Par David Brites.
Ce 7 septembre 2018 est l'occasion pour les Mozambicains de commémorer le 44ème anniversaire de la signature des accords de Lusaka. C'était en 1974, entre l'État portugais et le Front de Libération du Mozambique (Frelimo), alors dirigé par celui qui devint ensuite le premier président du pays, Samora Machel. L'héritage de la lutte pour l'indépendance et de ladite révolution marxiste qui l'a accompagnée (le Frelimo était largement soutenu par l'URSS et Cuba) est encore très présent dans le pays, d'autant plus qu'il sert la propagande d'État... Un État mozambicain qui est resté aux mains du Frelimo depuis l'indépendance.
En dehors de cette propagande, les plus jeunes, qui représentent la majorité de la population – le pays compterait plus de deux tiers de moins de 35 ans –, connaissent mal cette histoire, et encore moins la période coloniale portugaise. Pourtant, sensibiliser les nouvelles générations sur les pratiques de discrimination et de répression menées dans le passé est nécessaire, d'autant plus que le Mozambique d'aujourd'hui est héritier de cela. L'Histoire comme matière scientifique doit être au service non de la perpétuation des erreurs mais d'un travail de mémoire collectif.
Cet article fait donc la proposition suivante, dans ce Mozambique où si peu d'endroits servent la commémoration historique (en dehors des lieux touristiques comme l'Île du Mozambique, qui fut la capitale coloniale jusqu'en 1898) : transformer le site de la Villa Algarve, à Maputo, en Musée de la Colonisation.
Le Mozambique, c’est une période coloniale qui s’étend sur quatre siècles et demi, sur la côte d'abord, puis sur les axes fluviaux et par la voie des prazos, ces vastes terres qu’exploitent dès le XVIIème siècle des colons portugais indépendants, dans le centre et le nord du pays. L’implantation portugaise se fait très lentement, mais elle est une réalité précoce pour de nombreux territoires situés au nord du fleuve Zambèze. L’histoire se précipite au XIXème quand les Européens décident de se partager le continent.
Les royaumes locaux ne survivent pas à la course qui oppose les Portugais et les Britanniques dans la région. Le puissant royaume des Ngunis (ethnie Zoulou), à l'extrême-sud, s'effondre dès 1879. Les peuples de la vallée du Zambèze et du lac Niassa sont conquis dans les années 1880 et 1890, au prix de vives tensions entre Londres et Lisbonne. L’Empire de Gaza (ethnie Tsonga), au sud, tombe en 1895. La singulière République militaire de Maganja da Costa, bâtie par les esclaves-soldats d'un ancien prazo en Zambézie, est anéantie en 1898. Et le glorieux royaume du Monomotapa (ethnie Shona), déjà plus ou moins inféodé au Portugal depuis 1629, disparaît officiellement en 1902. L'ethnie Makondé, concentrée sur les hauts plateaux du nord-est, à la frontière de la Tanzanie, est matée au cours des années suivantes. Le Mozambique précolonial a vécu. En 1898, la capitale est transférée de l’Île de Mozambique, dans le nord du pays, à Lourenço Marques (aujourd’hui Maputo), une ville créée de toute pièce dans l’extrême-sud mozambicain pour affirmer la présence portugaise face aux ambitions britanniques et profiter des opportunités commerciales nées de la nouvelle réalité sud-africaine.
L’histoire du Mozambique, c’est aussi la révolte de Mueda, du nom de cette petite localité de la région septentrionale de Cabo Delgado, violemment réprimée par les Portugais en 1960. La tribu des Makondés allait par la suite devenir l'un des piliers de la branche armée du Front de Libération du Mozambique (Frelimo), créé en 1962 par Eduardo Mondlane, leader indépendantiste. L’histoire du Mozambique, c’est évidemment la guerre d’indépendance lancée en 1964, qui durera dix ans, jusqu’à la Révolution des Œillets au Portugal. En 1974, les accords de Lusaka mettent fin aux combats et engagent le processus d’indépendance qui s’achèvera l’année suivante. Une indépendance qui doit beaucoup au soutien de l’Union soviétique et de Cuba, devenu possible après le deuxième congrès du Frelimo qui consacre l’adoption de la doctrine marxiste. Entretemps, Eduardo Mondlane est tué en 1969, en Tanzanie, victime d'un colis piégé. C'est donc Samora Machel, son compagnon de lutte qui lui a succédé à la tête du mouvement, qui accède au poste de président de la République en 1975. Il occupera cette fonction jusqu’à sa mort, en septembre 1986, dans un crash d’avion dont l’origine est attribuée par les Mozambicains au régime sud-africain d'apartheid, auquel leur chef d'État s'opposait vivement.
Les musées sur le continent africain
Les musées les plus grands et les plus connus étant en Europe et en Amérique du Nord (le Louvre à Paris, le Musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, le Metropolitan Museum of Art à New York, les Musées du Vatican...), en dehors de quelques-uns de plus en plus fréquentés en Asie (le Musée National de Chine, à Pékin, et le Musée National de Tokyo au Japon, par exemple), des personnes non averties pourraient penser que l'Afrique a délaissé ce lieu de mémoire et de valorisation des arts et de la culture qu'est le musée. Peut-être parce que longtemps, les formes de transmission étaient essentiellement orales sur l'essentiel de ce continent. En Europe, la société post-industrielle cherche à « muséifier » les choses du passé, jusque certains éléments architecturaux dans les villes.
Pourtant, les musées sont nombreux sur le continent africain. Peut-être moins nombreux qu'en Europe, mais pas inexistants, et pas moins intéressants, en dépit bien souvent d'un manque de moyens. Une des villes africaines en comptant le plus est la capitale de l'Éthiopie, Addis-Abeba, dans laquelle on peut visiter le Musée National (dont la section archéologique inclue une reconstitution du squelette de Lucy, le premier être humain identifié à ce jour), le Musée de l'Ethnologie (qui décrit avec pédagogie le paysage ethnique et culturel de l'Éthiopie), et le Musée des Martyres de la Terreur Rouge, qui évoque les victimes de la dictature communiste (1977-1991).
D'autres pays proposent également des musées. L'Afrique du Sud est l'un d'eux, en particulier avec le Musée de l'Apartheid à Johannesburg. Il est également possible de visiter les anciennes prisons politiques du régime d'Apartheid, celle de Constitution Hill, à Johannesburg, et celle (plus connue) de Robben Island, au large de la ville du Cap.
Constitution Hill, à Johannesburg. Cette ancienne prison du régime d'Apartheid a été transformée en musée.
La thématique sans doute la plus fréquemment observée dans les lieux de commémoration concerne l'esclavage et la traite des noirs ; c'est le cas au moins pour les pays de la côte où le phénomène de trafic négrier a été particulièrement important.
Ainsi, les photos suivantes montrent des exemples de cela, avec successivement une Maison des Esclaves sur l'île de Gorée, au Sénégal ; la Route de l'Esclave (qui aboutit sur la Porte de Non-Retour) à Ouidah, au Bénin ; et le Musée de l'Esclavage à Cacheu, en Guinée-Bissau.
Une ancienne Maison des esclaves, sur l'île de Gorée, au Sénégal, reconvertie en musée sur le commerce des esclaves.
Sur la Route de l'Esclave, à Ouidah, au Bénin. Ici aussi, la mémoire sur les pages sombres de l'Histoire est préservée.
S'ajoutent dans les pays nord-africains des musées variés, notamment, pour mentionner certains des plus connus, le Musée Égyptien du Caire, en Égypte, et le Musée National du Bardo, à Tunis, en Tunisie, qui mettent à l'honneur des vestiges de l'Antiquité.
La Villa Algarve : sauvegarder le patrimoine architectural pour préserver la mémoire
Située au croisement des avenues Mártires da Machava et Ahmed Sekou Touré, la Villa Algarve est une maison de type résidentiel, construite en 1934 dans le centre-ville de Maputo – la ville s'appelait alors Lourenço Marques. C'est là que s'installèrent les services de la police secrète et politique portugaise, la PIDE (Police Internationale et de Défense de l'État), créée en 1945 et officiellement substituée en 1969 par la Direction-Générale de la Sécurité (DGS), mais qui disparut en réalité en 1974 après la Révolution des Œillets. Avec la révolte de Mueda (1960) dans la province de Cabo Delgado, et le début de la guerre de décolonisation (1964), la PIDE a étendu ses activités. Elle a donc confisqué l'édifice et l'a utilisé comme siège. Nombreux furent les combattants de la résistance mozambicaine (ou les personnes soupçonnées d'être de ceux-là) qui furent torturés dans ce lieu. Pour cette raison, il n'y eut après l'indépendance aucune volonté de sauvegarder le bâtiment. Le poète mozambicain José Craveirinha décrit ses expériences de torture dans la Villa Algarve dans trois de ses ouvrages, et d'autres figures fameuses connurent le même sort, comme Rui Knopfli, poète et journaliste portugais né au Mozambique, et Malangatana Ngwenya, artiste et poète mozambicain.
Le monument présente un certain intérêt architectural, notamment pour ses carreaux de faïence (azulejos), qui constituent un rare exemple de mosaïques décorées avec des motifs naturalistes du début du XXème siècle, mais aussi d'architecture historiciste. Le préserver aurait pour intérêt la valorisation du patrimoine de Maputo, mais l'objectif pourrait être double, avec une dimension mémorielle. Plutôt que de délaisser l'édifice au prétexte qu'il fut un lieu de torture, les autorités pourraient en faire un lieu de mémoire autour de l'oppression coloniale. Le symbole de ce lieu où la police politique réprimait les opposants serait évidemment très fort.
En 1999, l'Ordre des Avocats du Mozambique avait acquis le bâtiment et avait planifié d'y installer son siège. Le coût de la réhabilitation ayant été estimé à 400.000 euros, le projet fut abandonné et l'édifice cédé au Ministère de la Culture. Il est prévu depuis, sous couvert de portage du Ministère de la Résistance, d'y installer un Musée de la Libération du Mozambique. Depuis 2011, le même monument est entré dans une phase de pré-sélection pour une liste de mémoriaux de la ville de Maputo. Un tel Musée de la Libération serait déjà une belle façon de sauvegarder le bâtiment, mais aussi de préserver la mémoire. Toutefois, en prenant en compte la très grande propension de l'État mozambicain à « récupérer » la mémoire autour de la lutte anticoloniale, en faveur de la propagande du Frelimo, il serait bienvenu que des citoyens se mobilisent pour que n'émerge pas un énième mémorial à la gloire des combattants de l'indépendance – les fresques murales et les statues d'Eduardo Mondlane et Samora Machel, visibles dans les grandes villes mozambicaines, jouent déjà ce rôle –, mais plutôt un site à la fois commémoratif et informatif, autour des victimes du régime d'oppression et de l'occupation portugaise, un espace de réflexion sur le système de discrimination législatif et pénal raciste institué par la puissance coloniale pendant plusieurs décennies. Les victimes de la PIDE et de la guerre de décolonisation entrent en compte évidemment, mais elles ne sont pas les seules. Proposer un Musée de la Colonisation, ou à la rigueur de la Colonisation et de la Décolonisation, permettrait de contourner en partie le risque de récupération du Frelimo, et d'éviter ainsi que ce lieu ne se transforme en outil de propagande, plus que de travail de mémoire pour les générations futures.
Le Portugal a colonisé durant des siècles ce pays, et la ville de Maputo plusieurs décennies après sa création en 1898. Le régime colonial sur ce qui était appelé également l'Afrique Orientale Portugaise, a constitué une forme d'occupation raciste et violente. Un des exemples les plus illustratifs étant le statut d'Indigène qui y prévalait. Sa première version fut adoptée avec le Statut Politique, Social et Criminel des Indigènes d'Angola et du Mozambique de 1926. Il fut complété par l'Acte Colonial Portugais de 1930, par la Charte Organique de l'Empire Colonial Portugais et Réforme Administrative Outre-Mer de 1933, et finalement par le Statut des Indigènes portugais de Guinée, d'Angola et du Mozambique, approuvé par décret-loi en mai 1954 et qui visait à l'« assimilation » des indigènes à la culture occidentale. Il se créa trois groupes de population : les indigènes, les assimilés et les blancs. Noirs et métisses considérés comme « assimilés » devaient répondre à certains critères (savoir lire et écrire, s'habiller à l'européenne et adopter la même religion que les Portugais...). Si le statut fut officiellement aboli en 1961 avec des réformes introduites par Adriano Moreira, ministre de l'Outre-Mer de 1961 à 1963, avec l'objectif de permettre aux indigènes un meilleur accès à la citoyenneté portugaise, des discriminations se sont perpétuées jusqu'en 1974. Cette relation de domination malsaine, raciste et oppressive, est décrite dans Un Paradis trompeur, roman du Suédois Henning Mankell publié en 2013.
Faire connaître cette séquence de l'Histoire, notamment aux plus jeunes, n'est pas anodin. « Nous sommes encore à la recherche de notre identité, déclarait l'auteur mozambicain Mia Couto, dans un entretien à l'AFP en juin 2015. Je suis le résultat de contradictions profondes : je suis un scientifique qui écrit, un écrivain dans une société orale, un Blanc dans un pays d'Africains. […] La recherche de ma propre identité m'oblige à voyager dans mon propre pays. » La compréhension de l'histoire des interactions entre peuples du Mozambique, entre Portugais et Mozambicains, des rapports de domination qui ont existé ou qui se perpétuent encore, c'est cela qu'il s'agit d'approfondir, pour sensibiliser les citoyens sur les principes d'égalité et de justice.