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Par David Brites.

Dessin mural dans une école de la périphérie de Maputo, au Mozambique.

Dessin mural dans une école de la périphérie de Maputo, au Mozambique.

Plus d'un demi-siècle après les indépendances africaines, regard sur la perte d'identité d'une forte partie des élites africaines « occidentalisées ».

Mouvement politique et social qui promouvait la solidarité entre les Africains où qu'ils soient dans le monde, le panafricanisme a désormais du plomb dans l'aile. Pour rappel, ce courant est né dès la fin du XIXème siècle, dans le contexte de l'abolition de l'esclavage dans les Amériques et du mythe du retour des Afrodescendants sur le continent africain – d'où la naissance de l'État du Libéria, en 1847. En 1900 eut lieu la Conférence panafricaine de Londres, dans un climat de racisme exacerbé et alors que s'amorçait la dernière phase de la colonisation de l'Afrique : les socialistes européens, Lénine en tête, s'opposaient fermement au partage du continent par les puissances coloniales. Mais on n'arrête pas l'Histoire en marche, et en 1914, lorsqu'éclate la Grande Guerre, presque tout le continent est soumis à la domination européenne. Il faudra attendre 1936 pour voir l'Éthiopie, l'un des derniers symboles d'indépendance africaine, conquise laborieusement (et brièvement) par l'Italie fasciste.

La décolonisation autant que l'émergence du Mouvement des non-alignés permet, dans les années 1950 et 1960, une « renaissance africaine », symbolisée par des dirigeants comme le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, l'un des fondateurs du courant intellectuel connu sous le nom de négritude. L'objet de cet article n'est pas de s'étaler sur une présentation exhaustive de cette pensée, portée également par Aimé Césaire, Léon Gontran Damas et d'autres intellectuels noirs d'Afrique et des Antilles, ni même de faire des digressions sur les penseurs afro-américains qui ont tenté de créer des « ponts » avec leurs « frères » noirs d'Afrique, comme Malcom X. L'identité africaine, ou « noire », est évidemment complexe, et il serait tentant – cela a souvent été le cas jusque dans les années 1970 – d'y assimiler les identités métissées des continents américains, voire les peuples arabo-berbères du Maghreb – Mouammar Kadhafi lui-même se considérait comme l'un des hérauts du panafricanisme. Sans doute l'ensemble de ces mouvements politiques et intellectuels avaient-ils eux-mêmes une vision très réductrice de l'unicité noire, alors que le terme de négritude tend à englober des peuples extrêmement divers, et cela même si l'on se limite à l'Afrique subsaharienne seulement.

Colliers traditionnels, dans le nord du Bénin.

Cheikh Anta Diop, physicien sénégalais et historien engagé, cherchait par exemple, dans Nations nègres et culture (1955) et dans Les fondements culturels, techniques et industriels d’un futur État fédéral d’Afrique noire (1960), à prouver les origines noires des premiers pharaons de l’Égypte antique, pour donner aux Africains la fierté commune d'un passé prestigieux et la perspective d’une possible unité. Si l'idée que le continent africain a connu depuis le XIXème siècle – c'est le résultat de la colonisation – des dynamiques communes est vraie, parler de fierté et de passé communs (et surtout fantasmer un passé précolonial commun) est en soi problématique car il tend à négliger la diversité des peuples et la complexité des sociétés africaines.

La réalité est sans doute moins tranchée : les élites africaines qui, d'une manière ou d'une autre, ont porté cette solidarité entre les Africains et défendu les identités africaines, tout comme celles qui ont tenté d'émanciper économiquement leur pays de l'impérialisme occidental, notamment dans les années 1970, ont dû composer avec la réalité des frontières que l'Europe leur avait laissées. D'où la difficulté de défendre la notion même d'« identité(s) africaine(s) », puisque les nouveaux dirigeants, en acceptant l'héritage des frontières dessinées par la colonisation (et donc par les colonisateurs), étaient naturellement contraints de promouvoir, pour maintenir l'unité politique de ces nouveaux États, le sentiment d'appartenance à une nouvelle « nation », artificielle. Des cas concrets permettent d'apporter certaines lumières.

Par exemple, les descendants des sujets de l'ancien royaume du Dahomey habitant au Togo ou au Bénin ont vu leurs dirigeants promouvoir, depuis 1960, l'appartenance au Togo ou au Bénin, pas à la « nation » (le terme est sans doute mal choisi) précoloniale qui avait pourtant mené la lutte contre le colonisateur au XIXème siècle. Idem au Mozambique, où les habitants des provinces d'Inhambane, de Gaza et de Maputo, dans le sud du pays, parlent une langue similaire. Descendants du royaume de Gaza, tombé face aux colonisateurs portugais en 1895, l'État mozambicain leur répète, depuis l'indépendance en 1975, qu'ils appartiennent, en dépit de la diversité ethnique et linguistique du pays, à la « nation mozambicaine » l'expression est d'ailleurs fréquemment employée dans l'hymne national, ce qui, à l'image de la carte de Chypre ou de celle du Kosovo sur leur drapeau respectif, n'est pas anodin. Autre exemple, plus frappant peut-être : les Touaregs du Nord-Mali entendent depuis plus d'un demi-siècle qu'ils sont Maliens. La communauté internationale a décrété l'intangibilité des frontières à l'aune des indépendances, alors que celles-ci ont été dessinées dans le seul but d'optimiser l'exploitation des territoires colonisés, sans aucune cohérence ethnique ou culturelle ; en outre, cette décision oblige les dirigeants des nouvelles nations à maintenir, pour préserver un semblant d'unité entre ces différents peuples, la langue de l'ancienne puissance occupante.

Addis-Abeba, en Éthiopie. Une ville en croissance.

Les élites africaines postindépendance se sont d'autant mieux approprié l'héritage de ces frontières, qu'elles ont souvent été formées dans le cadre colonial, voire dans la métropole elle-même (à Londres, à Paris, à Lisbonne ou à Bruxelles) ; elles ont donc souvent adopté (toute tendance politique confondue d'ailleurs) des schémas de pensée partiellement ou totalement euro-centrés. L'ambiguïté d'une défense de l'africanité tient donc dans ce paradoxe : défend-on des identités africaines lorsque l'on promeut un sentiment national dans le cadre de frontières qui ont été tracées par un colonisateur extra-africain ? Que penser par exemple d'un Mobutu Sese Seko (1965-1997) qui défend la zaïrianisation au Congo-Kinshasa, d'un Henri Konan Bédié (1993-1999) qui défend l'idée d'ivoirité, ou d'un Armando Emílio Guebuza (2005-2015) qui défend celle de mozambicanité ? Les notions mêmes de zaïrité, d'ivoirité et de mozambicanité, invoquées au même titre que l'africanité pour promouvoir un sentiment d'appartenance nationale proprement africain ou une réappropriation de la culture africaine (le fameux « recours à l’authenticité » invoqué par le parti unique au Zaïre dans les années 60 et 70), sont un héritage, une création directe de la colonisation, c'est-à-dire d'une grille de lecture proprement européenne, sur ce que devait être une Afrique exploitée de façon optimale au profit des métropoles.

Dans son roman L'autre moitié du soleil, l'auteure nigériane Chimamanda Ngozi Adichie ne fait-elle pas dire à son personnage Odenigbo, intellectuel engagé au début des années 1960 : « La seule véritable identité authentique, pour l'Africain, c'est la tribu. Je suis Nigérian parce que l'homme blanc a créé le Nigéria et m'a donné cette identité. Je suis noir parce que l'homme blanc a construit la notion de noir pour la rendre la plus différente possible de son blanc à lui. Mais j'étais ibo avant l'arrivée de l'homme blanc » ? Ce à quoi son ami, le professeur Ezeka, répond, comme pour souligner la complexité de l'identité africaine : « Mais c'est à cause de l'homme blanc que tu as pris conscience d'être ibo. L'idée même de pan-ibo ne s'est formée qu'en réaction à la domination blanche. Il faut comprendre que la tribu telle qu'elle existe aujourd'hui est un produit colonial au même titre que la nation et la race. » Éméché, Odenigbo lui crie ces derniers mots : « L'idée de pan-ibo existait bien avant l'homme blanc, demande donc aux anciens de ton village de te parler de ton histoire. » Cette réflexion est d'autant plus compliquée à traiter, que la notion même de « tribu », sa valeur (et même sa force), diffère entre peuples africains, entre des pays aussi différents que la Côte d'Ivoire, le Zimbabwe ou l'Éthiopie. « À l'indépendance, en 1960, le Nigéria était une collection de fragments tenus d'une main fragile », écrit encore Chimamanda Ngozi Adichie, dans ce roman où elle décrit son pays à l'aune de la guerre du Biafra (1967-1970).

À l'indépendance, les peuples africains se sont donc retrouvés dans une situation schizophrénique, accentuée par le modèle politique d'État-nation centralisé imposé pendant la colonisation et hérité des Européens : pour défendre leur indépendance politique, économique, culturelle, ils en étaient réduits à promouvoir une « identité nationale » artificielle dans le cadre de leurs nouvelles frontières. Au Zaïre (actuel Congo-Kinshasa), le « recours à l’authenticité » décrété par le parti unique dans les années 1970 n’impose pas seulement le port du pagne pour les femmes et celui de l’abacost (contraction de « à bas le costume ») pour les hommes : il bannit également toute culture étrangère ; et pendant un quart de siècle, la soul, le disco, le reggae, ou encore l’afro-beat, des styles de musique qui seront très populaires dans ce pays d'Afrique centrale, ne sont parvenus aux oreilles des Zaïrois qu’à travers les interprétations des orchestres locaux, souvent informés par la valise diplomatique. Au final, les Zaïrois ont cherché à parachever la décolonisation, notamment en bannissant les noms chrétiens, en rebaptisant les rues et les places publiques, ou en nationalisant des entreprises détenues par des groupes occidentaux, alors que l'identité zaïroise-congolaise n'a de sens, dans ses frontières actuelles, que si on la met en perspective avec l'histoire coloniale qui a jeté ses bases.

En outre, les nationalismes postcoloniaux, exacerbés à des fins politiques et politiciennes, étaient surtout employés pour unifier la population autour d'un clan, sous couvert de l'exclusion de telle ou telle communauté qui n'appartiendrait pas vraiment à la « nation », comme les Ivoiriens d'origine burkinabè en Côte d'Ivoire et les Mozambicains métisses ou blancs (luso-descendants) au Mozambique et sans doute, depuis le coup d'État de mars 2013, les Centrafricains musulmans en Centrafrique. La question identitaire en Afrique se cristallise donc, à notre sens, sur la préservation des identités locales (et des langues et dialectes locaux), pour bien des Africains pour qui la nation issue des frontières coloniales signifie la mise en avant d'une culture dominante qui n'est pas la leur. Dans son premier roman, L’hibiscus pourpre (2004), l'auteure Ngozi Adichie dit de l’un des personnages, Eugene, un riche notable, catholique fondamentaliste et père de la narratrice, qu’il « appréciait que les villageois fissent un effort pour parler en anglais en sa présence. Il disait que cela montrait qu’ils avaient du bon sens. » La survie des dialectes locaux est un défi qui n'a bien souvent pas l'appui des élites. Sans parler du mépris que le personnage d'Eugene, adorateur de l'Évangile, porte aux croyances précoloniales – des cultes païens détestables, évidemment !

Les élites politiques et économiques d'Afrique subsaharienne, à quelques exceptions près, évoluent dans des cadres de pensée largement inspirés de modèles occidentaux. La grille de lecture, capitaliste notamment, est adoptée pour définir l'idéal de développement et de modernité. Une réalité qui a des conséquences directes sur le respect des différentes communautés et identités qui composent ces sociétés, sur leur caractère inclusif ou non.

Case du chef traditionnel de village, à Idool, dans le nord du Cameroun.

Case du chef traditionnel de village, à Idool, dans le nord du Cameroun.

Conséquence de l'occidentalisation des élites : la notion de modernité éternellement dévoyée

Le philosophe américain Francis Fukuyama écrivait, en juin 2013, dans le Wall Street Journal : « La croissance économique mondiale [...] a modifié la donne sociale dans le monde entier. Dans ce qu'il est convenu d'appeler les "marchés émergents", les classes moyennes sont plus nombreuses, plus riches, mieux éduquées et plus reliées que jamais par les technologies. [...] Ils réclament une société plus libre, mais rien ne dit que, sur le court terme, ils appellent nécessairement de leurs vœux une démocratie fondée sur le suffrage universel. » Cette nouvelle classe moyenne constitue en Afrique la nouvelle « élite » du continent. Ce sont des chefs d'entreprise, des journalistes, des juges, des militaires, etc. Bref celles et ceux qui détiennent les leviers de décision politique et économique, qui contrôlent les moyens de production (quand ils ne sont pas aux mains d'investisseurs étrangers), qui consomment (souvent des produits importés d'ailleurs) et qui, à bien des égards, s'avèrent créateurs d'opinion ; par leur notoriété, leur expertise ou leur activité sociale, ils sont susceptibles d'influencer les opinions de masse. Cette élite érige les paradigmes qui encadrent la société, ceux qui composent la base du modèle de développement du pays.

Et force est de constater qu'en opposition aux courants de pensée qui ont émergé çà et là jusque dans les années 1980 pour réveiller la « fierté africaine », les paradigmes qui structurent la conduite et les références des élites africaines sont à présent fortement calqués sur ceux propagés par la culture occidentale. Posséder les biens de consommation courante et « modernes » qu'aurait n'importe quel Européen ou Nord-américain, voilà l'idéal de vie. Le matérialisme (d'autant plus là où les besoins matériels ont été ou sont considérables), de même que la culture de l'ancienne puissance colonisatrice, sont très souvent érigés en modèles. Cela signifie que l'Europe conserve un ascendant culturel déterminant sur nombre d'élites africaines, qui regardent l'Occident comme une source d'inspiration sur tous les plans – politique, administratif, technologique, économique, etc. L'ancienne puissance coloniale, et l'Occident en général, restent la référence à suivre et dont il faut s'inspirer. Et les fonds de l'aide au développement sont là pour conforter cette ascendance, où le Nord indique au Sud la voie la plus pertinente à suivre.

Dans le nord du Bénin.

Avant toute chose, nuançons un peu la définition sommaire proposée jusqu'ici des « élites africaines ». Selon la Banque africaine de développement, un Africain sur trois serait « entré dans la classe moyenne » (2013). Soit 350 millions de personnes. Et soit autant de consommateurs potentiels. La réalité est évidemment plus complexe, car cette classe moyenne « africaine » englobe une réalité extrêmement diverse. En l'occurrence, la Banque africaine de développement y inclue ceux qui dépensent entre 2 et... 20 dollars par jour. Et ce, quels que soient leurs moyens de revenus, qu'il s'agisse d'économie formelle ou informelle, légale ou illégale. Le site d'information panafricain Africa is a country nuance donc l'existence de cette nouvelle classe moyenne, notamment quand ses membres ne dépensent que 2 dollars par jour : « Ils ont un téléphone portable, une adresse mail, mais pas d'assurance-maladie. Ils possèdent peut-être une voiture, mais doivent attendre des mois avant de pouvoir la faire réparer. »

Cette classe moyenne est donc soit très large, si on y inclue tous ceux qui ont un téléphone portable, pour faire court, soit très embryonnaire, si l'on comprend en son sein les personnes qui occupent des postes et un statut qui leur permettent de consommer, d'accéder à certains standards de vie, d'avoir un pouvoir sur d'autres individus en étant notamment, comme cela a déjà été dit, créateurs d'opinion. Cette dernière définition permet en outre de distinguer l'« élite » de la notion plus large de classe moyenne. Et considérant donc cette définition restreinte, la frontière est dès lors floue entre une classe moyenne naissante, les « nouveaux riches » qui profitent du boom économique récent, et les caciques (et leurs enfants) des régimes autoritaires qui tiennent les leviers de décision des pays africains. Prenons de nouveau le cas du Mozambique pour illustrer notre propos. Dans ce pays qui connaît depuis plus d'une décennie une croissance de son PIB d'environ 7% par an, la classe moyenne est effectivement embryonnaire, concentrée essentiellement à Maputo, la capitale – dans le Grand Maputo même, compte tenu de l'expansion de la ville ces dernières années. Mais l'« occidentalisation » des esprits concerne autant ces nouveaux consommateurs que les ténors du régime dont les familles sont depuis plusieurs décennies aux manettes du pouvoir.

Le Front de Libération du Mozambique (Frelimo), ancienne formation socialiste et parti unique jusqu'en 1990, y détient le pouvoir depuis l'indépendance (1975). Ses caciques, souvent des politiciens ou des militaires qui ont soutenu la lutte pour l'indépendance et occupé ensuite de hautes fonctions, tiennent fermement le régime et sont devenus les nouveaux « capitalistes noirs » qui exploitent leur peuple et qu'annonçait déjà en son temps le premier président du pays, Samora Machel (1975-1986). Leur modèle est tout à la fois l'Afrique du Sud voisine (et ses grandes métropoles), le Portugal, ancienne puissance coloniale, et plus généralement l'Europe. En bref, ce qui incarne de près ou de loin le concept de modernité. Les enfants de ces « barons » sont l'incarnation de cette élite occidentalisée : une bande de gamins matérialistes, sans conviction idéologique précise, et peu engagés politiquement, mais qui doivent tout au parti au pouvoir, et qui en font donc l'éloge autant que faire se peut. Sans être eux-mêmes des frélismistes sincères, ils sont les meilleurs soutiens du régime Frelimo, car celui-ci représente pour eux un gage de stabilité, et donc la garantie de leur liberté individuelle et de la poursuite de leur enrichissement.

Maputo, vue depuis Catembe, son vis-à-vis sur l'autre rive de l'estuaire. Le paysage de la capitale mozambicaine est dominé par grandes tours en construction, symboles de la forte croissance économique du pays depuis une quinzaine d'années.

Maputo, vue depuis Catembe, son vis-à-vis sur l'autre rive de l'estuaire. Le paysage de la capitale mozambicaine est dominé par grandes tours en construction, symboles de la forte croissance économique du pays depuis une quinzaine d'années.

Dans le cas de pays comme le Mozambique, mais aussi l'Algérie ou l'Angola, où le parti en place depuis l'indépendance est celui qui a mené la lutte de décolonisation, les membres de cette élite, sorte de nouvelle noblesse autoproclamée, souvent liée au corps militaire, estiment que le pays est leur dû, qu'ils en disposent comme bon leur semble, et que le peuple – que le parti incarne évidemment, même depuis la fin du parti uniqueleur est redevable.

Leur vision de la modernité s'inscrit dans un cadre consumériste (de luxe, de préférence) qui marque le succès du capitalisme. Les caciques du régime et leurs enfants représentent cette élite qui ne cherche pas l'alternance politique, car celle-ci signifierait un saut dans l'inconnu et peut-être le coup d'arrêt de son ascension sociale ou la remise en cause de sa condition confortable. Elle ne vit plus en phase avec la population. Bien entendu, les Africains, dans toute leur diversité, ne sont pas condamnés à l'immobilisme social ou culturel, ni même identitaire, mais l'engouement avec lequel les élites du continent embrassent les codes et les idéaux occidentaux a des traductions concrètes sur les rapports de force politique et économique dans beaucoup de pays, et notamment l'abandon de pans entiers de la culture des sociétés africaines, qui sont souvent les grandes perdantes de la mondialisation. Celles et ceux qui accèdent à la classe moyenne et aisées, de plus en plus, pratiquent des stratégies d'évitement que l'on attribue généralement aux Occidentaux résidant dans leurs pays : ils étudient dans des établissements privés ou à l'étranger, ils se déplacent peu voire jamais en transport public, partent le plus souvent en vacances à l'étranger (dans l'ancienne métropole coloniale généralement), et maîtrisent mal le dialecte de leurs parents. Dans L'hibiscus pourpre, la narratrice de Chimamanda Ngozi Adichie, la jeune Kambili, explique, en parlant de son père Eugene : « Il ne parlait pratiquement jamais ibo et même si [mon frère] et moi le parlions avec Mama à la maison, il n'aimait pas que nous l'utilisions en public. Nous devions paraître civilisés en public, nous disait-il ; nous devions parler anglais. »

Ce cocktail pose la question du devenir et de la gouvernance de ces jeunes « nations », dont le développement est porté par une classe qui ne comprend plus le peuple ils ne parlent d'ailleurs souvent plus la même langue au quotidien  et qui n'a plus conscience de ses préoccupations au jour-le-jour. C'est d'autant plus vrai dans un pays comme le Mozambique, extrêmement pauvre, à 80% rural et de surcroît dont la capitale est très excentrée géographiquement (et très proche de l'Afrique du Sud). Rappelons en effet que le Mozambique était encore classé au 180ème rang en termes d'IDH en 2015, ce qui en fait l'un des pays les plus pauvres du monde, avec une espérance de vie inférieure à 50 ans, un taux d'alphabétisation officiel d'à peine 50% de la population, et des cas de sous-nutrition chronique dans le centre et le nord du pays. À bien des égards, Maputo est une belle vitrine qui ne reflète absolument pas la réalité « nationale ». Elle est avant tout à l'avant-garde de ce que le Mozambique doit être, aux yeux du pouvoir et des élites : une interface dans la mondialisation, une future mégalopole ultra-connectée au monde, une ville sans âme mais pas sans argent et sans technologies.

Nouakchott, capitale de la Mauritanie.

Nouakchott, capitale de la Mauritanie.

Tag(s) : #International
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