Par David Brites.
Au Moyen-Orient, l’Histoire est en train de s’écrire, et c’est à croire, à regarder les actualités qui font la Une en Europe, qu’il ne s’y passe que des évènements anecdotiques. Déjà le 29 juin dernier, trois ans jour pour jour après la proclamation du Califat, le site (en ruine) de la mosquée Al-Nouri, dernier bastion des djihadistes à Mossoul, tombait dans un désintérêt manifeste des médias de masse. Et voilà que le 17 octobre, l’État islamique est enfin délogé de la ville de Raqqa, qui lui servait de capitale, au profit des Forces Démocratiques Syriennes. Le 3 novembre, soit il y a à peine six jours, il a connu un nouveau revers de taille quand l'armée syrienne, avec l'appui de l'Iran et de la Russie, est parvenue à mater la résistance de ses derniers combattants à Deir Ezzor, où ils constituaient le groupe dominant depuis 2014. À l'heure actuelle, l'EI n'est plus maître d'aucune ville en Syrie – la dernière, Boukamal, à la frontière irakienne, vient tout juste de tomber.
Situation étrange où ce qu’on nous présentait régulièrement comme l’incarnation du mal absolu et la résurgence d’une nouvelle forme de totalitarisme disparaît dans sa forme étatique, le tout dans l’indifférence quasi-générale. Pourtant, notre propre sécurité intérieure est en jeu. Victime de l’art du zapping dans lequel nos médias sont passés maîtres, cette information, capitale sur le plan géopolitique, est restée trop discrète. Le référendum d’autodétermination organisé récemment dans le Kurdistan irakien, et la perspective (imposée par la force des choses) de négociations futures entre le régime de Damas et les Kurdes de Syrie sur l’avenir institutionnel du pays, sont des exemples parmi d’autres de ce qui se joue dans la région. Parallèlement, les forces islamistes ou salafistes liées à la Turquie ou à l’Arabie Saoudite (notamment Tahrir al-Cham, une coalition djihadiste composée de l'ex-branche d'Al-Qaïda) maintiennent un fief solide à Idlib, et entendent bien le conserver – une offensive rebelle menée avec la bénédiction d'Ankara y était encore menée le mois dernier. Dans chaque camp, c’est déjà l’après-conflit qui se pense.
Organisés dans le cadre des Forces Démocratiques Syriennes depuis octobre 2015, dans l’objectif d’élargir leur combat au-delà des territoires majoritairement kurdophones et de permettre l’intégration de troupes arabes en leur sein, les Kurdes ont amorcé le 6 novembre 2016 l’opération « Colère de l’Euphrate » qui a abouti à la prise récente de Raqqa. C’était il y a un an, jour pour jour. Alors en position de force, les troupes kurdes n’ont pas toujours été dans une posture si favorable. Rappelons qu’à l’automne 2014, la chute de Kobané paraissait encore imminente, et la localité ne dût son salut qu'au soutien de l’aviation américaine et à l’héroïsme des combattants kurdes sur place. Depuis, les Kurdes ont considérablement progressé depuis leurs positions de Kobané, d’Efrin et de Hassakeh. En août 2016, après la conquête de Manbij, ils n’échouaient à établir une continuité territoriale entre Efrin et leurs territoires de l’Est qu’au prix d’une intervention de l’armée turque et de ses alliés syriens (opération « Bouclier de l’Euphrate ») pour reprendre, avant que les Kurdes ne le fassent, la ville frontalière de Jarablus alors aux mains de l’État islamique.
La conquête de Raqqa a été lente et méthodique, contrastant avec la fulgurance de l’offensive qui avait permis aux djihadistes, en 2014, de se forger un large territoire allant de Kobané à la frontière irakienne. La première phase de cette opération a permis de s'emparer de l’essentiel de la province et de couper les axes de communication de la ville avec l’extérieur. L’EI y concentrait entre 4.000 et 10.000 soldats à la date du 10 décembre 2016, lorsqu’est lancée la deuxième phase de l’opération « Colère de l’Euphrate » au nord-ouest et à l’ouest de la province. Le 4 février 2017, quand commence la troisième phase près de Suluk, les djihadistes ne disposent déjà plus que d’une voie de communication extérieure, au sud-est de la ville, reliant Raqqa et Deir Ezzor. En mars, les États-Unis annoncent quasi-doubler leurs effectifs en Syrie, ajoutant 400 soldats aux 500 déjà présents dans la zone. Conséquence cocasse de leur présence en Syrie : à Manbij par exemple, militaires russes venus accompagner, à bord de blindés, un convoi humanitaire envoyé par le gouvernement syrien aux habitants de la ville, et membres de forces spéciales américaines se trouvent à portée de vue au cours du printemps, pour la première fois depuis le début du conflit.
La situation dans le nord-ouest de la Syrie (ici en juin 2017, lorsque commence la bataille de Raqqa) symbolise bien la complexité de l’échiquier régionale. Alors que les forces spéciales américaines jouent à Manbij un rôle d’interposition pour empêcher une offensive de l’armée turque et de ses auxiliaires syriens contre les Kurdes, on note que c’est la présence (ostensible) de soldats russes dans l’enclave d’Efrin qui empêche là la progression des troupes turques, veillant au respect du cessez-le-feu en vigueur imposé par le trio Moscou-Téhéran-Ankara depuis décembre 2016. Le 20 mars dernier, la diplomatie russe signifiait officiellement à la Turquie la fin de l’avancée de ses troupes engagées depuis 2016 dans le conflit. Ce qui constituait (et constitue encore) une épine dans le pied des Kurdes, à savoir le « couloir de Jarablus » qui leur échappe, se transforme en camouflet pour les Turcs, leurs alliés syriens demeurant coincés dans leur enclave, entre les troupes du régime de Damas situées à Al-Bab, au sud, et les Kurdes, protégés par les Russes à Efrin et par les Américains à Manbij. Conséquence : le 29 mars, Ankara annonçait mettre fin à son opération militaire en Syrie (décrite comme « couronnée de succès » par la diplomatie turque), sans toutefois retirer ses troupes. Le gel des combats sur ce front aura au moins permis aux Kurdes de concentrer par la suite leurs efforts sur Raqqa.
C’est dans ce contexte que survient, de manière surprenante, ce qui ne sera finalement qu’une parenthèse dans le conflit, à savoir la deuxième crise liée aux bombardements au gaz – après celle d’août 2013 qui avait coûté la vie de plusieurs centaines de civils dans la Ghouta orientale et avait finalement entraîné la promesse d’un désarmement chimique du régime, un mois après. Le 4 avril dernier, une frappe atteint la localité rebelle de Kahn Cheikhoun, dans la province d’Idlib, faisant au moins 72 morts, dont 20 enfants, et 170 blessés. Pour la communauté internationale, y compris la Russie, Damas est à l’origine du massacre, même si Moscou nuance alors la responsabilité quant au caractère chimique de l’attaque, évoquant une frappe sur un « entrepôt terroriste » contenant des « substances chimiques ». Le 6 avril, prenant tout le monde de court, Donald Trump ordonne, en représailles, le bombardement d’une base aérienne contrôlé par le régime, à Al-Shayrat. Et le fin stratège qui sert actuellement de chef de l’État aux Américains de préciser que cette « riposte » était lancée « dans l’intérêt vital de la sécurité nationale ». Comprenne qui pourra. Cette séquence n’aura, de fait, aucun impact sur la suite du conflit.
En avançant vers Raqqa, les Kurdes sont conscients que la libération de la ville ne peut se faire qu’au prix de compromis avec les communautés arabes locales. Au moins quatre grandes familles dominent la ville, et leurs liens avec le régime de Damas comme avec l’EI divergent fortement. Ainsi, les Bayattrah, ralliés à la rébellion en 2013, ont toujours rejeté al-Nosra puis le Califat, et demeurent fortement anti-baathistes. Les Ajeel, très liés au régime, ont longtemps découragé leurs jeunes de participer au Printemps arabe puis au djihad, en vain. Les membres d’Al-Breij se sont montrés les plus réceptifs au discours djihadiste et avaient déjà rejoint al-Nosra avant de rallier l’État islamique ; ils maintiennent une grande haine vis-à-vis du régime et de ses alliés chiites. Quant aux Naïm, peu fanatisés, ils auraient rejoint le Califat par opportunisme plus que par conviction. La crainte générale était de voir les Kurdes s’adonner à une saisie des terres et des biens, à une justice arbitraire veillant à poursuivre les « collaborateurs » qui s'étaient mis au service de l’État islamique, ou encore, inquiétude prégnante chez les Bayattrah, de revoir le régime syrien s’installer dans la ville à la suite des FDS.
En prévision de cette réalité locale complexe, était créé le 18 avril dernier, c’est-à-dire largement en amont de la reprise de la ville, un « Conseil Civil » composé de personnes originaires de la province (de nombreux chefs tribaux et dignitaires de Raqqa) et chargé de gérer la localité une fois qu’elle serait libérée. Entretemps, le 14 avril, est lancée la quatrième phase de l’opération « Colère de l’Euphrate ». Le 18 avril, les FDS, après avoir brisé des tentatives de contre-offensives djihadistes, s’emparent de la ville de Tabqa, à l’est de la province de Raqqa, en dépit du risque élevé liés au barrage de l’Euphrate, le plus grand de Syrie, situé à proximité et qui menaçait d’entraîner une dangereuse montée des eaux dans toute la vallée.
Une carte du conflit syrien ne peut qu'être sommaire et réductrice, compte tenu de la complexité des forces en présence, de la multitude de groupes sur le terrain, et de l'enchevêtrement des zones tenues par les différentes forces armées. Ici, la situation du conflit en octobre 2014, période considérée comme l'apogée territoriale de l'État islamique. Le Califat se trouve alors sur le point de faire tomber Kobané, et est aux portes d'Alep, Hassakeh et Bagdad. L'espace alors sous emprise de l'EI est estimé à plus de 243 000 km², territoires syriens et irakiens confondus (et en prenant en compte à la fois les espaces réellement contrôlés, et ceux simplement « sous influence », c'est-à-dire où le Califat est prédominant sans pour autant bien contrôler le territoire). La libération totale de Kobané ne surviendra qu'en janvier 2015, suite à l'intervention aérienne des Occidentaux, et parce qu'elle empêche l'État islamique de sécuriser définitivement sa frontière avec la Turquie (un pays qui semble alors particulièrement bienveillant avec les djihadistes), elle représente à bien des égards un tournant dans le conflit.
La situation en Syrie en décembre 2016, lors de la prise définive d'Alep par l'armée syrienne. Si la situation ne s'est pas totalement retournée, notamment dans les régions désertiques du centre syrien et des frontières irakienne et jordanienne, les reculs de l'EI face aux Kurdes de Kobané et Hassakeh (qui ont opété leur jonction en juin 2015 à Tal Abyad), est notable. Encore important, l'espace contrôlé par l'EI ou sous son influence est alors estimé à 162.000 km².
Le territoire tenu par l’État islamique se réduit comme peau de chagrin tout au long du printemps, et après une nouvelle offensive lancée le 24 mai, les FDS entrent enfin dans la ville de Raqqa le 6 juin. Acculés sur tous les fronts, les djihadistes adoptent une stratégie visant à retarder le plus possible la progression des Kurdes : réseau de tunnels construits entre les quartiers de la ville, pour l’aspect défensif, et usage d’engins explosifs improvisés, pour la dimension offensive. En face, les FDS comptent tout de même, à ce stade du conflit, 50.000 soldats, même si beaucoup d’entre eux sont présents sur d’autres fronts. Surtout, en leur sein, un membre sur deux est désormais arabe (ils n’étaient encore qu’un tiers en novembre 2016) : on compte notamment les miliciens Shammar d’Al-Sanadid, le groupe rebelle Liwa Thuwar al-Raqqa et les « forces d’élite » d’Ahmad Jarba. Le 12 juin, les forces arabo-kurdes annoncent avoir pris leur premier quartier à l’ouest de Raqqa, avançant à partir de la zone de Machleb vers le centre-ville. Si comme pour Mossoul, le Califat a anticipé la chute de la ville en déménageant les bureaux administratifs et les structures de commandement vers le sanctuaire transfrontalier de Deir Ezzor, Raqqa conserve une portée symbolique capitale pour l'EI. D'abord parce qu'elle est la plus grande localité tenue par l'organisation ; et ensuite, comme le rappelait très justement dans un entretien au journal Le Monde publié le 6 octobre la chercheuse Myriam Ababsa, associée à l'Institut français du Proche-Orient (IFPO) à Amman, parce que « Raqqa occupe une place considérable dans la mythologie arabe », une réalité méconnue en Europe. La ville fut brièvement la capitale de l'Empire abbasside au VIIIème siècle, et le dernier bastion du Royaume arabe de Syrie du prince Fayçal, en 1920-1921. Elle fut également un haut lieu de passage entre le Proche-Orient, l'Asie centrale et la région du Golfe. Les combats pour son contrôle sont donc violents, et en conséquence les bombardements occidentaux s’y font plus nombreux, moins précautionneux qu’ils ne l’ont été à Mossoul. En outre, fait trop rarement évoqué, on note l’utilisation du phosphore blanc par la coalition dès le début de la bataille, probablement pour débarrasser les toits des tireurs de missiles antichars ou des snipers.
En août, 60% de la localité est aux mains des FDS, qui ont pu pénétrer dans la vieille ville après que des frappes américaines aient ouvert deux brèches dans le mur de Rafiqah entourant ce secteur – une muraille datant du VIIIème siècle. Avec 1.000 à 2.500 combattants, l’EI ne contrôle alors plus qu’une partie du nord et du centre de Raqqa, où 25.000 civils sont pris au piège.
Ici, la situation en Syrie en juin 2017, lorsque les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) font leur entrée dans Raqqa. Si la progression de l'armée syrienne et de ses alliés semble moins importante que celle des Kurdes depuis la chute d'Alep, le régime a largement consolidé ses territoires autour de la métropole septentrionale. Surtout, il a amorcé une offensive sur l'Est désertique, en dépit de ses difficultés à conforter sa situation à Tadmor (Palmyre). Derrière les immensités désertiques et caillouteuses des provinces de Homs et de Deir Ezzor se cache en fait l'enjeu du contrôle de la frontière avec l'Irak. À cette date, l'État islamique connaît un reflux notable sur tous les fronts, même si sa présence le long de l'Euphrate fait encore illusion – ses territoires en Syrie et en Irak sont alors estimés à environ 118 000 km². Surtout, ses ressources pétrolières sont menacées, la bataille de Mossoul est sur le point de s'achever à ses dépens (la ville tombera en juillet 2017), et les arrivées de combattants étrangers se sont taris depuis 2016.
À la conquête de l’Est
Une course est lancée entre le régime syrien et les Kurdes, pour la reconquête de la vallée de l’Euphrate. En effet, après sa victoire à Alep en décembre 2016, on aurait pu s’attendre à voir l’armée syrienne et ses alliés tourner leurs efforts vers le bastion rebelle d’Idlib, où domine toujours l’« Armée de la Conquête », cette vaste coalition rebelle dont les deux piliers sont les groupes salafistes Fatah al-Cham (plus connu sous son ancien nom : al-Nosra) et Ahrar al-Cham. Mais l’entrée des Kurdes dans la province de Raqqa, ainsi que le rapprochement de la Turquie de Recep Tayyip Erdogan avec la Russie et l’Iran, toujours en décembre 2016, ont incité Damas à partir à la conquête de l’Est. L’armée y maintenait encore, jusque-là, des poches de résistance, notamment à Hassakeh, où les forces restées fidèles au régime se maintiennent (toujours aujourd’hui) sur un tiers de la ville (le reste est aux mains des Kurdes) ; et à Deir Ezzor, où l’État islamique n’a jamais pu venir à bout du dernier bastion loyaliste. Les tensions vont croissantes sur le terrain entre Kurdes et Arabes baathistes.
Les États-Unis jouent alors un jeu pour le moins étrange en détruisant plusieurs ponts sur l’Euphrate, en particulier à Deir Ezzor, tout au long de l’automne 2016 : le pont d’Al-Mayadin le 28 septembre, le pont d’Al-Ashara le lendemain, après avoir bombardé « par erreur » les positions de l’armée syrienne près de l’aérodrome de la ville le 17 septembre sur la colline de Tharda, tuant 82 soldats et officiers et en en blessant gravement plus d’une centaine. Courant octobre, une dizaine d’autres pont étaient détruits sur l’Euphrate, ainsi que sur la rivière Khabour. Une tactique déjà employée par Israël au Liban, quand Tsahal avait démoli quatre ponts majeurs pour isoler un Sud-Liban transformé en no man’s land. L’état-major syrien a alors dénoncé une action américaine permettant à l’État islamique de se redéployer dans la province orientale. En effet, et bien que la destruction de certains de ces ponts pénalisait aussi les forces de l’EI situées à Raqqa, on constate que derrière la libération qui était alors à l’œuvre à Mossoul se cachait, et c’est bien la thèse défendue par plusieurs généraux syriens, une manœuvre destinée à diriger les djihadistes vers Deir Ezzor et à y ralentir la progression de l’armée syrienne.
Le régime progresse donc sur le front oriental, précédant les Kurdes le long du fleuve. Dès le 2 mars 2017, à l’est de Homs, est annoncée la reprise du site de Palmyre, qui était repassé sous contrôle de l’EI en décembre 2016. La route de Damas est ainsi définitivement sécurisée. Les évènements s’accélèrent à la fin du printemps, quand Washington comprend que ses alliés arabo-kurdes ne pourront pas prendre les devants dans la reconquête de Deir Ezzor. L’armée syrienne et ses alliés lançaient alors plusieurs offensives dans les vastes étendues désertiques du centre du pays. Ce qui semblait n’être au départ qu’une tentative d’élargir la zone sécurisée autour de Palmyre, s’est en fait transformé en prise de contrôle du nœud routier Damas-Bagdad-Amman, aux dépens de l’EI. Le bombardement par l'aviation américaine d’un convoi de l’armée syrienne près d’Al-Tanaf, qui permet de relier la Syrie au sud de l’Irak, non loin de la Jordanie, le 18 mai, illustre une montée des tensions sur ce front.
C’est que l’enjeu est de taille aux yeux des Américains. Il s’agit du contrôle de la frontière syro-irakienne, mais aussi de l’endiguement de l’Iran. Rappelons que sont toujours présents sur sur l'échiquier syrien 5.000 Gardiens de la Révolution, en plus des 5.000 soldats du Hezbollah, et de 20.000 combattants chiites venus d’Afghanistan et du Pakistan. La défaite probable de l’EI pose alors clairement le risque de voir apparaître une voie de ravitaillement terrestre directe allant de Téhéran à la Méditerranée. Les États-Unis répondent à cette menace par la formation d’une force rebelle tribale syrienne, dans la région jordanienne de Zarqa, encadrée par des forces spéciales américaines et britanniques, et qui doit remonter le désert pour s’emparer de plusieurs points stratégiques (Boukamal, Aïn al-Assad). L’action de l’aviation américaine n’empêche toutefois pas l’armée syrienne et ses alliés de progresser, s’emparant en un mois d’environ 1.200 km² d'étendues caillouteuses. Les zones désertiques sont petit à petit « nettoyées » de toute présence djihadiste, jusqu’aux confins de la région de Soueida, limitrophe à la Jordanie, de la zone de Sabeh Biyar et des montagnes de Choumariya, à l’est de Palmyre. L’avancée des troupes de Bachar el-Assad, pendant quatre mois (de mai à août 2017), sur le front oriental, est rendue possible grâce à des cessez-le-feu négociés en mai dans le reste du pays entre la Russie, l’Iran et la Turquie. L’armée syrienne progresse sur trois axes différents en direction de Deir Ezzor, avec le soutien de l’aviation russe.
Preuve que l’Iran et ses alliés sont bien conscients de l’enjeu, le Hezbollah s’est largement engagé dans cette opération. Le 11 mai dernier, le parti chiite libanais annonce le retrait de ses hommes de la frontière orientale du Liban, après le départ des derniers rebelles dans le cadre d’accords d’évacuation. Il remet toutes ses positions à l’armée libanaise, et ses troupes, près de 3.000 hommes, sont redéployées dans le désert. Au cours de l’été, la ville de Sokhna, avant-poste fortifié de l’EI pour la défense de Deir Ezzor, située à 80 km au nord-est de Palmyre, est libérée par le régime ; là, une garnison de 7.000 soldats loyalistes était encerclée depuis trois ans par les djihadistes. Parallèlement, les « Forces de la Mobilisation Populaire », un supplétif de l’armée irakienne, pro-iraniennes et à majorité chiite, intensifient leurs attaques contre l’EI dans la région frontalière (prise de la ville de Qayrawan le 23 mai), afin d’ouvrir un corridor terrestre reliant les trois pays, Iran, Irak et Syrie, entre eux.
Finalement, le recul de l’EI s’accélère au mois d’août, avec la chute successive des localités de Soukhna et d’Ouqayribat. Après avoir repris le gisement pétrolier d’Al-Kharata quelques heures auparavant, le 3 septembre dernier, l’armée syrienne atteint la base de la Brigade 137, à la périphérie de la ville de Deir Ezzor. Une fois brisé le siège de ce complexe militaire, c’est tout le quartier d’Al-Joura, en banlieue de la ville, qui est libéré.
Pour rappel, les djihadistes contrôlaient jusque-là la majeure partie de la province de Deir Ezzor, ainsi que de larges secteurs de la ville éponyme, assiégeant notamment le secteur gouvernemental, au nord du tissu urbain, et un aéroport militaire ; la pression s’était justement accrue depuis janvier, les djihadistes étant parvenu à couper la route entre les quartiers d’Al-Joura et Al-Qoussour, au nord, et l’aéroport. Début septembre, la bataille se déroule en plein désert, aux portes de la cité. Épaulée par l’aviation russe, l’armée syrienne se trouve le 4 septembre à moins de 10 km du centre-ville, et le 5 septembre à seulement 3 km des irréductibles restés fidèles au régime (avec environ 90.000 civils). Cette percée prend de vitesse le corps militaire de rebelles syriens formés récemment en Jordanie, positionné à Al-Tanaf. C’est le dernier cas d’une série d’échecs des États-Unis pour constituer depuis 2013, indépendamment de leurs alliés kurdes, une force rebelle arabe à la fois modérée idéologiquement et qui parvienne à s’implanter durablement sur le terrain. Quant aux Kurdes, à peine le 9 septembre peuvent-ils amorcer une offensive dans le nord de la province de Deir Ezzor, mais il est déjà trop tard pour rattraper leur retard sur l’armée syrienne : le 5 septembre, les soldats syriens peuvent embrasser leurs compagnons d’armes qui étaient encerclés dans la ville par les djihadistes depuis trois ans.
Depuis, cela a été dit, les combats se sont poursuivis dans la ville, jusqu’à sa libération totale, le 3 novembre, il y a tout juste six jours. Un motif de célébration à Damas, tant pour le gain militaire que pour le symbole. Aujourd'hui même, jeudi 9 novembre, l'armée syrienne, appuyée par des troupes d'élite iraniennes, des milices irakiennes, le Hezbollah et les forces aéronavales russes, a libéré la dernière ville syrienne encore tenue par l'État islamique, Boukamal, située à la frontière avec l'Irak. Le Califat, en tant que structure territoriale organisée sous une forme étatique, a vécu.
Cette carte présente la situation de la Syrie à la chute de Deir Ezzor, il y a seulement six jours. Alors que le Califat s'est réduit comme peau de chagrin (à peine 66 000 km² répartis entre la Syrie et l'Irak, et ne comptant pour l'essentiel que des zones rurales ou désertiques), la percée du régime depuis Tadmor et en direction de Deir Ezzor est manifeste. En outre, on voit bien que le long de l'Euphrate, une « course à la frontière » a lieu. Seuls quelques fronts n'ont, depuis décembre 2016, pratiquement pas évolué, notamment autour de la province d'Idlib et dans le « couloir de Jarablus », où la Turquie a obtenu pour ses alliés des accords établissant des zones dites de désescalade. Dans la région de Damas, notamment dans la Ghouta orientale, l'acharnement des rebelles n'a d'égale que la brutalité des sièges opérés par l'armée syrienne sur les quartiers irréductibles – sièges qui réduisent bien souvent les populations civiles à un état tragique de désolation, des cas de famine ayant même été observés dans certaines zones où l'aide humanitaire ne peut accéder.
Des cendres de l’État islamique, quel ordre régional ?
Alors que le régime et les Kurdes se sont jusque-là « partager » le travail face aux rebelles et à l’État islamique, courant septembre, une ligne de « déconfliction » est tracée par les Américains et les Russes de part et d’autre de l’Euphrate pour éviter des affrontements entre les FDS, dominants au nord du fleuve, et l’armée syrienne, maîtresse de la rive méridionale. Le 10 septembre, les Forces Démocratiques Syriennes parvenaient tout de même à 7 km des rives de l’Euphrate, face à la ville de Deir Ezzor qui s’étend de l’autre côté du fleuve ; huit jours plus tard, et en dépit des menaces du commandement arabo-kurde, les états-majors russe et syrien font traverser le fleuve à leurs hommes pour acculer les derniers djihadistes dans la zone. De leur côté, les forces gouvernementales entendent bien récupérer à terme la totalité du gouvernorat, notamment le gisement pétrolier d’Al-Omar, le plus important de Syrie, et les villes d’Al-Mayadin et d’Albou Kamal.
L’État islamique a dû céder sur tous les fronts, au point d’avoir perdu, depuis octobre 2014, plus de 80% de son territoire. Partout, le groupe terroriste est contraint d’abandonner ses positions, en Irak comme en Syrie. 30 juin : retrait définitif de la province d’Alep. 28 août : à la suite d’offensives du Hezbollah puis de l’armée libanaise qui y avaient déjà contraint au retrait un groupe affilié à Al-Qaïda (Hayat Tahrir Al-Cham), l’EI doit évacuer le chaînon montagneux qui court le long de la frontière libano-syrienne, au terme d’un accord d’évacuation qui constitue une première pour les hommes du Califat. Après la chute de Mossoul en juillet, et avant celle de Raqqa, la bataille de Deir Ezzor donne le coup de grâce, et ce de façon d’autant plus fracassante que le siège que le Califat opère sur les quartiers gouvernementaux est, pour l’essentiel, brisé par le régime en seulement trois jours (3-5 septembre). Enfin, la perte de ses ressources pétrolières et des centres urbains coûte très cher à l'EI. Les revenus de l’organisation chutent pendant le deuxième trimestre 2017 à 16 millions de dollars par mois, soit 5 fois moins que deux ans auparavant. En conséquence, la solde des combattants, déjà diminuée de moitié début 2016, et réduite début 2017, s’effondre. La perte de territoires divise par ailleurs par deux les sources de revenus alternatives au pétrole, telles que les impôts, les rançons ou la revente d’antiquités volées.
Outre l’aspect strictement financier, l’absence de nouveaux succès sur le terrain, et la perte de symboles comme Mossoul ou Raqqa, ont des conséquences directes sur l’arrivée de nouvelles recrues venues d’Europe ou d’ailleurs, d'autant plus que les pays occidentaux et ceux dits de transit ont considérablement amélioré les contrôles des flux de combattants ces deux dernières années. La rumeur fréquemment évoquée de la mort d’Abou Bakr al-Baghdadi, l’autoproclamé calife, rend d’autant plus inéluctable la déliquescence de l’organisation terroriste, au moins dans sa forme étatique, même si un message audio du leader djihadiste a été diffusé le 28 septembre dernier, où il appelle ses combattants acculés de toute part à poursuivre la lutte. Un vœu pieux quand on observe la situation actuelle de l’EI : alors que ses forces étaient évaluées entre 20.000 et 35.000 combattants en 2014, dont 15.000 étrangers, selon un rapport de l’Assemblée nationale, et à plus de 100.000 hommes en 2015, la coalition occidentale estime le chiffre actuel entre 3.000 et 7.000.
La perte de Raqqa, qui était tout de même le centre de commandement de la majorité des opérations de l’organisation terroriste à l’étranger, pèse sur la suite. D’un point de vue strictement territorial, l’EI n’existe presque plus. Les liaisons sont devenues très compliquées entre la Syrie et l’Irak, et les poches de résistance, si elles sont animées par le fanatisme d’illuminés qui pensent mourir en martyrs, ne se coordonnent plus entre elles. L’EI est contrainte de revenir à un modèle de réseau plus classique comme celui d’Al-Qaïda. L’idéologie djihadiste ne pouvant vivre en dehors de la conquête, cette séquence historique n’est évidemment pas terminée. Le Califat se réinventera pour survivre et maintenir son action meurtrière.
D’un point de vue géopolitique, si la percée du régime sur Deir Ezzor est un franc succès pour la Russie et ses alliés, la conquête de Raqqa donne un avantage non-négligeable aux Kurdes, bien positionnés sur l’Euphrate ; Américains et Russes évitant à tout prix l'affrontement direct, l’occupation du terrain par les alliés de l’un ou de l’autre met la partie adverse devant le fait accompli. Les limites séparant les zones tenues par Damas de celles sous contrôle des FDS ont donc donc peu de chances de connaître de grands bouleversements dans les prochains mois, en dépit des accrochages qui s’observent actuellement près de Deir Ezzor, autour de l’Euphrate, ou encore de ceux qui étaient notés à Hassakeh en août 2016, qui avaient à l'époque entraîné une riposte de l'aviation syrienne sur les quartiers de la ville contrôlés par les Kurdes.
Si la fin du Califat dans sa forme étatique est programmée, celle du régime n’a jamais paru aussi lointaine depuis les premières manifestations du 15 mars 2011. Et ce sauvetage du régime – voire la reconquête des territoires perdus – peut être mise au crédit de Moscou, car il était l’objectif premier de son intervention depuis deux ans. Dans la reprise des principaux axes stratégiques autour de la métropole d’Alep, en 2016, comme dans l’offensive de Deir Ezzor en 2017, le corps expéditionnaire russe a été à chaque fois décisif, pour un effort représentant à peine le quart ou le cinquième de celui des Américains dans la région : 50 à 70 aéronefs comme force principale (chiffre très faibles pour une armée qui en aligne en théorie près de 2 000), 4.000 à 5.000 hommes, pour un coût d’environ 3 millions d’euros par jour, et 33 sorties aériennes quotidiennes. Le succès russe a été rendu possible aussi par la mise en place d’un dispositif antiaérien moderne, avec quelques intercepteurs et surtout des systèmes sophistiqués de missiles sol-air ou mer-air, qui entravaient l’action aérienne occidentale.
C’est entre autres grâce aux frappes russes que le régime a pu comme il y était déjà parvenu par le passé – notamment à Homs – contraindre des rebelles isolés à abandonner leurs positions. En février 2016, l’armée russe créait même un Centre russe de réconciliation destiné à la diplomatie de guerre, à la protection des transferts de combattants, à l’aide à la population… et au renseignement. À partir du 4 avril 2017 et s’étalant sur plusieurs mois, un accord (dit « des quatre villes », probablement négocié en amont entre le Qatar et l’Iran) a permis qu’environ 32.000 personnes, des civils en majorité, soient évacuées des localités à majorité chiite de Foua et Kefraya, à côté d’Idlib, assiégées par les rebelles depuis trois ans, et de Madaya et Zabadani, deux localités de la province de Damas, non loin de la frontière libanaise, encerclées par l’armée syrienne et le Hezbollah ; s’ajoutait la libération de 1.500 personnes détenues jusque-là dans les prisons du régime. L’évacuation des localités susmentionnées avait tourné au carnage lorsque, le 15 avril, un véhicule piégé avait visé des bus partis de Foua et de Kefraya, un attentat non-revendiqué qui avait tué au moins 126 personnes dont 68 enfants ; mais elle avait repris quelques semaines plus tard.
Encore du 8 au 12 mai dernier, plusieurs dizaines de cars transportant plus de 1.400 rebelles syriens et leurs familles quittaient le quartier de Barzé : pour la première fois depuis le début du conflit, des insurgés acceptaient donc de quitter l’un des six quartiers qu’ils contrôlent à Damas ; les négociations en cours pour l’évacuation de Qaboun, un autre quartier damascène, devraient permettre au régime de raffermir son contrôle sur la capitale syrienne. Quatre autres quartiers : Jobar, Tadamoun, Techrine et Yarmouk, restent hors de contrôle du régime. Cette évacuation à Barzé faisait suite à de violents affrontements, le 19 mars, sur la place des Abbassides et dans le quartier de Jobar, à l’est de la capitale, après une attaque menée par les djihadistes de Gatah al-Cham qui tentaient de se diriger vers le centre de la ville ; une opération visant à soulager les insurgés qui essuyaient alors des attaques de l’armée dans les quartiers de Barzé, Qaboun et Techrine.
Autre grand gagnant du conflit : l’Iran. Sa domination sur la région est à la fois politique, économique et militaire. Déjà parce que de la séquence des Printemps arabes et de la lutte contre le Califat, la République islamique est le seul régime de la région qui sort renforcé. Du Golfe à la Méditerranée, les Iraniens disposent désormais d’un corridor terrestre continu. Il faut sans doute remonter à l’Empire perse pour retrouver pareil situation. Au point que Washington ait récemment enjoint l’Iran à retirer ses troupes d’Irak – un vœu pieux, évidemment. La stratégie d’endiguement de l'Iran menée par les Américains et ses alliés régionaux avait déjà connu une étape supplémentaire lorsqu’avait été annoncée la création d’une « force de réserve » arabo-musulmane de 34.000 hommes, à l’issue du sommet américano-islamique de Riyad, présidé par Donald Trump et le roi Salman d’Arabie Saoudite, les 19 et 20 mai, avec la participation de 55 États. Les commentaires de certains observateurs considérant cette force comme l’embryon d’une sorte d'« OTAN arabo-musulmane » sont sans doute un tantinet exagérés, toutefois son existence est révélatrice de l'escalade qui se poursuit dans la région. Menée aux dépens des alliés des États-Unis partis de Raqqa et d'Al-Tanaf, la prise aujourd'hui même de la ville de Boukamal par le régime syrien, à la frontière avec le gouvernorat irakien d'Al-Anbar, n'est que le dernier épisode de cette tentative américaine de « couper la frontière » irakienne à Damas et à Téhéran, et s'est là encore transformée en fiasco pour Washington.
Avec 350.000 morts et plus de cinq millions de réfugiés, comment penser la suite ?
Au-delà de la ville de Raqqa, les Kurdes de Syrie s’organisent et affichent leurs ambitions. Le 17 mars 2016, des représentants de partis arabes, assyriens et surtout kurdes proclamaient une entité « fédérale démocratique » dans les zones qu’ils contrôlent en Syrie. Pour rappel, en novembre 2013, en remplacement des Conseils locaux kurdes mis en place en 2012, était déjà fondée l’« administration autonome de transition » du Kurdistan, composée de trois cantons : Kobané, Efrin, Hassaké, auxquels devait s’ajouter en octobre 2015 celui de Tall Abyad. La proclamation de mars 2016 suppose que la Syrie devienne à terme une structure fédérale dans laquelle aurait sa place ce Kurdistan « occidental » (Rovaja, en kurde). Le ton est donné pour de futures négociations entre les FDS et le régime de Damas. La région kurde peut compter sur une force de plus de 30.000 personnes, hommes et femmes, kurdes, arabes et chrétiens syriaques âgés de 18 à 30 ans, qui ont suivi une formation obligatoire, qui inclut entre autres des cours sur les droits humains et le traitement des civils.
La mise en place courant mai de quatre « zones de désescalade » par la Turquie, l’Iran et la Russie, dans la région d’Idlib et autres réduits rebelles dans le pays, esquisse également un autre front avec lequel Bachar el-Assad, par contrecoup de la diplomatie poutinienne, va devoir composer. Ni les rebelles ni le régime syrien n’ont signé l’accord d’Astana sur ces zones tampon séparées du reste du territoire par des postes de surveillance contrôlés par des pays « garants », ce qui illustre à quel point le futur immédiat de la Syrie dépend désormais de la capacité à s’entendre des parrains étrangers des belligérants. L'opposition militaire dénonce toutefois un « jeu de dupes », ainsi que le rôle conféré à l’Iran dans le processus de « désescalade ».
S’ils appuient les négociations d’Astana et les voient comme un complément à celles, interminables, de Genève, les Occidentaux comme les capitales arabes sunnites aujourd’hui marginalisées insistent sur leur côté « technique » et la nécessité d’en revenir à la résolution onusienne votée en décembre 2015 (à un moment où la Russie et les États-Unis s’étaient accordés sur un texte). Résolution qui établissait une feuille de route détaillée de sortie de crise, incluant un cessez-le-feu, l’ouverture de négociations pour une transition politique, l’élaboration d’une nouvelle Constitution et la tenue d’organisations générales. Plusieurs rounds de négociations ont été réalisés courant 2017, autour de divers thèmes comme la gouvernance, la Constitution, les élections, ou encore la lutte contre le terrorisme, à Genève sous l’égide de l’ONU, en présence de représentants du régime de Bachar el-Assad et de trois groupes syriens d’opposition. Plus encore que le cycle de discussions d’Astana, au Kazakhstan, qui risque de se transformer en petits arrangements entre autocraties (Russie, Turquie, Iran), les réunions de Genève ne débouchent sur rien de concret pour l’instant. En outre, le comportement des belligérants n’annonce nullement une pause ou un arrêt des combats, bien au contraire. Alors que Vladimir Poutine a déjà prévu une forte diminution de ses troupes en Syrie, en mars puis en décembre 2016, ces deux « réductions » d'effectifs correspondent en fait à une rotation militaire et à un renouvellement de matériel somme toute assez anodins. D’ailleurs, le pays n’a jamais cessé de renforcer sa présence en pilotes de chasse, en artilleurs et en commandos. Au terme de la bataille d’Alep, sa base logistique de Tartous était même agrandie, tandis qu’à Jablé, à 30 km au sud de Lattaquié, Moscou œuvre à la remise en service d’une base sous-marine datant de l’époque soviétique. L’armée russe avait déjà construit, à l’été 2015, une base aérienne à Hmeimim, au sud-est de Lattaquié, pour préparer leur intervention en Syrie. Au total, cela a été dit, près de 5.000 Russes combattent dans le pays ou servent dans la logistique militaire, un chiffre resté stable depuis deux ans.
L’impératif de la paix fait passer le combat pour la démocratie au second plan. Il n’a pourtant jamais été autant d’actualité en Syrie. Les violations des droits humains sont nombreuses et atteignent des niveaux d’horreur difficilement concevables. Dans un rapport publié le 18 août 2016 sur « les crimes contre l’humanité commis par les forces gouvernementales », Amnesty International dénonçait « l’usine de mort » des geôles syriennes, en particulier la prison militaire de Saidnaya, à 30 km au nord de Damas : on compterait trois cents morts par mois en moyenne dans les prisons syriennes depuis mars 2011 – une estimation minimale. Résultat de six mois d’enquête, le rapport confirme les tortures atroces et autres maltraitances systématiques commises en vue de déshumaniser et humilier les prisonniers ; estimant le nombre de victimes à plus de 17.000 morts entre mars 2011 et août 2016, il complète et conforte d’autres enquêtes et révélations sur le système pénitentiaire syrien. Enfin, au-delà de la question des droits humains, l'effondrement du Califat dans sa forme étatique ne doit pas nous faire oublier que, outre la survivance de cette organisation en tant que nébuleuse terroriste, les causes qui ont servi de terreau au succès de son idéologie sont toujours d'actualité. Parmi elles, les pratiques clientélistes et autoritaires des pouvoirs en place à Damas et à Bagdad, et leur incapacité voire leur refus de résoudre les problèmes de corruption, de pauvreté et d'injustice.
De nouvelles problématiques se posent désormais, notamment la question du retour des réfugiés syriens. Entre cinq et six millions de personnes ont fui le pays depuis six ans et demi, principalement dans les États voisins (trois millions en Turquie, dont 500.000 à Istanbul, et plus d’un million au Liban, presque autant en Jordanie), provoquant l’une des plus graves crises humanitaires depuis 1945. Près d’un quart de ces réfugiés sont des mineurs. En près de sept ans, c’est donc un quart de la population syrienne qui a fui le pays. En outre, on estime à près de la moitié de la population syrienne la proportion d’individus déplacés dans le pays depuis mars 2011. En mars 2017, le Haut-Commissariat aux Réfugiés mentionnait les chiffres de 13,5 millions de personnes vivant dans le besoin en Syrie, et 4,7 millions résidant dans des zones difficiles d’accès et dans des villes assiégées. À présent, reste à savoir si le régime syrien, que les bouleversements démographiques arrangent bien dans la mesure où ils avantagent les minorités confessionnelles au détriment de la majorité sunnite, laissera les populations qui le souhaitent revenir là où le bruit des armes s’est tu. L’avenir de ces déracinés reste pour l’heure bien sombre, et comme trop souvent pour cette région, il dépend de quelques puissances extérieures, et de la mainmise terrible de quelque autocrate qui ne craint pas de faire couler le sang pour conforter son assise. Souhaitons aux Syriens, et à leurs voisins irakiens, que la séquence qui s’achève permettra de tourner la page du Califat, et surtout que leurs responsables politiques (et les pays qui s’ingèrent dans leurs affaires) sachent penser la paix de telle sorte que ne renaisse pas, telle l’Hydre de Lerne dans la mythologie grecque, une nouvelle tête au terrorisme islamiste – c’est loin, très loin d’être gagné.