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Par Jorge Brites.

Ville de Nouadhibou.

Ville de Nouadhibou.

Le 9 novembre dernier, après un marathon judiciaire de presque quatre ans, la condamnation à mort d’un blogueur accusé d’apostasie en Mauritanie a été convertie à une peine de deux ans de prison, sur décision de la Cour d’appel de Nouadhibou. Les réactions ne se sont pas fait attendre, puisque le parquet s’est rapidement pourvu en cassation pour à nouveau réclamer la peine capitale, et que dès le lendemain, à la sortie de la grande prière du vendredi avaient déjà lieu des manifestations pour contester le jugement.

La promptitude de bon nombre de Mauritaniens à réagir de la manière la plus radicale qui soit – car ôter la vie reste l’option la plus extrême – sans même avoir lu l’article pour lequel le blogueur était jugé, doit interroger sur la capacité de manipulation des leaders d’opinion, religieux ou politique, dans cette affaire qui a trop longtemps détourné les gens des sujets politiques et sociaux essentiels. Surtout, elle pose question sur la nécessité d’éduquer les gens à l’esprit critique et à la contradiction, alors que le pays célèbre dans un climat de division sa journée du 28 novembre, qui fête l'indépendance nationale acquise en 1960.

Le 24 décembre 2014, Cheikh Ould Mohamed Ould M’Kheitir, blogueur né en 1985 et résidant à Nouadhibou, est reconnu coupable d’apostasie et condamné à mort par la Cour criminelle de Nouadhibou. Sa faute : un article dans lequel il critique l’utilisation de la religion pour justifier les discriminations et le système de castes existant en Mauritanie. Depuis quatre ans, les manifestations réclamant la peine capitale ont été régulières et la condamnation a été confirmée par plusieurs autres juridictions, malgré le repentir du blogueur. Surtout, l’affaire a été l’objet de nombreuses récupérations politiques, jusqu’au président de la République qui était, avant même la première condamnation, venu s’adresser aux manifestants pour les assurer de son soutien – révélant sa conception ambigue de l'indépendance de la Justice. Il convient au passage de rendre hommage à deux avocats qui ont accepté et assumé la défense du jeune blogueur, malgré les innombrables menaces et insultes : Maître Fatimata M’Baye et Maître Mohamed Ould Moïne.

Maître Fatimata Mbaye, avocate de Ould M'Kheitir.

Le 21 avril 2016, la Cour d’appel de Nouadhibou avait confirmé la peine de mort mais en requalifiant les faits de « mécréance », une accusation moins lourde prenant en compte le repentir de l’accusé. Elle avait par la même occasion renvoyé son dossier devant la Cour suprême, qui avait elle-même ordonné un nouveau procès.

C’est finalement le 9 novembre dernier que la condamnation à mort a été commuée en une peine de deux ans de prison, sur décision de la Cour d’appel de Nouadhibou. Si cette condamnation permet théoriquement la libération immédiate du blogueur – puisqu’il a déjà effectué sa peine, et même au-delà –, cette issue est en réalité une défaite pour la société mauritanienne. Ould M’Kheitir n’a été ni gracié, ni acquitté, simplement condamné à une peine inférieure à la durée de son emprisonnement. Il ne doit sa libération qu’aux pressions des chancelleries occidentales. Le problème de la liberté d’expression reste donc entier, et cette affaire semble plutôt un avertissement pour quiconque s’aventurerait dans les pas de ce blogueur pour critiquer le système de castes ou l’ordre social établi.

Les questions que soulèvent les réactions à l’affaire Ould M’Kheitir

Arrêtons-nous sur les réactions variables des acteurs politiques et des chancelleries qui soutenaient le blogueur sur cette affaire. On peut raisonnablement estimer que l’Union européenne a eu une intervention assez timide, s’exprimant avant tout contre le principe de la peine capitale, interdite en Europe. Les États-Unis, qui appliquent eux-mêmes la peine de mort sur leur sol, se sont positionnés sur le front de la liberté d’expression. Les acteurs mauritaniens, quant à eux, se sont concentrés sur les questions de procédures pour défendre la cause de l'accusé, rappelant qu’il s’était repenti et devait donc, suivant la Loi islamique, être pardonné. Compte tenu du contexte politique et des tensions suscitées par cette affaire, un discours tenu par des Mauritaniens et qui aurait consisté à défendre la liberté d’expression du blogueur – qu’il ait ou non effectivement critiqué la religion – n'aurait évidemment pas été bienvenu.

De manière générale, l’immense majorité de la classe politique et médiatique mauritanienne, quand elle n’a pas clairement appelé à exécuter la peine capitale, a en tout cas évité de s’exprimer sur cette affaire – encore moins de soutenir Ould M'Kheitir. Quelques voix se sont toutefois fait entendre, parmi lesquelles la militante Aminetou Mint Moctar, présidente de l'Association des Femmes Chefs de Famille (AFCF), mais une fatwa a rapidement suivi pour appeler à assassiner ces mécréants. Le nombre d’intellectuels, de diplômés, voire même de militants prodémocratie ayant appelé à tuer le jeune blogueur, a de quoi déconcerter. Il vient contredire l’idée que le terme de « vindicte populaire » serait réservé à des gens sans éducation et que la manipulation sur des bases religieuses ne concernerait que des masses miséreuses et illettrées. Il est même effrayant de constater la promptitude de tant de gens – parmi lesquels des soi-disant érudits – à exiger que le sang soit versé… ce qui constitue tout de même, a priori, l’option la plus extrême et la plus violente qui existe. Et pour les musulmans convaincus, on peut légitimement se demander si le Prophète lui-même, dans pareille situation, aurait fait exécuter un jeune qui interroge la religion parce qu’il estime qu’elle légitime un système inégalitaire. On peut facilement imaginer, compte tenu de l’importance de la notion de pardon dans l’islam, qu’il aurait tenté de le convaincre par des arguments théologiques, et que dans tous les cas il aurait pardonné ses « égarements » plutôt que de, simplement, le faire tuer.

Banderole accrochée au carrefour Sabah, dans la commune de Tevragh-Zeina (Nouakchott), et appelant à l'exécution du blogueur Ould M'Kheitir (Crédit photo © Salwa Chérif, janvier 2017).

Banderole accrochée au carrefour Sabah, dans la commune de Tevragh-Zeina (Nouakchott), et appelant à l'exécution du blogueur Ould M'Kheitir (Crédit photo © Salwa Chérif, janvier 2017).

Surtout, la réaction violente des islamistes a brillamment réussi à occulter le vrai objet du fameux article, qui n’était pas la critique de la religion, mais celle du système des castes – Mohamed Ould M’Kheitir étant lui-même issu de la caste des forgerons, le plus bas corps de métiers au sein de la communauté maure. Une fois l’apostasie brandie, la question des castes était mise à la trappe. Cette question en cache pourtant tant d’autres : celle des inégalités sociales, du respect de la personne humaine, de l'égalité des droits, etc.

Le durcissement de la loi mauritanienne : la victoire des islamistes, la défaite du principe de liberté

On aurait pu déduire de l’issue du procès d’Ould M’Kheitir que finalement, envers et contre tous, ce sont bien les militaires qui dirigent le pays, et non les islamistes (des fois, direz-vous, ce sont les mêmes personnes), puisque l'accusé avait tout de même échappé à la peine capitale demandée par ces derniers. Mais le durcissement de la législation mauritanienne contre les auteurs d’apostasie et de blasphème, moins de dix jours après l’annonce de la condamnation du blogueur à deux ans de prison, vient remettre en question ce constat. Le gouvernement a en effet adopté un projet de loi modifiant l’article 306 du Code pénal, prévoyant la peine de mort de façon systématique, sans tenir compte dorénavant d’un éventuel repentir – une mesure qui semble pourtant contraire à la Loi islamique et au Coran, qui accorde une grande importance au pardon et au repentir. L’agence officielle mauritanienne (AMI) annonçait ainsi, le vendredi 17 novembre, que « chaque musulman, homme ou femme, qui se moque ou outrage Allah ou Son Messager (Mahomet) – Paix et Salut sur Lui – ses anges, ses livres ou l’un de ses Prophètes est passible de la peine de mort, sans être appelé à se repentir. Il encourt la peine capitale même en cas de repentir ». Les termes « se moque » et « outrage » étant soumis à la libre interprétation de chacun...

Mettons de côté le principe de ce projet de loi, qui révèle un pouvoir politique sujet à l’état de l’opinion publique… Une opinion publique chauffée à blanc par des discours religieux haineux et vidée de toute prise de recul apaisée par un système éducatif brisé et un traitement de l’information catastrophique. Pour la société mauritanienne, et notamment pour les militants qui réclamaient depuis longtemps une modification de l’article 306 du Code pénal dans un sens plus progressiste, c’est d’abord un grand pas en arrière dans la liberté de pensée et d’expression. Et un grand pas en arrière dans la lutte contre la peine de mort (qui est anathème en Mauritanie). Cette loi s'avère simplement un outil de censure aux mains du pouvoir politique, et permet donc une manipulation large des questions religieuses.

Au final, c’est la religion elle-même qui souffrira de cette modification du Code pénal, adoptée en vitesse pour satisfaire quelques centaines de manifestants, car la sphère politique est un monde de manipulations, de populisme, de spectacle. Quel que soit le pays. Les exceptions sont rares, et confirment cette règle. Le fait religieux est et sera encore plus facilement utilisé pour menacer et attaquer les voix discordantes, l’opposition et la liberté d’expression. Surtout, il pourra toujours plus facilement être brandi pour distraire les masses de gens avec ou sans éducation (puisque parallèlement, le régime délaisse le système éducatif public depuis des années) et qui devraient, dans un environnement rationnel, manifester pour réclamer la fin des inégalités sociales, du racisme, et la garantie de droits sociaux pour tous.

Par ailleurs, on peut légitimement questionner l’asymétrie constante des revendications à appliquer la Loi islamique (charia). Si certains en souhaitent une application stricte, dont acte. Si aujourd’hui on demande l’interdiction de l’apostasie, demain, coupera-t-on la main des voleurs (y compris dans les affaires de corruption) ? Imposera-t-on l’aumône telles que le prévoient les règles de l’islam ? Punira-t-on l’adultère (zina) de la lapidation, comme le prévoit dans certains cas le Code pénal mauritanien ? Etc.

Il est effrayant de constater avec quelle assurance les gens peuvent affirmer détenir la vérité, et à travers elle la seule lecture juste des choses, la seule vision du monde qui convient. Et surtout avec quelle arrogance ils prétendent avoir le droit (voire le devoir) d'imposer cette vision aux autres, et de recourir à la violence pour le faire. Le doute, le questionnement, n'auraient donc pas leur place dans la vie d'une femme ou d'un homme. Certitude que Dieu existe, que telle est la bonne religion, que telles règles sont les bonnes à suivre, etc. Et interdiction d'en douter ! Pourtant, le doute (et avec lui l'idée que chacun de nous détient une part de vérité, mais que chaque « vérité » est un point de vue qu'il faut respecter), est une preuve d'humilité nécessaire au principe de tolérance et au vivre-ensemble. Rappelons ces mots, d'une grande sagesse, du philosophe allemand du XIXème siècle, Emmanuel Kant : « On mesure l'intelligence d'un individu à la quantité d'incertitudes qu'il est capable de supporter ». Pour ceux qui prétendent n'en avoir aucune (d'incertitude), souffrez au moins que d'autres en aient et puissent les exprimer. Tout comme vous êtes libres d'exprimer vos certitudes, vos « vérités ».

La nécessité d’éduquer, pour s’émanciper des manipulations politiques

Au final, bien peu de gens ont lu l’article qui a tant fait réagir. À l’inverse, pour bon nombre de Mauritaniens, le simple fait d’aller chercher le texte pour s’en faire une idée serait déjà haram (pêché). Il en avait été de même à l’occasion de la publication par un journal danois, Jyllands-Posten, de caricatures mettant en scène le prophète Mahomet : pour de nombreux musulmans, le principe même d’aller chercher ces images serait une faute – même si c’est pour vérifier leur caractère injurieux et se faire une idée par soi-même. On comprend aisément en quoi cette situation pose un véritable problème, car elle signifie une porte ouverte, pour les leaders religieux ou politiques, à lancer n’importe quelle attaque ou accusation d'apostasie ou de blasphème sur ceux qui les dérangent, puisque les gens n'iront pas, globalement, vérifier l'information, mais la croiront assez aveuglément. Elle signifie également la mort de l’esprit critique et de la réflexion personnelle.

Portrait du président Mohamed Ould Abdel Aziz, près de Boutique Couscous, dans la commune de Tevragh-Zeina, à Nouakchott (novembre 2017).

Portrait du président Mohamed Ould Abdel Aziz, près de Boutique Couscous, dans la commune de Tevragh-Zeina, à Nouakchott (novembre 2017).

On sait que par le passé, le maintien d’une catégorie de la population dans l’ignorance et la dépendance a pu constituer une stratégie construite et consciente de certains régimes politiques pour asseoir leur pouvoir. Des archives révélées après la chute du régime salazariste (1933-1974) au Portugal ont par exemple révélé la conscience qu’avait l'Estado Novo du danger qu’il y aurait à donner un accès large à l’éducation aux femmes ou aux Noirs.

En Mauritanie, le système éducatif semble délaissé de telle sorte que l'on serait tenté d'y voir une démarche politique pour conserver le pouvoir et détourner les yeux des vraies questions. Quelques chiffres suffisent à résumer la situation. Les résultats du baccalauréat mauritanien pour l’année scolaire 2016-2017 atteignaient à peine 13% de réussite (après les rattrapages de septembre), et on trouve facilement des classes de primaire ou de collège dépassant les 100 élèves, y compris à Nouakchott, la capitale. C’est notamment le cas dans les écoles publiques, que d’aucuns appellent « l’école des Haratines », du nom de la communauté majoritaire dans le pays, composée de nombreux descendants d’esclaves et particulièrement touchée par la pauvreté et les discriminations.

Diffusion à la télévision du défilé du 28 novembre, à Kaédi (Crédit photo © Ramata Sow, novembre 2017).

Diffusion à la télévision du défilé du 28 novembre, à Kaédi (Crédit photo © Ramata Sow, novembre 2017).

L’affaire Ould M’Kheitir hier, le changement de drapeau ou d’hymne national aujourd’hui, peut-être le redécoupage des régions (wilayas) ou d’autres scandales religieux demain, constituent autant de dossiers qui ne répondent à aucun besoin pressant de la population, et qui ne résolvent aucun des problèmes (nombreux) que rencontre cette jeune nation (aux composantes anciennes) en construction. Dans ce contexte, toute l'énergie des opposants devrait être consacrée à éduquer les gens. Les anti-esclavagistes, les ennemis du tribalisme et du système de castes, les défenseurs des droits des femmes, les démocrates, les partisans d'une Mauritanie plurielle et multilingue qui assume sa diversité comme une richesse... Tout ce monde-là n’est pas d’accord sur tout, et ne partage pas nécessairement les mêmes idéaux, mais un point réunit leurs combats : le principe d'égalité. Égalité des droits entre hommes et femmes, égalité sociale, égalité culturelle, égalité des opinions... Or, la bataille de l'éducation est déterminante. Pas tant celle de l’éducation de base (lire, écrire, compter) – la réaction de nombreux gens lettrés à l’affaire Ould M’Kheitir montre que le problème n’est pas vraiment là –, mais celle de l'ouverture à l'esprit critique, à la contradiction, et à l'importance d'une transformation sociale qui améliore concrètement la vie. Car c'est elle (l'éducation) qui accouchera (ou non) de citoyens émancipés, critiques et prêts à se mobiliser pour défendre leur droit à l'égalité.

Tag(s) : #International
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