Par David Brites.
Le 14 mars dernier, Marielle Franco, élue locale du Parti socialisme et liberté (PSOL) à Rio de Janeiro, était assassinée de quatre balles dans la tête, alors qu'elle était assise à l'arrière de son véhicule. Son chauffeur, Anderson Pedro Gomes, a lui aussi succombé à une rafale de tirs. Un drame qui ne doit rien au hasard, compte tenu des activités militantes de cette grande défenseuse des droits humains, en particulier des droits des habitants des favelas victimes des violences policières. Aussitôt, les messages sur les réseaux sociaux se sont multipliés. De façon bien compréhensible, de nombreux Brésiliens et même des internautes au-delà du Brésil ont exprimé leur émotion devant cette tuerie. Les slogans « Marielle Franco presente » se sont multipliés, tels nos « Je suis Charlie » trois ans auparavant. L'indignation était là, elle s'est exprimée allègrement, et beaucoup de personnes qui n'avaient jamais agi en faveur des causes défendues par cette femme de 38 ans, et qui ne le feront sans doute jamais plus, se sont momentanément découverts une conscience militante et ont courageusement « partagé » ou « liké » telle ou telle phrase-choc en solidarité avec la victime, voire telle ou telle photo de Marielle Franco elle-même.
Cet exemple n'est que l'un des derniers des nombreux cas de mouvements d'émotion éphémères qui secouent ponctuellement les réseaux sociaux. Comme les précédents, il nous pousse à nous questionner sur ce phénomène que nous appellerons l'indignation virtuelle, et qui permet à certains de se faire les hérauts de causes parfois proches, parfois lointaines, et sur lesquelles ils n'ont – volontairement ou par la force des choses – aucune prise dans le réel.
Il en est ainsi de la vie mouvementée des Facebook, Instagram ou autres Twitter, sur lesquels les uns et les autres déversent leurs avis derrière leurs écrans. Les phénomènes d'indignation collective prennent parfois un tournant ridicule tant le mimétisme est criant. Un double problème se pose alors. Tout d'abord, les vagues d'émotion ne sont que rarement suivies d'actions concrètes pour se mettre en cohérence avec les valeurs affichées. Ensuite et surtout, les sujets qui font le buzz ne le font jamais longtemps. Dans notre société-Kleenex où le zapping est roi, on passe d'une actualité à l'autre, d'un évènement à l'autre, d'une mode à l'autre sans sourciller. Ainsi, on a vu ces dernières années se succéder puis disparaître de nos écrans de télévision, d'ordinateur et de téléphone bien des actualités qui n'en sont plus – parce que la ferveur de l'indignation s'est essoufflée. Au cours de l'automne 2017, on aura eu droit à une vague d'émotion – certes bien légitime en soi – à propos du cas, brutal et choquant, de la réduction en esclavage et de la vente de migrants subsahariens en Libye. Cet exemple est emblématique. Ainsi, tout le monde semblait découvrir l'horreur de l'esclavage à partir d'une vidéo qui avait été tournée dans ce pays où la situation politique et militaire doit beaucoup aux Occidentaux. Les gens s'indignaient derrière leurs écrans, et surtout montraient leur indignation publiquement, dans le sillon des médias mainstream. L'horreur était visible, oui. Mais cette situation n'est pas nouvelle. Des êtres humains sont vendus, depuis longtemps, surtout des femmes d'ailleurs, et c'est une réalité qui ne date pas de ce sursaut des internautes.
La critique de ces effets de mode est complexe, car l'indignation est justifiée. Personne ne peut penser qu'exprimer son opposition à l'esclavage soit par principe un problème. C'est le caractère ponctuel et démonstratif qui est ici en question. Il y a quelque chose de (trop) confortable dans cette posture qui consiste à se contenter d'ajouter à sa photo de profil une bannière « Je dis non à l'esclavage en Libye ». Tout d'abord parce que ce geste n'implique aucun engagement réel, aucune minute consacrée, aucun risque pris, aucun acte militant, aucun sacrifice à celui ou celle qui le fait. Il est d'une parfaite inutilité, puisqu'il n'affecte d'une quelconque manière ni les esclavagistes, ni leurs esclaves. En résumé, la solidarité exprimée ne l'est que vis-à-vis de nos contacts sur les réseaux sociaux. En outre, les cas de mise en esclavage ou d'exploitation d'êtres humains sont universels et posent donc la question de notre action pour lutter contre ce phénomène, pas seulement derrière notre écran, à des milliers de kilomètres d'une Libye où en tant que citoyens lambda, nous n'avons aucune prise, mais dans le réel. Or, qui se soucie des prostituées nigérianes ou moldaves que nous croisons dans nos rues en Italie, en Espagne ou en France, victimes de la traite et des trafics ? Aucune vidéo ne rend leur cause à la mode. L'esclavage est sous nos fenêtres autant que sur nos écrans, mais il est plus confortable de s'en indigner par un clic.
Les pays d'Afrique subsaharienne, où de nombreuses voix se sont exprimées contre l'esclavage en Libye, ne sont pas en reste : dans des États comme la Mauritanie, où la pratique de l'esclavage (dans des formes diverses) et ses nombreuses séquelles perdure, ou comme la Gambie, où le tourisme pédophile constitue un véritable fléau, que font les internautes qui ont « posté » ou twitté leur sentiment de révolte ? Personne ne peut être de toutes les luttes, mais si une cause nous tient à cœur et que l'on peut y apporter sa pierre, il est trop simple de se limiter à suivre un effet de mode pour satisfaire sa bonne conscience.
En outre, la bonne conscience n'est pas toujours là où l'on pense. Souvenons-nous du cas du petit Aylan, cet enfant kurde de trois ans, mort noyé le 2 septembre 2015, et dont la photo prise sur une plage turque avait fait le tour du monde. En voulant dénoncer une société devenue insensible au sort de milliers de réfugiés, les internautes qui avaient partagé cette photo-choc sont eux-mêmes tombés dans le piège d'une société dominée par l'image. Et au final, cette mode est passée, comme toutes les autres. Mais peut-être le père d'Aylan, qui a survécu à la traversée, ne souhaitait-il pas voir afficher partout la photo du cadavre de son enfant, d'autant plus dans des sociétés du sensationnel où les réfugiés comme lui sont déconsidérés ; au minimum, la question du droit à l'image, du respect du mort, se pose.
Bien sûr, partager une photo emblématique n'empêche pas d'agir – et heureusement, certains font et l'un, et l'autre. D'ailleurs, le poids des images n'est pas anodin, et il est déjà arrivé que certains clichés, comme celui de Kim Phuc, cette enfant prise nue fuyant le napalm largué par les Américains lors de la guerre du Vietnam, en 1972, ou encore celui du manifestant de Tiananmen, à Pékin, en 1989, aient un effet mobilisateur ou fassent au moins prendre conscience à la communauté internationale de la gravité d'une situation. Mais à l'heure de l'usage massif d'Internet, certes il est possible de « partager » tout en agissant, toutefois, force est de constater que l'un n'encourage pas forcément l'autre. Poster la photo du petit Aylan sur Facebook, twitter sur lui, c'est comme aller à l'église prier pour les pauvres : cela soulage la conscience. Au jour-le-jour, les gens qui viennent en aide aux réfugiés et aux migrants se comptent difficilement, alors que ceux qui partagent cette photo, dans une forme dérangeante de culte de l'enfant mort, se comptent par milliers. Plutôt que de diffuser la photo d'un enfant mort ou de déplorer les effets de la guerre en Syrie, les gens se demandent-ils ce qu'ils font au quotidien pour être moins insensibles au sort des réfugiés ? Il y a des enfants syriens et leurs parents qui font la manche au feu rouge ou dans le métro à Paris. Ceux-là sont bien vivants, et il n'est pas trop tard pour manifester aussi notre solidarité avec eux.
Le constat vaut pour les sièges sur Alep en 2016 et, cette année, celui sur la Ghouta orientale, une banlieue de Damas tenue par les rebelles syriens. Les réactions nombreuses des internautes sur les assauts que l'armée de Bachar el-Assad y mène peuvent interpeller. D'abord parce que celles et ceux qui commentent sur ces cas ont souvent l'indignation sélective. Les effets de mode entraînent des décharges émotionnelles sur tel ou tel sujet, parfois de façon étrange d'ailleurs – en Syrie, que penser de la colère de certains, colère d'un jour sur un conflit de sept ans qui a déjà fait plus de 350.000 morts ? –, mais les comportements se plient vite à une forme de zapping assez inquiétante sur plan intellectuel. À titre d'exemple, dans le contexte des Intifadas, la Palestine était encore très présente dans les JT jusqu'au début des années 2000. Le Soudan et la Somalie également, pour d'autres raisons. Aujourd'hui, qui s'en soucie encore ? Sans parler des conflits oubliés ou ignorés. Depuis une vingtaine d'années, le conflit à l'Est du Congo-Kinshasa a fait des centaines de milliers de morts, avec des pratiques de guerre abominables comme l'usage massif du viol sur les civils, dans un contexte d'exploitation des mines congolaises par des entreprises occidentales (nous sommes donc directement concernés), mais tout le monde semble y être totalement indifférent.
Cela n'enlève évidemment rien à l'horreur des Syriens, il y a deux ans à Alep, aujourd'hui dans la Ghouta, mais il est important de se rappeler que nous ne choisissons pas l'information que nous recevons. Elle nous est transmise, souvent en fonction d'intérêts particuliers et à travers des prismes divers. La mise en exergue de façon excessive d'un drame ou d'une lutte rend d'autant plus choquante sa disparition, quelques jours ou quelques semaines plus tard, dans les médias et les réseaux sociaux. Un phénomène présenté avec intelligence dans un montage-vidéo réalisé par le collectif ET BIM, qui retrace le « cycle de vie » d'une crise humanitaire : Darfimbabwour, du nom d'un pays imaginaire d'Afrique où éclate une famine qui va susciter un émoi international... d'assez courte durée. Publié sur YouTube en mars 2016, ce court-métrage ne traite pas spécifiquement des réseaux sociaux mais plus généralement du traitement des crises humanitaires dans les médias et dans la société. Cette fiction, inspirée d'une planche (Désamorçage) du dessinateur Gotlib, montre bien le phénomène de « zapping » symptomatique de notre société.
Heureusement, certains cas viennent nous rappeler que des gens sont encore capables de se mobiliser à la fois sur la toile et dans le réel. Ici une manifestation pro-palestinienne à Paris, en janvier dernier. Outre Ahed Tamimi, nouvelle égérie de la cause palestinienne, d'autres résistants sont emprisonnés en Israël sur une base juridique contestable. Ici, les manifestants réclamaient notamment la libération de Salah Hamouri, un avocat franco-palestinien arrêté en août 2017. Non pas que ce rassemblement ait des chances d'aboutir à la libération de M. Hamouri, mais au moins a-t-on dépassé ici le stade de l'indignation « virtuelle ».
L'immobilisme que provoque l'indignation « virtuelle » n'est pas dû au hasard. Bien entendu, il frappe des gens qui, même sans Internet, ne sont pas activistes d'une cause ou d'une autre dans le réel. Mais on aurait pu s'attendre à ce que la mise en réseau, l'accès à une information de masse, les échanges accélèrent la prise de conscience des citoyens et favorisent les luttes. Or, Internet sert de réceptacle aux colères, aux indignations, avec des effets pervers. En effet, exprimer ses émotions ou ses idées donne une impression de travail accompli qui n'invite pas à dépasser l'indignation virtuelle. Cela rejoint le constat fait en 1933 par une équipe de psychologues, puis en 2009 par un professeur de l'Université de New York, Peter Gollwitzer. Ils ont démontré que plus le nombre de personnes à connaître un projet est élevé, moins grandes sont les probabilités pour qu'il se réalise, car les porteurs de projet « bavards » ont le sentiment de s'être rapprochés de leur but par le simple fait d'en avoir parlé ; ceux qui n'en parlent pas ont le sentiment inverse.
« Lorsqu'une personne parle de ses objectifs avec son cercle social, son subconscient en vient à les considérer comme une réalité », expliquait à l'époque Peter Gollwitzer. Parler de ses projets donne l'illusion d'être dans l'action. Une confusion imputable en partie aux retours positifs de notre entourage. Or, un phénomène similaire s'applique probablement à la publication de photos ou de posts sur les réseaux sociaux : une indignation, l'expression d'une colère ou d'une forme de solidarité donne une sensation de devoir à moitié accompli... et récolte aussitôt un tonnerre de « likes » et de commentaires qui donne à son auteur ce que les psychologues appellent un sens prématuré d'accomplissement.
Bien entendu, les gens sont libres d'accompagner les indignations du moment, et personne ne remet cela en cause. Mais l'hypothèse est émise ici que des indignations « virtuelles » à répétition rendent les gens paresseux dans le réel, ou leur donnent l'illusion d'agir. Cette facilité toute récente apportée par Internet épuise notre capacité de révolte, et peut-être même de mobilisation, dans le réel. En outre, il s'agit de rester attentif à cette indignation « au fil du vent » : ne s'indigner qu'à mesure des actualités qu'on nous donne ou qui dominent les réseaux sociaux, cela signifie aussi ne pas choisir réellement ses indignations. Ce sont les médias de masse ou les canaux d'information sur Internet qui vont décider que, demain, nous nous indignerons sur les esclaves en Libye, plutôt que sur d'autres formes d'exploitation humaine en Asie, dans le Golfe ou encore en Europe. Cette réalité est extrêmement pernicieuse.
Depuis le Printemps arabe, il est souvent admis qu'Internet, les réseaux sociaux et les blogs en particulier, peuvent constituer des instruments efficaces au service des luttes politiques et sociales. En réalité, ils sont des outils de mobilisation en même temps qu'un lieu d'expression et d'information formidable ; mais s'ils sont employés comme une fin en soi, par des citoyens qui ne seraient actifs que « virtuellement », alors ils deviennent un facteur d'immobilisme et servent au contraire le système. Des exemples comme celui de l'assassinat de Marielle Franco à Rio de Janeiro le mois dernier viennent montrer qu'en l'occurrence, des indignations virtuelles peuvent découler sur des manifestations de protestation spontanées – et elles ont été importantes au Brésil, même si la mobilisation s'est vite essoufflée. Mais globalement, ce n'est pas ce qu'on observe.
Les gens qui se contentent d'afficher un militantisme de façade, virtuel, ne sont pas dangereux. Juste assez inutiles, parce qu'une fois le buzz passé, on ne les entend plus. Au terme de cette réflexion, il semble raisonnable de faire quelques constats. Tout d'abord, le principe d'une expression des solidarités qui fluctuerait en fonction de l'actualité est, nous l'avons dit, pernicieux, puisqu'il signifie que nous ne les choisissons pas vraiment. Ensuite, les réseaux sociaux canalisent beaucoup d'énergie qui aurait mieux sa place sur le terrain. Enfin, la solidarité affichée pose des questions de principe sur sa motivation réelle, puisqu'une fois les effets de mode terminés, l'indignation disparaît. Il est légitime et même sain de se poser ce type de questions. Un support en ligne comme L'Allumeur de Réverbères ne serait d'ailleurs pas crédible s'il ne se les posait pas au moins pour lui-même, et pour ses auteurs. Au moins, interrogeons-nous.