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Par Jorge Brites.

La société de consommation en Europe : chronique d'une construction socioculturelle sans issue durable

« L'égalité n'existe que lorsque chacun produira selon ses forces et consommera selon ses besoins ». Cette phrase, tirée de l'ouvrage Organisation du travail (1839) de l'historien et journaliste français Louis Blanc (1811-1882), nous invite à réfléchir sur le phénomène de consommation comme facteur d'inégalités sociales. D'autant plus que depuis des années, nombreuses sont les mesures politiques en France qui visent à favoriser, directement ou indirectement, la consommation des ménages. Comme un élément nécessaire à la bonne santé de notre économie, voire à l'épanouissement de notre société, dans le contexte de compétition internationale. Le 23 décembre 2009, Luc Châtel, alors secrétaire d'État à la Consommation, au Tourisme et à l’Industrie au sein du gouvernement de François Fillon, déclarait même que « consommer » était un « acte citoyen ». Quelques éléments d'analyse et quelques rappels historiques.

Nous vivons dans un monde dans lequel il est devenu courant de confondre les droits et avantages que confère la citoyenneté avec la liberté d'entreprendre et de consommer, comme des éléments évidents d'une pratique politique démocratique. Cette position s’est vue renforcée depuis l’effondrement du bloc socialiste en Europe de l’Est en 1989. Cette conception positive du consommateur comme étant « le citoyen » par essence et de la libre-entreprise comme véhicule idéal de la démocratie devient dominante après la Seconde Guerre mondiale et le début de ce qu’on appelle la consommation de masse, c’est-à-dire l’adoption d’habitudes de consommation à grande échelle qui impliquent non seulement la hausse de la consommation individuelle tant en valeur qu’en volume, mais aussi sa diversification et un rôle plus significatif du consommateur dans la définition des produits.

Dans les années 1930 au contraire, des dirigeants de coopératives de consommation, les ouvriers revendiquant un meilleur salaire et des ligues de consommateurs demandant des conditions de travail équitables soutenaient à la fois aux États-Unis et en Europe que la démocratie dépendait précisément d’une critique du capitalisme et de ses pendants, parmi lesquels on trouve la consommation de masse. Des membres de l’École de Francfort – fondée dans les années 1920 sur l’idée que, inspirée du marxisme et des Lumières, la philosophie doit permettre une critique sociale du capitalisme – dénonçaient alors la consommation comme destructrice pour la démocratie, assimilant le consommateur moderne non pas au citoyen parfait, mais au contraire au sujet parfait d’un régime autoritaire. À l'inverse, moins d'un demi-siècle plus tard, Ludwig Erhard (1897-1977), ministre de l’Économie de la République Fédérale Allemande (RFA) de 1949 à 1963, considéré comme le père du « miracle allemand », déclarait : « Chaque citoyen doit avoir conscience que la liberté de consommer et la libre entreprise dans le domaine économique sont des droits fondamentaux et inaliénables, dont la violation devrait être punie comme constituant une attaque contre notre ordre social ». Tout est dit.

Plus récemment, d'autres mots sont venus assoir une parfaite continuité avec cette idée. Le 19 mai 2011, évoquant le mouvement des Printemps arabes, Barack Obama déclarait ainsi : « L'appui des États-Unis pour la démocratie se fera sur la base de la stabilité financière, de la promotion de réformes, et de l'intégration des marchés concurrentiels les uns avec les autre ainsi qu'avec l'économie mondiale ». Celui qui était alors président de la première puissance occidentale (et mondiale) posait donc en corolaire incontournable de la démocratie non seulement le système capitaliste, mais également le libre-échange économique mondialisé et la concurrence des marchés.

Le choc des « Trente Glorieuses »

En l’espace d’une génération, l'Europe occidentale s'est redressée après 40 ans de guerres, de frontières fermées et de répression. La performance économique et les modes de consommation rejoignent ceux des États-Unis après 1945, de sorte que moins d’une décennie après les désastres de la guerre, les Européens sont entrés de plein pied dans l’ère de l’abondance, à leur stupéfaction. Ils abordent alors les rivages d’une société de consommation dont la matérialisation tient du rêve, état fort suspect pour des individus qui sortent d’une décennie de cauchemars. Pour répondre aux attentes d'opinions qui réclamaient les premiers fruits des promesses annoncées en 1945, on a vu l’établissement d’économies mixtes et un certain nombre de signes du « boom » des années 1950-1970, avec notamment l’augmentation significative des échanges intra-européens. Au niveau de l’offre, il s’agit d’un retournement des mentalités : avant-guerre, on vendait des biens chers, en petite quantité, en série limitée et peu renouvelée ; désormais, on parie sur la compétitivité pour des objets banalisés qu’il faut écouler à marge réduite, en tablant sur la qualité de l’offre et sur l’importance de la demande.

Ce dernier point met en évidence la conjonction à l’origine du boom des années 1950-1970. La période qu’on appelle traditionnellement les Trente Glorieuses va voir la propension des Européens à consommer augmenter de telle façon qu’on parle de « consommation de masse ». Plusieurs chiffres viennent soutenir cette tendance : la consommation par tête dans le sud de l’Italie au milieu des années 1970 avait doublé en vingt ans. Le revenu local a augmenté en moyenne de 4% par an dans la même période ; la mortalité a diminué de moitié et l’électrification est alors presque achevée. Ces changements ont lieu en l’espace d’une génération dans l’une des zones les plus en marge de l'Europe.

Consommation de masse : processus social et culturel commun en Europe après la guerre

Indicateurs forts, la fin de l’agriculture comme premier secteur des économies en Europe, et l’accélération de l’exode rural. En 1945, seules la Belgique et l’Angleterre comptaient moins de 20% d’actifs agricoles ; en 1975, aucun pays d’Europe occidentale n’atteint les 20% ; dix ans plus tard, seul le Portugal frôle la barre des 15%. Quant aux Européens de l’Est, partis plus tard et à des niveaux encore supérieurs à la moitié des actifs, ils s’alignent à marche forcée : la Bulgarie est la première, en 1990, à descendre sous le seuil de 15%. Pour autant, les changements n’ont pas été simples. Il a fallu un cocktail de facteurs, de la hausse de la productivité du travail à la hausse des salaires et du pouvoir d’achat en passant par le plein-emploi, la libération progressive du commerce intra-européen et international, le progrès social et l’État-providence (qui permettent aux classes moyennes de se préoccuper de choses plus triviales), ou encore le développement de la publicité et de moyens de diffusion de masse (notamment la télévision). Jusque-là, en Europe du moins, tabler sur la demande représentait une transgression : on abandonnait la frugalité pour la consommation de masse, on comptait sur les profits dégagés par les dépenses jadis jugées superflues comme les loisirs, on privilégiait la mode, ses vertus démocratiques et sa pression constante sur l’offre par le biais du renouvellement des produits. L’apprentissage fut laborieux, car il fallait que les opinions se persuadent d’une amélioration de leurs revenus, d’abord nominaux puis réels. Cela supposait que les salaires gagnent la course contre l’inflation, et pour plusieurs années. Donc de rompre avec la tradition des bas salaires, établie depuis vingt ans.

Mais l’hypothèse d’un rattrapage salarial, avancée en Italie, aux Pays-Bas et en France, n’était pas suffisante pour modifier les comportements. C’était le prix habituel des lendemains de guerre. D’ailleurs, le premier réflexe des travailleurs fut d’augmenter leur épargne de précaution, à partir de 1954-1955, lorsque leur feuille de paie enregistra des gains. Ils ne croyaient plus à la modification durable du partage de la valeur ajoutée en faveur du salaire et au détriment du profit, grâce aux gains de productivité. Le grand air de la prospérité par le progrès technique, ils l’avaient entendu lors d’un précédent après-guerre avant de traverser la plus grave crise du capitalisme. Les Européens rêvaient de voir croître leurs revenus, de manière sûre pour une part, afin de se constituer enfin un patrimoine.

Pour déclencher le retournement des mentalités, il fallut la coïncidence entre une décision politique et une évolution sociologique de long terme. Au départ, il y a l’acceptation unanime du principe clé de l’« État de bien-être », à travers les transferts sociaux. Individus et entreprises en financent le coût (par l’impôt et par les cotisations) ; ils admettent sa fonction redistributive obtenue par des moyens inégalitaires ; ils reconnaissent à la puissance publique un droit à prélever pour le bien commun. Il fallait pour cela que la somme des avantages perceptibles dépasse les coûts du système et soit jugée préférable au rétablissement d’une privatisation des risques. Et c’est ce qui s’est passé : l’État de bien-être était taillé sur mesure pour les classes moyennes. Avec ses prestations garanties, on réduisait les risques du présent, on protégeait ses vieux jours, on préparait l’avenir des enfants, mieux nourris, mieux soignés et éduqués plus longtemps ; surtout, on disposait d’un pécule versé à échéances fixes. En un quart de siècle, le montant moyen des allocations perçues a été multiplié par quinze. Les pays s’empruntent des mesures sociales, sans se soucier de la couleur politique des promoteurs : les Belges et les Français se préoccupent de l’assurance sur les accidents du travail, les Italiens et les Suisses de l’assurance-vieillesse. L’harmonisation à l’œuvre compte, pour l’heure, moins que les effets économiques d’entraînement. En 1974, moins de 20% de la population active occidentale échappe au régime public d’assurance sociale et le taux moyen de couverture des risques a doublé. Si l’on ajoute une hausse des salaires nominaux de 150% à 200%, les « années-providence » méritent leur nom.

Le démarrage de la bancarisation de la consommation (avec l’explosion du crédit à la consommation) s’est ajouté au contexte particulier de l’après-guerre qui rendait urgente la reconstruction rapide des infrastructures du continent. L’ONU estime, en 1949, à 9% le parc immobilier européen détruit en totalité ou partiellement par les combats. Dans certaines régions, telles que les côtes de la Manche, le centre de l’Italie ou le sud de la Grèce, on dépasse même les 20%. Reconstruire supposait un crédit bon marché (grâce à l’inflation), des perspectives de rendements supérieurs à ceux des autres placements pour les investisseurs, le désir surtout d’acquérir un statut social envié par un gain d’espace et de confort. En 1950, les pays d’Europe du Nord et le Royaume-Uni offraient des logements, pour l’essentiel, avec eau et électricité, et sanitaires indépendants – quand seuls un tiers des immeubles grecs disposaient des mêmes avantages. Quinze ans plus tard, l’Europe méridionale a rattrapé l’essentiel de son retard sur la connexion électrique, et sept ans après, sur les standards d’hygiène. À la fin des années 1960, à l’exception des Portugais et des Irlandais sous et mal-logés, les Européens contemplaient les barres de béton flambant neuves de Sarcelles, Florence et Hambourg.

Le baby-boom qui accompagne ces évolutions, dû en partie à l’amélioration du système de santé et à la chute de la mortalité infantile, va également stimuler la consommation. S’y ajoute l’entrée dans l’ère du tout-plastique, baigné dans l’illusion d’une planète aux ressources naturelles infinies. On est dans une démarche réellement culturelle : l’adoption de l’American way of life. Venant satisfaire un besoin ressenti comme légitime, la consommation de masse a amélioré le niveau de vie général sans éliminer pour autant les inégalités. La grande dépression des années 1930, puis les privations imposées par la guerre, ont facilité en Europe une envie d’élargissement des consommations – une attitude qui s’était déjà manifestée au cours des « années folles » de la décennie 1920. Après la guerre, il s’agissait non seulement de se procurer des éléments de confort pour rendre la vie quotidienne plus facile, mais aussi d’entretenir l’illusion d’une homogénéisation du corps social grâce à la généralisation de certaines formes de consommation (automobile, vêtements, télévision, électro-ménager, produits culturels, etc.). Le Plan Marshall, qui concernait 16 pays, a joué un rôle essentiel. Ce n’est pas seulement l’idée d’une « république de consommateurs » qui est importée, mais également de nouvelles pratiques de consommation venues de l’Amérique d’après-guerre. Les principaux administrateurs américains de ce plan sont tous des capitaines d’industrie ; des membres du Conseil de la publicité (Advertising Council) aident régulièrement à la production d’expositions itinérantes européennes. Tout est fait pour montrer directement aux chefs d’entreprises et aux dirigeants politiques le mode de vie américain, à travers les Maisons de l’Amérique, les films d’Hollywood, la musique, la littérature ou encore le théâtre outre-Atlantique, largement diffusés.

Fresque de l'artiste américain Keith Haring (1958-1990).

Des modes de vie plus rapides et séquencés « à la chaîne »

Les Trente Glorieuses ont vu la demande de produits de consommation courante se renouveler en profondeur. On peut y voir l’effet conjugué de l’urbanisation, de la mode et de la publicité, dans un contexte de croissance économique et de confort financier des ménages. À travailler plus loin de son domicile, on cherche à gagner du temps sur la préparation des repas, en achetant un réfrigérateur pour stocker les aliments, eux-mêmes conditionnés sous la forme de conserves ou transformés (comme les produits laitiers), rapides à cuisiner, fabriqués à la chaîne et promus par des arguments commerciaux à l’air du temps : yaourts et lait en poudre pour la croissance des enfants, qui échapperont aux maigres soupes de leurs aînés, café soluble, sodas et céréales pour copier les Américains – dont la figure est « vendue » à travers le cinéma et les séries –, prototype de l’Occidental en pleine santé et actif au travail. Quant aux femmes, elles renouvèlent plus souvent des robes en tissu synthétique, donc moins chères mais à forte marge pour le fabricant, et l’évolution annuelle de la forme, de la longueur et de la couleur au gré d’une mode promue par des magazines spécialisés raccourcit les délais de renouvellement, en même temps que les stocks fondent. L’observation vaut pour les enfants, dès le début des années 1960, puis pour les adolescents dix ans plus tard, et les retraités, habituels laissés-pour-compte, à partir de 1972-1974.

Toutes ces évolutions sont à mettre en perspective avec une redistribution générale des dépenses des ménages. La diminution des dépenses alimentaires est à cet égard illustrative : finies les pénuries d’avant-guerre, l’alimentation est devenue plus riche et plus variée – la consommation de céréales recule devant celle de viande, de laitage, de fruits et de légumes. L’autonomie alimentaire obtenue par la Politique agricole commune de la Communauté économique européenne, la fameuse PAC, permet une baisse des coûts et de la part de l’alimentation dans les dépenses domestiques. À peine sortis du rationnement, les consommateurs choisissent plutôt d’acquérir des biens durables, en tête desquels l’automobile et les produits électroménagers qui améliorent le confort au quotidien. Le « panier de la ménagère » qui absorbait près de la moitié du revenu des ménages en 1950, n’en représentait plus que le tiers en 1960 et seulement le cinquième en 1980, avec il est vrai des écarts importants selon les pays et les classes sociales.

Les dépenses vestimentaires ont connu la même évolution : on s’habille mieux que naguère en y consacrant une moindre part de ses ressources. D’autres types de dépenses prennent donc désormais le pas, davantage consacrées au confort quotidien ou aux loisirs. À titre d’exemple, l’industrie du jouet en France a augmenté ses ventes de 350% rien qu’au début du baby-boom, de 1948 à 1955. Suite à la guerre, l’acquisition du logement a mobilisé l’essentiel de l’épargne des ménages ; elle a ensuite logiquement entraîné l’achat des mobiliers et produits électroménagers à mettre dedans. Trois biens d’équipements semi-durables servent généralement de référence : le réfrigérateur (en France, 3% des ménages en étaient équipés en 1946, contre 91% en 1973), la machine à laver (de 10 à 90% sur la même période), et l’automobile dont le nombre en circulation passe de 1 à 15 millions en France, avec une facilitation du crédit. Le développement de la télévision a essentiellement lieu dans les années 1960 puisque l'on passe, de 1960 à 1973, de 15 à 80% de ménages qui en disposent.

Après 1960 vient s’ajouter l'essor rapide de la consommation des services : dépenses de santé (soutenues par la mise en place de systèmes de sécurité sociale et d'assurance-maladie), dépenses culturelles et de loisir (livres, disques, films, tourisme, jeux-vidéos), sans oublier les services de téléphonie, les services bancaires et les dépenses en assurances diverses qui représentent jusqu’aujourd’hui une part non négligeable du budget des ménages. On a souvent surestimé l’importance de la consommation de biens durables. Il est vrai que l’achat d’une voiture ou d’un téléviseur marquait une étape de la vie de la famille, en bouleversant les formes de loisir au quotidien. De surcroît, l’évènement ne passe pas inaperçu dans le voisinage, d’où une certaine gratification recherchée. Cependant, la diffusion de l’automobile, de la télévision ou des appareils ménagers ne s’est nullement déroulée à la vitesse d’une épidémie. Il y a eu une progression par paliers. Car l’acquisition de ces produits chers, investis d’une forte identification sociale, découlait d’une alchimie délicate entre le coût du désir, la satisfaction pratique retirée de l’achat et son efficacité en termes de statut social. Sans que l’achat ne soit nécessairement accessible à tout le monde, il fallait qu’il le soit à un nombre suffisamment élevé de consommateurs pour permettre des économies d’échelle au niveau de la fabrication.

Passera-t-on d’une société de consommation à une société de raison ?

Économistes et sociologues ne perçoivent pas de limites théoriques au développement de la consommation, tant que les revenus et la technologie sont au rendez-vous. La consommation de services paraît d’ailleurs encore plus ouverte que celle de biens matériels qui peuvent atteindre un certain degré de saturation. Au demeurant, il est possible de programmer le renouvellement des produits par l’usure (c’est la fameuse « obsolescence programmée »), par la mode et par la modernisation des modèles (une nouvelle option ou un nouveau design pouvant justifier à eux seuls le rachat d’un produit, et l'illusion d'une différence entre biens en réalité semblables). Et la remise en question du consumérisme de masse, à la fin des années 1960, ressemble avec le recul davantage au dernier sursaut du résistant vaincu, qu’à une démarche de long terme en faveur de modes de vie davantage marqués par la frugalité.

Pourtant, la nécessité d’inventer un nouveau modèle a-t-elle déjà été si urgente ? Et le contexte de crise économico-financière qu’a récemment connu l’Europe ne nous offrait-elle pas l'occasion d’y travailler ? L’ère du temps voit l’émergence de notions plus raisonnables, telles que la « juste définition des besoins », l’« innovation frugale », l’« économie sociale et solidaire » (qui suppose que l’économie classique n’est ni sociale ni solidaire ; frugale, elle l’est encore moins), etc. Il y a là assurément une opportunité à saisir, qui nécessite une vision et une volonté politique encore assez absente de manière générale. Les collectivités locales, et notamment les villes, semblent davantage avant-gardistes, mais cela reste très insuffisant et donne aux réussites locales des allures d’« expérimentations-pilotes » qui ne demandent qu’à être élargies. Peut-être, face à l'inertie ou à la pusillanimité des responsables politiques, est-ce justement à l'échelle locale, voire du citoyen ou sur initiative du tissu associatif, que l'on peut espérer davantage de changements et l'émergence d'« îlots d'innovation », pour reprendre la formule de la philosophe Cynthia Fleury (11 octobre 2014, sur France 2). Les initiatives locales au service d'une autre conception du capitalisme, du commerce, de la consommation, représentent des preuves tangibles, organisées et parfois (de plus en plus) interconnectées, de la faisabilité d'un changement de paradigme et de société. Dans ce contexte de lente transformation, le rôle du politique change : il n'est plus à l'initiative, mais il valide, généralise, fait connaître, voire légitime une idée demeurée jusque-là au stade de l'insularité. Pour aller plus loin, cet article d'avril 2016 : « Îlots d'innovation » : quand le citoyen a un temps d'avance sur la classe politique

Gardons bien en tête que les structures d'une société de consommation de masse sont fondamentalement inégalitaires. Car la production en masse de biens et de services à bas coûts, rapidement accessibles et diversifiés nécessite la mise à disposition, en masse également, d'une main d'œuvre entièrement dédiée à l'économie productive, et dont l'accès à la société de consommation sera lui-même fortement limité – à moins que travailleurs et consommateurs soient le même public, comme le souhaitait en son temps l'entrepreneur Henry Ford, quand il augmenta le salaire de ses ouvriers d'usine. Dans un monde ouvert, compte tenu des intérêts contradictoires, du déséquilibre des négociations commerciales et des différences de niveaux de vie, le résultat ne peut être que catastrophique. L'exemple de l'industrie textile, déjà abordé dans un article d'octobre 2013 (Quand la pelote de laine bangladaise s'enflamme), est emblématique, mais il est loin de représenter un cas isolé. Pour des millions de consommateurs d'I-pad, de tablettes ou d'ordinateurs, de voitures ou de T-shirts, combien d'autres millions dans les usines, sans regards sur leurs droits et leurs aspirations personnelles, sur leur santé physique et leur sécurité au travail ? Cette question de voir une moitié de la planète préoccupée par l'autre, ne se pose qu'à la marge aujourd'hui. La frénésie de la consommation nous aveugle. Et ce faisant, elle nous fait perdre notre humanité.

L’émergence de revendications écologistes fortes depuis une trentaine ou une quarantaine d’années a par ailleurs permis de pointer du doigt les effets nocifs sur l’environnement et sur la santé de bon nombre de nos consommations et de nos déchets. Tout comme l’impact de comportements « contre-nature », tels que la surconsommation de viande et de produits laitiers. Malgré les progrès indéniables et heureux de la médecine depuis un siècle, nos modes de consommation (et de production) font émerger des maux qui nécessitent des traitements médicaux, qui eux-mêmes ont des effets secondaires qui font émerger d’autres problèmes. De tout cela, naît le besoin d’une revendication de croissance différente, moins effrénée, qui permette de privilégier les équipements collectifs trop longtemps négligés au profit de la consommation individuelle. Nous entrons dans l’économie de la connaissance, qui est infinie et qui doit nous permettre de nous réinventer, non seulement comme consommateurs, mais d’abord et avant tout comme citoyens au service du bien commun.

La société de masse est peut-être encore plus sérieuse, non en raison des masses elles-mêmes, mais parce que cette société est essentiellement une société de consommateurs, où le temps du loisir ne sert plus à se perfectionner ou à acquérir une meilleure position sociale, mais à consommer de plus en plus, à se divertir de plus en plus (...) Croire qu'une telle société deviendra plus « cultivée » avec le temps et le travail de l'éducation, est, je crois, une erreur fatale (...) l'attitude de la consommation, implique la ruine de tout ce à quoi elle touche.

Hannah Arendt, La Crise de la culture (1961)

Tag(s) : #Société
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