Par Jorge Brites.
Bien qu'elles se prévalent de conditions de la femme globalement meilleures qu'ailleurs dans le monde, on sait bien que nos sociétés occidentales ne sont pas épargnées par les nombreux préjugés basés sur le genre et à l'origine de diverses discriminations. Les stéréotypes ont la vie dure, et il faut se rappeler qu'en France, ce n'est qu'en 1965 que les femmes mariées ont été autorisées à travailler sans l’autorisation de leur mari. Il n’est pas étonnant que deux générations après, il subsiste encore des écarts au principe d’égalité et que les mentalités doivent encore évoluer.
Ce qui peut paraître plus étonnant par contre, c’est quand les autorités publiques elles-mêmes contribuent à alimenter ces constructions sociales. En avril 2018, le blogueur Christophe Grébert dénonçait une aire de jeux qu’il qualifiait de « genrée », mise en place par la Ville de Puteaux. En cause : un espace bleu à gauche avec un décor de chevaliers, et un espace rose à droite avec un décor de princesses, et entre les deux, une séparation nette avec une allée et des grilles. L'aménagement de ce jardin pour enfants peut sembler anodin – d’autant qu’une fois sur place, on constate que les enfants circulent indifféremment d’un côté et de l’autre. Il n’en révèle pas moins la persistance d’un cocktail d’éléments qui participent, depuis la plus tendre enfance jusqu’à l’âge adulte, à catégoriser et à orienter les individus en fonction de leur sexe et non de leurs capacités ou de leurs envies.
Faisons tout d’abord un petit retour sur la rue Paul Bert, dans la ville de Puteaux, où se trouve notre aire de jeux. Le choix du décor semble passer inaperçu pour les parents et les enfants présents. Et c’est précisément parce qu’il pourrait passer inaperçu qu’il est subtilement dangereux. Ne nous voilons pas la face : à notre époque, en France, un tel choix n’est pas le fruit du hasard, mais révèle une vision de la société, de la femme et de l’homme, et par conséquent de l’ordre social. On pourra rétorquer que les enfants peuvent circuler librement d’un espace à l’autre, qu’aucune injonction ne leur est faite sur le lieu de jeu où ils devraient aller. Mais pourquoi toujours cette séparation, associant d’une part le bleu avec l’univers du chevalier (que l’on imagine rarement être une femme) et toutes les aventures qui vont avec, et d’autre part le rose avec le monde des fées et des princesses (toujours des femmes), souvent figures de victimes passives, dans l’attente qu’un héros vienne les délivrer ? Quels messages peut-on, inconsciemment, faire passer à des enfants qui ne font pas encore de manière très nette cette distinction basée sur le genre ? Comment les pousse-t-on insidieusement à une « homosocialité » qui aura nécessairement, à terme, un impact sur leurs représentations de ce que doit être un homme et de ce que doit être une femme ?
Ce choix n’est pas le fruit du hasard. Et la Ville de Puteaux n’en est d'ailleurs pas à son coup d’essai. En 2014 déjà, elle avait distribué des cartables aux écoliers. D’un côté de couleur rose, accompagnés d’un kit de création de bijoux, et de l’autre des sacs bleus avec un lot expliquant comment construire son robot. La Mairie s’est bien défendue d’avoir indiqué que les sacs roses devaient revenir aux filles, et les sacs bleus aux garçons. Pourtant, on trouve dans ce qui pourrait passer comme un fait divers, un condensé incroyable des pires clichés frappant l’homme et la femme. Le rose et les bijoux, tous deux associés au sexe féminin dans les cultures occidentales, viennent inviter les filles dès le plus jeune âge à se préoccuper de leur beauté, à se faire belles, à s’entretenir elles-mêmes comme objet de mise en valeur. Le kit bleu, une couleur souvent associée au sexe masculin, vient de son côté pousser les garçons à développer leur savoir-faire technique. Ils ne sont pas eux-mêmes un objet à valoriser, à décorer, à monter avec des pièces. Ils sont simplement un sujet, qui réfléchit, qui construit avec ses neurones. Difficile d’être davantage dans le cliché des poupées et des jeux de cuisine pour les filles, et du ballon et du train électrique pour les garçons. Une fois adultes, difficile également de s’étonner du peu de femmes dans les écoles d’ingénieurs, et du manque d’hommes dans les métiers de la petite enfance. De même, compte tenu des ambitions rabaissées chez bon nombre de jeunes filles, difficile de s’étonner du nombre de femmes infirmières ou hôtesses de l’air, et du nombre d’hommes médecins ou pilotes d’avion.
Pourquoi le bleu pour les garçons, et le rose pour les filles ?
Les raisons de cette dichotomie entre bleu et rose sont historiques, et ont la vie dure. Un simple tour dans un magasin de jouets, encore aujourd’hui, permet de constater la persistance de cette différenciation basée sur le genre et liant une couleur à un sexe – ce qui revient déjà, d’une certaine manière, à sexualiser l’enfant indépendamment de ses désirs réels ou de ses centres d’intérêt. Les grandes enseignes ne laissent pas vraiment le choix. Paillettes, rose et princesses pour les filles ; bleu, super-héros et aventures pour les garçons. Idem pour les vêtements, ou encore les articles pour l’école.
Il est ironique de constater qu’au Moyen-Âge européen, le code des couleurs était plutôt inversé. Pourquoi était-ce le cas, et comment le changement s’est-il opéré ?
Il faut d’abord rappeler que le bleu a toujours eu une connotation positive en Europe. Ses symboles ont évolué au fil des siècles, passant de la divinité dans l’Antiquité à la Vierge au Moyen-Âge, puis à la virilité et l’héroïsme depuis les années 1950. Il est en effet attesté que sous la Grèce antique, les familles priaient les dieux pour avoir un garçon plutôt qu’une fille, considérée davantage comme un fardeau pour qui il faudrait payer une dot le jour de son mariage. Or, le bleu étant une couleur divine (car couleur du ciel, résidence des dieux), se retrouvait associée aux garçons. À partir du XIIème siècle, on observe un glissement lié à l’évolution des croyances depuis la fin de l’Empire romain, et le bleu se retrouve associé à la Vierge Marie. Il symbolise alors la pureté.
Le siècle des Lumières se réapproprie ensuite les valeurs antiques, notamment inspiré par la démocratie athénienne, et marque ainsi un retour du bleu comme couleur « masculine ». Au fil du temps, cette association d’idées s’est vue progressivement confirmée.
L’origine de la couleur rose comme couleur « féminine » est un peu plus récente. Au Moyen-Âge, elle était même plutôt réservée aux hommes, comme le montrent le bas de chausse des chevaliers dans de nombreuses représentations médiévales – étant considérée comme une variante de rouge, associé à la virilité et à l’agressivité... et donc aux hommes.
Plus tard, durant ce même XVIIIème siècle qui voit le bleu réapproprié comme couleur « masculine » sous l’influence des Lumières, la cour française va avoir une influence importante sur la perception du rose. Il semble que suite à une innovation technique et artistique d’un peintre belge, Philippe Rouet, la favorite du roi Louis XV, Madame de Pompadour, a imposé le rose utilisé sur la porcelaine de la manufacture royale de Sèvres, pour les couvre-lits, les pots de chambre et les tenues des petites filles à Versailles. Le rose commence déjà à s’associer à la beauté, à la douceur… et donc aux femmes.
Mais il a fallu attendre les années 1950 et l’influence des États-Unis pour voir le rose prendre la dimension « féminine » qu’on lui connaît. Des personnalités comme Grace Kelly, actrice américaine devenue princesse de Monaco, qui adorait le rose et habillait sa nouvelle-née Caroline de Monaco uniquement de cette couleur, ne sont pas pour rien dans ce mouvement.
Les années 1970 marquent l’arrivée des premières échographies, qui rendent possibles de connaître le sexe de l’enfant avant l’heure… et ainsi de préparer son arrivée, avec tous les accessoires et décors nécessaires. Y compris en fonction du sexe. Dès les années 1980, les grandes marques et les magazines féminins s’emparent du code couleur qui nous poursuit jusqu’à nos jours. La société de consommation a donc été un levier essentiel de cette « sexualisation » des enfants. Le principe de marketing suivant lequel les consommateurs sont davantage incités lorsque les produits sont personnalisés est d’ailleurs toujours enseigné aujourd'hui et utilisé.
Néanmoins, il est à noter que la couleur des vêtements des enfants n’était pas réellement « genrée » avant les années 1950, ni en Europe, ni aux États-Unis. Pendant longtemps, les enfants portaient du blanc, symbole d’innocence et de propreté, jusqu’à l’âge de six ans. Et il arrivait même de voir des petits garçons habillés d’une robe.
Aujourd’hui et depuis quelques années, on constate un lent bousculement des mœurs, qui manifeste aussi une montée des idées féministes, parmi lesquelles un refus du conditionnement des individus en fonction du sexe. Le bon sens qui gagne du terrain, veut que si un garçon souhaite jouer à la poupée, il ne faut rien y voir de péjoratif ni de dégradant. Et inversement pour une fille. L’idée étant que l’enfant s’épanouira plus facilement s’il joue, simplement, avec les jeux qu’il désire réellement, et s’il s’habille comme il le souhaite. Mais l’offre, en face, manque encore à l’appel. Il est vrai que de plus en plus de marques proposent dorénavant du linge de lit et de la décoration pour chambre mixte, avec du orange, du vert ou des tons plus clairs. On peut citer comme exemple la boutique en ligne Petite Frimousse (Petite-Frimousse.com), qui propose du linge et même des doudous unisexes, qui peuvent convenir aux garçons comme aux filles. Mais une simple ballade dans les espaces dédiés aux vêtements ou aux jouets pour enfants dans les grandes surfaces suffit à constater que cette neutralité sexuelle est encore loin d’être la règle.
Des poupées Barbies aux films Disney : l’influence de la société de consommation sur la construction des clichés et sur la définition de parcours de vie « genrés »
L’idée que la propension des sociétés humaines à répartir ses fonctions sur la base du genre aurait des origines naturelles, se défend. Chez beaucoup de mammifères, on observe que mâles et femelles sont confinés à des tâches différentes dans le groupe. Dans son ouvrage Le troisième chimpanzé – Essai sur l'évolution et l'avenir de l'animal humain (1992), le géographe et biologiste américain Jared Diamond nous rappelle d'ailleurs que « [dans] l'espèce humaine, les soins aux petits sont prodigués par la mère, avec le plus souvent une étroite participation du père ; mais, chez les chimpanzés, seule la mère prend en charge ce type de tâche ». Or, il faut garder en mémoire que seul 1,6% de notre ADN diffère de celui du chimpanzé commun d'Afrique, et que moins de 500 000 ans d'évolution nous séparent de l'apparition de l'« Homme moderne » sur la planète (ce qui représente un temps très réduit de l'Histoire naturelle, qui a vu les premiers hominidés emprunter une voie évolutive différente des grands singes il y a au moins six millions d'années). Il est donc largement possible que depuis les sociétés de chasseurs-cueilleurs de la Préhistoire jusqu’à nos jours, des instincts naturels nous jouent des tours et expliquent que l'essentiel des sociétés humaines aient été fondées sur des systèmes patriarcaux et patrilinéaires. Avec des femmes dévolues aux tâches du foyer, devant entretenir leur corps dans un souci de séduction, dédiées à la reproduction, et des hommes occupés à la sécurité et à la chasse, puis plus tard à la diplomatie, à la politique et à la religion, c’est-à-dire à la plupart des fonctions dirigeantes. L’homme a un pénis et des testicules, et la femme a un vagin et un utérus, ils ne sont pas la même chose. Ni à l’état de nature, ni aujourd’hui (c'est-à-dire même une fois vêtus et vivant en communautés caractérisées par un État centralisé régi par des lois).
Mais admettre qu’ils ne sont pas « la même chose » ne signifie pas qu’ils ne peuvent être déclarés égaux et qu’il ne faut pas se battre pour ce principe d’égalité. Admettre qu'hommes et femmes ne sont pas « la même chose » ne signifie pas que notre société, qui tend depuis des millénaires à nous éloigner de notre état de nature (et heureusement, car la loi du plus fort n'est pas toujours la meilleure), doive ranger les gens dans des cases et les empêcher d'aspirer aux métiers qu'ils souhaitent et aux parcours qui leur permettent d'atteindre le bonheur. Puisque l’on prétend construire un modèle de société qui respecte les principes d’égalité et de liberté entre tous les citoyens, et qui contribue réellement à leur donner les moyens de s'épanouir, ce qui grandit la civilisation humaine est bien de chercher à se détacher de cet état de nature (que l’on maîtrise mal de toute manière), plutôt que de l’accepter et de s'y maintenir, perpétuant ainsi les injustices qu'il induit. Pour atteindre le bonheur, faut-il confiner les gens à des rôles qui leur seraient dévolus en raison de leur sexe, ou faut-il s’intéresser à leurs envies et à leurs qualités individuelles ?
Boîtes de Playmobile aux Galeries Lafayette, à Paris (2018). (Crédit photo © Sara de Oliveira Brites, 2018)
La question est presque rhétorique. Et d’ailleurs, cette notion d’état de nature est tellement controversée qu’elle ne saurait servir de base à un argumentaire solide, tant elle est manipulée par les réactionnaires les plus extrêmes. Ce qui est évidemment contre-nature pour les uns ne l’est pas forcément pour les autres. Pour bon nombre de femmes, il n’est pas « naturel » de se maquiller, de s’apprêter pour son mari ou de se dédier corps et âme pour son foyer.
La réalité d’un patriarcat plusieurs fois millénaire a gravé la domination masculine dans un marbre qui demandera beaucoup de temps à être taillé autrement. Si l’on regarde nos sociétés contemporaines, force est de constater qu’elles ont su s’armer des outils les plus vicieux pour orienter hommes et femmes, depuis leur plus tendre enfance, vers une spécialisation des tâches et des centres d’intérêt. En Occident, la littérature pour enfants regorge de stéréotypes en tout genre (sans jeu de mot), surtout quand il s’agit des rôles et des représentations. Les filles, bien souvent, portent du rose, sont des princesses attendant leur prince charmant. Les garçons, en bleu, sont de preux chevaliers combattant des dragons féroces. Les mamans font la cuisine pendant que les papas sont au travail. Et c’est entourées de ces histoires que sont éduquées plusieurs générations d’enfants.
Le souci est que ce processus de « socialisation différenciée » des jeunes générations – comme le qualifiait la docteure en psychologie Anne Dafflon-Novelle dans un ouvrage de 2006 –, doit être mis en relation avec les rôles qu’hommes et femmes, une fois adultes, sont appelés à jouer (avec tous les rapports de pouvoir qui les accompagnent). Certes, c’est d’abord l’éducation et l’exemple des adultes qui conditionnent les individus, mais on ne peut négliger les nombreux éléments périphériques de la socialisation (les jouets, les habits, les sports accessibles, etc.) qui accentuent les différences. Or, il y aurait, toujours selon Anne Dafflon-Novelle, en moyenne deux fois plus de héros que d’héroïnes dans les albums illustrés pour enfants ; ou encore dix fois plus de héros-animaux que d’héroïnes-animales. Dans ces mêmes histoires, les filles sont principalement cantonnées à un rôle domestique (en intérieur, avec des jouets ou accessoires typiquement féminins, dans des rôles passifs). Les garçons, quant à eux, font des activités extérieures (sport, bêtises, jeux entre amis, dans des rôles actifs). Idem pour les adultes : les femmes n’apparaissent que très peu dans le monde professionnel et ont la plupart du temps un rôle maternel, tandis que les hommes exercent souvent des métiers professionnels variés et valorisés.
L’impact d’une poupée comme Barbie, vendue à plus d’un milliard d’exemplaires depuis sa création en 1959, est forcément difficile à mesurer sur la perception des enfants quant à ce que serait une femme adulte idéale. Mais il n’est probablement pas anodin, surtout qu’il s’ajoute à bien d’autres éléments du quotidien. Avec ses mensurations incompatibles avec une vie ordinaire et ses accessoires longtemps dédiés intégralement à des loisirs ou occupations rattachés à l’image de la femme entretenue ou au foyer (cuisine, voiture décapotable, etc.), Barbie a répandu l’image d’une call-girl de luxe, à la taille ultrafine, aux seins en obus et au visage d’enfant. De nombreux parents, ces dernières années, ont d’ailleurs accusé le célèbre jouet de fausser l’image de la femme et d’encourager l’anorexie. L’évolution (heureuse) de la société a un impact tellement négatif sur les ventes de la poupée que la société américaine Mattel, qui l’a créée, s’est vue obligée de diversifier son offre. En 2016 notamment, la Barbie traditionnelle aux longues jambes, à la poitrine imposante et à la taille ultrafine s’est ainsi vue concurrencée par trois nouveaux modèles : « Tall » (grande et longiligne), « Petite » (toute menue) et « Curvy » (« bien en chair », avec moins de poitrine, un petit ventre rond, des hanches plus larges, des fesses et des cuisses arrondies).
Comparaison de la poupée Barbie classique avec « Curvy », l'une de ses concurrentes créée par la société Mattel en 2016 pour répondre aux critiques sur les mensurations hautement improbables de la première.
Autre élément souvent cité de notre société de consommation, et ayant apporté une pierre bien utile à l’édifice des préjugés basés sur le genre : le monde de Disney. Les films Disney ont déjà fait l’objet de multiples critiques et analyses, parce qu’ils sont vus à un âge où se forgent encore le caractère et la vision du monde de l’individu. Ses clichés racistes et sexistes ont été pointés du doigt, par plusieurs revues, manuels, études, analyses et critiques divers. En l'occurrence, l’univers Disney fait bien souvent étalage d’énormes préjugés sur la condition féminine à travers ses héroïnes. À l’inverse, les personnages masculins sont soumis à une terrible attente : ils ont généralement un devoir à accomplir, et ne doivent pas laisser apparaître leurs faiblesses. Aussi parce que certaines histoires se déroulent à des époques et des lieux qui étaient marqués par un rôle restreint de la femme. Pas étonnant que Mulan, dans le film éponyme sorti en 1998, doive se déguiser en homme, pour prouver sa valeur à sa famille et à la société. Mais elle n’acquiert la victoire que par la ruse, non par la force. L’héroïsme et la virilité sont des éléments symboliques rattachés à l’homme, car ils sont supposés s’acquérir par la puissance physique, qui n’est pas l’apanage des femmes.
Bien qu’elles soient toujours présentées comme uniques, les héroïnes et princesses de Disney partagent bien plus de traits (psychologiques et physiques) communs que de différences. Les caricatures sont diverses : taille et visages fins, naïveté, gentillesse, passivité, solitude, soumission, faiblesse physique, dépendance financière et sentimentale, douceur, joie, sensibilité, dévouement, amour des enfants, compassion et amabilité. Héritiers de contes populaires vieux de plusieurs siècles, les films Disney reflètent aussi l’idéologie de leurs époques. Les premières héroïnes, comme Blanche-Neige et Cendrillon, n’étaient pas du tout des femmes d’action, mais cantonnées au foyer, à faire le ménage, la cuisine, à s’occuper des autres. Et dans une situation de détresse, c’est par leurs atouts physiques qu’elles peuvent attirer l’attention de l’homme, providentiel, qui va les sauver. Derrière une femme en difficulté se cache une jeune princesse en puissance (pure et vierge), éclatante d’une beauté humble, et qui sera révélée par l’arrivée du prince, seul capable de mettre au grand jour sa vraie splendeur... accessoirement, parfois après un baiser donné dans son sommeil (donc sans son consentement), ou après s'être faite séquestrée, enlevée et insultée par celui qui deviendra son époux. Le mariage amoureux est la clé de son bonheur, étape indispensable, synonyme de réussite ultime. Et les gentils sont toujours gratifiés à la fin d’un beau mariage et d’une forme de richesse matérielle (voire d'une forme de noblesse, en devenant princes ou princesses). Quasimodo, dans Le Bossu de Notre-Dame (1996), constitue une exception... mais comme il est laid, on comprend qu'il reste heureux avec ses gargouilles, tandis que la belle Esmeralda part vivre son idylle avec le beau Phoebus.
Certes, certains personnages féminins apparaissent comme « rebelles », parce qu’ils se démarquent par leur désobéissance : Ariel qui fait des excursions dans le monde des humains dans La Petite Sirène (1989), la princesse Yasmine qui refuse de se marier dans Aladdin (1992), Pocahontas qui s’entiche d’un Européen dans Pocahontas : Une légende indienne (1995), Belle qui rejette les avances du très viril Gaston dans La Belle et la Bête (1998), Fiona qui tombe amoureuse d’un ogre dans Shrek (2001). Elles apparaissent momentanément comme un poids pour leur famille, pour la tradition, pour leur pauvre père – rappelons-nous cette phrase mémorable du Sultan, père de Yasmine dans Aladdin : « Je te souhaite sincèrement de ne jamais avoir de fille ». Mais heureusement, on constate qu’elles reviennent toutes, in fine, sur le droit chemin, en acceptant d’accompagner un homme (beau, presque toujours) jusqu’à l’autel, tant que le père autoritaire donne son aval. Même Mulan laissera tomber son armure et son épée pour rejoindre la demeure familiale et se marier. L’aboutissement de toutes les histoires se résume au mariage ; et dans aucune, les femmes ne se libèrent seules. Pocahontas reste le personnage d'exception qui choisit de devenir cheffe de sa communauté plutôt que de se marier.
Il est aussi intéressant de s’arrêter sur les rôles de « méchants » dans l’univers Disney. Hormis le personnage de Gaston, qui représente la virilité à l’état pur, les autres possèdent rarement les attributs du héros ou du prince (la beauté, la force, etc.) et sont plutôt efféminés. Ils sont généralement en marge de la norme et de la société. Les personnages de Scar, dans Le Roi Lion (1994), de Jafar dans Aladdin, trop minces, maniérés, ni virils ni brutaux, se démarquent du puissant Mufasa ou de l’aventureux Aladdin. Autre point subtil, les femmes dominantes et indépendantes occupent souvent un rôle de méchante : les reines dans Blanche-Neige et les Sept Nains (1937) et dans Alice au pays des merveilles (1951), la belle-mère et ses filles dans Cendrillon (1950), Maléfique dans La Belle au bois dormant (1959), Ursula dans La Petite Sirène, ou encore Médusa dans Les aventures de Bernard et Bianca (1977). On observe d’ailleurs chez elles des caractéristiques généralement plutôt dévolues aux hommes : la force (physique et de caractère), l’ambition, la brutalité... mais tout en étant physiquement repoussantes (soit obèses, soit squelettiques). Elles conduisent avec violence, fument, tirent au fusil, comme Cruella dans Les 101 dalmatiens (1961) ou Médusa dans Les aventures de Bernard et Bianca. On en déduirait facilement qu’une femme qui s’approprie les manières et l’autorité d’ordinaire dévolues aux hommes, ne peut que tourner mal.
Incontestablement, les œuvres Disney ont participé à la construction d’une vision sexiste du monde chez plusieurs générations. Elles ne sont pas seules, mais elles sont venues en complément de bien d’autres éléments : les modèles masculins et féminins qu’offre la société elle-même, les inégalités salariales et sociales, la mode et le monde de la publicité, le cinéma et la culture dans son ensemble, etc. On aurait pu par exemple s'étendre longuement sur l'influence néfaste de la mode sur la définition des critères de beauté (pour les femmes, et dans une moindre mesure pour les hommes) : l'exposition des femmes et jeunes filles aux images de l'industrie de la mode, avec des mannequins ultra-fines, des standards de beauté irréels et des photos constamment retouchées, peut avoir des dégâts sérieux.
La lutte contre les stéréotypes : une nécessité pour permettre l’épanouissement et le bonheur
C’est à l’âge de l’école maternelle que les enfants commencent à construire leur identité et à développer leur estime de soi. Les références qui leur sont donnés nourrissent cette construction, et donc leur vision du monde, leur place... Les parents et les enseignants ont un rôle à jouer sur les choix des ouvrages qu’ils proposent à leurs enfants, et doivent les aider à en décrypter le contenu. Car les livres doivent d’abord jouer un rôle éducatif, et il faut donc les aborder avec un esprit critique qui manque souvent aux plus petits. Avec beaucoup de clairvoyance, Simone de Beauvoir expliquait déjà, dans son essai Le Deuxième Sexe (1949) : « L’enfant peut aussi découvrir [le renoncement] par beaucoup d’autres chemins : tout l’invite à s’abandonner en rêve aux bras des hommes pour être transportée dans un ciel de gloire. Elle apprend que pour être heureuse, il faut être aimée ; pour être aimée, il faut attendre l’amour. La femme c’est la Belle au bois dormant, Peau d’Âne, Cendrillon, Blanche-Neige, celle qui reçoit et subit. Dans les chansons, dans les contes, on voit le jeune homme partir aventureusement à la recherche de la femme ; il pourfend des dragons, il combat des géants ; elle est enfermée dans une tour, un palais, un jardin, une caverne, enchaînée à un rocher, captive, endormie : elle attend. Un jour mon prince viendra… Some day he’ll come along, the man I love… les refrains populaires lui insufflent des rêves de patience et d’espoir ».
Et d’ajouter ensuite : « La suprême nécessité pour la femme, c’est de charmer un cœur masculin ; même intrépides, aventureuses, c’est la récompense à laquelle toutes les héroïnes aspirent ; et le plus souvent il ne leur est demandé d’autre vertu que leur beauté. On comprend que le souci de son apparence physique puisse devenir pour la fillette une véritable obsession ; princesses ou bergères, il faut toujours être jolie pour conquérir l’amour et le bonheur ; la laideur est cruellement associée à la méchanceté et on ne sait trop quand on voit les malheurs qui fondent sur les laides si ce sont leurs crimes ou leur disgrâce que le destin punit ».
Section Jouets des Galeries Lafayette, à Paris (2018). (Crédit photo © Sara de Oliveira Brites, 2018)
Les actions telles que celles entreprises par la Mairie de Puteaux, qui peuvent d’une manière ou d’une autre conforter les séparations entre garçons et filles à un très jeune âge, devraient faire l'objet d'un contrôle plus stricte par la loi. Elles semblent anodines, mais révèlent la persistance d'une vision déterministe de l'homme et de la femme. Une vision où, en général, les tâches les moins valorisantes et les moins épanouissantes sont réservées aux femmes. Une vision qui a cela de terrible qu'elle nécessite, pour se maintenir, une forme de tolérance générale vis-à-vis des inégalités et des discriminations qui touchent les femmes. Comme si l'égalité qu’elles recherchent était une faveur qu'on leur accordait, et non un simple droit qui leur est dû.
Heureusement, le combat contre les préjugés ne se traduit pas que par de vains coups d’épée dans l’eau. En avril 1944, on élargissait le droit de vote aux femmes. En juillet 1965, on les autorisait à exercer un métier sans l’autorisation préalable de leur mari. En janvier 1975, on légalisait le droit à l’avortement. En 2017, la bloggeuse Emma, grâce à ses bande-dessinées, imposait la notion de « charge mentale » sur la toile, et le succès du hashtag #balancetonporc marquait le début d’une campagne active de dénonciation du harcèlement et des agressions sexuelles à l’égard des femmes. Les objets de la lutte s’affinent, s’attaquent à des pans plus subtils du patriarcat et de la domination masculine. Mais l’accès au bonheur appartient encore aux hommes. Dans l’imaginaire collectif, un garçon peut jouer au chevalier, partir à l'aventure, se battre contre les méchants, imaginer un univers passionnant et plein de défis. Une fille peut jouer à la princesse. Mais une princesse ne se bat pas, ne met pas de pantalon, ne part pas dans des contrées lointaines. Une princesse fait-elle même du sport ? Se maquiller, compter ses robes et s'occuper de décorer le château en attendant le retour de son preux chevalier, voilà à quoi elle est invitée à dédier son temps, sa vie. Même quand ils seront heureux et auront beaucoup d'enfants, c'est parce qu'elle les aura portés, qu'elle aura accouché une demi-douzaine de fois. Mais après tout, pourquoi préfèrerait-elle partir à l’aventure, voyager à travers des contrées inconnues, et rêver un peu ?
* * *
Dans cet extrait de son ouvrage Le troisième chimpanzé (1992), au chapitre intitulé « La science de l’adultère », le géographe et biologiste américain Jared Diamond explique pourquoi, selon lui, quand bien même les processus de domination masculine dans les sociétés humaines auraient des origines évolutives, leur cause naturelle ne saurait justifier qu’on les accepte simplement tels quels et qu’on ne les combatte pas – au nom d’objectifs éthiques qui nous distinguent du monde animal.
À la suite des recherches récentes, personne ne conteste plus qu’au cours de l’évolution, la sélection naturelle a façonné le comportement des animaux, tout autant que leurs structures anatomiques, afin qu’ils laissent un maximum de descendants. Pratiquement aucun scientifique ne doute que la sélection naturelle a modelé l’anatomie humaine. Les biologistes disputent avec virulence pour savoir si la sélection naturelle a pu façonner également notre comportement social. Nombre des comportements humains [...] sont aujourd’hui jugés en Occident marqués du sceau de la barbarie, et l’interprétation de leur apparition dans l’évolution qui en est donnée par les sociobiologistes passe, aux yeux de certains, pour une tentative de justification.
Tout comme la physique nucléaire ou n’importe quelle autre science, la sociobiologie peut être employée au service de mauvaises causes. On n’a jamais manqué de prétextes pour justifier les injustices ou même les tueries, mais depuis que Darwin a formulé sa théorie de l’évolution, cette dernière a aussi été abusivement accusée de représenter l’un de ces prétextes. Certains sont tentés de regarder les explications sociobiologiques de la sexualité humaine comme des essais de justification de la domination des hommes sur les femmes, analogues aux thèses biologiques avancées par certains Blancs pour justifier la façon dont ils ont traité les Noirs ou par les nazis pour ce qui concerne les Juifs. Dans les critiques que certains auteurs ont adressées à la sociobiologie, deux craintes sont sans cesse mises en avant : premièrement, si l’on démontre qu’un comportement barbare a une base biologique, cela semblerait le justifier ; deuxièmement, si l’on démontre qu’un comportement présente une base génétique, il peut sembler futile de vouloir le changer.
À mon avis, ces deux craintes ne sont pas fondées. En ce qui concerne la première, on peut essayer de comprendre comment un trait est apparu, indépendamment du jugement que l’on porte sur lui. La plupart des livres qui analysent les motivations des assassins sont écrits dans le but non pas de justifier le meurtre, mais plutôt de comprendre ses causes, afin de le prévenir. En ce qui concerne la seconde, nous ne sommes pas les esclaves des caractéristiques que nous avons acquises au cours de l’évolution, ni même de celles que nous avons acquises génétiquement. Notre civilisation actuelle réussit parfaitement à neutraliser des comportements archaïques, tels que l’infanticide. L’un des principaux objectifs de la médecine moderne est de contrecarrer les effets nocifs de nos gènes défectueux et des microbes pathogènes, bien que la science nous montre que les gènes et les microbes en question tendent naturellement à nous tuer. Ainsi, prouver que, sur le plan génétique, la pratique de l’infibulation est avantageuse pour les mâles qui l’imposent n’implique pas qu’il faille renoncer à la combattre sous prétexte que cette lutte n’a dès lors plus de sens : nous la condamnons parce que nous estimons que la mutilation d’une personne par une autre est une pratique éthiquement indéfendable.
La sociobiologie peut se révéler utile à la compréhension de l’origine évolutive de certains comportements sociaux humains, mais ce type de démarche rencontre, par ailleurs, des limites. On ne peut ramener toutes les activités humaines à la seule finalité d’assurer le maximum de descendants. À partir du moment où la civilisation et les pratiques culturelles ont été fermement instituées, les comportements ont répondu à de nouveaux objectifs. Aujourd’hui, par exemple, de nombreuses personnes remettent en question le fait d’avoir des enfants et beaucoup décident de consacrer leur temps et leur énergie à d’autres activités. Les raisonnements qui font appel à l’évolution ont surtout l’intérêt de permettre de comprendre l’origine de certains comportements sociaux humains ; pour autant, ils ne constituent pas la seule compréhension possible de la forme actuelle de ces comportements.
Si nous avons été façonnés, comme les autres animaux, par les processus qui poussent à gagner au jeu de l’évolution en laissant un maximum de descendants, au point d’en être encore marqués sur de nombreux plans, nous avons tout autant inventé des objectifs éthiques, lesquels peuvent parfois entrer en conflit avec les objectifs dictés originellement par nos stratégies évolutives. Se poser le problème du choix entre ces différents objectifs est l’un des traits qui nous distinguent le plus radicalement des autres animaux.