Par David Brites.
C'était il y a sept ans. Une éternité, dirait-on, tant ces premiers jours de Révolution syrienne qui faisaient écho aux mouvements populaires en Tunisie, en Égypte, en Libye, au Yémen et à Bahreïn, semblent loin. Depuis, le bilan est tragique. Au moins 353.000 morts, et tout ça pour quoi ? Bachar el-Assad est toujours là, désormais en position de force dans le « pays utile », c'est-à-dire sur la côte alaouite, autour des grandes métropoles que sont Alep et Damas, et sur les axes routiers de Homs et Hama qui permettent de relier ces territoires entre eux ; son armée et ses nombreux supplétifs (des milices syriennes et étrangères) ont même repris pied, depuis un an, dans le désert palmyrien, jusqu'à la ville de Deir Ezzor, sur la rive droite de l'Euphrate, et à la frontière irakienne.
En face, en dépit de la disparition dans sa forme étatique du Califat islamique, se maintiennent des groupes salafistes et djihadistes qui dominent plusieurs poches de résistance, la principale étant celle de la province d'Idlib. Surtout, on désespère de voir les Kurdes et leurs alliés arabes, réunis sous la bannière des Forces Démocratiques Syriennes (FDS), résister à une Armée Syrienne Libre téléguidée par la Turquie et désormais complètement noyautée par des groupes islamistes.
Les limites entre chaque camp semblent en cours de stabilisation, au moins le long de l'Euphrate où elles ne devraient plus bouger – la situation est certes différente dans le nord de la région d'Alep, où Ankara veut faire basculer le rapport de force en faveur de ses pions, et dans les poches d'irréductibles comme dans la Ghouta orientale, près de Damas. Des questions lourdes se posent dès lors que la plupart des régions sont « pacifiées » ou devraient l'être dans les mois à venir : retour des réfugiés et déplacés, gouvernance politique des territoires « libérés », reconstruction des infrastructures, etc. Mais pour s'assurer une paix durable, il faudrait aux différentes parties prenantes en passer par un compromis politique. Car dans une Syrie déchirée, force est de constater que le désir de vivre à nouveau ensemble sera dur, très dur à reconstruire.
C'était le 17 octobre dernier, la capitale de l'auto-proclamé Califat islamique, Raqqa, tombait enfin, sous les coups des forces kurdes et de leurs alliés arabes. Deux semaines plus tard, le 3 novembre, l'armée syrienne (et ses alliés, parmi lesquels on compte notamment le Hezbollah libanais) parvenait à mater les derniers résistants djihadistes de la ville de Deir Ezzor. Les heures de l'État islamique sont désormais comptées, même si telle l'Hydre de Lerne dans la mythologie grecque, le terrorisme djihadiste saura bien se trouver, en temps voulu, une nouvelle tête, soit par un retour en force de l'EI ou d'Al-Qaïda, soit par l'apparition d'un nouveau venu (La lutte contre l'État islamique : et si la plume était plus forte que l'épée ?). En tout cas, l'année 2017 s'achevait avec une impression de tournant. La stabilité des territoires conquis par le régime d'une part, appuyé tout particulièrement par la Russie et l'Iran, et par les Forces Démocratiques Syriennes d'autre part, soutenues notamment par les États-Unis et leurs alliés (dont la France), laissait enfin entrevoir la carte de la Syrie de demain (Après celle d'Alep, les batailles de Raqqa et de Deir Ezzor annoncent-elles la fin de la guerre en Syrie ?). Et ce, dans le double contexte des négociations sous l'égide de l'ONU à Genève, en Suisse, et du cycle de discussions entre la Russie, la Turquie et l'Iran à Astana, au Kazakhstan, qui avait au moins permis la mise en place de « zones de désescalade » dans la région d'Idlib et autres réduits rebelles dans le pays.
De toute évidence, la question de savoir si la chute de l'État islamique met fin à la guerre trouve une réponse négative. Car entretemps, le président turc Recep Tayyip Erdogan est venu perturber le jeu à deux qui s'annonçait entre les FDS et le régime baathiste. En réaction au souhait de Washington de former une force arabo-kurde chargée de tenir la frontière septentrionale de la Syrie, il engageait l'armée turque et ses alliés rebelles (des islamistes parfois affiliés à l'Armée Syrienne Libre) dans une opération militaire mal nommée (« Rameau d'olivier »), dont l'objectif principal, au moins à court terme, est la conquête de l'enclave kurde d'Efrîn qui était jusque-là relativement épargnée par la guerre. Une ingérence directe et une violation de la souveraineté syrienne qui n'est pas une première. Déjà entre juillet 2016 et mars 2017, l'opération « Bouclier de l'Euphrate » avait permis à Erdogan et à ses alliés syriens d'empêcher une jonction entre les Forces Démocratiques Syriennes qui venaient de s'emparer de Manbij (août 2016) et les Kurdes des Unités de Protection du Peuple (YPG) basées à Efrîn. La poche de Jarablus, occupée par des groupes parrainés par Ankara, constituait dès lors une épine dans le pied des Kurdes, comme le montre bien la carte ci-dessous.
Au prétexte de lutter contre la menace terroriste kurde, les Turcs avancent donc leurs pions sur le territoire syrien. Dès le lancement de l'offensive « Rameau d'olivier » le 20 janvier 2018, les Kurdes désespéraient de voir 1) les Russes, jusque-là garants de l'intégrité d'Efrîn, retirer leurs chars de l'enclave, sur la base d'un accord tacite entre Moscou et Ankara (dont on n'a sans doute pas encore découvert tous les ressorts) ; et 2) les Américains et leurs alliés européens se maintenir dans un silence assourdissant et une passivité lourde de conséquence, alors que les FDS ont été depuis quatre ans les relais les plus efficaces de la coalition occidentale contre l'État islamique sur le terrain. Victimes éternels de la realpolitik, les Kurdes ne peuvent que constater, d'un côté comme de l'autre, que la préservation de l'alliance avec la Turquie, en dépit de la dimension loufoque du personnage de Recep Tayyip Erdogan, prime sur leur droit (et sur celui de leurs alliés syriens) à l'auto-détermination. Comme nous le dénoncions dès janvier dernier (Efrîn, ou le miroir de notre inconstance diplomatique et de notre lâcheté politique), la lâcheté des dirigeants occidentaux est clairement en cause dans cette séquence peu glorieuse. Alors que les combattants kurdes étaient régulièrement présentés, notamment depuis la bataille de Kobané, comme les héros de la liberté face à un Califat désigné comme le diable incarné, toute cette rhétorique a été balayée en quelques jours, par une pirouette sémantique visant laborieusement à justifier notre passivité face à l'interventionnisme turc.
La situation du nord-ouest de la Syrie, le 15 mars 2018. Les flèches indiquent les premiers axes de l'offensive turque sur le canton d'Efrîn, fin janvier. Après plusieurs semaines laborieuses, les troupes turques et leurs alliés syriens, depuis les différentes têtes de pont où ils avaient opéré des percées, ont fait leur jonction, avant de prendre, comme indiqué par un figuré en éclair, la ville de Jindires, au sud-ouest de l'enclave. Désormais, l'offensive sur la localité d'Efrîn s'opère depuis le nord du canton, tandis que, venues du nord comme du sud, les miliciens appuyés par l'aviation turque tentent de couper la dernière voie de ravitaillement de la ville.
Comment penser la paix, dans une guerre totale et existentielle ?
Comment une simple révolution a-t-elle pu se transformer en un conflit si lourd de sens et de conséquence entre plusieurs franges de la population ? D'un mouvement très majoritairement pacifique et réclamant tout simplement des réformes démocratiques, nous sommes passés à une révolte armée, quand la population, rejointe par des soldats dissidents de plus en plus nombreux, a commencé à prendre les armes pour répondre à la dureté de la répression (Printemps syrien (1/2) : chronique d'une Révolution perdue). Devant la propagation de la révolte courant 2012, y compris à Alep, Deir Ezzor et dans la banlieue de Damas, le régime a joué la carte du pire. Il a poursuivi la répression, et pour assurer sa survie, il a redéployé ses forces sur le « pays utile » – laissant par la même occasion les milices YPG prendre le contrôle des territoires à majorité kurde – et associé à son armée des supplétifs et des miliciens étrangers (iraniens, irakiens et libanais notamment) de plus en plus nombreux et décisifs. Enfin, fait déterminant, dans l'optique de diviser la rébellion et de donner du crédit à sa rhétorique anti-terroriste, Bachar el-Assad libérait dès l'été 2011 plusieurs centaines d'islamistes radicaux de ses prisons, notamment Saidnaya. Ces derniers constitueront en grande part les têtes pensantes des groupes djihadistes ensuite à l'œuvre, comme al-Nosra, Ahrar al-Sham, et même l'État islamique – le dernier « gouverneur » de la région de Raqqa pour l'EI sera lui-même issu de la prison Saidnaya. Si cette stratégie ne lui a alors pas permis de remporter un conflit qui, au contraire, s'enlisait dangereusement, en revanche, elle a au moins affaibli l'Armée Syrienne Libre au profit de milices islamistes émergentes (Printemps syrien (2/2) : de la Révolution à la Guerre de Syrie).
Quelques dates-clefs consacrent l'échec de la Révolution syrienne et la radicalisation de toutes les parties. On pense évidemment à l'avortement de l'intervention occidentale en septembre 2013, en représailles à l'usage d'armes chimiques par le régime dans la banlieue de Damas. Cet évènement symbolise à lui seul toute la pusillanimité qui aura caractérisé la posture des États-Unis de Barack Obama (et de ses alliés européens) sur le dossier syrien. Il annonçait également le début du déclin d'une Armée Syrienne Libre alors déjà concurrencée par des groupes radicalisés qui, eux, étaient très largement appuyés, les uns par l'Arabie Saoudite, les autres par la Turquie et le Qatar, certains enfin (le Front al-Nosra et l'État islamique en Irak et au Levant) par Al-Qaïda. Seconde date clef : le mois de juin 2014, avec
–– – – Entre les deux, FDS et régime syrien, une véritable course en direction de la frontière irakienne était observée au cours de l'automne 2017, le long de l'Euphrate, dans un contexte de décomposition de l'État islamique.
En avril 2015, – la mise en place de « zones de désescalade » évoquée plus haut. L'ingérence turque vient à nouveau bouleverser l'équilibre des forces qui s'installait à peine sur les ruines du Califat, et qui semblait finalement promettre à terme un dialogue, bon gré mal gré, entre les deux bourreaux de l'EI, à savoir les FDS et Damas.
Dans l'attente d'un peu plus de stabilité, reste à savoir si un accord politique est encore possible entre des « peuples » de Syrie qui, au terme d'un tel conflit, ne veulent plus (ne peuvent plus) vivre ensemble. Les uns ne veulent plus entendre parler de Bachar el-Assad, ni même envisager un retour à l'ordre baathiste connu jusqu'en 2011. Les autres, chrétiens, alaouites, chiites, et même certains sunnites, pour faire court, considèrent le maintien du clan Assad à la tête de la Syrie comme un enjeu de survie, et ne sont pas encore prêts à penser un nouveau cadre de gouvernance unique et démocratique. D'autant que chaque partie reste dans des calculs qui s'annoncent dramatiques, non seulement pour les Syriens sur place, mais aussi pour ceux qui ne sont plus là pour faire valoir leurs droits. En effet, rappelons qu'avec plus de 5,6 millions d'exilés, c'est un quart de la population syrienne qui, en sept ans, a quitté le pays ; s'ajoutent 6,1 millions de déplacés dans le pays. Or, ces bouleversements démographiques arrangent bien le régime syrien, dans la mesure où ils avantagent les minorités confessionnelles au détriment de la majorité sunnite ; les autorités syriennes laisseront-elles revenir les populations qui le souhaitent là où le bruit des armes n'est plus ? La question est posée.
Quel compromis politique ?
– rappelons qu'en 2021, il peut encore se représenter à un nouveau mandat de 7 ans –, est totalement improbable. Quelle piste de dialogue existe-t-il, quels sont les compromis politiques possibles ? Avec anticipation, en plein contexte de crise diplomatique liée au risque de représailles occidentales suite à l'usage d'armes chimiques par le régime syrien, Dominique de Villepin expliquait déjà, le 4 septembre 2013, dans l'émission Ce soir (ou jamais !) sur France 3, que la solution politique restait la clef d'une résolution du conflit : « Est-ce qu’il y a un moyen, encore, de faire vivre des communautés qui sont animés par un tel degré de haine ? […] Aujourd’hui, la solution politique est la seule valable. […] La Syrie [est] un corps plus que malade, en situation quasiment terminale. » Et l'ancien chef de la diplomatie française de 2002 à 2004 d'ajouter : « Il faut que la diplomatie revienne à son essence, c’est-à-dire la realpolitik. […] Sous mandat français, dans les années 30 et 40, la Syrie était une fédération formée de quatre États. Aujourd’hui, est-ce que le peuple syrien peut encore vivre ensemble ? Certainement pas pour les prochaines années. Il faut donc avoir le courage aujourd’hui de dire que nous devons peut-être en passer en Syrie par une période de partition, visant à séparer des communautés qui ne peuvent pas vivre ensemble. »
représailles sur les territoires de la rive gauche de l'Euphrate, ce constat semble de plus en plus évident. À l'inverse, le renversement du régime syrien à Damas, ou même le remplacement de Bachar el-Assad à la tête de l'État–
C'est sans doute dans un tel état d'esprit que les Kurdes de Syrie et leurs alliés ont justement proclamé, le 17 mars 2016, une région fédérée du Nord de la Syrie – suite logique à la proclamation d'une « administration autonome de transition » du Kurdistan syrien, faite le 12 novembre 2013 par la formation politique PYD. L'annonce d'une région fédérée a été faite lors d'une réunion de deux jours à Rmeilane, en territoire kurde, en présence de 150 représentants de partis kurdes, arabes et assyriens. Entretemps, la prise de Tall Abyad en juin 2015 a assuré une continuité géographique entre le canton de Kobané et le reste du Rojava (terme pour désigner le nord-est du Kurdistan syrien). Seule l'enclave d'Efrîn, nous l'avons mentionné plus haut, est restée jusque-là isolée, et c'est bien son drame aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, les Kurdes et leurs alliés ont fait ainsi valoir, avec l'annonce de mars 2017, que leur projet est fondé sur une base « territoriale » et non « ethnique », avec des représentants de la population arabe et d'autres minorités. Deux présidents, un Arabe et un Kurde, étaient d'ailleurs élus à cette occasion à la tête du Conseil en charge d'appliquer ce système fédéral. Évidemment, l'initiative a immédiatement été rejetée, par la Turquie (comme si elle avait son mot à dire sur l'avenir institutionnel de la Syrie), mais aussi par le régime syrien et, plus étonnant, par les États-Unis, tous mettant en garde contre le risque de démantèlement du pays. Du point de vue kurde, « l'adoption du fédéralisme à l'échelle de toute la Syrie » est « une nécessité », dont les modalités devront être définies par la « nouvelle Constitution », selon les termes d'un responsable kurde cité dans des médias français. Reprise par les FDS en octobre 2017, Raqqa fait désormais partie intégrante de l'entité fédérale.
Les Kurdes mettent ainsi en place une région grande comme trois fois le Liban, un projet politique et social qui changerait la donne au Moyen-Orient s'il aboutissait. Rien de moins. Et c'est sur cette belle perspective, au milieu du chaos, que nous regardons ailleurs, alors que l'édifice commence à peine à être menacé par la Turquie, et que sa chute prolongerait encore un peu plus un conflit qui n'a que trop duré. Dans un beau plaidoyer publié dans le quotidien Le Monde, l'écrivain Patrice Franceschi, présent à Raqqa depuis l'été 2017, écrivait ainsi, en septembre de l'année dernière, dans l'objectif de convaincre de la nécessité de ne pas abandonner nos alliés kurdes au milieu du chemin : « Le projet kurde porte un nom classique, le fédéralisme, mais un contenu original. Il propose l'instauration de trois fédérations en Syrie sans modifier les frontières de celle-ci : une pour les alaouites à l'ouest, une autre pour les sunnites à l'est, la troisième au nord pour les Kurdes et leurs alliés – Arabes et chrétiens essentiellement. » Et le même Franceschi d'ajouter : « Chaque fédération choisirait son modèle politique et social de manière autonome. Le contenu de celui des Kurdes est hardi, compte tenu des mentalités de la région. Il s'articule autour de quatre fondamentaux qu'ils instauraient déjà dans les zones sous leur contrôle, construisant de facto leur propre fédération : la démocratie, la laïcité, l'égalité hommes-femmes, le respect des minorités. » Ce dernier point explique pourquoi nombre d'Arabes, de chrétiens, de Turkmènes, de Yézidis ou encore d'Assyriens ont rejoint les FDS depuis la création de ce corps militaire inclusif, où les Kurdes sont désormais globalement minoritaires.
Si la conquête de l'Est du pays par l'armée syrienne a depuis remis en cause le scénario développé tel quel par Franceschi, puisqu'une région orientale dominée par les Arabes sunnites ne verra probablement pas le jour, en revanche, l'idée de laisser chaque groupe et chaque province se gouverner de façon autonome, comme le suggérait également de Villepin dès 2013, pourrait satisfaire un peu tout le monde : le régime baathiste, qui retrouverait, au moins formellement, sa souveraineté – en fait, celle de l'État syrien – sur l'ensemble du territoire, sans devoir prolonger encore des années des combats dont l'issue et la durée restent incertaines ; les Kurdes, qui verraient enfin reconnue une forme d'autonomie pour le Rojava ; et les rebelles syriens, qui, associés ou non aux Kurdes dans le cadre des FDS, y verraient une porte de sortie honorable, à défaut d'avoir renversé Bachar el-Assad.
En un sens, la logique d'une fédération ne serait pas totalement en contradiction avec le combat révolutionnaire, même si l'Armée Syrienne Libre a originellement une logique purement nationale. Le drapeau actuel de l'État syrien, héritier du celui de l'ancienne République arabe unie (1958-1961), incarne la permanence du parti baathiste au pouvoir. À droite, la bannière brandie par les contestataires au début de la Révolution syrienne reprend le drapeau national en vigueur de 1932 à 1958, puis à nouveau de 1961 à 1963. Il conserve les couleurs panarabes (rouge, vert et noir), quoique réparties différemment, mais avec trois étoiles représentant les régions d'Alep, Damas et Deir Ezzor, c'est-à-dire l’ossature géographique du pays. À bien des égards, le symbole de ce drapeau national qui met indirectement en avant la diversité des régions syriennes, rejoint l'idée de fédéralisme défendue par plusieurs intellectuels et diplomates cités dans cet article.
Ghouta orientale, Efrîn, et après ?
Les Kurdes cherchent à anticiper une future sortie négociée du conflit qui passerait par une parcellisation politique du pays – elle est déjà factuelle, reste à l'entériner par une fédéralisation, rejetée sur son principe par le régime de Bachar el-Assad. N'en demeure pas moins que leur démarche s'inscrit dans la continuité de l'État syrien. C'est d'ailleurs à ce titre que les autorités kurdes, constatant la mollesse de leurs alliés occidentaux face à l'opération turque « Rameau d'olivier », en ont appelé dès le 25 janvier à une intervention de l'armée syrienne, par la voix du co-président du Conseil exécutif du canton d'Efrîn, Othmane al-Cheikh Issa : « L'État syrien [...], avec tous les moyens qu'il a, devrait faire face à cette agression et déclarer qu'il ne permettra pas aux avions turcs de survoler l'espace aérien syrien. [...] Toute attaque contre Efrîn est une attaque contre [...] la souveraineté de l'État syrien. » Il ajoutait même : « Nous considérons Efrîn comme inséparable du territoire syrien. Toute attaque contre Efrîn est une attaque contre tous les habitants de la région et contre la souveraineté de l'État syrien. » En outre, cette séquence aurait pu être l'occasion pour les FDS de négocier avec Damas, par exemple pour permettre une entrée de soldats syriens à Efrîn pour une action limitée, à savoir sécuriser la frontière avec la Turquie. Une stratégie qui aurait été gagnant-gagnant, puisqu'elle aurait donné l'occasion à Bachar-el-Assad de prétendre avoir rétabli son autorité sur ce territoire (ou en tout cas sa souveraineté sur la frontière) ; pour les Kurdes, elle aurait contraint Erdogan à renoncer à son opération et aurait, par la force des choses, ouvert les prémices d'un dialogue d'ordre politique et militaire avec le régime, offrant ainsi une forme de reconnaissance aux FDS et à leur entité administrative.
Un tel accord survint le 20 février ; les YPG indiquaient alors que des forces pro-gouvernementales allaient « prendre position à la frontière et participer à la défense de l'unité territoriale de la Syrie et de ses frontières ». Le déploiement dans la région d'Efrîn d'unités militaires fidèles au régime de Damas, à savoir les Forces de défense nationale, aurait pu marquer un tournant dans le conflit en Syrie, car il mettait pour la première fois aux prises deux acteurs étatiques avec leurs armées conventionnelles, celles de la Syrie et de la Turquie. En outre, le retour de la souveraineté de l'État syrien sur ses frontières rendait illégitime – si tant est qu'elle ne l'ait jamais été – l'intervention turque, puisque celle-ci a été initiée au prétexte de la création d'une force militaire kurde chargée de tenir la frontière septentrionale, sur initiative des Américains qui devaient la former. Enfin, pour la première fois, un dialogue direct s'ouvrait entre Kurdes et régime sur la suite, et Efrîn allait servir de laboratoire en vue, peut-être, de l'élargissement d'un tel accord sur l'ensemble du Rojava – compte tenu de la mauvaise foi chronique des autorités à Damas, une phase test dans un territoire de la dimension d'Efrîn était d'ailleurs assez bienvenue. Toutefois, cet accord intervient trop tard, et la poursuite de l'opération « Rameau d'olivier » montre bien que toute cette histoire de frontière à « sécuriser » et de lutte contre un supposé terrorisme kurde n'est qu'un prétexte ; l'armée turque ne s'est d'ailleurs jamais embarrassé, a contrario, de la présence avérée de djihadistes (parfois anciens combattants de l'EI, disent les YPG) dans les rangs de ladite Armée Syrienne Libre.
L'offensive sur Efrîn se poursuit donc. Elle aurait déjà fait plus de 1.500 morts parmi les combattants kurdes – un chiffre considérable compte tenu de leurs forces sur place –, contre plus de 400 pertes humaines du côté des rebelles syriens et des troupes turques. Plus de 250 morts civils également. Si pendant les premières semaines, les Turcs et leurs alliés n'étaient parvenus à conquérir que quelques poches aux périphéries de l'enclave, les choses s'accélèrent finalement depuis le début du mois de mars, après que les différentes têtes de pont aient opéré leur jonction. Au terme d'un pilonnage intense de l'aviation turque, la ville de Jindires, au sud-ouest de l'enclave, est tombée le 8 mars. Le lendemain, les soldats turcs et rebelles lançaient, cette fois depuis le nord du canton, une offensive vers Efrîn. Les Turcs opèrent depuis deux jours l'encerclement de la ville, et le dernier accès permettant d'en sortir en direction des territoires méridionaux tenus par le régime est désormais la cible de violents combats et bombardements. Observateurs et ONG se disent inquiets de l'éventualité d'un assaut sur la localité, qui comptait encore, en janvier 2018, 350.000 habitants. Entretemps, le 6 mars dernier, constatant le reflux de leurs camarades, les Forces Démocratiques Syriennes décidaient l'envoi de 1.700 hommes en armes dans l'enclave, au risque de dégarnir le front de Deir Ezzor où perdurent encore des poches de combattants de l'État islamique. Cet appui, certes non-négligeable au regard du potentiel des FDS, survient trop tard pour inverser le cours des combats, l'ennemi s'étant alors déjà emparé d'environ 40% de l'enclave. Le régime syrien a certes lui-aussi envoyé des renforts, quand le 20 février, des unités paramilitaires aux ordres de Damas ont rejoint les YPG pour leur prêter main-forte. Mais trop tard, trop peu nombreux, et leur nature (des supplétifs de l'armée) indique une volonté d'éviter l'affrontement direct avec l'armée turque ; celle-ci ne se prive d'ailleurs pas d'éradiquer ces forces envoyées par Damas, au même titre qu'elle le fait contre les YPG – ainsi le 3 mars dernier, quand au moins 36 soldats pro-régime ont été tués par des frappes de la Turquie.
L'accord du 20 février ne sera donc pas mis en œuvre par les forces kurdes et syriennes. Mais la leçon que les deux parties devraient en tirer est d'anticiper sur la progression des forces turques au-delà d'Efrîn, et en premier lieu vers l'enclave de Manbij (située entre le « couloir de Jarablus » tenu par les rebelles et le fleuve Euphrate) qu'Erdogan a déjà déclaré avoir dans son viseur. Certes, des forces américaines y sont présentes et ont jusqu'à présent été garantes de l'intégrité de ce territoire contrôlé par les YPG, mais on ne peut exclure que, comme les Russes à Efrîn, ils ne laissent l'armée turque poursuivre son avancée. Le déploiement de soldats du régime syrien pour garantir la sécurité de Manbij et le contrôle de la frontière à ce niveau-là donnerait un véritable coup d'arrêt à l'offensive « Rameau d'olivier ». Si tant est que la Russie valide une telle option, car les liens ambigus qui unissent désormais Poutine à Erdogan rendent difficiles les prévisions et complexifient encore un peu plus un conflit où l'enchevêtrement des acteurs et des enjeux était déjà difficile à cerner. Le 22 février, le porte-parole de la présidence de la République turque n'affirmait-il pas que « des messages étaient transmis indirectement par Ankara au gouvernement syrien », Erdogan lui-même laissant entendre clairement la possibilité d'un canal russe pour les faire passer ?
Comme l'expliquait très bien Gérard Chaliand, spécialiste des relations internationales, dans une conférence parisienne le 19 février dernier, ce qui motive la Russie dans sa passivité vis-à-vis d'Ankara, c'est avant tout l'impératif du « maintien d'un pouvoir allié en Syrie, le dernier qui lui soit favorable dans le monde arabe ». Il ajoutait même : « Pour avoir obtenu le feu vert d'une opération militaire sur Efrîn de la part de la Russie, la Turquie semble avoir consenti à ne pas remettre en cause le régime de Damas. Et comme celui-ci garantit à Moscou la préservation de ses intérêts... Plus on se rapproche de ce qui semble être un dénouement de la crise syrienne, plus les intérêts vitaux des différents acteurs étatiques impliqués en Syrie vont s'étaler au grand jour. » Il reste difficile de savoir si Turcs et Russes se sont explicitement accordés pour que les premiers puissent librement « sécuriser » leur frontière méridionale et briser les volontés autonomistes kurdes, en échange du lâchage par Erdodan des poches rebelles qui perdurent dans le « pays utile » ; mais cela est tout à fait plausible, au regard de l'évolution du conflit. La permanence du seul port russe en Méditerranée, à Tartous, les enjeux économiques liés à la reconstruction de la Syrie, et la position stratégique du pays au Moyen-Orient, valent bien, aux yeux de Poutine, l'abandon des YPG et la violation momentanée de la souveraineté de son allié syrien. Bachar el-Assad, tout comme l'Iran, est certes fermement opposé à la progression des milices appuyées par la Turquie, mais compte tenu du poids de l'aide russe à son égard, c'est la ligne de Moscou qui prime.
Il faut dire qu'en parallèle, le régime de Damas a lui-aussi son propre agenda, et il le fait savoir. Après Alep en décembre 2016, le dernier quartier de Homs qui lui tenait encore tête (Al-Waer) en mars 2017, ou encore Deir Ezzor en décembre 2017, l'armée syrienne s'attaque désormais aux dernières poches rebelles disséminées ici ou là sur le territoire. Encore le 9 février dernier, l'état-major annonçait avoir repris, à l'issue d'une offensive de cinq jours appuyée par le Hezbollah, l'aviation russe et des forces tribales pro-régime, une enclave de 1.100 km² contrôlée par des combattants de l'État islamique et de Hayat Tahrir al-Cham (une coalition où on trouve l'ancienne branche syrienne d'Al-Qaïda), aux confins des provinces d'Idlib, Hama et Alep. Ce succès permet à l'armée de réorienter des milliers de soldats vers le front septentrional, en direction du fief djihadiste de Saraqeb, dans la province d'Idlib. Mais l'opération qui fait le plus de bruit actuellement est évidemment celle menée sur la très médiatisée Ghouta orientale. Cette zone périphérique de la capitale syrienne, où se concentrent plus de 400.000 personnes, est en rébellion depuis 2012. Le 5 février dernier, l'aviation syrienne déclenchait une campagne aérienne inédite de cinq jours, faisant 250 morts et des centaines de blessés. Le 19 février comptait le bilan le plus lourd sur une journée depuis le début de l'opération de reconquête, avec une centaine de morts parmi les civils, dont 20 enfants. Le 25 février, alors que les pilonnages ont déjà fait plus de 1.000 morts en moins de vingt jours – les civils étant ciblés de façon aveugle, dans la rue, sur les marchés, jusque dans les hôpitaux –, l'attaque terrestre est initiée. Trois jours auparavant, la Russie a fait avorter une résolution de l'ONU réclamant un cessez-le-feu dans cette zone.
Les troupes gouvernementales se sont d'abord concentrées sur les villages de Nachabiyé, au sud-est de l'enclave, de Haws Al-Dawahirah et Chifouniya, au nord-est, des territoires ruraux très peu peuplés où prédomine un paysage de fermes et de parcelles agricoles. Après des débuts chaotiques, face à des insurgés aguerris au combat urbain, l'armée parvient depuis une quinzaine de jours à progresser de façon significative. Sans entrer dans les détails de cette offensive (les auteurs de ce blog renvoient le lecteur à un dossier très riche, « La Ghouta orientale, un jardin d'Éden devenu cauchemar », publié aujourd'hui même par Le Monde et qui décrit avec qualité les enjeux et le déroulé de la bataille de la Ghouta, ainsi que les acteurs en présence), notons juste que l'armée syrienne, en s'emparant récemment de la route stratégique Shifouniyah-Douma, est parvenue à diviser en deux toute la poche tenue par les rebelles, et à couper leurs voies d'approvisionnement. Il reste encore, pour l'essentiel, Douma, la grande ville de la Ghouta (située au nord-est de l'enclave), toujours aux mains du groupe salafiste Jaysh Al-Islam (« L'Armée de l'Islam ») ; et un continuum urbain allant de Beit Sawa au quartier damascène de Jobar, contrôlé par Faylaq Al-Rahman, une milice plus ou moins affiliée à l'Armée Syrienne Libre et dominée par des islamistes proches des Frères musulmans.
Les observateurs sur place à la Ghouta décrivent des milliers d'habitants, femmes et enfants notamment, jetés sur les routes par les frappes aériennes et l'intensification des combats. Mais si cette offensive aux périphéries de Damas, tout comme celle sur Efrîn, attirent l'attention aujourd'hui, comme hier celles sur Alep ou sur Raqqa, gardons en tête qu'elles ne sont que le prélude à de nouveaux combats. De futures batailles s'annoncent autour d'Idlib et, dans le sud, à Deraa. Sans aucune perspective de négociations sérieuses entre les différentes parties, et alors que les rebelles, dont l'objectif de faire chuter le régime est mort, s'entêtent à se maintenir vaille que vaille, les populations civiles ne peuvent espérer la paix à court terme. Un point d'interrogation reste posé sur le devenir des territoires qui demeurent sous contrôle des Forces Démocratiques Syriennes ; dans cet échiquier où les puissances étrangères déplacent leurs pions au gré de leurs intérêts, les Occidentaux ont, à n'en pas douter, un rôle à jouer – en attendant que demain, la Syrie puisse décider seule de son avenir. De cela dépend sans doute le sort de celles et ceux qui, encore, portent l'espoir d'une Syrie démocratique, tolérante et apaisée.
L'Euphrate, dans la région de Deir Ezzor (Crédit photo © Boudour Moumane, 2009). À bien des égards, le fleuve incarne aujourd'hui une frontière interne à la Syrie.
Dans le discours suivant, daté du 19 février dernier, Khaled Issa, représentant officiel du Rovaja en France invité lors d'une conférence de presse dans le Xème arrondissement parisien, évoque la logique fédérale et non sécessionniste du Rovaja, le Kurdistan syrien, et commence son propos en dénonçant l'intervention turque :
C’est une violation du droit international et des frontières de la Syrie. Nous faisons partie de l’État syrien et nous n’avons jamais eu la prétention de remettre en cause ses frontières. Bien sûr, nous avons un programme politique clair mais il s’inscrit dans le cadre de la Syrie. Nous sommes conscients que le régime actuel à Damas n’est pas démocratique, que la contestation initiale du peuple syrien en 2011 a été détournée de son but par l’intervention de pays étrangers. Ces ingérences ont contribué au retour du confessionnalisme et du terrorisme. C’est pour cela que nous avons opté pour une troisième voie, un projet qui s’inscrive à l’intérieur de la Syrie où nous prévoyons un système fédéral et démocratique. Nous pensons qu’une société multiethnique et multiconfessionnelle ne peut pas être bâtie sur la légitimité d’une seule nation ou d’une seule religion. Cette conception dérange Damas mais aussi la Turquie, que monsieur Erdogan dirige à travers un nationalisme et un islamisme forcené sous état d’urgence. [...]
La population n’a pas fui Efrîn, elle s’organise et se défend. Elle est attachée à son territoire et luttera jusqu’au bout. Elle a vu des renforts arriver d’autres régions de la Syrie pour mener la résistance [...]. La stabilité dans la région est aujourd’hui menacée par le gouvernement AKP de la Turquie qui ne supporte pas de voir le vivre-ensemble des différentes communautés dans le nord de la Syrie. Les agissements actuels de la Turquie ne sont pas seulement graves pour les Kurdes ou le peuple syrien, mais pour l’ensemble de la communauté internationale.
[...]
Les territoires d’Efrîn et ceux à l’est de l’Euphrate font partie de la Syrie. Nous n’avons jamais eu de volonté séparatiste. Nous faisons partie de l’État syrien et respectons son intégrité territoriale. Dans ce sens, il y a eu une déclaration de l’administration autonome d’Efrîn soulignant que si le régime de Damas se considère toujours comme le dirigeant de la Syrie, alors l’armée syrienne doit assumer ses responsabilités pour en défendre les frontières. Un accord est en cours de négociation avec le régime mais rien n’est signé pour l’instant. Une fois conclu [le 20 février], un communiqué sera publié.
[...]
Cette attaque [l'opération « Rameau d'olivier »] est aussi un moyen de soulager Daesh, en difficulté dans la région de Deir Ezzor où les terroristes ne tiennent plus que deux enclaves. Bien sûr, elle vise les Kurdes et leurs alliées en Syrie mais c’est également une façon de maintenir une capacité de nuisance suffisante à l’égard de l’Europe afin de négocier au mieux avec elle. Ankara menace l’Europe d’un afflux migratoire important sur son sol qui ferait craindre une arrivée massive de terroristes. Avec le recul territorial de Daesh en Syrie, la Turquie a perdu son levier d’influence sur l’Europe et cherche aujourd’hui à le retrouver. De nombreux mercenaires et dirigeants de Daesh ont été recyclés par monsieur Erdogan dans l’Armée Syrienne Libre. Nous en détenons les preuves, noms et photos à l’appui.
Khaled Issa, représentant du Rovaja en France. Conférence de presse, le 19-02-2018.
Pour accéder à la seconde partie de cet article : Syrie : comment penser la paix demain ? (2/2) De la viabilité de l'État syrien après la guerre