de penser notre modèle de société en termes de progrès, mais en termes de recul social sous couvert de « réformes » ; ni de se protéger de la concurrence mondiale, mais de s'y soumettre, même si elle ne peut être que faussée et qu'elle se traduit par une paupérisation de notre société. La mondialisation serait donc devenue un processus irréversible, semble-t-on nous signifier – feignant d'oublier que le libre-échange est bien le résultat de décisions humaines, parmi lesquelles notamment le démantèlement de nos barrières douanières à l'échelle européenne dans les années 1980 et 1990.
Il n'y a pourtant pas matière à être surpris de cette posture fataliste et attentiste du Parti socialiste. N'est-ce pas la présidence Hollande qui a donné son aval, avec les autres gouvernements européens, aux négociations pour l'établissement d'une zone de libre-échange entre les États-Unis et l’Union européenne, en juin 2013 ? Après les critères de rigueur budgétaire (ou « critères de Maastricht ») imposés sous la présidence de François Mitterrand et sur l'initiative de Jacques Delors, après la libéralisation du système financier réalisée par le gouvernement de Pierre Bérégovoy, et après les privatisations partielles des années Jospin, cet accord de libre-échange est venu nous rappeler avec un certain désespoir cette grande capacité du Parti socialiste à trahir ses fondamentaux et ses électeurs. Se coucher face aux processus inhérents à la mondialisation est devenu une constante au PS. Dernier exemple en date : rappelons que l'année 2015 restera dans les annales comme celle où trois groupes du CAC 40 – Lafarge, Alstom et Alcatel-Lucent – seront passés sous contrôle étranger, une première dans l'histoire du capitalisme français. Si ces grands groupes ont en fait déjà largement soustrait leurs activités dans une France industriellement dévitalisée, leur rachat, présenté par le gouvernement comme une preuve de notre attractivité économique (!), confirme le décrochage du pays, qui a pourtant plus que jamais besoin de champions nationaux. Résultat : entre janvier 2014 et décembre 2015, les entreprises étrangères ont consacré 145 milliards d'euros au rachat d'entreprises en France, les sociétés françaises ne dépensant quant à elles que 88 milliards d'euros en acquisitions hors des frontières. Autrement dit, l'Hexagone est devenu une cible plus qu'un conquérant – c'était encore l'inverse en 2013 – alors que jusqu'en 2014, les cessions de grandes entreprises à des investisseurs étrangers, vécues comme des traumatismes (on se souvient encore de l'OPA hostile de Mittal sur Arcelor en 2006), restaient exceptionnelles.
À gauche, on ne repense plus le modèle économique alors qu'il a clairement montré ses limites et ses effets désastreux. Le gouvernement n'obtient aucun résultat probant : le nombre de chômeurs en catégorie A a encore augmenté de près de 41.000 sur le dernier trimestre de 2015, ce qui représente une hausse de 90.000 chômeurs sur toute l'année ; depuis le début du quinquennat, on compte donc 695.000 chômeurs de plus (pour la seule catégorie A), soit presque autant qu'au cours de l'ensemble du mandat Sarkozy (742.000 chômeurs de plus). Cela fait tout de même huit ans que le chômage n’a pas reculé deux mois consécutifs en France. La France métropolitaine compte désormais 3,59 millions de chômeurs (un nouveau record), et, en incluant l’outre-mer et les chômeurs en activité réduite, ce sont 5,75 millions de personnes qui pointent à présent à Pôle emploi, dont 2,46 millions depuis plus d’un an. En dépit de ce bilan accablant, la direction du Parti socialiste s'avère incapable de changer de grille de lecture, de trouver de nouvelles recettes, bref de faire preuve d'un peu d'imagination. À cet égard, cette petite phrase de Michel Sapin, ministre des Finances, au journal Le Monde en août 2014, était tout à fait emblématique : « Mieux vaut assumer ce qui est, plutôt que d'espérer ce qui ne sera pas. » Et ce n'est pas l'appel de Jean-Christophe Cambadélis, le soir du second tour des élections régionales, à une « inflexion » sociale, qui changera grand-chose à la ligne du gouvernement. Pire, l'« état d'urgence économique et social » proclamé par François Hollande il y a une semaine, qui doit se traduire par un plan de formation de 500.000 chômeurs, vise probablement plus, tout comme les « emplois aidés » de toute nature (emplois-jeunes, emplois d'avenir, etc.), à faire artificiellement baisser le nombre officiel d'inscrits à Pôle emploi qu'à lutter sincèrement en faveur de l'emploi. Rien de nouveau donc, dans cette approche purement statistique du chômage, d'autant plus que cette annonce a un goût de déjà-vu, puisque le chef de l'État avait déjà annoncé un premier plan de formation en 2013.
Depuis les attentats du 13 novembre 2015, l'attention générale s'est cristallisée sur les questions de sécurité. Le Parti socialiste s'est montré incapable d'adopter une posture autre que sécuritaire et belliciste. La « riposte » aux 130 morts de novembre a été double. Elle a été extérieure, avec une recrudescence des bombardements contre le Califat, mais aussi intérieure, avec un renforcement de notre appareil sécuritaire. Ce qui s'est traduit à la fois par un arsenal constitutionnel et législatif voté dans la précipitation par nos élus, et par une multiplication des perquisitions et des interpellations sur le territoire national. Outre les abus aux libertés fondamentales, qui se multiplient depuis deux mois et dont on voit de moins en moins clairement le caractère exceptionnel, tant l'exécutif semble vouloir les intégrer au droit commun (une réforme de la Constitution présentée en Conseil des ministres le 23 décembre devrait bientôt être approuvée par les parlementaires), on aurait pu espérer d'un gouvernement de gauche une autre approche.
Dans la course sécuritaire dans laquelle il s'est lancé, pas sûr que le lièvre Hollande, sur qui Sarkozy avait déjà une longueur d'avance, parvienne à rattraper la tortue Le Pen.
Quand le gouvernement pose les mauvaises questions
Ici encore, la présidence Hollande ne pose pas les bons postulats, et donc, naturellement, n'apporte pas les bonnes réponses. Elle veut répondre à un « acte de guerre » par une recrudescence des bombardements militaires sur la Syrie et l'Irak, tout en accroissant le système de sécurité intérieur français. À aucun moment, le gouvernement ne s'attaque au terreau du djihadisme français (car ce sont bien des Français, en majorité, qui ont commis les attentats de novembre), c'est-à-dire la quête d'identité, de spiritualité, et la misère sociale de certains quartiers. Le 15 mai 2015 sur un plateau de France 2, Emmanuel Todd disait à juste titre, sur les classes moyennes, qui constituent la base électorale du Parti socialiste : « Ce qu’on interprète comme un grand sentiment de fraternité [...], je l’interprète autrement, [...] comme des gens qui ne veulent pas qu’on les emmerde, en fait. [Ils] n’affirment pas tellement des valeurs positives de liberté et d’égalité, puisque la France ne pratique pas [ces valeurs]. Elle pratique l’acceptation d’un taux de chômage à 10%. Ces classes moyennes acceptent la destruction du monde ouvrier, elles acceptent que se perpétuent dans les banlieues des conditions qui ralentissent l’assimilation des gosses d’immigrés. Tout ça n’est pas l’égalité. » Le démographe français analysait alors la sociologie et le sens des manifestations du 11 janvier, mais cette réflexion vaut aussi parfaitement (peut-être davantage même) pour les slogans du type « Je suis en terrasse » affichés çà et là après les attentats du 13 novembre. Et ces mots de l'historien et écrivain belge David Van Reybrouck, adressés à François Hollande et tirés d'un article publié en novembre dernier, font écho au constat de Todd : « Votre discours fait référence à la liberté. Il aurait aussi pu parler des deux autres valeurs de la République française : l’égalité et la fraternité. Il me semble que nous en avons plus besoin en ce moment que de votre douteuse rhétorique de guerre. »
La perte de ces deux valeurs, l'égalité et la fraternité, par le Parti socialiste, a participé depuis les années 1980 au désengagement social contemporain dénoncé par l'écrivain indo-britannique Kenan Malik dans le quotidien britannique The Guardian, en mars 2015 : « [Chez] les musulmans [...] mais aussi [dans] la plupart des groupes sociaux [comme] les classes ouvrières blanches, nombreux sont ceux qui […] voient leurs problèmes non pas d’un point de vue politique, mais à travers le prisme de l’identité ethnique et culturelle. » Le 16 novembre dernier, Libération, journal de centre-gauche, titrait : « Génération Bataclan » pour souligner l'importance de cet attentat pour toute une génération. Un coup de com' fort en émotion, mais qui montre bien le fossé qui sépare la social-démocratie (et ses avatars journalistiques) des couches populaires. Car comme l'expliquait fort bien Louis Lepron dans un article paru le 29 novembre sur Internet : avant d'être la génération Bataclan, « les 13 millions de Français nés entre 1978 et 1994, pris entre deux feux d’une guerre qui ne dit pas son nom et dont on pensait, naïvement, que son théâtre était à des milliers de kilomètres », sont « la génération chômage ». Ou la « Génération stagiaire ». Ou la « Génération précaire » (Geração precária), pour reprendre le terme employé par le mouvement des Indignés au Portugal en 2011-2012. Et le jeune journaliste d'ajouter : « Tout le monde aurait [alors] pu s’identifier, qu’on sorte de BTS comme de Paris-Dauphine ou d’écoles privées. Cela traverse toutes les couches sociologiques de notre "génération", et ici le terme fait sens, car chômage et précarité ne font pas de quartier. »
À défaut de se structurer sur une grille de lecture « de gauche », le logiciel de pensée des socialistes est désormais très proche de celui des Républicains, qui est lui-même de plus en plus proche de celui du Front national sur la question des identités et sur celle de la sécurité. Car en dénonçant un « acte de guerre », la solution au problème posé par les attentats est tellement plus simple ! C'est considérer que leurs causes sont exogènes, et donc que les réponses à apporter le sont aussi : toujours plus de bombardements ; toujours plus d'autosatisfaction autour de notre modèle de société et de notre « art de vivre » (Manuel Valls, le 24 novembre), même si tout le monde n'y accède pas... Et toujours moins d'autocritique sur notre traitement des questions sociales.
Alors qu'avec cet épisode tragique qui aurait pu constituer un déclic au réveil de la gauche, le PS avait l'occasion de renouer avec ses valeurs originelles, elle confirme son décrochage électoral – conforté lors du scrutin de décembre (23,33% des voix au 1er tour, contre 29,14% aux régionales de mars 2010) – et sa dimension purement gestionnaire et technocrate. Les usurpations d'identité et les fraudes avérées lors du pseudo-référendum interne du Parti socialiste sur « l'unité de la gauche » aux élections régionales, organisé en octobre 2015, confirmaient par ailleurs, dans la continuité des primaires frauduleuses ayant opposé en 2008 Ségolène Royal à Martine Aubry, la dimension véreuse de ce grand corps malade, de cet assemblage d'élus et de fonctionnaires, qu'est le PS.
La vie politique française dans une impasse
L'électeur français est dans une impasse. La classe politique ne se renouvèle pas, et cela se traduit entre autres par des générations politiques qui se succèdent sans porter de nouveau projet pour la France. D'une part, un pseudo-combat oppose la « droite dure », représentée par Copé hier, par Sarkozy aujourd'hui ; à la « droite centro-libérale », incarnée par François Fillon en 2012, par Alain Juppé à présent. Clivage artificiel en réalité, puisque François Fillon et Nicolas Sarkozy, l'un Premier ministre et l'autre chef de l'État, ont pu s'accorder pendant cinq ans sur un programme commun (rédigé ensemble, de surcroît), et Alain Juppé lui-même a été ministre pendant deux ans sous la présidence Sarkozy (avec François Fillon à la tête du gouvernement) ; enfin, le mépris notoire de l'ancien président de la République pour Jean-François Copé montre bien que, dans cette histoire, les proximités idéologiques comptent peu. D'autre part, les « députés frondeurs » jouent aujourd'hui le rôle de « caution de gauche » assumé hier par Jean-Luc Mélenchon (avant qu'il ne quitte le Parti socialiste), par le Parti communiste (à l'époque de la Gauche plurielle) et par le courant interne du Nouveau parti socialiste (créé par Arnaud Montebourg, Vincent Peillon et Benoît Hamon). Mais comme toujours, la « gauche du parti » sera la cocue du gouvernement socialiste, comme d'ailleurs la « droite du parti » des Républicains, qui se satisfait aujourd'hui de la rhétorique « dure » de Nicolas Sarkozy, rassemblera demain les grands déçus d'un gouvernement de droite.
Alors que l'extrême-gauche, même en incluant EE-Les Verts et le Parti de Gauche, dépasse à peine la barre des 10% à l'échelle nationale, et sombre toujours plus dans le néant électoral, le Front national est à présent conforté par son image, qui évoque le renouvellement du personnel politique autant qu'une offre idéologique alternative et, pour de plus en plus de gens, crédible – la perspective pour 2016 d'un changement de nom du parti devrait encore participer à sa « dédiabolisation ». La responsabilité de cette dégradation du climat politique, qui accouche du tripartisme actuel, revient à un gouvernement sourd aux avertissements des électeurs et à une opposition aussi opportuniste qu'inaudible. Comme bien souvent dans l'Histoire, il se peut que la surdité de nos dirigeants politiques se finisse dans le sang et les larmes. Et à un Manuel Valls qui annonce « un risque de guerre civile » en cas de victoire électorale du FN, on a envie de dire, tout en soulignant notre peu de sympathie pour les idées d'extrême-droite, que la politique actuelle de son gouvernement, dans la continuité de celle de ses prédécesseurs, ne nous emmène pas sur des chemins plus tranquilles, bien au contraire.