Par David Brites.
Le résultat est donc tombé, ce dimanche 23 avril 2017 : l'affiche du second tour entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen est bien celle annoncée depuis la fin du mois de janvier. Nous finissons une campagne qui, à la suite des primaires de la droite en novembre, et de la gauche en janvier, s’annonçait riche en débats de fond, et a finalement été entachée, tout au long des mois de février et mars, par les « affaires ». Quelques réflexions sur les dernières semaines politiques, et les cinq années qui se dessinent désormais.
Rien n’est moins vrai que de dire que cette campagne électorale a été imprévisible. D’autant plus si on en fixe les débuts à la validation des candidatures à la primaire de la droite et du centre, le 14 septembre 2016. Les deux favoris du premier tour, Alain Juppé et Nicolas Sarkozy, se sont alors pris une déculottée retentissante : Alain Juppé en se voyant relégué en deuxième position (28,56%), avec un retard assez peu rattrapable, Nicolas Sarkozy en étant éliminé dès le premier tour (20,67%). Même Bruno Le Maire, longtemps donné troisième, se retrouvait à la cinquième position, avec 2,38% des voix – un score qui, compte tenu de sa prestation intellectuelle lors des débats de la primaire, est largement mérité. Les sondages qui annonçaient une victoire retentissante d’Alain Juppé plusieurs mois durant s’étaient donc plantés, et François Fillon, confirmant sa montée en puissance des dernières semaines, arrivait loin en tête du premier tour (44,08%) avant de remporter le second avec le score très large de 66,49% des voix, sur la base d’une très forte participation (4,4 millions de suffrages exprimés). Les centristes de l’UDI, qui avaient largement rallié Alain Juppé, se retrouvaient les cocus de l’histoire, contraints de soutenir un candidat un chouia trop à droite à leur goût – et certains d’entre eux ne se feront pas prier ensuite, quand le vent des sondages tournera, pour rallier Emmanuel Macron.
Même lot de surprises à gauche, à commencer par la plus grande : le 1er décembre 2016, François Hollande, lucide sur la perspective de l’humiliation électorale qui se profilait (quelles que soient les modalités de sa candidature, en passant par la primaire comme en se présentant directement), annonçait ne pas se représenter à l’élection. Une première dans la Vème République. Nicolas Sarkozy et François Hollande, symboles de l’échec de ces dix dernières années, des occasions manquées et des déceptions, à droite comme à gauche, ne seraient donc pas présents à la présidentielle. Autre surprise à gauche : en dépit des sondages annoncés qui donnaient Manuel Valls et Arnaud Montebourg en tête de la primaire de la « Belle Alliance Populaire », ce dernier était coiffé au poteau, sur sa gauche, par un Benoît Hamon entré dans cette campagne avec des idées originales et bien défendues. Avec 17,75% des voix, Montebourg faisait à peine mieux qu’en 2011. Quant à Manuel Valls, avec 31,90%, il se retrouvait en seconde position, bien en peine de rattraper un Benoît Hamon fort de 36,51% des voix et rallié par l’ancien ministre du Redressement productif.
Avec 58,69% des deux millions de suffrages exprimés, Benoît Hamon amorçait donc, le 29 janvier dernier, une campagne présidentielle, certes dans une dynamique favorable – donné dans les semaines qui suivent entre 14 et 18% dans les sondages, et porté par des militants enthousiastes – mais sans l’appui véritable de la direction de son parti et, surtout, portant par son étiquette PS le poids du bilan catastrophique de François Hollande. Ses erreurs de communication, de même que sa difficulté à développer d’autres thèmes que ceux qu’il avait réussi à imposer lors de la primaire (le revenu universel d’existence, le nouveau rapport au travail, la reconnaissance du burn-out, les perturbateurs endocriniens, etc.), ne l’ont pas aidé, tout comme la concurrence sur sa gauche d’un Mélenchon toujours très bon orateur, qui est parvenu à renouveler son discours et à attirer des électeurs au-delà de la gauche radicale. En dépit de l’alliance avec Yannick Jadot, validée le 26 février par quelques 9.000 sympathisants écologistes (à 79,53% des voix), et du ralliement de plusieurs personnalités notables, parmi lesquelles l’économiste Thomas Piketty, le chemin de croix de Benoît Hamon serait bien long.
Venues de la droite, les « affaires » ont pollué la campagne
Au soir du second tour de la primaire de la droite et du centre, le 27 novembre 2016, un boulevard s’ouvrait pour l’ancien Premier ministre de Nicolas Sarkozy : la présidentielle lui était acquise, et personne sur le reste de l’échiquier politique n’avait aucune chance de lui faire concurrence. C’est entre autres ce qui explique la forte participation à la primaire de la droite (y compris d’électeurs de gauche) : les votants avaient la conviction de choisir le prochain président de la République.
Le second tour Fillon-Le Pen était annoncé. Et pourtant, rien ne s’est déroulé comme prévu. Dès la fin de la primaire de la droite, les intentions de vote de François Fillon pour la présidentielle s’étaient déjà tassées suite aux attaques d’Alain Juppé contre sa réforme de la Sécurité sociale, lors du débat à deux du 24 novembre. Surtout, le 25 janvier, paraît le premier article du Canard Enchaîné sur l’« affaire Pénélope Fillon ». Suivant un calendrier étrangement rythmé, un nouveau fait aggravant voire de nouvelles « affaires » seront dévoilés chaque semaine par cet hebdomadaire ; et faisant fi de la présomption d’innocence (quoi que l’on pense des faits sur le plan moral), le candidat a connu une curée médiatique qui a entraîné sa chute dans les sondages. L’inversion des courbes survient alors très vite. Alors que jusqu'au 25 janvier, François Fillon se maintenait encore entre 23 et 26% des intentions de vote, il chute ensuite sous la barre des 22%. Dans le même temps, Emmanuel Macron passe durablement au-dessus de la barre symbolique des 20%. À de très rares exceptions, tous les sondages de février annoncent un second tour Macron-Le Pen.
Nouvelle étape-clef de la campagne d’Emmanuel Macron : le 22 février, l’annonce du ralliement de François Bayrou (maquillé sous la formule vaseuse : « J’ai proposé à Emmanuel Macron une offre d’alliance ») provoque une cristallisation du vote des sympathisants Modem sur la candidature du leader d’En Marche. Dès lors, les sondages octroient à Macron environ un quart des intentions de vote. Dans la foulée de l’éviction de Nicolas Sarkozy lors de la primaire de la droite, et de l’annonce du renoncement de François Hollande, cette décision de l’ancien héraut d’un centre indépendant, candidat aux scrutins de 2002, de 2007 et de 2012, vient tourner une page importante de l’histoire de la Vème République.
Il y a matière à regretter la configuration qu’a prise la campagne avec les « affaires » liées au candidat LR. En effet, avec des postures très différentes mais toutes deux très claires, les vainqueurs des primaires de droite et de gauche, François Fillon et Benoît Hamon, étaient successivement parvenus à imposer dans les débats publics leurs thématiques de campagne : entre autres, la rigueur budgétaire et la réforme du code du travail, pour l’un, le revenu universel d’existence et l’écologie, pour l’autre. Comme déjà abordé dans un précédent article (Les débats de la présidentielle de 2017 s’élèveront-ils au-dessus des pâquerettes et des coquelicots ?), la relativement bonne tenue des débats lors des deux primaires, et le succès de ces deux candidats sur la base de leurs programmes avaient consacré la victoire du fond sur la forme, au détriment des marques flagrantes d’inconstances ou d’insincérité de certains de leurs adversaires (Nicolas Sarkozy à droite, Manuel Valls à gauche). Mais voilà, avec des programmes pourtant fondamentalement différents entre les cinq ou six principaux candidats : Dupont-Aignan, Fillon, Hamon, Le Pen, Macron, Mélenchon, on a eu droit à une focalisation excessive des médias sur le train des « affaires », pendant au moins deux mois, en février et mars.
Bien sûr, le principal fautif en est François Fillon, qui a mal préparé sa défense médiatique en multipliant les contradictions, et s’est progressivement enfermé, au fur et à mesure que les membres de son parti l’abandonnaient (notamment après le renoncement officiel du « plan B » Juppé le 6 mars et sa mise en examen le 14 mars), dans une radicalité droitière alimentée par le soutien actif du mouvement Sens Commun, déjà engagé à ses côtés pendant la primaire. Les démonstrations de force telles que la manifestation au Trocadéro, à Paris le 5 mars, qui a réuni plusieurs dizaines de milliers de personnes (les estimations varient énormément selon les sources), n’auront finalement pas suffi à renverser la table et remobiliser son électorat, même si l’essoufflement des « affaires », courant avril, lui a permis de rattraper un peu son retard sur Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Le parti ne lui sera resté fidèle toute la campagne qu'au prix d'une alliance avec les sarkozystes, début mars, scellée au prix de la promesse de désigner François Baroin à la tête du gouvernement en cas de victoire – le même François Baroin que Nicolas Sarkozy entendait nommer Premier ministre s'il était réélu, et qui va probablement mener la campagne des législatives pour Les Républicains.
Un électorat solide, notamment parmi les retraités (seule catégorie socioprofessionnelle où François Fillon est arrivé en tête le 23 avril), permettait à la droite dans tous les cas – au contraire de Benoît Hamon à gauche – de se maintenir à un niveau élevé ; toutefois, la campagne du candidat LR a été globalement mauvaise, ses prestations télévisées médiocres car souvent sous tension, et la radicalité de son projet rejetée par une majorité de votants. La droite a désormais bon dos de pointer du doigt les « affaires » comme principale cause de son échec, alors que le fossé s'était déjà creusé avec les électeurs dès le mois de janvier, suite aux critiques apportées aux promesses de privatisation partielle de la Sécurité sociale portées par François Fillon. Les deux, « affaires » et critiques programmatiques, ne sont d'ailleurs pas tout à fait déconnectées : une fois révélées les pratiques de l'ancien député vis-à-vis de sa femme Pénélope et de ses enfants (avec un soupçon d'emplois fictifs), son programme d'austérité budgétaire drastique entrait en contradiction avec le régime généreux que lui-même a imposé à sa famille pendant des années. En bref, des sacrifices oui, mais pour les autres. Son passage dans L'Émission politique le 23 mars sur France 2 (en particulier le reportage qui y était diffusé où on le voyait débattre avec des infirmières) a renforcé l'image d'un François Fillon froid et insensible qui s'enferme dans une approche purement comptable et socialement intenable de la gestion des services publics. Une approche dans laquelle l'humain est tout bonnement absent.
Autres responsables du pourrissement de la campagne : les médias. Tout laisse à penser que les journalistes ont préféré mettre en avant les déboires judiciaires des candidats plutôt que d’aborder les sujets de fond. Le traitement de l’information aura été aussi mauvais que d’habitude, alors que les enjeux politiques exigeaient un peu plus de sérieux. Surtout, les médias nous auront encore rappelé le pouvoir dont ils disposent sur le résultat des élections, puisqu'un traitement plus neutre de l’information, concernant François Fillon, mais même d’autres candidats comme Emmanuel Macron et Benoît Hamon, aurait sans doute conduit à des scores in fine assez différents. Pour revenir sur cette dimension de la campagne : Benoît Hamon, François Fillon, Emmanuel Macron : les médias feront-ils l’élection de 2017 ?
En outre, les différents médias ont fait preuve d’un grand amateurisme, même quand il s’est agi de traiter du fond. Que dire de la planification des débats entre les candidats ? Sans même parler de la polémique qui est née du calendrier du dernier, prévu à trois jours du premier tour (et finalement transformé en entretiens individuels de 15 minutes pour chaque candidat sur France 2), l’organisation de deux débats, l’un à cinq le 20 mars sur TF1, l’autre à onze le 4 avril sur BFM-TV et C News, a été clairement mal pensée. Tous les thèmes étaient supposés être abordés dans chacun de ces deux temps, autrement dit, le format ne pouvait qu'être extrêmement long, et les sujets assez sous-traités. Quant au choix d’exclure arbitrairement certains candidats de l’un des débats, il se passe de tout commentaire. Il aurait pourtant été simple de prévoir trois ou quatre débats, planifiés sur quatre ou cinq semaines, et mettant en scène à chaque fois deux groupes de cinq ou six candidats, en prévoyant des thèmes différents à chaque émission, et en décidant de la composition de chacun des deux groupes par tirage au sort.
À gauche, entre désunion, désillusion et percée de la gauche radicale, tout reste à faire
Première leçon à tirer du scrutin : le taux d’abstention n’a pas augmenté outre-mesure. La participation est à peine inférieure par rapport à 2012, à 77,77% contre 79,48% il y a cinq ans. En cela, on peut s’estimer heureux que Nicolas Sarkozy et François Hollande aient été dans l’incapacité de se représenter. Cas contraire, l’abstention aurait sûrement dépassé les 30% annoncés par les instituts de sondage.
Nous ne nous étalerons pas sur l’aspect sociologique des votes, cela a largement été dit, répété et analysé dans les médias : ils s’assimilent de plus en plus à un vote de classe. De façon un peu caricaturale, on pourrait résumer les résultats de dimanche en disant que les territoires et les catégories socioprofessionnelles les plus vulnérables ont voté Le Pen, les milieux retraités ont voté Fillon (à plus de 36%), les centres urbains intégrés dans la mondialisation ont voté Macron, et la fonction publique a voté Hamon ou Mélenchon. Ce dernier est toutefois le seul des quatre principaux candidats qui apparaît « transclasse », c'est-à-dire qu'il fait de bons scores dans presque toutes les catégories socio-professionnelles, sans pour autant que l'une d'entre elles ne dominent de façon choquante.
La bataille à gauche aura coûté cher à Benoît Hamon. Après qu’Emmanuel Macron ait dès l’automne capté une moitié de l’électorat qui avait voté pour François Hollande au premier tour de 2012, les courbes d’intentions de vote entre Mélenchon et lui se sont inversées après le débat à cinq, le 20 mars, marqué par la bonne prestation du leader de la France Insoumise (et par la prestation médiocre de tous les autres compétiteurs). Cela en dépit du meeting tenu par Benoît Hamon la veille à Bercy, où il était parvenu à réunir 20.000 personnes – à titre de comparaison, en 2012 François Hollande en avait réuni 25.000 au Bourget.
La campagne du candidat socialiste aura été rythmée de temps forts et enthousiasmants, et de coups durs à répétition. Pendant la primaire, la nouveauté de ses idées et sa réflexion de fond sur la nature du travail et le rapport au temps libre avaient largement permis sa victoire, invitant la gauche socialiste à une vraie renaissance intellectuelle. Il prenait une posture constructive, ne se contentant pas de dénoncer les risques d'un retour de la droite aux affaires. Son manque de stature, et son incapacité à dépasser ses quelques thèmes de prédilection, expliqués de façon de plus en plus mécanique, sont venus s’ajouter à une stratégie de communication mauvaise, mal adaptée à une présidentielle, et, en face, à la campagne réussie de la France Insoumise. Les trahisons dans son propre parti et chez ses alliés potentiels ne l’ont pas aidé, en particulier celle de Manuel Valls, qui déclarait le 29 mars qu'il voterait pour son ancien ministre de l'Économie – un geste à la fois peu fair-play vis-à-vis de Hamon, et totalement inutile à Macron sur le plan électoral. À ce sujet, la passivité de la direction du Parti socialiste, théoriquement garante du respect des résultats de la primaire, mais incapable de sanctionner ce type de comportement, est tout aussi choquante que les trahisons elles-mêmes.
De son côté, échaudé ces dernières années par l’échec de discussions interminables avec EE-Les Verts et le Parti communiste, Jean-Luc Mélenchon avait eu la justesse d’esprit d’aborder la campagne différemment, comme nous le percevions déjà en novembre dernier (Y a-t-il encore quelque chose à attendre de l’« autre gauche » en 2017 ?). Soutenu par le mouvement de la France Insoumise et non par la coalition du Front de Gauche, réorientant son discours vers le « peuple » plutôt que vers la seule gauche, traitant de la migration comme d’une déchirure pour les migrants plutôt que comme d’une chance pour le territoire d’accueil, insistant plus sur la planification écologique que sur une relance par la demande, remettant en cause la logique productiviste, ne chantant que La Marseillaise au terme de ses meetings et non L’Internationale, etc. Voilà le Mélenchon nouveau, cuvée 2017. Au terme d’une campagne savamment réfléchie, préparée longtemps en avance, et nourrie avec succès par un usage massif des réseaux sociaux virtuels, l’ancien ministre de Lionel Jospin parvenait donc à faire jeu égale avec Marine Le Pen, et surtout François Fillon, qui ne le distance que de 150.000 voix. Avec 19,58% des suffrages exprimés, la gauche radicale renoue avec des scores qu’elle n’avait pas connus depuis les années 1970 – en 1978, le PCF fait encore 20,61% aux législatives, alors qu’en 1981, Georges Marchais ne fait déjà plus « que » 15,35% des voix à la présidentielle. Outre des meetings impressionnants, par exemple à Paris « pour une VIème République » le 18 mars (130.000 personnes), à Marseille le 9 avril (plus de 20.000 personnes), ou encore à Toulouse le 16 avril (plus de 30.000 personnes), ce sont surtout ses prestations télévisuelles qui lui ont réussi, lors du débat à cinq après lequel il a distancé Benoît Hamon dans les intentions de vote, puis du débat à onze, à la suite duquel il est venu faire jeu égale avec François Fillon.
Même si la sociologie des votes est très différente d'une élection à l'autre (le PCF recueillait à l'époque un tiers du vote ouvrier), le rapport de force entre Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon en 2017 est à bien des égards comparable à celui observé à gauche en 1969, lorsque Jacques Duclos, candidat communiste arrivé en troisième position avec 21,27% des voix, avait distancé le représentant d’une SFIO à l’agonie, Gaston Defferre, descendu à 5,01%. Mélenchon a précipité la fin du cycle d’Épinay ouvert avec la création du Parti socialiste par François Mitterrand en 1971, et en cela, puisque tel était l’un de ses objectifs, il peut se satisfaire de ne pas s’être désisté en faveur de Hamon, lorsque les socialistes le lui demandaient en février. En outre, les trahisons portées par les participants à la primaire, François de Rugy et Manuel Valls en tête, sont venues conforter la justesse du choix de Mélenchon, qui avait refusé d'y participer. En effet, s’il avait remporté cette primaire, nul doute que Mélenchon se serait vu, plus encore que Benoît Hamon, trahi par la plupart de ses ex-compétiteurs en cours de campagne.
Le défi pour la gauche radicale est à présent de faire quelque chose de ce résultat honorable – près d’un votant sur cinq tout de même. Entre un Mélenchon qui vieillit (lui-même demandait à ses partisans « de reprendre la tâche et le flambeau à l’endroit où [il l'aura] tendu » au soir du premier tour) et un vote qui reste assez volatile, le risque est qu’à la déception de ne pas être au second tour suive celle de ne pas disposer d’un groupe à l’Assemblée nationale, puis de répéter les scores médiocres connus par le Front de Gauche à chaque élection intermédiaire, en 2013, en 2014 et en 2015. Car volatile, le vote pour Mélenchon l’est sensiblement, au contraire de ceux de Marine Le Pen et de François Fillon, qui en dépit d’une campagne en demi-teinte pour la première et des « affaires » pour le second, disposaient d’un plancher solide. Le candidat de la France Insoumise, au contraire, semblait avoir plutôt un plafond, situé aux alentours de 20% : une fois parvenu à capter l’essentiel de l’électorat de Benoît Hamon, il lui était difficile d’en attirer d’autres. Principale cible du tribun Mélenchon : l’électorat de Marine Le Pen. Pour cela, il fallait mettre de côté les discours emphatiques louant l’immigration (à l’image de ce qu’il avait déclamé lors d'un meeting à Marseille le 14 avril 2012, qui l'aurait, semble-t-il, pénalisé à l'époque), cesser de focaliser ses attaques sur le Front national, et parler aux catégories populaires non seulement de leurs problèmes économiques et sociaux, mais aussi de leur crainte de voir la nation se dissoudre dans le cadre de la mondialisation.
Mélenchon est parvenu à entamer un peu cet électorat frontiste. Pas complètement, mais il faut lui reconnaître le mérite de l’avoir fait un peu tout de même. Les études d’après-vote semblent indiquer que certes Marine Le Pen fait un score situé à environ 36-37% dans les milieux ouvriers (contre 32-33% en 2012), mais lui-même y obtient près d’un quart des suffrages exprimés. Le candidat de la France Insoumise arrive par ailleurs en tête dans plusieurs communes habituées à voter à gauche, sur la rive gauche de Rouen (Seine-Maritime) notamment ; il est également en tête au Havre (Seine-Maritime) et dans les villes traditionnellement ouvrières. S'il a encore du mal à percer dans cet électorat dès lors que l'on s'éloigne du milieu urbain, il s'est adressé à lui et lui a offert une alternative crédible au vote FN. En outre, Mélenchon devient, aux dépens de Marine Le Pen, celui qui recueille le plus de voix chez les 18-24 ans (environ 30% de l’électorat, contre à peine 21% pour Le Pen). La démarche amorcée par la France Insoumise demande à présent à être confirmée par la constitution d’un mouvement de gauche solide et en capacité de se substituer de façon durable au PS, en particulier si ce dernier se prend la raclée qu’on lui prédit aux législatives de juin.
Pour le Parti socialiste, en phase de pasokisation (du nom du parti socialiste grec qui s'est effondré depuis 2012 au profit de Syriza), l'heure sera, au lendemain de législatives qui s'annoncent fort compliquées, à l'introspection voire à la refondation. L'appartenance à un même parti de figures aux convictions aussi différentes que Manuel Valls, Gérard Filoche, Benoît Hamon, Bertrand Delanoë et Arnaud Montebourg posait déjà question avant, mais dès lors que la perspective de victoires électorales n'est plus là pour les motiver à rester ensemble, cet orchestre qui joue des partitions si hétéroclites n'a plus aucune raison de se maintenir en l'état. À 6,36% des voix, Benoît Hamon doit assumer une défaite annoncée – rappelons-nous que jusqu'à son renoncement, les intentions de vote ne présageaient pas un meilleur score en cas de candidature de François Hollande ou de Manuel Valls – et prendre sur lui tous les reproches d'un parti qui, ni ne l'a correctement soutenu, ni n'a sanctionné les « camarades » qui ont rallié Macron, ni n'a remis en cause le bilan du dernier quinquennat. Il est même talonné par le candidat souverainiste Nicolas Dupont-Aignan. Avec 4,70% des voix, celui-ci peut se satisfaire d'avoir creusé un sillon, notamment au détriment de François Fillon, et d'avoir plus que doubler son score catastrophique de 2012. Toutefois, il peut regretter de n'avoir pas atteint la barre symbolique des 5%, qui permet le remboursement des frais de campagne.
Quel(s) enjeu(x) au second tour ?
S'il est bien un score injuste, c'est celui d'un Emmanuel Macron qui aura passé, à de rares exceptions près, l'ensemble de la campagne à multiplier les discours creux, purement emphatiques sans jamais toucher au concret, de surcroît prononcés sans charisme et reposant sur une vision faussement candide de la « mondialisation heureuse ». Paradoxalement, ce qui paraît être un bon résultat (24,01%) est en fait assez moyen si l'on prend du recul et que l'on compare ce score à ceux du centre-droit et du centre-gauche en 2012 : en effet, Emmanuel Macron, ancien conseiller puis ministre de l'Économie de François Hollande, rallié par François Bayrou, est certes parvenu à capter l'essentiel de l'électorat centriste (9,13% il y a cinq ans), mais a convaincu moins d'un électeur sur deux (environ 45%) parmi ceux qui avaient permis à François Hollande de recueillir, il y a cinq ans, 28,63% des voix. La victoire de Benoît Hamon au détriment de Manuel Valls à la primaire de la gauche était d'ailleurs tout à l'avantage de Macron. Entre ces deux électorats (centriste et social-démocrate) et les sympathisants de droite détournés de Fillon par les « affaires », un boulevard s'ouvrait pour le leader d'En Marche.
Au final, les résultats sont globalement tous assez faibles, y compris celui d’Emmanuel Macron, si l’on considère qu’à l’exception du cas très particulier de 2002 (seize candidats, une participation en berne, un président et un Premier ministre sortants impopulaires), presque toutes les élections ont vu au moins un ou deux candidats dépasser la barre des 25, voire des 30%. Rappelons-nous du score de Nicolas Sarkozy en 2007 (31,18%), ceux de François Mitterrand en 1974 (43,25%) et en 1988 (34,11%), ou encore ceux de Valéry Giscard d’Estaing en 1974 (32,60%) et en 1981 (28,32%). Seule exception en 1995, lorsque le gagnant du premier tour, Lionel Jospin, n’avait pas fait mieux que 23,30% des voix : mais cette année-là, tout comme en 2017, on retrouvait, derrière celui arrivé en tête, trois candidats solides (Jacques Chirac, Édouard Balladur et Jean-Marie Le Pen, tous situés entre 15 et 21% des voix). Pourquoi la barre des 25% que n'a pas atteint Macron a-t-elle son importance, au moins symbolique ? Car cela signifie que, s'il l'emporte le 7 mai (scénario plus que probable), il obtiendra, à n'en pas douter, plus de bulletins de ralliement d’entre-deux-tours que de votes de conviction hérités du premier tour.
Paradoxalement, certes aucun candidat ne fait un score impressionnant, et en même temps, trois candidats font un cinquième ou presque des voix, et un autre près d’un quart des suffrages. À l'image de la scène politique des années 70 dominée par le quatuor PCF-PS-UDF-RPR, la France se trouve momentanément divisée en quatre grandes tendances idéologiques. Les « gros » candidats, à peine concurrencés par Benoît Hamon à gauche et par Nicolas Dupont-Aignan à droite, sont parvenus à cristalliser sur eux, grâce à des lignes programmatiques claires, des électorats divers. La vie politique en est bouleversée, et les clivages remis en cause – et à ce titre, l’absence de consigne de vote de Jean-Luc Mélenchon à Emmanuel Macron est symptomatique. Le débat à cinq, le 20 mars sur TF1, était en cela cocasse, que les accords et les désaccords variaient selon les sujets : sur l’islam et la sécurité, Fillon et Le Pen s'opposaient à Hamon, Mélenchon et Macron ; sur l’Union européenne et l’euro, Fillon et Macron se retrouvaient, tandis que Mélenchon et Le Pen n’étaient pas loin de dire la même chose ; sur la politique internationale, Macron et Hamon, favorables à un maintien dans l’OTAN, dénonçaient la posture des partisans d’un dialogue avec la Russie et la Syrie ; sur la rigueur budgétaire et les réformes du Code du travail, à Macron et Fillon s’opposaient Le Pen, Mélenchon et Hamon ; sur le nucléaire et la VIème République, le fossé se creusait plutôt entre Mélenchon et Hamon d’une part, Macron, Le Pen et Fillon d’autre part ; etc.
Les deux candidats que sont Marine Le Pen et Emmanuel Macron s'opposaient sur tous les sujets, et Marine Le Pen entend bien jouer sur ce fossé idéologique, dénonçant cet ancien banquier qui serait soutenu par l’establishment économique et médiatique français et européen. Derrière Macron se préparerait un approfondissement des réformes libérales voulues pour l’Union européenne et déjà à l’œuvre depuis une trentaine d’années. Cette critique a évidemment un fond de vérité, comme nous l’avions nous-mêmes traité le mois dernier : Rigueur budgétaire, flexibilité du travail : le dogme libéral passera-t-il le cap de l’élection présidentielle ? Le candidat d’En Marche revendique le clivage qui le sépare de Marine Le Pen sur des sujets majeurs tels que l'UE, lui dont les meetings regorgent de drapeaux bleus à douze étoiles, et qui promet un socle de réformes sur le Code du travail qui, si elles demandent un chouia moins de sacrifices que ne le faisait le projet de François Fillon, s'annoncent toutefois carabinées.
La sociologie du vote conforte ce clivage entre gagnants et perdants de la mondialisation, entre partisans et opposants à l’Union européenne, entre métropoles intégrées d'une part et espaces périphériques déclassés d'autre part. Les chiffres sont à cet égard très parlants : Marine Le Pen, pourtant arrivée en seconde position à l’échelle nationale, est en tête dans 19.038 communes de France, soit plus d’une sur deux. Loin devant Emmanuel Macron (7.135 communes), François Fillon (5.753) et Jean-Luc Mélenchon (3.475). Preuve en est que son électorat est essentiellement issu de territoires ruraux et périurbains.
Réaliste sur ses chances de l’emporter, Marine Le Pen a fait le pari de se mettre en retrait de la présidence de son parti (c’était le 24 avril), afin d’anticiper les tentatives de « diabolisation » qui seraient liées à l’image du Front national, mais aussi et surtout pour transformer le second tour en un référendum pour ou contre l’Union européenne, pour ou contre la mondialisation, et finalement pour ou contre la défense de l’identité française. Elle essaie par là de réveiller le vieux clivage apparu lors des débats sur le traité de Maastricht en 1992, et qui s’était avéré payant pour les souverainistes lors du référendum de 2005, symbole pour beaucoup de l’éveil du peuple contre ses élites mondialisées. Et alors qu'elle a globalement fait une campagne plutôt mauvaise, en se contentant de gérer son avance confortable sans pour autant parvenir à maintenir le FN comme « premier parti de France », on retrouve Marine Le Pen plus à l'aise, presque délivrée d'un poids, maintenant qu'elle est effectivement au second tour, et que la configuration partisane lui est aussi favorable : la posture des patriotes contre les mondialistes lui convient parfaitement, et ce d'autant plus qu'elle lui permet de se positionner du côté des plus vulnérables, et de renvoyer Emmanuel Macron à son programme libéral, soutenu par l'ensemble du système économique et financier. Moment fort de cet entre-deux-tours, la visite des deux qualifiés au second tour à l'entreprise de Whirlpool, à Amiens, dans la Somme, hier, mercredi 26 avril, a clairement tourné à l'avantage de Marine Le Pen, au moins en termes de communication. Ce site, qui verra bientôt disparaître près de 300 emplois suite à une délocalisation en Pologne, menace d'être à Emmanuel Macron ce qu'ont été, tous deux en Moselle, Arcelor-Mittal à Gandrange pour Nicolas Sarkozy, et les hauts-fourneaux de Florange pour François Hollande.
Emmanuel Macron ne semble pas en avoir pris conscience. Pire, il assume pleinement ce clivage porté par Marine Le Pen entre « patriotes » et « mondialistes », même s'il le reformule, opposant quant à lui ses « patriotes » aux « nationalistes » du FN. Assuré d'être élu le 7 mai prochain, le leader d'En Marche ne cherche absolument pas à attirer vers lui cet électorat populaire qui subit les impacts des politiques d'ouverture qu'il promeut, au nom de la modernité, du progrès et du réalisme économique – des notions largement dévoyées. Le scrutin de la semaine prochaine risque de répéter le vote de classe qui se dessinait déjà lors du référendum de 2005, que nous analysions dans un article de janvier dernier (France en 2005, Royaume-Uni en 2016 : quelles leçons tirer du vote des catégories populaires sur l’Union européenne ?). Plutôt que de s'interroger sérieusement sur leur faiblesse électorale dans les milieux populaires, Macron et ses partisans préfèrent – et ils sont en cela largement relayés par le reste de la gauche – chercher à faire culpabiliser les potentiels abstentionnistes qui traînent des pieds pour « faire barrage au Front national ». Comme si le risque (très improbable) de victoire du FN reposait sur le vote blanc ou l'abstention – un raisonnement tout bonnement absurde, même sur un simple plan comptable.
Depuis 2012 et son score honorable de 17,90%, Marine Le Pen semble jouer le coup d'après, considérant le scrutin de 2017 et les élections intermédiaires comme des étapes dans sa marche au pouvoir. Le 7 mai prochain, son avenir politique se jouera certainement dans l'ampleur de sa défaite : qu'elle obtienne 35, 40 ou 45% des voix, et ses perspectives pour 2022 seront différentes. Nous l'avons dit, le premier tour ne s'est pas si bien déroulé pour elle. Elle a terminé deuxième, talonnée par François Fillon à 460.000 voix près (et par Mélenchon à 620.000 voix près), alors que son parti avait obtenu plus de 27% des voix lors des régionales de décembre 2015 – certes avec un taux de participation bien moindre. Un score proche des 30% aurait pu lui apporter des ralliements en série des partis souverainistes comme Debout la France ! (mais cela pourrait encore venir), voire d'élus Les Républicains. Avec 21,30% des voix, la dynamique est insuffisante pour provoquer l'électrochoc recherché. Dans ces conditions, Marine Le Pen pourra largement se satisfaire d'un score dépassant les 38% ou les 40%, un résultat qui serait une victoire en soi. D'abord parce qu'elle sera parvenue à doubler son score du premier tour – en 2002, son père n'avait gagné que 800.000 voix entre les deux tours, passant de 16,86% à... 17,79%. Ensuite parce que la perspective d'une victoire en 2022 ne relèvera plus du fantasme. Rappelons qu'en 1969, dans un scrutin marqué par la plus forte abstention de l'histoire de la Vème République (31,79%), Alain Poher, président du Sénat, chef de l'État par intérim et candidat centriste, avait réuni 41,79% des voix, contre un Georges Pompidou élu sans surprise ; un score autour de 40% n'aurait donc rien de déshonorant pour Marine Le Pen.
Quelques chiffres illustrent parfaitement le fossé qui est à l'œuvre dans cette élection. Dans le département du Loiret par exemple, en région Centre-Val de Loire, Emmanuel Macron (22,68%) et Marine Le Pen (23,08%) ont fait jeu égal au premier tour. Toutefois, quand on observe la ville d’Orléans, la ville-préfecture, Macron est en tête avec 29,04%, loin devant Le Pen, à 11,99%. Si on s’éloigne de seulement quelques kilomètres en revanche, à Courtenay, commune d’environ 4.000 habitants située près de Montargis, Le Pen est à 34,16%, Macron à 16,30%. Cette fracture géographique en masque bien d’autres, économiques, sociales, identitaires… À voir si d’ici au débat d’entre-deux-tours qui se tiendra le 3 mai, Emmanuel Macron va prendre la mesure de la gravité de la situation. Le plus probable est qu’il ne soit pas plus capable que son père politique, François Hollande, d’entendre la colère qui gronde et d’y répondre par une remise en cause des politiques économiques et sociales qui ont fait la démonstration de leur inefficacité et de leur injustice – des politiques en échec qui expliquent largement que Marine Le Pen soit aujourd'hui présente au second tour.