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Par David Brites.

L'année 2017 s'est terminée de façon paradoxale pour la gauche française. Alors que Jean-Luc Mélenchon a renoué avec des scores que l'extrême-gauche communiste a pu connaître dans les années 60-70, la situation n'est pas pour autant réjouissante. Le PS, avec 6,36% des voix, a pratiquement disparu des radars, et est parvenu laborieusement à maintenir un groupe à l'Assemblée nationale... avec seulement 30 députés, soit moins que l'addition des parlementaires de La France Insoumise (17) et du Parti communiste français (16). Aucun mouvement de gauche n'est parvenu à se hisser au second tour de la présidentielle. En outre, entre le groupe communiste, celui de La France Insoumise, celui du PS et les autres, la gauche parlementaire compte en tout et pour tout moins de 70 députés. Avec des personnalités aussi diverses que Jean-Luc Mélenchon et Stéphane Le Foll, elle reste irréconciliable, et dans la forme, et sur le fond. Dans un contexte de radicalisation des postures partisanes, l'avenir semble plutôt réservé à une gauche mélenchoniste ou hamoniste qu'à un Parti socialiste en manque de renouvellement idéologique et générationnel les candidatures au poste de secrétaire général du PS sont en cela emblématiques. Comment la gauche dite radicale peut-elle penser son avenir dans une perspective de prise de pouvoir ou, à défaut, avec l'objectif que ses paradigmes idéologiques impriment dans l'opinion publique ?

Crédit photo © Carole Peychaud, 2017.

Jean-Luc Mélenchon revient de loin. Qui aurait dit qu'en quittant le Parti socialiste en 2008, cette figure secondaire de la vie politique française parviendrait, moins de dix ans plus tard, à coiffer au poteau le candidat PS certes dans des conditions bien particulières, mais tout de même pour devenir le premier candidat à gauche, au premier tour d'une élection présidentielle. Pourtant, si l'élection de 2012 lui avait déjà permis de creuser son sillon, avec un score de 11,10%, ce n'était pas encore la percée espérée, et ce d'autant moins que les sondages lui prédisaient un meilleur résultat.

Entretemps, les différents scrutins dits intermédiaires du mandat Hollande ont confirmé la désunion des gauches françaises. Lors des départementales et des régionales de 2015, comme auparavant lors des municipales de 2014, à chaque fois, la cohérence des alliances d'Europe Écologie-Les Verts, du Parti communiste français et des autres était tout sauf évidente : un coup avec le Parti socialiste et son fidèle (et invisible) satellite, le Parti Radical de Gauche, un autre avec le Parti de Gauche de Jean-Luc Mélenchon, ou plus rarement avec le Nouveau Parti Anticapitaliste... Voire un autre coup en solo, selon les circonstances locales dans les communes, les départements et les régions.

Las de ces tambouilles politiciennes qui de surcroît s'accompagnaient de scores globalement médiocres, Jean-Luc Mélenchon annonçait, dès le 10 février 2016, sa candidature à l'élection présidentielle, sans négociation aucune avec les autres composantes du Front de Gauche. Il commençait alors avec son équipe un travail lent et méthodique pour élaborer une campagne réussie sur le plan de la communication, et un programme crédible et travaillé. Le reste de la gauche se trouvait dans un état de décomposition avancé. Une tribune parue en février 2016, co-signée par plusieurs personnalités de gauche (dont Daniel Cohn-Bendit et Martine Aubry), fragilisait un peu plus un gouvernement en perte de vitesse et remué par la posture des députés « frondeurs ». Le Parti socialiste est alors donné, quel que soit le candidat, à des scores historiquement bas, au point que le chef de l'État annonce, le 1er décembre 2016, renoncer à se représenter une nouvelle fois. En janvier 2017, à la surprise générale, Benoît Hamon coiffe au poteau un Arnaud Montebourg en manque de second souffle, avant de battre nettement Manuel Valls au second tour. La campagne présidentielle s'annonçait difficile, son socle idéologique, trop radical pour certains de ses camarades du parti, entraînant au fil des mois suivants des défections nombreuses, voire des ralliements clairs à Emmanuel Macron le cas le plus choquant étant celui de Manuel Valls, le 29 mars 2017.

Du côté d'EE-Les Verts, le parti est miné par les départs, les scissions et la multiplication des ralliements à la politique de François Hollande (dont celui d'Emmanuelle Cosse, pourtant secrétaire générale du parti) ; lucides, les écologistes finiront, après une primaire interne remportée à l'automne 2016 par Yannick Jadot dans l'indifférence générale, par rallier sur la base d'un vote des militants tenu en février 2017 la candidature de Benoît Hamon. Quant aux communistes, si les militants choisissaient à 53,6%, le 27 novembre 2016, de soutenir la candidature de Jean-Luc Mélenchon, le vote quelques jours plus tôt des 535 délégués du parti en faveur d'une candidature PCF à part entière illustrait les divisions provoquées en interne par l'effondrement du Front de Gauche et l'émergence du mouvement La France Insoumise.

Crédit photo © Sara de Oliveira Brites, 2017.

La campagne de 2017 : quelle(s) nouvelle(s) donne(s) ?

L'appel à la réconciliation des gauches est une constante dans notre Histoire récente. Il faut dire que les moments de division ont marqué, par exemple en 1978 quand communistes et socialistes n'ont pas su s'accorder en amont des législatives pour imposer une cohabitation à Giscard d'Estaing ; en 1983, après le « tournant de la rigueur » ; et depuis la « gauche plurielle » de Lionel Jospin, après qui PS, écologistes et communistes n'ont plus jamais gouverné ensemble. Ces dernières années, les vœux pieux appelant à des unions sous des modalités diverses (coalitions comme le Front de Gauche, plateforme alliant des partis à des indépendants issus de la société civile comme Europe Écologie lors des européennes de 2009, ou encore la « Belle Alliance Populaire » en 2016-2017 autour du PS) n'ont pas manqué. Pourtant, à droite, les candidatures radicales ou souverainistes (de Villiers en 1995 et en 2007, Mégret en 2002, Dupont-Aignan en 2012 et en 2017) n'ont jamais empêché le Front national de faire les scores qui furent les siens par le passé, et d'accéder au second tour à deux reprises. C'est que le problème n'est pas vraiment là, et d'ailleurs, s'il est vrai que le retrait d'une candidature de Benoît Hamon (ou de Philippe Poutou et Nathalie Arthaud, dont les voix cumulées s'élèvent tout de même à 1,73% des suffrages exprimés) aurait sans doute permis à Jean-Luc Mélenchon de passer l'étape du premier tour, la campagne de La France Insoumise, même sans alliance avec Les Verts, les communistes ou d'autres, a été audible. Au final, le second tour échappe de peu à Mélenchon, à près de 619.000 voix d'écart (1,72 point) de la candidate du Front national.

Pour revenir sur l'analyse de la dernière campagne : Présidentielle de 2017 : quelles leçons tirer du premier tour ?

Si elle a vu Jean-Luc Mélenchon réaliser une percée le plaçant dans un mouchoir de poche avec François Fillon et Marine Le Pen, la bataille électorale, en revanche, aura coûté cher à Benoît Hamon. Dès l'automne 2016, Emmanuel Macron semblait déjà devoir capter une moitié de l'électorat qui avait voté pour François Hollande en 2012. Et alors qu'à la faveur de sa primaire réussie et de sa désignation comme candidat du PS, Hamon faisait un bond de 6 à 16% dans les intentions de vote entre le début et la fin du mois de janvier 2017, sa courbe et celle de Mélenchon se sont inversées après le débat à cinq, le 20 mars, marqué par la bonne prestation du leader de La France Insoumise. Cela en dépit du meeting tenu par Hamon la veille à Bercy, où il avait tout de même réuni plus de 20.000 personnes. Le renouvellement du logiciel idéologique du Parti socialiste, qui lui avait permis de remporter la primaire sur la base d'une vraie renaissance intellectuelle, doublée d'une posture constructive ne se contentant pas de désigner la droite comme un épouvantail, n'a pas pris pendant la campagne. Son incapacité à dépasser ses thèmes de prédilection (expérimentation du revenu universel d'existence, reconnaissance du burn-out, transition écologique...), expliqués de façon de plus en plus mécanique, est venue s'ajouter à une stratégie de communication mal adaptée, et en face, à la campagne réussie de Mélenchon. En outre, les options de société portées par Hamon ne sont pas (encore ?) majoritaires dans l'opinion. En dépit de son score historiquement bas, il s'est tout de même fait un nom et est devenu une figure emblématique de la gauche française, ce qui lui laisse de l'espoir quant à son avenir politique souvenons-nous que Michel Rocard faisait 3,61% des voix en 1969, ce qui ne l'a pas empêché de devenir Premier ministre 19 ans plus tard.

Malgré leur proximité de valeurs sur les thématiques sociales et écologiques, les deux hommes, Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon, incarnent en fait deux gauches assez différentes. Marxiste, jacobine, qualifiée d'eurosceptique d'une part ; post-marxiste et europhile d'autre part. Ces deux gauches cumulaient, en 2017, 25,94% des suffrages exprimés, un score honorable, mais pour le moins inquiétant, quand on se rappelle qu'en 1974, François Mitterrand, candidat unique du PS et du PCF, faisait à lui seul le score impressionnant de 43,25% des voix. Force est de constater que la gauche est devenue minoritaire dans le pays, et qu'elle doit à nouveau convaincre. D'autant plus que le centre-gauche libéral, héritier lointain des Radicaux de la IIIème République, s'est définitivement émancipé et rallié au centre-droit – Valls est la caricature de cette « droitisation » – pour nous servir l'offre macronienne. Devant le constat de ces « gauches irréconciliables », reste à savoir comment élargir l'électorat de la gauche dite radicale, celle actuellement dans l'opposition, alors que ses discours ne semblent plus « parler aux gens ».

Pour ne pas répéter son « échec » de 2012, Jean-Luc Mélenchon avait eu la justesse d’esprit d’aborder la campagne différemment, comme nous le percevions déjà en novembre 2016 (Y a-t-il encore quelque chose à attendre de l’« autre gauche » en 2017 ?) : soutenu par le mouvement La France Insoumise et non par la coalition du Front de Gauche, réorientant son discours vers le « peuple » plutôt que vers la seule gauche, traitant de la migration comme d’une déchirure pour les migrants plutôt que comme d’une chance pour le territoire d’accueil, insistant plus sur la planification écologique que sur une relance par la demande, remettant en cause la logique productiviste, ne chantant que La Marseillaise au terme de ses meetings et non L’Internationale, etc. Dans le discours qu'il prononce le soir même du premier tour, Mélenchon n'emploie-t-il pas même les termes « Mon beau pays, ma belle patrie », ou encore « Patrie bien aimée » ? Alors que l'usage de drapeaux tricolores avait été remarqué lors de la campagne de Ségolène Royal en 2007, là encore, la gauche se réapproprie des symboles, des termes dévoyés depuis longtemps par l'extrême-droite. Au terme d’une campagne savamment réfléchie, préparée longtemps en avance, et nourrie avec succès par un usage massif des réseaux sociaux virtuels, l’ancien ministre de Lionel Jospin parvenait donc à faire jeu égal avec Marine Le Pen, et surtout François Fillon, qui ne le distance que de 150.000 voix. Son mouvement renoue avec des scores comparables à ceux connus par la gauche communiste dans les années 1970 – en 1978, le PCF fait encore 20,61% aux législatives.

Les élections régionales de décembre 2015 semblaient annoncer un tripartisme Front national-Les Républicains-Parti socialiste, avec un PS affaibli qui serait le grand perdant de la présidentielle de 2017, et un second tour annoncé entre Alain Juppé (ou François Fillon) et Marine Le Pen – la conviction de choisir dans leur candidat le futur président de la République explique d'ailleurs la forte participation des électeurs à la primaire de la droite (4,3 millions de votants) en novembre 2016. La gauche radicale était alors la grande oubliée de l'échiquier politique. Or, l'émergence de La France Insoumise, tout comme celle d'En Marche, en lieu et place d'un Parti socialiste moribond, sont venues remettre en cause ce scénario. Et avec l'affaiblissement de LR et du FN tout au long de la campagne, le jeu rappelle désormais la fameuse « bande des quatre » des années 70, ce que le politologue Maurice Duverger appelait le « quadrille bipolaire » dans les années 80. Or, à l'époque, RPR et UDF d'une part, PS et PCF d'autre part, ont pu accéder au pouvoir par des jeux d'alliances souvent incontournables.

Jusqu'à présent, La France Insoumise a toujours refusé d'entrer dans un jeu d'alliances partisanes qui pourrait dénaturer son programme ou décrédibiliser la sincérité de son positionnement politique. À présent que le paysage politique observe une période de latence, dans l'attente d'une recomposition (notamment à gauche), cette posture peut-elle changer ? Dans une interview au FigaroVox, publiée le 2 février dernier, Lenny Benbara, cofondateur du média en ligne Le Vent Se Lève, expliquait : « La période est différente et rend une stratégie "d'union de la gauche" plausible pour plusieurs raisons. D'abord parce que la stratégie populiste a été impulsée d'en haut, et que la conversion culturelle de la base de La France Insoumise reste à faire. [...] Les périodes de stagnation sont propices aux réactions identitaires de type "c'est nous la gauche". Ensuite parce que La France Insoumise a hégémonisé un espace politique où elle peut s'emparer du signifiant "gauche" à peu de frais. Plus personne ne peut le lui contester, alors que la présence importante du PS rendait cette lutte pour le signifiant coûteuse auparavant. » Il ajoutait enfin qu'un rapprochement des gauches, par exemple de LFI avec le mouvement Génération.s créé par Benoît Hamon, peut se faire « pour des raisons électorales, car si [La France Insoumise] veut conquérir des villes lors des municipales de 2020, il devra nécessairement procéder à des alliances lorsque les choses seront mûres. » Ce qui constitue toutefois un risque, puisque la gauche est « structurellement minoritaire et en pleine dévalorisation symbolique partout en Europe », précisait-il.

Pour l'instant, la participation de Hamon à la manifestation de La France Insoumise le 23 septembre dernier (pour s'opposer à la Loi Travail) est le seul signe de rapprochement observé, et il semble un peu abusif de spéculer sur cette seule base pour imaginer déjà une future nouvelle coalition des gauches. Compte tenu du maintien d'un groupe dominé par le Parti communiste à l'Assemblée, et de la survivance du Parti socialiste, qui doit bientôt se choisir un nouveau secrétaire national, on peut penser au contraire que l'heure n'est pas au rapprochement des structures partisanes. Aujourd'hui même, dans un entretien à La Provence, Mélenchon a fermé la porte à toute alliance avec Génération.s lors des européennes de 2019. Hamon avait esquissé la possibilité d'un rapprochement si La France Insoumise abandonnait l'idée d'un plan A (« sortie concertée des traités européens ») et d'un plan B (« sortie des traités européens unilatérale »), car pour lui, toute sortie de l'UE est inenvisageable. Ce à quoi Jean-Luc Mélenchon répondait : « Renoncer à nos idées pour avoir un accord ? Même pas en rêve ! » Avant d'ajouter, à propos de l'ancien candidat du PS à la présidentielle : « Il est un peu manœuvrier. Il offre son alliance de tous côtés. Mais en réalité, il est en concurrence avec les Verts, le PS, le PCF. Il veut siphonner. »

Manifestation du 12 septembre dernier à Paris, organisée par les syndicats, notamment la CGT, mais à laquelle La France Insoumise s'est finalement jointe. (Crédit photo © Carole Peychaud)

Manifestation du 12 septembre dernier à Paris, organisée par les syndicats, notamment la CGT, mais à laquelle La France Insoumise s'est finalement jointe. (Crédit photo © Carole Peychaud)

À gauche, comment convaincre ?

La réussite de Jean-Luc Mélenchon est, dans une élection marquée par le vote de classes, d'avoir transcendé ce clivage. Dans l'émission-web Arrêt sur images du 28 avril 2017 (soit pendant l'entre-deux-tours de la présidentielle), Emmanuel Todd pointait ainsi du doigt, en dépit de l'échec de Mélenchon à accéder au second tour, « l'énormité électorale de ce qui s'était passé : [...] le véritable phénomène électoral de cette présidentielle, quoi que soit le deuxième tour, c'est le succès de Mélenchon ». Le sociologue et démographe français précisait : « On dit toujours : [...] il y a plusieurs France maintenant. Et c'est vrai que le pays est habité par des forces centrifuges. L'électorat se désintègre. Les primaires ont montré ça. Les socialistes de gauche se sont fait plaisir en nommant Hamon et le revenu universel, Fillon à droite, etc. Et maintenant, ce qu'essaie de nous vendre le journal Le Monde, c'est "l'opposition des deux France", la France d'en haut, la France d'en bas. [Elles existent] et ce qu'on va vivre au deuxième tour, ce qu'on voit, c'est quelque chose de très polarisé socialement. Macron, c'est effectivement le candidat de la France d'en haut, des centres-villes [...], et Le Pen, c'est effectivement la candidate du monde ouvrier. [Mélenchon] est le candidat inter-classiste. [...] Ce qui est caractéristique du vote Mélenchon, c'est [qu'il] est le vote des vraies classes moyennes. » En quelque sorte, le candidat de La France Insoumise représente une option de conciliation entre classes moyennes et classes populaires, dont les demandes sont parfois mises en tension. Le candidat a réussi à rassembler sur son nom environ 19% des cadres, 22% des employés, 24% des ouvriers et 22% des professions intermédiaires. Todd constate aussi que Mélenchon a capté un électorat ouvrier – même si ce n'est pas forcément celui issu des « zones du Nord complètement frontisées » –, ainsi qu'un « axe central de professions intermédiaires », sans pour autant avoir comme le FN « un énorme déficit de professions intellectuelles et cadres supérieurs ».

Le défi pour la gauche radicale est à présent de faire quelque chose du résultat honorable de La France Insoumise à la présidentielle – près d’un votant sur cinq tout de même. Entre un Mélenchon qui vieillit (lui-même demandait à ses partisans « de reprendre la tâche et le flambeau à l’endroit où [il l'aura] tendu » au soir du premier tour) et un vote partisan qui reste assez volatile, le risque est de répéter les scores médiocres connus par le Front de Gauche à chaque élection intermédiaire, en 2013, en 2014 et en 2015. Déjà, La France Insoumise est parvenue à former un groupe à l'Assemblée nationale, avec 17 députés, au contraire du Front national notamment. Les prochains scrutins nous diront si ce fut un coup d'épée dans l'eau, ou au contraire une première pierre à un édifice plus grand.

La partie est loin d'être gagnée, mais la stratégie adoptée par le candidat Mélenchon à la présidentielle était sans doute la bonne. Il a su mettre de côté les discours emphatiques louant l'immigration (à l’image de ce qu’il avait déclamé lors d'un meeting à Marseille le 14 avril 2012, qui l'aurait, semble-t-il, pénalisé à l'époque), il a cessé de focaliser ses attaques sur le Front national, et il a parlé aux catégories populaires non seulement de leurs problèmes économiques et sociaux, mais aussi de leur crainte de voir la nation se dissoudre dans le cadre de la mondialisation. C'est cette approche, doublée d'une posture posée et assagie, qui lui a sans doute permis, non seulement de convaincre des électeurs de la classe moyenne, mais aussi d'entamer l'électorat ouvrier de Marine Le Pen – à hauteur d'environ 1,5 point. Alors que fin mars 2017, la candidate du Front national rassemblait, d'après des études d'opinion, environ 45% des ouvriers déclarant aller voter, ce chiffre tombe à environ 37% le jour de l'élection, contre 24% pour Mélenchon.

En entrant dans l'hémicycle de l'Assemblée nationale, les élus de La France Insoumise entendaient constituer la première force d'opposition à Emmanuel Macron. Le contexte de la Loi Travail en août et septembre 2017 leur a permis, même si on n'aura finalement pas vu le million de manifestants promis sur les Champs-Élysées, de marquer l'agenda politique. En effet, les débats parlementaires ont donné l'occasion aux élus de La France Insoumise de développer des interventions de très haute qualité, et de redonner au verbe tout son sens dans la vie politique. On aurait pu craindre que le mouvement ne soit pas au niveau, compte tenu des quelques séquences à tendance « populiste » qui ont suivi la présidentielle. En effet, pendant toute la campagne, Mélenchon avait su désamorcer les craintes que beaucoup d'électeurs éprouvent vis-à-vis de son courant politique, en acquérant une image de « vieux sage » souriant à l'occasion de ses meetings et des débats télévisés, et une posture bienveillante et pédagogique proche de ce qui est pratiqué dans le milieu de l'éducation populaire. Tout comme Bernie Sanders de l'autre côté de l'Atlantique, il avait beaucoup convaincu chez les 18-35 ans, où il arrive en tête le jour de l'élection. Au-delà des considérations qui relèvent des stratégies de communication (« Je suis le bruit et la fureur, le tumulte et le fracas » n'avait pas vraiment permis d'élargir l'électorat cinq ans auparavant), ce qui est en jeu est la capacité de la gauche radicale à incarner un horizon positif et crédible – un peu à l'image de ce que Marine Le Pen a fait en termes de dédiabolisation pour son propre parti.

Or, les frasques post-électorales de Mélenchon, comme ses sorties inutiles et haineuses sur le drapeau européen ou ses qualificatifs grossiers vis-à-vis des députés d'En Marche, auraient pu lui coûter très cher, en sapant son travail d'apaisement mené tout au long de la campagne présidentielle. De même que les commentaires démagogiques formulés par beaucoup de députés LFI depuis la présidentielle, sous-entendant une forme d'illégitimité dans la victoire d'Emmanuel Macron du fait des conditions particulières de son élection (score relativement faible au premier tour, second tour contre Marine Le Pen) – un argument plus que contestable, et que les dirigeants de La France Insoumise ne se seraient d'ailleurs pas privés de balayer s'ils avaient remporté le scrutin. Un certain temps, et en dépit d'une manifestation contre la loi Travail relativement réussie le 23 septembre, le leader du premier mouvement de gauche a semblé s'enfermer dans une forme d'aigreur qui rappelait son vieux rejet (certes bien compréhensible) des médias mainstream. L'illustration la plus flagrante en a été sa prestation dans L'Émission Politique du 30 novembre dernier, sur France 2, où son ton parfois très dur ne lui a pas vraiment permis de désamorcer les « couacs » que les médias prennent plaisir à mettre en avant, sur son positionnement vis-à-vis de la crise politique au Venezuela, ou encore sur les positions de la députée Danielle Obono sur la laïcité.

La dégradation de l'image du « tribun » Mélenchon aurait pu valoir, à certains égards, ce que la prestation de Marine Le Pen au débat de l'entre-deux-tours est à la dédiabolisation du FN. Sauf que le travail rigoureux et constructif du groupe LFI à l'Assemblée, avec des personnalités charismatiques comme François Ruffin, Bastien Lachaud, Clémentine Autain, ou encore Adrien Quatennens, sans parler de Jean-Luc Mélenchon lui-même, vient contredire ce constat. L'intense activité des élus « insoumis », qui donne, il faut le dire, un véritable bol d'air à une démocratie parlementaire essoufflée à coup de bipolarisation forcée, traduit une volonté de monter en compétence, de se crédibiliser. Comme l'écrivait encore Alexandre Deveccio dans Le FigaroVox, le 2 février dernier, à présent, la stratégie semble de ne pas s'enfermer dans le populisme, même si celui-ci permet de « ne [pas s'auto-définir] aux marges du jeu politique, comme c'était le cas auparavant lorsque l'on parlait de "gauche de la gauche", ou encore d'"extrême-gauche". C'est ce qui a été mis en œuvre au cours de la campagne présidentielle, en reléguant les vieux signifiants de gauche, en s'emparant de signifiants transversaux comme la patrie, et en articulant un ensemble de demandes sociales dans le discours. »

Avec son Mouvement du 1er Juillet puis Génération.s, Benoît Hamon cherche quant à lui à se maintenir dans un espace réduit, à savoir entre La République En Marche et La France Insoumise, là où le Parti socialiste, en mal de leadership, peine à faire entendre sa voix. Malgré sa double-défaite à la présidentielle et aux législatives, il en est persuadé, le créneau idéologique qui est le sien représente plus que 6,36% des Français. Mais si l'ancien frondeur veut à juste titre donner une suite aux réflexions qu'il a portées pendant sa campagne sur les mutations du travail, la question démocratique et la transition écologique, pour l'heure, la difficulté reste, pour lui comme pour toute la gauche, de reconquérir un électorat populaire chez qui n'impriment pas des thèmes comme le revenu universel d'existence ou la lutte pour la reconnaissance du burn-out. Et dans le grand jeu à quatre où s'affrontent le Front national, La France Insoumise, Les Républicains et En Marche, pour LFI ou tout autre courant de gauche qui prétendrait accéder au pouvoir, il faut donc convaincre au-delà du socle de 20-25% dont la gauche bénéficie en toute circonstance. Or, les électorats sont de plus en plus hermétiques, y compris entre catégories socio-professionnelles à faible revenu. Et depuis sa défaite aux législatives de juin 2012 dans le département du Pas-de-Calais, Jean-Luc Mélenchon en sait quelque chose.

Invité sur RMC-BFM TV le 27 juin 2017, François Ruffin allait dans le même sens : « Comment on fait, dans ma circonscription, pour faire se rejoindre les classes populaires des campagnes Flixecourt par exemple, tout le Val de Nièvre et les quartiers-Nord d'Amiens ? Aujourd'hui, les classes populaires sont divisées entre d'un côté les enfants d'immigrés et d'un autre côté les petits blancs, les prolétaires, les ouvriers des campagnes. Et si jamais ils sont divisés sur le terrain du vote, si jamais ils sont divisés sur le terrain des luttes, on est condamné à perdre. [...] Tant qu'il y a ce divorce, cette déchirure, on est condamné à perdre. Parce que l'oligarchie est tranquille. Et le Front national produit ça, produit cette division. En plaçant le débat sur un terrain culturel, il produit ce déchirement entre ces classes populaires. [Nous devons poser] le problème sur le plan économique et social [pour parvenir] à la réunion de ces classes populaires. » La tâche s'annonce ardue !

Comme nous l'avions déjà constaté en janvier 2017 (France en 2005, Royaume-Uni en 2016 : quelles leçons tirer du vote des catégories populaires sur l'Union européenne ?), les élites politiques peinent à penser la remise en cause du système, laissant le monopole de la raison aux extrêmes, sur bien des sujets. Et ceux qui parviennent à percer sur la rhétorique anti-système viennent essentiellement de la droite de l'échiquier politique. Ces quelques mots d'Emmanuel Todd, prononcés le 28 avril 2017, peuvent servir de conclusion : « On s'habituait à voir que toutes les révoltes anti-système qui fonctionnaient sur le plan électoral étaient avec une mécanique xénophobe. Que la révolte ne pouvait pas se passer de la xénophobie. Et j'invite les Français à réfléchir sur ce que ça a de positif de constater que dans notre pays, on a un sursaut anti-système qui ne s'appuie pas sur la xénophobie. » À voir laquelle des deux « révoltes » l'emportera sur l'autre, entre le réveil des nationalismes incarné par le Front national et ce que Todd appelle « une sorte de révolte démocratique de gauche ». Pour l'heure, Marine Le Pen conserve le point, mais paradoxalement, elle est sortie affaiblie de la dernière élection. Prochain rendez-vous : les européennes de 2019.

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