Par Jorge Brites.
L’ONG Oxfam a récemment fait l’objet de révélations graves relatives à plusieurs de ses salariés, accusés d’avoir eu recours à des prostituées lors d’une mission à Haïti, après le tremblement de terre de 2010. Depuis, d’autres ONG s’avèrent être concernées par des accusations de violences sexuelles et intimidations : Médecins Sans Frontières, la Croix Rouge, International Rescue Committee…
De nombreuses ONG se retrouvent ainsi dans la tourmente. Cette situation n’est pas le fruit du hasard. Elle découle d’un état de fait, qui est vrai dans l’humanitaire comme dans le secteur de l’aide au développement plus globalement, et qui a rendu possible ces dérapages : la position sociale privilégiée et le sentiment d’impunité des acteurs du milieu ONG, des agences de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et autres bailleurs de fonds.
Le 8 février dernier, le quotidien britannique The Times révélait que des membres haut placés d’Oxfam avaient eu recours à des prostituées et avaient abusé sexuellement de mineurs en 2011 à Haïti, un an à peine après le séisme violent qui avait ravagé l’île – des informations confirmées dans un rapport interne de 2011 gardé secret par l’ONG. En réaction, le gouvernement haïtien a décrété le 22 février dernier la suspension pendant deux mois des activités d’Oxfam dans le pays. Une décision que le Ministère de la Planification et de la Coopération externe a justifiée en expliquant qu’une « faute grave […] au détriment des ressortissants haïtiens en situation de vulnérabilité et de précarité » avait été commise, les autorités judiciaires et policières haïtiennes n’ayant pas été informées au moment des faits. Depuis lors, l’ONG britannique s’est trouvée visée par de nouvelles accusations portant sur des viols au cours de missions humanitaires au Soudan du Sud, ou sur des abus sexuels au Liberia ; au Tchad également, des employés de l’ONG sont mis en cause. Oxfam, qui constitue une confédération d’une vingtaine d’organisations humanitaires, a annoncé par la voix de son directeur général qu’elle enquêtait sur 26 nouveaux cas de comportements sexuels inappropriés – parmi lesquels 16 concerneraient les programmes internationaux de l’ONG.
Mi-février, c’est Médecins Sans Frontières qui a décidé de rendre publics les résultats de ses enquêtes internes sur des cas de harcèlement et de violences sexuelles. Dans un communiqué, l’ONG, qui compte près de 40.000 employés à travers le monde, a révélé par la suite que sur 146 plaintes ou alertes reçues en 2017 par sa direction, « 40 cas ont été identifiés comme des cas d’abus ou de harcèlement [de toutes sortes] au terme d’une investigation interne. Sur ces 40 cas, 24 étaient des cas de harcèlement ou d’abus sexuels ». Idem pour le Comité International de la Croix-Rouge qui a identifié, depuis trois ans, 21 membres du personnel licenciés pour recours au sexe tarifé ou qui ont démissionné après l’ouverture d’une enquête interne.
International Rescue Committee (IRC), également, n’échappe pas au scandale, et ce n’est qu’après des révélations du journal britannique The Sun, toujours mi-février, que l’ONG a confirmé avoir aussi eu affaire à au moins trois cas d’abus sexuels en République démocratique du Congo.
Toutes ces révélations sont d’autant plus fortes qu’elles ont lieu dans des zones qui sont déjà marquées par une grande violence, par l’absence de droit, et par une grande vulnérabilité des habitants. Après chaque scandale, les ONG mettent en place de nouvelles mesures, chartes et commissions. Mais force est de constater que cela n’est pas suffisant. Des membres du personnel des agences de l’ONU et d’organisations caritatives internationales s’adonneraient aux mêmes pratiques en Syrie, pays en guerre civile depuis sept ans, a aussi révélé la BBC le 27 février. Des scandales qui sont loin d’être les premiers du genre, puisqu’en février 2002 déjà, Le Monde mettait en première page une affaire similaire, « Sexe contre nourriture », impliquant 67 employés d’agences humanitaires en Guinée, au Liberia et en Sierra Leone.
Les expatriés : classe bourgeoise migrante
Si ces scandales-là sont apparus au grand jour, combien restent sous silence ? Quel iceberg d’abus en tous genres se cache sous la mer agitée des drames humanitaires, ou sous le calme plat et répétitif des projets de développement ? Sur le terrain, la situation asymétrique entre les travailleurs humanitaires, lesdits agents de développement et les coopérants d’une part, et les « bénéficiaires » de l’autre, constitue un environnement propice aux abus. L’économie du développement a produit une classe sociale bourgeoise internationalisée, composée pour l’essentiel d’Occidentaux, et de quelques agents locaux bien fondus dans le moule. Typiquement, rentreront dans cette « classe » ceux que l’on appellera d’emblée les « expatriés ». Bien que juridiquement ils soient bien immigrés, le mot « migrants » ne leur est jamais attribué. Car ce sont les pauvres qui migrent. Les gens fortunés, eux, s’expatrient.
Cet état de fait est alimenté, tout d’abord, par le train de vie bien souvent privilégié de ces agents humanitaires ou du développement : voitures 4x4 avec chauffeur (y compris en milieu urbain), indemnités et revenus très au-dessus de la moyenne du pays – et très souvent supérieurs aux salaires des agents locaux, au sein d’une même structure, même à diplôme, à ancienneté ou à responsabilités égales. Il est aussi alimenté par les stratégies d’évitement des « expatriés » vis-à-vis des populations au quotidien : dans les transports publics qu’on évite à tout prix d’emprunter ; dans les écoles publiques où l’on évite (également à tout prix) d’inscrire ses enfants pour les envoyer plutôt dans le privé ou au Lycée français, américain ou encore britannique ; ou encore dans les loisirs, dont la localisation géographique ou le coût d’accès va avoir un effet prohibitif sur la majorité. C’est justement le train de vie privilégié et les salaires élevés qui permettent ces stratégies de contournement et d’évitement, qui coûtent très cher. Car le véhicule 4x4 coûte cher, les restaurants et les aliments aux standards européens coûtent cher, les écoles privées coûtent cher, et les loyers dans les quartiers centraux coûtent cher.
C’est ainsi qu’on se retrouvera entre gens, seuls ou en famille, qui peuvent rouler jusqu’à plusieurs dizaines de kilomètres en voiture juste pour aller la plage, au bord de la mer, du fleuve ou d’une cascade. Des gens, seuls ou en famille, qui resteront des week-ends entiers enfermés entre les murs d’enceinte d’une ambassade ou d’un hôtel pour profiter de la piscine dans un entre soi qui semble ignorer le reste du monde. Des gens, seuls ou en famille, qui resteront cantonnés dans les mêmes quartiers, et qui pourront passer des années à y vivre sans savoir se situer correctement dans la ville – c’est aussi le cas des bourgeoisies locales, en l’occurrence –, sans apprendre aucune langue du pays et sans avoir jamais pris les transports en commun, pourtant emprunté par des milliers d’usagers chaque jour. Dans n’importe quel pays occidental, on parlerait dans pareille situation d’échec d’intégration. Avec les « expatriés », cette situation n’est jamais remise en cause.
On nous rétorquera (à raison) qu’un certain nombre de ces « agents de développement » ne sauraient être qualifiés de « bourgeois » par leurs revenus. Dans le système français, il s’agit typiquement des stagiaires peu ou pas rémunérés ou des volontaires, recrutés en service civique, comme Volontaires des Nations Unies (VNU) ou comme Volontaires de Solidarité Internationale (VSI) à travers France Volontaires. Généralement, leur indemnité va varier entre 0 et 1 000 euros, ce qui semble bien insuffisant pour les qualifier de « bourgeois », même rapporté au niveau de vie du pays. Le monde du développement a réussi à créer ces statuts pour simuler un reliquat d’engagement sincère qui ne nécessiterait pas de motivation financière, alors qu’en réalité bon nombre de ces stagiaires et volontaires sont simplement de jeunes diplômés en galère dans leur pays. De fait, cette catégorie d’agents « précaires », en raison de leur plus jeune âge comme de leurs faibles revenus (suivant des standards européens), se mélange davantage, vit plus près des habitants du pays et partage parfois leurs loisirs et leurs galères. Pour autant, force est de constater que même eux demeurent dans une forte endogamie sociale et adoptent également des pratiques d’évitement. Ce ne sont pas tant leurs revenus qui leur en donnent la possibilité, mais leur réseau, puisque bien souvent ils travaillent avec les « expatriés », et auront facilement l’opportunité de les fréquenter en soirée ou dans les lieux de loisirs et socioculturels. Ils auront donc accès à leurs excursions en week-end, à leurs quotas de biens importés d'Europe via les canaux postaux de leur ambassade, à leurs grandes soirées entre-murs ou à l’écart… à tout ce qui fait que leur séjour en Afrique ou ailleurs ressemble à une année Erasmus faite d’excursions en week-end, de soleil et de soirées alcoolisées.
De façon assez surprenante, le secteur de l’aide publique au développement s’est tellement attelé à limiter les sacrifices quotidiens de ses agents (étrangers), qu’elle en a fait une catégorie très privilégiée, en termes financier, de conditions matérielles et de reconnaissance sociale. La principale contrainte est celle de la distance avec le pays d’origine et avec la famille. En dehors de cela, la plupart des sacrifices peuvent être qualifiés de « contraintes de luxe », quand ils se résument à ne pas trouver les quelques aliments, fromage ou vin que l’on aurait trouvé facilement chez soi, en Europe.
Pancarte à l'entrée de la source de l'oasis de Tergit, dans la Région de l'Adrar, en Mauritanie, adressée aux touristes (avril 2015).
Les contradictions que révèle le comportement de bon nombre d’expatriés
On sait que l’endogamie sociale est une pratique commune à l’humanité : dans toutes les sociétés ou presque, globalement, on observe peu de mélanges entre groupes sociaux. En Europe, les ouvriers ou métiers manuels fréquentent peu les milieux cadres ou rentiers au jour-le-jour, dans les transports, les loisirs, les écoles, etc. Et même la reproduction des inégalités sociales entre générations reste globalement la règle. On pourrait donc, en conséquence, accorder plus de clémence aux agents de développement. En République centrafricaine, à Haïti ou au Bangladesh, même les Libanais et les Chinois pratiquent souvent une forte endogamie et mettent peu d’entrain à s’intégrer socialement dans le pays, au-delà du minimum nécessaire pour leurs affaires. Mais le cas de l’aide au développement est particulier : tout d’abord parce que, comme son nom l’indique, ce secteur porte l’ambition d’« aider » les pays d’intervention ou les populations ciblées. Quand on sait qu’une forte proportion du financement des projets de développement servent en réalité à payer les frais de fonctionnement des ONG (et le train de vie de leurs agents expatriés, par voie de conséquence), on serait tenté de dire que les vrais bénéficiaires ne sont pas ceux que l’on croit. Mais même en partant du principe que les coopérants sont d’abord là pour « aider », difficile de croire qu’avec un tel écart de niveau de vie, qu’en connaissant si peu les gens pour qui l’on monte ou pour qui l’on met en œuvre des projets, en ne partageant avec eux aucune galère quotidienne, aucun moment de loisir, on puisse réellement les aider. Une seule question, simple, suffit à résumer le problème : peut-on aider quelqu’un qu’on ne connaît pas ? Mais voilà, un coopérant n’a aucune obligation d’apprendre une langue locale, ni même d’ouvrir une seule page ou de lire une seule ligne concernant le pays où il s’installe, son histoire, ses enjeux sociaux, etc. On ne lui demande pas de comprendre où il est, en dépit de sa « mission ». Pourtant, bon nombre d’entre eux parlent souvent du pays comme s’ils en connaissaient chaque recoin et en avaient saisi toutes les subtilités.
L’aide au développement porte donc en elle cette contradiction entre l’esprit qui devrait la guider (celle de l’engagement associatif) et la position sociale de ses acteurs. À cela s’ajoute le sentiment largement partagé que ceux-ci sont dépositaires de la bonne parole et de la bonne voie à suivre – sentiment renforcé par le prisme postcolonial et les nombreux préjugés qui entourent encore la figure du Blanc (et des gens qui parlent et s’habillent comme lui). L’accueil démesuré dont bénéficient parfois les représentants de bailleurs ou d’ONG lorsqu’ils visitent les projets qu’ils financent, même dans les villages les plus pauvres et démunis, en est la plus pathétique expression. S’ils sont de bonne foi, le secteur humanitaire comme celui du développement devraient engager une réflexion sur leur image auprès des habitants. Quand un cortège de véhicules 4x4 Hilux débarque dans un village, après avoir soulevé le sable et la poussière à la face des passants sur sa route, sans avoir pris personne en stop au bord du chemin sur des centaines de kilomètres, et en passant rapidement les barrages policiers grâce à tel ordre de mission, inévitablement on donne l’image de gens privilégiés, qui ne peuvent même pas être serviables pour les gens, en raison de formalités hors-sol. Inévitablement, on développe une image de pouvoir, d’argent et d’intouchabilité.
La visite sur le terrain des coopérants et des acteurs de développement donne parfois lieu à des scènes d'accueil mobilisant des moyens qui illustrent cette relation ambigüe entre « public bénéficiaire » et bailleur de fonds. Sur la première photo, l'inauguration en 2014 de latrines financées par le Service de Coopération et d'Action Culturelle (SCAC) de l'Ambassade de France au Mozambique, dans un village de la région de Maputo – un évènement récupéré par la propagande locale du parti au pouvoir, alors en pleine campagne électorale. Sur la seconde photo, l'accueil en grande pompe d'une délégation de la Région Centre-Val de Loire, dans un village de la Région du Gorgol, en Mauritanie, où a été financée la construction d'un puits dans le cadre de la coopération décentralisée (Crédit photo © Baba Boubacar Sy, février 2018).
C’est cette dernière image qui pose souci, car c’est elle qui facilite des abus, comme ceux qui ont abouti aux récents scandales de prostitution. Elle se double d’un racisme non assumé : on observe facilement des comportements et des pratiques, de la part de coopérants de tout âge, qu’ils n’auraient probablement jamais envisagés ou osés, ni même acceptés d’autrui en Europe. Ces comportements vont des rapports sexuels avec des personnes nettement plus jeunes (voire même des mineures) jusqu’au mauvais traitement des employés ou personnels de maison (avec qui l’on oublie souvent la notion de droit du travail), en passant par un recours plus ou moins subtil à la prostitution, ou encore par l'usage abusif de l'image des gens du pays (dont on publie facilement les photos des enfants sur Facebook ou sur Instagram par exemple, sans aucun questionnement éthique). Dans cette liste non exhaustive, on constatera qu'au racisme vient s'ajouter la question du genre, car force est de constater que les abus sont souvent l’expression d’un rapport de domination de l’homme sur les femmes « locales » (pour ne pas dire sur les « femmes noires »).
Les modes de vie des coopérants et leur façon de parler du pays ne sont pas anodins, car ils posent la question des motivations réelles de ces migrants qui débarquent en terrain conquis, théoriquement la main sur le cœur et du haut de leur expertise, et qui ne font montre d’aucun engagement sincère, ni d’aucune conviction personnelle quant aux capacités des habitants à produire de grandes choses.
Les tentatives désespérées du système de sortir de ses propres contradictions
En 2011, quand avait été produit le rapport interne à Oxfam, le directeur de l’ONG à Haïti avait démissionné. Sauf que peu de temps après, il prenait la tête d’une mission au Bangladesh pour le compte d’Action Contre la Faim (ACF). Un autre cadre de l’organisation, également renvoyé à la suite du rapport, était embauché quelques mois plus tard comme consultant pour une mission… d’Oxfam en Éthiopie, d’octobre à décembre 2011. Pour tenter de prévenir ces scandales, les organisations caritatives tentent bien de mettre en place des codes de conduite, mais manifestement sans effet. Une piste plus sérieuse serait de rendre les systèmes internes de signalement et d’enquête plus efficaces, en facilitant encore davantage la remontée des plaintes et en donnant plus de temps et de moyens à ceux qui les vérifient. Le paradoxe étant que la part des fonds de l’humanitaire ou du développement qui ne bénéficient pas aux populations, mais qui servent à encadrer le personnel humanitaire ou de développement, augmenterait encore.
La question des abus implique de s’atteler au statut privilégié rattaché de fait à ces acteurs de la coopération. Nous avions déjà appelé dans un précédent article à remettre en question les relations asymétriques entre pays occidentaux et pays dits du Sud (Face au fiasco de l’aide publique au développement, à quand sa déprogrammation ?) et l'illusion de leur émancipation grâce à l'aide publique au développement. Au-delà de ces actes odieux (répréhensibles par la loi dans la plupart des pays), ce statut d’« expatrié », de « coopérant », pose la question du rôle et des motivations des principaux intéressés dans ces secteurs de l’humanitaire et du développement, de leur place et de leur niveau d’intégration au jour-le-jour dans leur société d'installation. Et enfin, il pose la question de leur niveau de tolérance vis-à-vis des violations « soft » des droits humains, dès lors qu’elles sont pratiquées sur les populations du pays.