Depuis les attentats de juillet à Nice et à Saint-Étienne-du-Rouvray, le débat public a étrangement glissé des enjeux sécuritaires vers la question de la place de l'islam en France. Les émissions TV et radio relaient largement les propos du gouvernement appelant à rénover les institutions représentatives de la « communauté musulmane » de France. Quelques mots sur le climat qui se dessine.
Le mois de juillet aura été ensanglanté par deux attentats profondément choquants sur le sol français. Ils font suite au double meurtre de Magnanville, dans les Yvelines, lorsque, le 13 juin 2016, Larossi Abballa a assassiné à l'arme blanche, à leur domicile et devant leur fils de trois ans, un couple de deux fonctionnaires du ministère de l'Intérieur. Le 14 juillet, à Nice, Mohamed Lahouaiej-Bouhlel a foncé dans la foule de civils qui venait d'assister au feu d'artifice de la fête nationale sur la promenade des Anglais ; au volant d'un poids lourd, il a conduit sur près de deux kilomètres, écrasant hommes, femmes et enfants, avant d'être lui-même abattu. Bilan de cette opération macabre revendiquée deux jours plus tard par l'État islamique : 86 morts, et 434 blessés. Le 26 juillet, enfin, deux islamistes radicaux, Adel Kermiche et Abdel Malik Nabil-Petitjean, ont pénétré dans l'église Saint-Étienne, à Saint-Étienne-du-Rouvray, près de Rouen, et y ont égorgé le prêtre de 85 ans qui faisait alors la messe, grièvement blessé un paroissien, et retenu trois autres fidèles en otages avant d'être abattus.
Il a fallu attendre de voir passer la première vague de récupération politicienne menée par la droite et l'extrême-droite suite à l'attentat de Nice, avant que le débat public ne se déporte sur la question de l'islam. À croire que tout le monde avait trouvé la solution pour empêcher les actions terroristes. Alors même que le mode opératoire a prouvé au contraire que le risque zéro n'existe pas, Éric Ciotti, Christian Estrosi, Nicolas Sarkozy, Robert Ménard, et beaucoup d'autres, se sont succédés dans les réseaux sociaux, à la télévision et à la radio pour dénoncer les carences du dispositif de sécurité mis en place à Nice, et plus généralement en France, par le gouvernement. Les propositions « droitières » sur la binationalité se sont enchaînées, avant que, le 15 juillet, il ne soit connu que Mohamed Lahouaiej-Bouhlel, l'auteur du carnage au camion, n'était pas binational, mais uniquement de nationalité tunisienne. Cerise sur le gâteau, Henri Guaino déclarait qu'« un militaire avec un lance-roquettes » posté à l'entrée de la promenade des Anglais aurait arrêté le camion... Pour Marion Maréchal-Le Pen et Florian Philippot, l'attentat n'aurait même pas pu avoir lieu si le Front national avait été au pouvoir, puisque des mesures drastiques auraient depuis longtemps entraîné son expulsion.
Depuis le meurtre à Saint-Étienne-du-Rouvray, le ton a changé. Le sujet surtout. Ainsi, dans un entretien publié le 2 août dans Libération, le Premier ministre défendait une refonte de l'organisation de l'islam de France. Dans la suite de Manuel Valls, toute la classe politique s'est permise d'inviter les institutions représentatives de cette religion à se réformer, à la fois pour se débarrasser de ses composantes radicales, mais aussi pour offrir un visage unique et supposément légitime à la « communauté musulmane ». Pour rappel, ce qu'on appelle l'islam de France possède déjà des organisations représentatives, comme la désormais bien connue Union des organisations islamiques de France (UOIF) fondée en 1983, mais qui aurait toutefois perdu beaucoup en influence depuis une douzaine d'années ; ou encore, créé en 2003, le Conseil français du culte musulman (CFCM), même si celui-ci a vocation à représenter, non pas tant les musulmans de France, mais plutôt le « culte musulman ». Ces deux institutions jouent le plus souvent le rôle d'interlocuteurs privilégiés avec les autorités de la République.
Mosquée de Bagnolet, dans le département de la Seine-Saint-Denis. Le ministère de l'Intérieur dénombre près de 2.500 lieux de culte musulmans en France, dont environ 2.100 en métropole. L'Île-de-France en compte au moins 260.
De la nécessité de réformer les institutions musulmanes françaises
Parmi les problèmes mentionnés régulièrement par notre classe politique sur l'islam, trois en particulier font l'actualité : le sentiment d'impunité qui entoure les imams salafistes et autres prêcheurs radicaux ; le financement des institutions islamiques et des mosquées par des puissances étrangères et, indirectement liée, la formation de nos imams à l'étranger ; et enfin, l'absence d'une institution représentative de l'islam de France, qui soit à la fois légitime, acquise aux valeurs de la République, et totalement indépendante de l'étranger.
Le premier ne devrait pas faire débat, puisque toute la classe politique, de l'extrême-gauche à l'extrême-droite en passant par les partis de gouvernement, peut s'entendre sur la condamnation pure et simple des prêches religieux qui prônent la haine et appellent à ne pas respecter les lois de la République ou les valeurs de la démocratie. Pour information, le ministère de l'Intérieur estime que 3,5% des mosquées et lieux de culte musulmans français sont sous influence salafiste, soit près de 150 sur 2.500 qui existent sur le territoire. À peine peut-on regretter le laxisme qui tolère encore ces espaces (quand on y incite à la haine), mais il ne s'agirait pas de l'exagérer : depuis 2012, pas moins de 45 arrêtés d'expulsion ont été exécutés contre des individus, imams ou autres, appartenant à des mouvances radicales de l'islam. Le 3 août, Bernard Cazeneuve annonçait même la fermeture d'une vingtaine de mosquées et salles de prière – pourquoi son ministère a-t-il attendu les attentats de juillet pour le faire, peut-on légitimement se demander ?
En outre, la volonté de la droite (et de l'extrême-droite) d'obliger les imams à prêcher en français est à la fois populiste, terriblement tendancieuse et stigmatisante (s'est-on jamais préoccupé des messes en latin ou en portugais dans quelque église catholique, ou en grec ou en arménien dans les lieux de culte orthodoxes ? Voire même du recours à l'hébreu dans les synagogues ?), mais aussi totalement inutile : parler en français, si tant est que cette obligation soit suivie, n'empêchera nullement les prêches haineux, de même que ceux en arabe ne nécessitent rien de plus que des interprètes pour être compris de nos services de renseignement.
Comme si elle était la source de tous les maux de notre pays, la question du financement des mosquées semble être devenue primordiale ; elle n'a pourtant pas grand-chose à voir avec les attentats, la majorité des terroristes s'étant radicalisés sur Internet ou en prison, mais bref, avançons. Pour rappel, la France est l'un des pays comptant le plus d'édifices religieux au monde : 45.000 églises catholiques, 4.000 temples protestants, 2.500 mosquées, 420 synagogues, 380 lieux de culte bouddhistes, et 150 églises orthodoxes. Selon la Loi de 1905, la séparation des Églises et de l'État signifie que les financements publics leur sont interdits. Mais cette loi connaît des exceptions. Par exemple, depuis 1907, les lieux de culte construits avant 1905, la plupart du temps des églises, sont rattachés aux municipalités, qui ont la mission d'en assurer l'entretien. Mais ces dépenses de réfection coûtent cher, au point que ce soit souvent le premier poste de dépense des communes – le Département, voire l'État si l'édifice est classé monument historique, peut alors participer, à coup de subventions. S'ajoutent à cela les dons des fidèles, mais aussi les contributions venues de l'étranger, et sur lesquelles, justement, l'opacité fait polémique. Selon un rapport rendu le 5 juillet par une vingtaine de sénateurs, intitulé De l'islam en France à l'islam de France, établir la transparence et lever les ambiguïtés, il est établi qu'environ 80% du financement des mosquées provient aujourd'hui de dons des fidèles ; pour les 20% qui restent, il s'agit de contributions de l'étranger, pour l'essentiel du Maroc, de l'Algérie et de la Turquie, les pays du Golfe venant très loin derrière.
C'est évidemment une question complexe qui ne se règle pas simplement en décrétant l'interdiction des financements étrangers. Une telle décision doit être pensée bien en amont. Par ailleurs, sur quelle base juridique interdit-on ceux bénéficiant aux mosquées, et pas aux autres lieux de culte ? Il s'agirait d'adopter des restrictions de financement quand, par exemple, les dons proviennent de pays suspectés de soutenir le salafisme, que ce soit dans sa forme violente ou pacifique. Mais cela amènerait la France à revenir sur toutes les incohérences de sa politique étrangère, notamment le paradoxe d'une lutte sans concession contre l'État islamique couplée à une entente solide avec un pays comme l'Arabie Saoudite, que Kamel Daoud décrivait très justement, en novembre 2015, comme « un Daesh qui a réussi ». En outre, la sénatrice UDI Nathalie Goulet, présidente de la commission d'enquête sur les réseaux djihadistes, expliquait, mercredi 10 août sur I-Télé, que la question du financement n'était pas aussi binaire que ce qui est habituellement véhiculé : « Le problème des financements étrangers est qu'il faudra les remplacer. Parce qu'il faut que nos concitoyens français de confession musulmane puissent exercer leur culte dans des conditions décentes. Sinon, on va retomber dans l'"islam des caves", qu'on a quand même combattu, et qui est totalement indécent. Aujourd'hui, il faut donc remplacer ce financement, et je ne vois pas très bien comment. En tous les cas, pas par le contribuable. » Avant de rappeler : « Les financements étrangers, il y en a pour le Musée du Louvre, il y en a pour l'Institut du Monde Arabe, il y en a pour le Château de Versailles... Les financements étrangers en France, par le biais de fondations étrangères, il y en a plein, notamment en matière culturelle. Donc il faut raison garder. [...] Le principe des financements étrangers doit être transparent et non-conditionné. Sous ces conditions-là, je ne vois pas pourquoi on les interdirait. »
Manuel Valls, qui prône un arrêt, « pour une période à déterminer », des contributions venues de l'étranger, n'est pas le premier à aborder la question du financement. La réalité des attentats depuis l'épisode Merah en 2012 à Toulouse peut nous avoir fait oublier que l'islam fait régulièrement la Une des journaux depuis au moins une quinzaine d'années, pas seulement depuis que la France est frappée par le terrorisme. Il y aura eu la Loi de 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques françaises, puis celle de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public. Sans compter les polémiques successives lancées par Philippe de Villiers, Jean-François Copé et autres Marine Le Pen, entre 2002 et 2012.
Sous le second mandat de Jacques Chirac déjà, l'exécutif a mis sur la table ces questions, du bout des doigts. Outre le Conseil français du culte musulman, mis en place sous l'impulsion de Nicolas Sarkozy en 2003, la Fondation pour les œuvres de l'islam de France est créée en 2005 sur décision du ministre de l'Intérieur de l'époque, Dominique de Villepin. Parmi les mesures annoncées récemment, Manuel Valls entend relancer cet organisme, rebaptisé Fondation pour l'islam de France, et dont l'un des objectifs majeurs devrait désormais être la formation des imams ; théoriquement chargé de la collecte et de la gestion des capitaux nécessaires à l'entretien des lieux de culte musulman, il est resté une coquille vide jusqu'à aujourd'hui. La nomination toute fraîche, mais déjà controversée, de Jean-Pierre Chevènement à sa tête, doit lui donner plus de visibilité. Comme l'expliquait Nathalie Goulet, toujours sur I-Télé le 10 août dernier : « C'est une très bonne piste [...]. Ça ne supprimera pas les financements étrangers, ça les rendra transparents. [...] La Fondation pour les œuvres de l'islam de France n'a pas fonctionné pour des raisons de gouvernance. » Et la sénatrice d'ajouter : « L'objet social de cette fondation, au départ, était de collecter des financements pour le fonctionnement de l'islam. Si on est dans une fondation qui ne sert qu'à financer l'islam, on rentre dans l'organisation du culte, et donc on est complètement dans la Loi de 1905. L'État n'a pas à s'immiscer dans la gestion du culte musulman. Et donc c'est à la communauté musulmane de choisir elle-même le président de cette fondation, dont l'objet social sera évidemment de financer le culte. Maintenant, si l'objet social de la fondation est étendue, pour une raison ou pour une autre j'ai cru comprendre qu'on allait y mettre du culturel, etc. alors c'est une autre fondation dont on parle. »
Troisième enjeu des débats actuels : refonder les institutions représentatives de la « communauté musulmane » afin de leur conférer une plus grande légitimité, mais aussi d'offrir aux autorités nationales un interlocuteur privilégié. Les appels du Premier ministre ne sont pas tombés dans l'oreille d'un sourd, puisqu'au lendemain de son appel pour « remettre à plat » l'islam de France, Anouar Kbibech, président du Conseil français du culte musulman, a assuré que son organisation était mobilisée dans « la lutte et la prévention de la radicalisation », et qu'elle était engagée pour une nouvelle « formation des imams ». Des annonces importantes, mais encore insuffisantes, alors que, de son côté, la gestion, l'orientation idéologique et le financement de l'Union des organisations islamiques de France fait de plus en plus débat. En outre, le fait que les principales composantes du CFCM restent associées à leur pays « d'origine » pose question, en ces temps où tout lien avec un pays musulman nourrit les soupçons. C'est le cas pour le Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF) ; mais aussi pour la Grande Mosquée de Paris, liée à la communauté algérienne ; l'UOIF, avec le courant égyptien des Frères musulmans ; et, avec le Maroc, le Rassemblement des musulmans de France (RMF), d'une part, et l'Union des mosquées de France (UMF), d'autre part.
Bien sûr, certains souhaiteraient voir émerger une représentation plus ou moins unique de ce qu'on appelle communément l'islam de France, un peu à l'image du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), fondé en 1944. Le fait même est contestable, puisque, sur la base de la Loi de 1905 sur la laïcité, l'État français ne reconnait aucun culte, et n'a donc pas à se mêler de l'organisation ni à dialoguer avec les représentants de telle ou telle religion, mais, dans la grande méconnaissance générale de la Loi de 1905, force est de constater que la plupart des gens souhaiteraient voir se constituer une organisation capable de parler pour les « musulmans de France ». Et en voir l'émanation engager un « pacte » avec la République, à l'image de ce que le Grand Sanhédrin, sorte de cour suprême juive composée de 71 rabbins et fondée en 1806, avait fait en 1807 en répondant à une douzaine de « questions » soumises par le gouvernement impérial. D'aucuns parmi nos hommes et femmes politiques réclament d'ailleurs de soumettre l'islam de France à un « pacte républicain », mais la formule peut se traduire de façons très différentes. En attendant une telle démarche, reste à réformer les institutions musulmanes, peut-être sur la base du CFCM. Pour rappel, les protestants de France étaient eux-aussi dénués d'organes représentatifs quand, en octobre 1905, fut créée la Fédération protestante de France, instance religieuse non-cultuelle visant à réunir les principaux courants protestants de l'Hexagone : luthériens, réformés, mais aussi évangélistes, baptistes, ou encore pentecôtistes – au total, 28 Églises ou unions d'Églises, ainsi que 81 associations représentant environ 500 communautés, institutions, œuvres et mouvements. Seul l'avenir nous dira si l'islam a réussi sa mue, et surtout si cela a eu un impact quelconque sur la réalité du radicalisme islamique en France, et plus précisément sur les actions terroristes qui se réclament de cette religion.
Promenade des Anglais, à Nice, et lieu d'hommage aux victimes du 14 juillet.
Ne pas tout mélanger !
Les débats sur la place de l'islam dans l'Hexagone se sont d'autant plus emballés que l'actualité est venue les nourrir allègrement. Après l'adoption de la « mode islamique » par de grandes enseignes de prêt-à-porter (H&M, Zara, Mango, Marks&Spencer, Dolce&Gabbana, etc.), en mars et avril dernier, la polémique a éclaté le 3 août, cette fois sur la location du parc aquatique Speedwater Park, dans la commune de Pennes-Mirabeau, par une association de femmes des quartiers Nord de Marseille, pour y organiser un rassemblement de femmes en burkini (terme-valise entre « burqa » et « bikini ») et jilbab (vêtement en forme de longue robe couvrant les cheveux et tout le corps) – l'évènement, initialement prévu le 10 septembre prochain, est finalement annulé. À chaque fois, les milieux féministes se sont trouvés partagés, entre les uns défendant la liberté totale des femmes de s'habiller comme elles l'entendent, les autres s'opposant au port de vêtements communément vus comme rétrogrades ; ces derniers prenant le risque de se retrouver dans le rôle peu confortable d'« idiot utile » de la droite et de l'extrême-droite, qui dénoncent l'essor de l'islam dans l'espace public – à ce propos, Les Républicains et le Front national se sont inventés féministes, ce qui, quand on connaît l'histoire de ces deux formations politiques, est fort cocasse. Entretemps, au moins trois communes ont interdit le port du burkini sur les plages : Cannes le 28 juillet et Villeneuve-Loubet le 5 août, dans les Alpes-Maritimes ; et, après de violents heurts ce week-end, Sisco, en Corse. Enfin, Touquet-Paris-Plage, Oye-Plage et Calais, dans le Pas-de-Calais, viennent d'annoncer leur intention de faire de même. À ce titre, quatre femmes ont déjà été verbalisées sur la plage de Cannes, alors que, le 13 août, le tribunal administratif de Nice a rejeté un recours déposé, entre autres, par le Collectif contre l'Islamophobie en France.
Bien entendu, on peut se poser la question de la refondation des institutions islamiques françaises, afin de doter nos institutions d'interlocuteurs légitimes et pertinents, toutefois, celle-ci n'aura que des impacts limités, pour au moins deux raisons. Premièrement parce que, dans la vie quotidienne comme dans la pratique (ou la non-pratique) religieuse de la majorité des personnes dites musulmanes, l'influence de ces mêmes institutions (CFCM, UOIF, Grande Mosquée de Paris, etc.) est probablement marginale, voire nulle. Rappelons tout de même qu'un grand nombre d'individus assimilés à ce que l'on appelle abusivement la « communauté musulmane », soit ne pratiquent leur culte que dans le privé, sans prêter la moindre importance aux dynamiques communautaires liées à la salle de prière de leur quartier, soit ne pratiquent tout bonnement pas leur religion, à part peut-être dans sa dimension culturelle – tout comme un athée « de tradition catholique » continuerait à fêter Noël, en somme.
Et deuxièmement, car ces institutions, qu'elles soient l'émanation de la société civile ou simplement créées par le ministère de l'Intérieur, n'auront jamais, aux yeux des adeptes d'un islam rigoriste (qu'ils soient salafistes ou non, partisans de la violence ou non), de légitimité, et donc leur parole officielle ne changera pas la pratique religieuse de ces personnes qui, de toute façon, refusent le mode de vie occidental, voire le condamnent. Bref, sans pour autant nier l'importance de doter l'islam de France de représentants ouverts d'esprit, légitimes et réactifs, pour cette religion qui souffre tant d'un déficit d'image, force est de constater, par souci de réalisme, qu'une telle réforme ne ferait pas vraiment avancer le Schmilblic, et encore moins dans le domaine de la lutte contre le terrorisme. En outre, elle n'aurait un impact réel que si elle induit, sur le sol français, des procédures de formation des imams plus efficaces et mieux régulées, ainsi que l'éviction systématique de ceux qui prônent la haine ou appellent à ne pas respecter les lois de la République.
La machine médiatique s'étant emballée, il est bon de prendre un peu de recul sur les évènements de ces dernières semaines. Les débats portés sur la place de l'islam dans notre société ont fait oublier le souci sécuritaire majeur, qui reste – et restera encore longtemps – celui des attentats. Or, il faut bien distinguer deux enjeux, à savoir celui du terrorisme islamiste, d'une part, et celui du salafisme non-violent, d'autre part. L'action terroriste demeure pour l'instant essentiellement le fait de deux types de profil, soit des esprits instables, comme l'était probablement le tueur de Nice, soit des personnes issues de réseaux de délinquance et finalement radicalisées en quelques mois, comme ce fut le cas des kamikazes du 13 novembre à Paris. Si l'on met de côté ceux qui présentent des tares psychologiques difficilement diagnosticables, on doit constater que l'action des terroristes ex-délinquants, presque tous passés par la case « prison », est finalement directement liée à l'actualité au Moyen-Orient, et plus particulièrement à l'essor et à l'attractivité du-dit Califat islamique. Autrement dit : sans interventions occidentales dans le monde musulman depuis quinze ans, pas d'État islamique en Irak et en Syrie, et sans État islamique, pas d'attentats en série. Non pas que la géopolitique soit le seul facteur qui explique le phénomène de radicalisation confessionnelle de centaines de jeunes qui sont nés, ont étudié et ont grandi en France, à peine leur radicalisation est-elle symptomatique d'un mal-être bien plus profond dans cette jeunesse souvent issue de banlieue et de l'immigration. Toutefois, elle sert de prétexte à la radicalisation. Bref, la meilleure façon d'en finir avec les attentats et donc de tarir le flux de terroristes, c'est sans doute de mettre un terme à la guerre au Moyen-Orient. Autant dire qu'il faut d'ores et déjà se préparer à encore quelques années de tensions sécuritaires sur notre sol, puisque les conflits en Syrie, en Irak, en Libye, ou encore en Afghanistan et au Yémen, sont loin, bien loin d'être terminés.
La gestion du salafisme non-violent est peut-être problématique, mais il faut souligner avec force qu'elle représente un sujet différent de celui des attentats. Traiter les abus salafistes ne résoudra pas la situation sécuritaire en France, et pour cause, le nombre de terroristes portant une djellaba et une longue barbe est plus qu'infime... Il faut donc aborder sérieusement la question du salafisme, mais tout en sachant que sa résolution sera longue, et qu'elle ne règlera pas tout.
Bien sûr, lorsqu'il y a une contrainte avérée ou un cas de violence constaté, il est facile d'agir. Dans le cas emblématique de cette serveuse franco-tunisienne, agressée le 6 juin à Nice, au prétexte qu'elle servait de l'alcool en période de ramadan, la violation de l'État de droit est aisément constatable, et la loi s'applique donc sans difficulté ; en situation irrégulière, le Tunisien inculpé pour sa gifle a été condamné le 15 juin dernier à huit mois de prison ferme, à une interdiction de territoire de trois ans, ainsi qu'à verser 1.000 euros à la victime. En revanche, le défi est complexe quand il s'agit de personnes qui s'imposent à elles-mêmes une certaine rigueur vestimentaire ou comportementale. Car, quoi que l'on puisse penser de leurs motivations morales et religieuses, l'État de droit ne permet évidemment pas de contraindre des citoyens d'une confession minoritaire qui auraient adopté une lecture rigoriste de leurs textes religieux, à vivre « à la française ». Respect des libertés fondamentales oblige. Un homme qui vit avec une barbe supposément calquée sur celle du prophète Mahomet, une femme ou une jeune fille qui porte le voile, cache son corps ou refuse de fréquenter des espaces publics mixtes, ou encore des individus qui refusent des signes de sociabilisation aussi simples que serrer la main aux personnes de sexe opposé, voilà des exemples de choix de vie qui ne sont nullement condamnés par la loi.
Et à moins de jouer aux équilibristes au-dessus des lignes rouges qui constituent les limites entre démocratie et État autoritaire, ils ne le seront toujours pas demain. On a pu s'apercevoir des risques de dérive quand, en réaction à la polémique du parc aquatique de Pennes-Mirabeau, le Front national a proposé, le 4 août, d'interdire l'évènement au titre de « trouble à l'ordre public » (Florian Philippot, sur RMC-BFM TV). Dans l'affaire des burkinis interdits sur les plages, le tribunal administratif de Nice a d'ailleurs justifié son avis en ces termes : « Dans le contexte de l’état d’urgence et des récents attentats islamistes […], l’affichage de signes religieux ostentatoires [musulmans est] de nature à exacerber des tensions […] et un risque de trouble à l’ordre public. » Comprendre : adaptons-nous, restreignons les libertés pour ne pas tenter celles et ceux qui, dans le contexte actuel, pourraient s'en prendre aux femmes portant un vêtement qui ne leur sied pas. Belle vision du droit ! Pire, l’arrêté cannois à l'origine de la polémique, s'il ne mentionne pas le burkini en tant que tel, dit interdire les plages à « toute personne n’ayant pas une tenue correcte, respectueuse des bonnes mœurs et de la laïcité [rien que ça !], respectant les règles d’hygiène et de sécurité des baignades adaptées au domaine public maritime et d’autre part le port de vêtements pendant la baignade ». Difficile de faire plus arbitraire et subjectif ! Comment ne pas craindre un risque de dérive si ce type de cas se multiplie à l'avenir ? D’autant plus qu’en 2014, lorsque le maire de Wissous (Essonne) avait pris, coup sur coup, deux arrêtés interdisant l’accès de sa base de loisirs à toute personne portant des « signes religieux » et « ostentatoires susceptibles d’occasionner un trouble à l’ordre public », le tribunal administratif de Versailles lui avait alors donné tort à chaque fois. Une preuve de plus que le climat a bien changé.
Loin de nous l'idée de tomber dans la moquerie et l'ironie teintée de bien-pensance qui inonde actuellement la presse étrangère autant que les réseaux sociaux sur ces polémiques liées au port du burkini ou autres vêtements dits islamiques. Libre à ceux qui le souhaitent d'ignorer voire de mépriser les relents d'« insécurité culturelle » dans laquelle des millions de Français, à tort ou à raison, se sentent – c'est sans doute ce mépris qui empêche beaucoup d'entre eux de comprendre les raisons profondes qui motivent le vote en faveur du Front national. Constatons toutefois que ces décisions municipales, non seulement ne résolvent en aucune façon les problèmes de terrorisme, mais de surcroît, tendent à stigmatiser toujours un peu plus, bêtement, inutilement, les musulmanes concernées, pour qui ces arrêtés apparaissent à juste titre comme une atteinte à leurs libertés, voire comme une violence. En outre, le problème des burkinis, si tant est que ça en soit un, est tout de même d'intérêt assez marginal, et il s'agirait peut-être, pour nos médias comme pour notre classe politique, d'en revenir à des sujets un peu plus importants, comme la lutte contre le chômage et les inégalités.
Sur le long terme, le défi représenté par les pratiques salafistes non-violentes est bien plus grand que celui de l'action terroriste. La doctrine salafiste traduit un attachement à des valeurs qui sont fondamentalement incompatibles avec celles de la démocratie occidentale et du mode de vie adopté par l'écrasante majorité des Français. Mais l'amalgame entre ces adeptes d'un rigorisme sans concession et l'ensemble des pratiquants est plus facile encore que celui qui confond terrorisme et islam, ce qui rend d'autant plus compliqué le traitement de cette mouvance extrémiste par les autorités. Car pour beaucoup de Français non-musulmans, il est difficile d'intégrer qu'une femme voilée n'est pas forcément une salafiste en puissance – ce qui est faux, bien entendu. Bien qu'ultra-minoritaires, les musulmans salafistes font énormément de mal à l'image de l'islam en France, et représentent l'antithèse de ce que la majorité de leurs concitoyens souhaitent pour la société de demain. L'attention se cristallise sur la diffusion croissante du port du voile, et plus largement sur la séparation des deux sexes dans l'espace public. Le symbole est négatif, à la fois pour ce qu'il dit du rapport entre hommes et femmes (et de l'appétit sexuel supposé des hommes), mais aussi pour ce qu'il suppose en termes d'endogamie, alors que la République s'est construite depuis plus d'un siècle sur le souci de passer outre l'appartenance de chacune et de chacun à toute communauté ethnique ou religieuse.
Évidemment, ceux qui portent des vêtements « islamiques » et qui vivent à la mode salafiste ont beau jeu de légitimer leurs choix et de revendiquer plus de tolérance à leur égard en invoquant le haut degré de liberté qu'est supposé offrir notre modèle républicain. C'est bien pourquoi tant de gens sont mal à l'aise avec ces questions, puisque les générations qui nous précèdent ont lutté pour acquérir plus de libertés, et que la dimension rétrograde de certaines pratiques islamistes, justement assumées au nom de la liberté (liberté de pratiquer son culte et de s'habiller comme on le souhaite, en l'occurrence), semble antinomique avec le progressisme que notre société entend porter. Autrement dit : notre nation a lutté pendant deux siècles pour plus de liberté et d'égalité, et que ce combat pour la liberté soit récupéré pour appliquer des mœurs communément considérées comme obscurantistes, voilà ce qui choque beaucoup de gens. D'où la difficulté d'aborder ces sujets sans blesser les uns et les autres, et dans le respect de nos valeurs de tolérance, de liberté, mais aussi d'égalité.
Cet article ne prétend pas apporter de réponse toute faite à des sujets complexes, à peine pousser un peu la réflexion au-delà du buzz médiatique. Les tensions communautaires actuellement à l'œuvre relèvent de dynamiques démographiques, identitaires et sociologiques à la fois subtiles et sensibles. Toutefois, il s'agit de prendre un peu de recul sur le flot d'informations continues qui inondent les multiples canaux de communication existants, et surtout de se rappeler que les attentats terroristes, sur les deux rives de la Méditerranée, touchent indifféremment les chrétiens, les juifs, les musulmans, ou encore les athées et les agnostiques – à ce titre, l'altercation raciste dont a été victime une femme voilée sur la promenade des Anglais à Nice, le 18 juillet, relève de la plus pure bêtise. Un souci de solidarité vis-à-vis de tous nos concitoyens est indispensable pour que soient préservés notre modèle de démocratie politique et sociale, ainsi que ce fameux vivre-ensemble dont on nous parle tant depuis quelques années, mais sur lequel il ne s'agirait pas de lancer l'anathème.