Par David Brites.
Dans un précédent article de juillet 2015, nous décryptions, au-delà des données macro-économiques, les contours (et les limites) du modèle de croissance du Mozambique, vaste pays lusophone d’Afrique australe situé en face du Madagascar. Méga-projets d’infrastructures visant entre autres à faire de Maputo, la capitale, une vitrine de la « modernité » telle que la conçoivent les autorités ; vente ou octroi de baux sur la terre à des investisseurs étrangers, alors que la majorité des Mozambicains vit encore d’une agriculture vivrière pratiquée sur de petites parcelles ; projets d’exploitation miniers et gaziers, notamment dans les provinces de Tete aujourd’hui, de Cabo Delgado demain : le modèle économique emprunté depuis plusieurs années par le Mozambique ne diffère pas fondamentalement de celui de nombreux États autoritaires d’Afrique ou d’Asie, où les sphères politique et économique s’entremêlent de façon malsaine.
À bien des égards, nous le verrons dans cet article, publié à l'occasion du quatrième anniversaire de la prise de fonction du chef de l'État Filipe Jacinto Nyusi, le parti qui tient le pouvoir depuis l’indépendance, le Front de Libération du Mozambique (Frente de Libertação de Moçambique, abrégé en Frelimo), est responsable des mauvaises orientations économiques du pays, du maintien de la majorité de la population dans une situation de sous-développement et de misère, et de la perpétuation de pratiques de népotisme et de corruption – dans un pays qui aurait pourtant largement assez de ressources pour subvenir de façon raisonnée aux besoins de ce peuple de moins de 30 millions d’habitants. Cette situation accroît les risques portant sur la surexploitation de l’environnement et sur l’expulsion (sans filet juridique efficient ni compensation financière ou matérielle réllement proportionnée) des populations résidant sur les sites de grands projets d’exploitation liés aux investissements étrangers (miniers, gaziers ou encore agricoles). Les premières victimes du « progrès » à marche forcée imposé par le Frelimo sont donc les Mozambicains eux-mêmes.
Nous l'expliquions dans la première partie de ce dossier, les communautés dans tout le pays ont été fragilisées par l'arrivée, ces dernières années, d'investisseurs étrangers sans scrupules. L'économiste mozambicain António Francisco, interrogé par le journal @Verdade en novembre 2015, l'expliquait en ces termes : « Le président est le premier "latifundiário" [propriétaire terrien] », et les fonctionnaires sont devenus de véritables négociants de la terre. De son point de vue, le rôle de l'État pour défendre les citoyens contre les investisseurs étrangers est « nul » : « [Il s'est créé] un Droit de Propriété illégitime, dans le sens qu'il n'est pas reconnu la légalité aux propriétaires légitimes, qui sont les citoyens et les communautés, parce qu'il est dit : "vous n'avez pas droit à la Propriété (de la terre), seulement un Droit d'Usage". Ça transforme le peuple en locataire de l'État, et si vous êtes locataire, vous ne pouvez pas faire de grandes améliorations sans demander l'autorisation. »
Pourtant, une fois n’est pas coutume, le Mozambique a connu une bonne nouvelle sur le front des luttes sociales et environnementales. Le projet ProSavana, que nous décrivions en juillet 2015 (Au Mozambique, la croissance économique assure-t-elle le développement ? (1/2) Agriculture intensive, industries extractives, méga-projets : quelles sont les victimes collatérales du « progrès » ?) comme emblématique de la « ruée sur la terre » que connaît le Mozambique depuis plusieurs années – plus précisément depuis l'après-guerre civile (1977-1992) –, ce projet ProSavana donc, a connu récemment un coup d’arrêt qui pourrait s’avérer irréversible. Résultat d'une coopération entre les gouvernements mozambicain, japonais et brésilien, le projet ProSavana visait, sur le modèle de ce qui avait été fait dans le Mato Grosso brésilien entre les années 1970 et 1990, à implanter des exploitations agricoles « de rente » (soja, coton, maïs) dans une zone de 14,5 millions d'hectares où se concentrent cinq millions de personnes, au nord du Mozambique. Il s'annonçait ravageur pour les paysans sur place, pour leurs familles et leur environnement. Amorcée avec un simple mouvement social de résistance, la mobilisation, décrite en détail dans un article du Monde Diplomatique de juin 2018, a pris de l'ampleur, au point de faire reculer les investisseurs et le gouvernement. Le projet semble désormais mort-né.
Dans le contexte mozambicain où les investisseurs peu scrupuleux affluent, et où les garde-fous de la puissance publique sont inexistants ou pourris par la corruption et le clientélisme, les pires abus sont observés, et ce sont toujours les mêmes qui en souffrent. Du ministre au petit fonctionnaire, tous cherchent à tirer profit de la faiblesse des milliers de paysans sur place, souvent analphabètes et peu organisés. Le cas de ProSavana illustre l'importance de s'organiser et de poursuivre les luttes, en dépit de la disproportion des forces en présence. C’est particulièrement laborieux au Mozambique, où l’État frélimiste (du nom du parti au pouvoir) ne joue absolument pas son rôle de garant de la loi et des droits des citoyens.
Le paysage de la capitale mozambicaine est dominé par de grandes tours en construction, symbole de la croissance économique et de la politique de grands projets du régime.
L'hégémonie du Frelimo, un frein à la répartition des richesses
Dans le contexte de croissance et d'investissements massifs, la domination sans contre-pouvoir réel d'un parti politique, le Frelimo, est susceptible de permettre les pires abus. Ceux-ci vont bien au-delà d'une simple tendance à l'autoritarisme qui le pousserait « à peine » à coupler propagande d'État et fraudes électorales. Ils se traduisent par un népotisme prononcé, qui se confond en fait avec une corruption frappant tous les niveaux de décision, et qui finit même par rebuter certains investisseurs étrangers dont l'activité se trouve freinée par la lourdeur administrative et le recours systématique aux pots-de-vin.
Ainsi, plusieurs se sont récemment retirés du Mozambique ou y ont tout du moins réduit leurs activités face aux difficultés, notamment le manque d’infrastructures, la lenteur bureaucratique et la corruption. Le Brésilien Vale, par exemple, s'est partiellement désengagé de la ligne Tete-Nacala vers 2014-2015, alors que le cours du charbon connaissait une forte baisse. Les grandes sociétés étrangères et l'État mozambicain tentent de remédier aux obstacles en ouvrant plusieurs chantiers, comme dans le corridor de Nacala, pour aménager routes, ponts ou lignes de chemin de fer. Les Chinois récupèrent la plupart de ces contrats de construction ou de modernisation, ce qui a des effets pervers à bien des égards, comme l'explique dans son livre Le Mozambique en route vers la Chine. Une opportunité pour le développement ? (2010) l'économiste mozambicain Sergio Chichava : « La convergence d'intérêts entre une partie de l'élite mozambicaine et les entreprises chinoises empêche l'établissement de relations saines et durables entre les deux pays. L'économie et l'environnement du Mozambique sont les premières victimes de ce phénomène. Cette convergence aggrave les risques liés à l'exportation de matières premières brutes, qui dépendent des fluctuations du marché chinois. Ce sont des relations semblables à celles qui s'étaient établies entre l'Afrique et l'Occident : elles limitent les perspectives de développement du continent africain. »
Les contrats lourds entraînent parfois des coûts trop élevés pour représenter un intérêt réel. C'est ce qu'a compris Rio Tinto, puisque l'entreprise australienne, bien loin de se lancer (comme elle prévoyait initialement de le faire) dans la construction d'une ligne de chemin de fer devant relier le port de Beira à ses mines de charbon dans le district de Moatize, dans la province de Tete, s'est plutôt, depuis 2014, désengagé du Mozambique, après avoir enregistré de lourdes pertes consécutivement à la chute des cours internationaux du charbon et aux difficultés bureaucratiques et logistiques rencontrées. De son côté, Vale, qui a régulièrement présenté des pertes lourdes au Mozambique ces dernières années – jusque 500 millions de dollars par an en 2015 et 2016 –, a renoué avec les bénéfices ; le géant brésilien avait déjà placé trop de pions pour pouvoir se retirer, c'est pourquoi il n'a pas suivi le chemin de Rio Tinto. Mais entre le retrait quasi-total de l'Australien et la prudence du Brésilien, le marché du charbon mozambicain a connu ces dernières années un certain désenchantement. Des trois grandes compagnies ayant investi dans ce secteur, seul l'Indien Jindal, dont la rentabilité au Mozambique tient plus à la demande intérieure du marché indien qu'aux cours mondiaux du charbon, a poursuivi ses activités au même rythme dans la province de Tete. Le rapport de l'ITIE publié en 2015 sur l'état des industries extractives dans le pays révélait, à l'image de presque tous les pays ayant jeté les bases de leur croissance sur des filières rentières comme les mines, un ralentissement de la croissance de ce secteur dès 2014, par rapport à 2012 qui avait été l'année du boom du charbon mozambicain. Le total des recettes de l'État en 2014 (11,7 millions de meticals) relatives à ce secteur correspond à, dit le rapport, à peine 12% de celles de 2012 (98,6 millions de meticals).
En dépit de ces déconvenues, la croissance mozambicaine est désormais structurelle, et très fortement encouragée par le gouvernement. Et pour cause : le mélange des genres, entre politique et business, pousse clairement la classe politique à favoriser les méga-projets, sans se soucier du sort des communautés impactées. « L'agriculture familiale n'est pas devenue importante pour le gouvernement parce que ce n'est pas un business pour les élites et que ça ne rapporte pas de commissions. » Cette phrase, prononcée le 2 avril 2015 par l'économiste mozambicain João Mosca au journal @Verdade, résume parfaitement l'impact qu'ont les conflits d'intérêts sur l'orientation économique de l'État mozambicain. Et de fait, les hommes politiques sont très actifs dans les affaires, à l’image d’un Armando Emílio Guebuza, ancien chef de l'État de 2005 à 2015, qui, avec sa famille, s’est enrichi pendant des années sur le dos de son peuple. « C'est "monsieur 5%", nous expliquait en mai 2015 (année du départ de Guebuza du pouvoir) Gilda Homo, militante écologiste. Ce surnom, c'est parce qu'il a monnayé auprès des compagnies étrangères des concessions contre une part de leurs bénéfices ou contre des participations. Les premiers à l'avoir surnommé comme ça sont les fonctionnaires de l'administration fiscale, parce qu'ils connaissent mieux que quiconque les arrangements qu'il a obtenu avec les entreprises. » À titre d'exemple, Guebuza est actionnaire de la société sud-africaine Vodacom, l'une des trois sociétés de téléphonie mobile prédominantes au Mozambique. En 2010, le portail Internet de WikiLeaks, citant des télégrammes de l'ambassade des États-Unis à Maputo, avait même révélé que l'ancien chef de l'État avait reçu une commission de 35 à 50 millions de dollars dans le cadre de la négociation pour l'achat du barrage hydroélectrique de Cahora Bassa au Portugal. Les proches de Guebuza ne sont pas en reste, comme son ancien ministre Felício Zacarias, actionnaire de trois compagnies minières : Mushele Minerals, Maysmbuge Minerals et Sikueto Minerals. Ou encore son ancienne ministre à la présidence Isabel Manuel Nkavadeka, actionnaire de la société minière Bisanka Lapides Nampula Lda.
Aujourd’hui encore, la plupart des ministres sont très présents dans l’économie, le plus souvent par le biais du clan Guebuza. Le plus emblématique actuellement au gouvernement est Celsio Ismael Correia, ministre des Terres, de l’Environnement et du Développement rural depuis janvier 2015. Âgé de 36 an au moment de sa prise de poste, ce pur produit de l’ère Guebuza, président de la BCI, second établissement commercial du pays, est le PDG du groupe Insitec, qu’il a fondé à l’âge de 23 ans avec l’appui de la famille Guebuza (qui y détient des participations) et qui œuvre dans les secteurs de la finance, de l’énergie, de l’immobilier et de la construction. Autre ami de l’ancien chef de l’État, le ministre actuel de l’Agriculture José Candugua António Pacheco, également en poste depuis quatre ans, est présent dans les mines, via la holding Conjane qu’il a fondée avec l’ancien ministre Felicio Zacarias et l'actuel maire de Maputo, David Simango.
Même les personnalités les plus proches du nouveau président de la République, pourtant lui-même peu actif dans les affaires, ont tissé par le passé des alliances commerciales décisives avec le clan Guebuza. Ainsi, Adelaïde Anchia Amurane, ministre à la Présidence, a fondé en 2002 l’entreprise de commercialisation d’eau minérale Fontemagica, en partenariat avec un ancien général et conseiller de Guebuza, Eduardo da Silva Nihia ; elle est par ailleurs actionnaire de nombreuses sociétés (de pêche, d’automobile, de construction et d’agro-industrie). Quant au ministre des Transports, Carlos Mesquita, il est directement associé dans Beira Grain Terminal SA à Valentina Guebuza, la fille de l'ex-président. L’ancien gouverneur de la Banque de Mozambique, Adriano Afonso Maleiane, à présent ministre de l’Économie et des Finances, demeure à la tête de plusieurs firmes de conseil, sans compter sa participation dans une société sud-africaine.
Et la liste des membres du gouvernement ayant un pied dans le secteur privé tout en ayant bénéficié de largesses de l’État pour prospérer, est encore longue. Le ministre de la Mer et de la Pêche dans l'immobilier, le ministre de l’Intérieur dans les secteurs pharmaceutique et minier, le ministre de la Justice dans le transport, l’hôtellerie et l’import-export, le ministre de l’Industrie et du Commerce dans l’immobilier, la communication et le marketing, le ministre des Travaux publics dans l’élevage… Tous ont des participations importantes voire dirigent des sociétés privées, dans des secteurs très différents, mais presque toujours liés à l’État.
Les dirigeants (actuels et anciens) des Forces Armées de Défense du Mozambique (FADM), l'armée mozambicaine, sont logés à la même enseigne que les autres dignitaires du Frelimo : de grands investisseurs. Ainsi, relevé de ses fonctions de chef d’état-major en juin 2013, le général Paulino José Macaringue avait créé dès 2005 la firme Broham Moçambique avec le général João Americo Mpfumo et Jacob Mabena, un homme politique sud-africain ; à la retraite, il s’est lancé en septembre 2014 dans d'autres négoces, dans la région de Nampula. Macaringue n’est pas une exception : les généraux qui l’ont précédé au poste de chef d’état-major détiennent eux-aussi des participations dans des firmes privées. Son prédécesseur de 1995 à 2008, Lagos Lidimu, est actionnaire depuis 2005 de la compagnie forestière Madeiras de Machaze, avec notamment un autre général à la retraite, Atanásio Salvador Mtumuke. Entre de multiples autres activités, les deux hommes ont également créé, avec nombre d’autres généraux, Quionga Energia SA, une société qui entend commercialiser du gaz naturel et ses dérivés. Autre exemple, Antonio Hama Thai, chef d’état-major de 1987 à 1994, a des intérêts dans plusieurs sociétés d’immobilier, d’import-export et de mines. Et la liste est loin d’être exhaustive.
Si les militaires et hommes politiques frélimistes sont très actifs dans les affaires, leur progéniture l'est aussi. Fils et filles des caciques du parti investissent à tout va, tous secteurs confondus. Filiano, Celso et Elsa Mutemba, les trois enfants du dernier ministre des Travaux publics sous Guebuza, Cadmiel Mutemba, ont ainsi assuré leur avenir par d'ambitieux investissements : après avoir fondé ensemble Capitalia Investimentos en 2007, ils se sont lancés en 2014 dans la gestion de biens immobiliers. Chinguane Sebastião Marcos Mabote, fils du premier chef d’état-major post-indépendance Sebastião Mabote (1975-1987), mort en 2001, a fondé en 2006 Lumininoc (installation électrique) avec des membres de la famille Guebuza, puis en 2009 le Grupo Hushaka (gestion d’investissements). Si le gouverneur de la province de Tete, Paulo Auade, nommé à ce poste en 2013, est actionnaire de plusieurs sociétés minières (Norinvest, Norbrita et Bisanka Lapides Nampula Lda), son fils Paulo Auade Junior n'a rien à lui envier : il a créé en 2015 à Maputo une agence de publicité, dont il est actionnaire via Magnus Holdings, une entreprise qu'il a fondée en 2013 et qui couvre une large gamme d'activités (tourisme, exploration minière et forestière, conseil, etc.).
Les enfants de l’ancien général Alberto Chipande, cacique du Frelimo, mais aussi oncle (et parrain politique) de l'actuel chef de l'État, ne sont pas en reste. Felicia, Joana, Nkutema Namoto, Alberto Junior et Doroteia Chipande, cousins du président, ont enregistré en 2015 à Maputo la société Sakudimba Segurança Pro, qui couvre des activités aussi diverses que la sécurité, la logistique, l'immobilier, ou encore la prospection minière – et ça n’est là qu’une partie de leurs investissements. En 2014, Muilene, fils du général Lagos Lidimu, également proche de l'actuel chef de l’État, et Simbili Alberto Puchar, fils du général Atanásio Salvador Mtumuke, ont créé ensemble le Grupo Namatil (import-export) ; le propre frère du président de la République, Casimiro Cosme Nhussi, qui s’était jusque-là tenu loin des affaires et de la vie politique de son pays, a rejoint en début d’année l’actionnariat de cette société.
La confusion des genres entre sphère politique et business a marqué la présidence Guebuza, mais n’a donc pas concerné que ses proches. Elle frappe toute la classe dirigeante frélimiste, même si l’ancien chef de l’État en a été le symbole. Début 2015, des informations parues dans la presse italienne ont encore terni un mandat entaché par une montée vertigineuse de la corruption ; elles se basaient sur des transcriptions d’écoutes téléphoniques de l’ancien patron d’ENI, Paolo Scaroni, qu’on entendait évoquer un cadeau de Guebuza, un très beau terrain à Bilene (site touristique réputé de la province de Gaza, au sud du Mozambique), et des exemptions fiscales pour la compagnie pétrolière italienne.
Quelle voie de développement suit le Mozambique ?
Dans ce pays déjà extrêmement pauvre, essentiellement rural, où le climat difficile est régulièrement marqué par des sécheresses (comme en 1982-1984, ou en 1994-1995) et par des inondations terribles (en 2000, et à nouveau en 2015), la perspective d'un développement inclusif et empreint de justice sociale devrait constituer l'ambition principale. D'autant plus que le Mozambique se relève d'une décennie de guerre d’indépendance (1964-1975), et surtout de seize années de guerre civile (900.000 morts, 5 millions de déplacés). Mais personne n'est dupe de l'illusion de croissance et de progrès qu'est supposée apporter l'exploitation des ressources naturelles. « À quoi va nous servir le gaz dans le nord ? À rien, nous disait en 2015, lucide, un père de famille, Paulo, en grande banlieue de Maputo. On a déjà plein de barrages, et on ne paie pas notre électricité moins cher. On la paie même plus cher que les autres pays voisins. On finira peut-être même par payer le gaz plus cher. Ça ne va rien nous apporter. » La réalité est effectivement différente du rêve que la propagande d'État veut vendre, notamment en survalorisant dans la communication du gouvernement les macro-projets et leur effet-levier sur l'économie nationale. La réalité de la croissance mozambicaine, c'est une hausse exponentielle des inégalités, une dégradation rapide de l'environnement, et l'enrichissement indécent d'une élite souvent occidentalisée, toujours corrompue, et volontairement coupée du peuple. Le tout au nom du progrès et du développement.
Sans retirer à la question sociale sa dimension prioritaire, il apparaît clairement que la menace que la croissance mozambicaine fait peser sur les milieux naturels est non seulement catastrophique, mais impacte également sur les communautés qui côtoient ces mêmes milieux. La déforestation reste l'un des pires fléaux que connait le Mozambique, notamment à cause du trafic illégal. Il se trouve que le bois mozambicain est d’excellente qualité et bon marché. Les appétits féroces qu’il suscite entraînent la destruction lente mais constante d’immenses zones forestières dans les provinces du centre et du nord du pays, en particulier celles de Sofala, de Zambézie et de Cabo Delgado. L’exploitation de bois y prospère en dehors de tout contrôle et sur fond de corruption, avec pour principal bénéficiaire la Chine.
En 2006, le Forum des organisations non-gouvernementales de la province de Zambézie (FONGZA) publiait un rapport au titre explicite, repris par la presse nationale : « Un take away chinois ! » – « take away » étant une expression utilisée au Mozambique pour désigner les plats à emporter. En 2008 encore, trois associations mozambicaines de défense de l’environnement évoquaient la disparition progressive des forêts de Zambézie. En juillet 2011, l’hebdomadaire mozambicain Savana publiait une longue enquête sur le trafic de bois à Mocuba, localité de la même région. Selon l'Inventaire forestier national, 0,58% du patrimoine forestier du Mozambique, soit 219 000 hectares, disparaît chaque année. Corroborant ces tendances, l'Université Eduardo Mondlane à Maputo a achevé en 2015 un rapport, financé par l'Union européenne, qui estime que le trafic de bois aurait augmenté de 88% entre 2007 et 2011. Non seulement les autorités mozambicaines n'ont pas voulu ou n'ont pas été capables de fournir les informations demandées pour la réalisation de cette étude, mais elles ont également tout fait pour qu'une fois publiée, elle passe inaperçue. Car la quantité de bois coupée dépasse largement les quotas officiels. Les deux tiers voire les trois quarts des exportations se feraient illégalement. À cela s'ajoute un niveau surélevé de quotas accordés aux entreprises forestières, qui représente un manque à gagner fiscal considérable, de l'ordre de 10 à 11 millions de dollars au minimum – auquel il faut ajouter 10 millions de dollars supplémentaires, car les exportations légales sont systématiquement sous-évaluées pour favoriser les exportateurs sur le plan fiscal.
À nouveau en 2012, un rapport publié par le Centre pour la recherche forestière internationale (CIFOR) rappelait que, pour 30 millions de dollars d'exportation de bois répertoriés en 2009 par la douane mozambicaine en partance pour la Chine, les statistiques chinoises de 2010 faisaient état d'une importation de bois mozambicain d'une valeur de 134 millions de dollars. « Si les statistiques chinoises sont justes, peut-on lire dans le rapport, la différence est imputable à l'insuffisance des contrôles douaniers, ce qui signifie que le Mozambique a subi une perte considérable en termes de recettes fiscales. » Beaucoup plus récemment, des données de l’ONU Comtrade, compilées à celles de la World Resources Institute, ont montré, pour l’année 2014, une différence de 300 millions de dollars entre la valeur du bois déclaré à l’exportation du Mozambique (100 millions de dollars) et celle du bois qui, de fait, entre en Chine (400 millions de dollars) ; un différentiel qui a crû ces dernières années (en 2009 par exemple, la valeur du bois mozambicain entrant en Chine restait inférieure à 90 millions de dollars), ce qui révèle l’inefficacité des contrôles contre l’abattage et le commerce illégal – la valeur du bois mozambicain importé en Chine a même doublé, juste entre 2013 et 2014.
Une autre étude, réalisée cette fois par l'Agence Britannique d'Investigation et publiée en 2014, révélait que 93% de l'exportation de bois mozambicain vers la Chine serait effectuée de manière illégale. L'exportation clandestine de bois aurait même fait perdre depuis 2007 environ 108 millions d'euros de taxes à l'État mozambicain, ajoute la même étude, qui suppute que cette activité criminelle profite à de hauts responsables du gouvernement. De fait, les taxes de l'exploitation agroforestière ne sont pas réaffectées aux communautés concernées. En dépit de la saisie chaque année de centaines de conteneurs de bois destinés à la Chine dans les ports mozambicains (essentiellement celui de Nacala d’ailleurs), le commerce prospère. Riverains, douaniers, services provinciaux des forêts et de la faune, directions provinciales de l’industrie et du commerce, etc. : un vaste système marqué par la corruption à tous les niveaux s’est mis en place – le trafic de bois y serait un des plus élevés au monde – et menace clairement l’écosystème mozambicain. Selon des enquêtes de l’Environmental Investigation Agency, de hauts responsables ont été ou sont impliqués dans le trafic de bois, y compris des ministres de l’agriculture. Le dernier ministre du président Guebuza à ce poste, José Pacheco, était ainsi accusé de détenir des parts dans une société forestière privée, créée à l'époque de sa nomination au ministère.
Les trafics sont en hausse dans tout le pays, et l'évolution politique et économique actuelle ne laisse pas présager une tendance à la baisse pour les prochaines années, bien au contraire. Outre celui du bois, celui de l'ivoire est un véritable fléau pour la faune mozambicaine. « Le dernier comptage réalisé au Mozambique montre une baisse dramatique de 48% du nombre d’éléphants dans les cinq dernières années, passant de 20.000 à 10.300 individus, déclarait l’organisation américaine Wildlife Conservation Society, dans un communiqué diffusé le 26 mai 2015. Cette baisse est due au braconnage effréné qui vise les populations d‘éléphants les plus nombreuses. » L’organisation américaine, qui a réalisé ce recensement par avion sur un échantillon de 10% du territoire, précise en outre que 95% des éléphants décimés l’ont été dans la partie septentrionale du Mozambique, qui jouxte la frontière avec la Tanzanie voisine, et donc du fait de la venue massive de braconniers tanzaniens. Plus de trois ans ont passé, et on se doute que la tendance ne s'est pas inversée depuis.
À cette situation dramatique sur les plans social et environnemental, s'ajoute un manque cruel de vision en termes de planification du territoire. Là encore, les orientations politiques n'obéissent finalement qu'à des pratiques népotiques et confiscatoires. Cette réalité vaut pour tout le pays, mais est d'autant plus remarquable dans une ville comme Maputo, qui a connu ces dernières années une explosion démographique et une croissance anarchique. Cette absence de planification à l'échelle métropolitaine a des conséquences concrètes sur la vie des habitants. Notamment, la hausse des inégalités et l'émergence de banlieues paupérisées dans le Grand Maputo sont à l'origine d'une hausse de la criminalité. En légère baisse récemment, le nombre de kidnappings, un fléau qui frappe surtout des hommes d'affaires asiatiques et leurs familles, s'est établi à 42 cas juste en 2014. Les villes de Beira, Inhambane et Nampula sont aussi touchées. Le nombre de tués a quant à lui augmenté de 10% en 2014, et de nombreux assassinats sont perpétrés par des tueurs à gage. Les partis d'opposition ont par ailleurs critiqué la légèreté avec laquelle deux meurtres notoires, commis par balle en pleine rue et en journée, ont été traités, à savoir celui du juge Dinis Silica, le 8 mai 2014, alors qu'il enquêtait justement sur la vague de rapts susmentionnée, et celui de Gilles Cistac, constitutionnaliste très critique envers le pouvoir, le 3 mars 2015. Autre cas : Momad Bashir, homme d'affaires puissant soupçonné de trafic de drogue, était kidnappé en novembre 2015 par un groupe non-identifié (composé de Mozambicains, de Zimbabwéens et de Nigérians, selon les dires du principal intéressé), puis libéré après 38 jours de captivité, dans la plus grande opacité.
Le Mozambique : aucune perspective pour une population qui souffre
Comme nous le décrivions déjà dans un article de janvier 2017 (Présidence Nyusi : au Mozambique, la promesse de « changement » reste un vœu pieux), il y a deux ans, alors que son prédécesseur Guebuza a incarné à bien des égards l'exemple-type du président affairiste, mêlant politique et business, force est de constater que Filipe Jacinto Nyusi n'a pas apporté de grand changement. En l'occurrence, l'actualité de ces derniers mois a même confirmé la continuité entre les mandats Guebuza et la présidence Nyusi. Le 21 août 2017, le ministère de l'Économie et des Finances annonçait la création d'un Fonds souverain financé par les recettes fiscales provenant de l'exploitation des ressources naturelles, officiellement pour subventionner des projets de développement mais qui, mal géré, pourrait devenir un outil terrible de détournement des plus-values dues notamment au gaz du bassin de Rovuma, dans la province de Cabo Delgado. Compte tenu du niveau de corruption, la méfiance est totale ; d'autres fonds de ce type, créés par le passé, ont donné lieu au financement occulte d'activités de personnes proches du pouvoir (l'Institut National de Sécurité Sociale, par exemple), ou encore de sociétés-fantômes (Ematum, MAM, ProIndicus, etc.). Pour information, l'État a capté 350 millions de dollars en 2017, après la vente de 39% d'actions de la multinationale italienne Eni à la société américaine Exxon Mobil, homologuant dans le même temps les conditions de la concession pour la recherche et la production pétrolière dans l'un des « blocs » du bassin de Rovuma. Autre rappel, le gouvernement de district de Montepuez, toujours à Cabo Delgado, avait reçu en 2017 plus de six millions de meticals, soit 2,75% des recettes de l'extraction de rubis par Montepuez Ruby Mining... En quoi ces chiffres se sont-ils traduits d'une quelconque manière par du développement pour les communautés locales ? Au-delà même de l'enjeu environnemental (totalement oublié), les questions de démocratie et de transparence, de traçabilité de l'argent public et des bénéfices issus de l'exploitation des ressources naturelles, doivent être posées.
À cela s'ajoute une mauvaise gestion globale à l'échelle gouvernementale. En août 2017, le Centre de l'Intégrité Publique (CIP) publiait sur son site un document dénonçant des emprunts orchestrés en 2015 et 2016 (auprès du Chinois EximBank, l'équivalent de 65 millions de dollars au profit de l'Administration Nationale des Routes, et de 47 millions de dollars pour le Port de Pêche de Beira) sans en informer, comme la loi l'y oblige pourtant, le Parlement, confirmant une continuité dans l'opacité des pratiques. Dans le même document, pointant aussi du doigt des différences abyssales entre certains documents étatiques concernant les dépenses publiques, la catégorie la plus opaque étant celle des « emprunts de rétrocession », le CIP conclut que « les scandales sur les "dettes occultes" [celles liées aux entreprises Ematum, MAM et ProIndicus, confère notre article de janvier 2017] n'ont pas servi de frein contre les mauvaises pratiques dans la gestion des finances publiques ». Le 10 novembre dernier, l'ouverture officielle du pont reliant Maputo à Catembe, petite localité située en face de la capitale mozambicaine (de l'autre côté de l'estuaire), servait de piqûre de rappel aux Mozambicains, puisque cette construction est emblématique de la politique de grands travaux coûteux et surdimensionnés que mène depuis l'ère Guebuza les différents gouvernements frélimistes. L'ouvrage aligne les records : plus long pont suspendu d'Afrique, étendu sur 3 km, c'est la plus grande infrastructure érigée au Mozambique depuis l'indépendance ; son prix surtout, de 785 millions de dollars, dont 85% proviennent d'un prêt chinois, vient s'ajouter aux dettes déjà contractées.
Le 19 novembre dernier, dans son discours annuel au Parlement, le président Nyusi assurait que l'état de santé de la nation était « stable et inspirait la confiance », sans pour autant s'étendre plus amplement sur la dette. En décembre pourtant, son gouvernement a entériné un budget qui creuse les déficits, et la Banque centrale mozambicaine a tiré la sonnette d'alarme sur le dérapage de la dette nationale. Le Mozambique a désormais la plus haute dette publique, rapportée au PIB, du continent africain, passée de 40% du PIB en 2012 à 113% en 2018, d'après les chiffres du FMI.
Rappelons une réalité que la gentrification de Maputo fait souvent oublier : classé au 180ème rang mondial en termes d'IDH, le Mozambique demeure l'un des pays les plus pauvres du monde, ce qui se traduit par des besoins primaires considérables auxquels les macro-projets très médiatisés ne répondent pas. Une majorité écrasante de la population vit sous le seuil de pauvreté, l'espérance de vie ne dépasse pas les 50 ans, et plus d’un tiers de la population serait en situation de sous-alimentation, selon le Programme alimentaire mondial – une situation aggravée lors de la saison des pluies, entre décembre et février. La xima, maigre bouillie de farine à base de maïs ou de manioc, reste le plat principal du Mozambicain lambda, quand ce n’est pas son seul élément de consommation ; et bien que bourrative, elle se trouve être un aliment particulièrement pauvre en nutriments.
À la question alimentaire s'ajoute aussi l'enjeu de l'assainissement. Entre 2000 et 2014, on estime à 127 000 le nombre d’enfants de moins de 5 ans décédés pour ne pas avoir eu un accès régulier à des latrines basiques. En effet, sans infrastructures sanitaires de base, les enfants vivent et jouent dans les zones marquées par le fécalisme à ciel ouvert ; et selon de nombreuses ONG de ce secteur, sept à huit enfants sur dix au Mozambique n’ont toujours pas accès à une latrine basique, ce qui s’accompagne souvent d’une consommation d’eau insalubre. Au total, ce sont 19,9 millions de personnes dans tout le pays qui ne bénéficient pas encore de latrines. Cette carence contribue à trois des principales causes de mortalité infantile au Mozambique : la dénutrition, la pneumonie et la diarrhée. En novembre 2014, la représentation d’UNICEF au Mozambique déclarait que « si nous regardons les couches les plus pauvres de la population, l’utilisation de latrines est proche de zéro ». Le fléau touche le territoire national dans son ensemble, mais le niveau de pauvreté des provinces septentrionales et les pluies violentes qui s’y abattent chaque année y accroissent évidemment les risques sanitaires. À Inhambane par exemple, au sud, 25% des 1,4 millions d’habitants n’ont pas accès à des latrines ; ce chiffre dépasse allègrement la barre des 50% dans certains districts du nord, comme en Zambézie ou au Niassa. En outre, l’UNICEF note des cas de viols dans la brousse lorsque des femmes s’y rendent pour satisfaire leurs besoins naturels.
En termes d'éducation également, le niveau est catastrophique. À peine plus de 80% des enfants sont scolarisés (les chiffres officiels en la matière sont probablement surestimés), sachant que cela induit à peine 3 ou 4 heures d'enseignement par jour, pour des classes très souvent surchargées et sous-équipées – quand les murs de l'école existent. Au moins 30% des professeurs ne sont pas formés. Et selon les estimations, plus de 35 000 écoles devraient être construites pour répondre aux besoins. Là encore, ceux-ci n’ont absolument pas été anticipés, alors que l’explosion démographique est constatée depuis deux décennies.
Du point de vue des autorités, la misère et la paupérisation sont d'autant moins problématiques qu'elles n'empêchent pas l'enrichissement de l'élite politique et économique – voire elles le facilitent – et que les groupes les plus vulnérables n'ont aucun moyen de pression sur les pouvoirs publics. Les associations mobilisées pour plus de transparence et d’égalité existent, et elles doivent compter avec un État dont la colonne vertébrale reste ce vieux parti sclérosé qu'est le Frelimo. À divers niveaux, les organisations de la société civile mènent des actions de plaidoyer et d'information pour défendre les droits des familles face aux investisseurs. Parmi elles, on peut en citer certaines de dimension nationale, comme le Centre d’Intégrité Publique (CIP) et la Ligue des Droits Humains (LDH), mais aussi Justice environnementale (JA), Fórum Mulher et Centro Terra Viva (CTV) ; d'autres travaillent à l’échelle strictement locale, et jouent un rôle déterminant de relai avec les communautés et les citoyens, comme l’Association de l’Environnement (AMA) à Cabo Delgado, Kuwuka Jda dans la province de Maputo, le Centre de Coordination pour l'Hygiène, l'Eau et l'Assainissement (CECOHAS) en Zambézie, ou encore l'Union Provinciale des Paysans de Tete (UPCT) et l'Association d'Appui et d'Assistance Juridique aux Communautés (AAAJC), dans la province de Tete. Sans compter les âmes de bonne volonté qui, dans les villages, dans les communautés affectées, s'organisent pour faire valoir leurs droits, que ce soit pour se défendre face à des investisseurs agressifs, ou pour porter des revendications ou des actions de plaidoyer auprès des autorités publiques. Il s'agit aussi de rendre hommage à ces hommes et à ces femmes qui luttent pour plus de justice et de démocratie, dans des conditions très compliquées, et sans appui de l'État – voire contre lui.
En 1975, lors de son discours de Beira déclamé à l’occasion de sa tournée nationale post-indépendance, Samora Machel, chef de l'État de 1975 à 1986, annonçait, clairvoyant : « Il va apparaître au Mozambique des capitalistes noirs, qui vont tenter d’exploiter d’autres noirs. Il a étudié un peu, il s’est diplômé : s’il a son diplôme, c’est suffisant, il est autorisé à exploiter ! […] Vous êtes tous pauvres ici. Tous pauvres. D’ici trois ans, nous verrons se bâtir des édifices de quinze étages. D'où vient l'argent pour cela ? […] Si je fais bâtir un immeuble, faîtes-moi la faveur de me poser la question. Vous entendez ? Demandez-moi : "Alors, camarade Samora, d'où vient cet argent ?" » Une déclaration d'autant plus cocasse que les « capitalistes noirs » et les « exploitants » sont aujourd'hui issus de son propre parti, et que certains de ses enfants eux-mêmes ont investi dans le secteur minier, en créant notamment avec d'autres caciques du Frelimo la société Montepuez Ruby Mine, que nous évoquions un peu plus haut, qui exploite l'unique mine de rubis du Mozambique, dans le district de Montepuez (Cabo Delgado) – un projet qui a mis fin à l'extraction minière artisanale aux dépens des communautés locales. Conformément aux propos de leur premier président, souhaitons aux Mozambicains de bonne volonté qu’il leur soit enfin donné à l’avenir de pouvoir poser la question de la responsabilité publique à leur classe politique. Le chemin pour cela est encore bien long.
Le passage suivant est tiré de l’ouvrage Les Damnés de la Terre, de Frantz Fanon, publié en 1961. Dans le chapitre intitulé « Mésaventures de la conscience nationale », l'auteur y décrit le phénomène de domination de la nouvelle bourgeoisie nationale dans les pays africains devenus indépendants, et le rôle du président de la République, du leader, dans cette forme « africaine » de dictature bourgeoise. Bien qu'écrit en 1961 (et décrivant la situation de nombreux pays africains alors officiellement affranchis de la tutelle coloniale), cet extrait s'applique extrêmement bien, avec un sens de l’anticipation surprenant, au cas du Mozambique, devenu indépendant seulement en 1975.
L’État qui, par sa robustesse et en même temps sa discrétion, devrait donner confiance, désarmer, endormir, s’impose au contraire spectaculairement, s’exhibe, bouscule, brutalise, signifiant ainsi au citoyen qu’il est en danger permanent. Le parti unique est la forme moderne de la dictature bourgeoise sans masque, sans fard, sans scrupule, cynique.
Cette dictature, c’est un fait, ne va pas très loin. Elle n’arrête pas de sécréter sa propre contradiction. Comme la bourgeoisie n’a pas les moyens économiques pour assurer sa domination et distribuer quelques miettes à l’ensemble du pays, comme, par ailleurs, elle est préoccupée de se remplir les poches le plus rapidement possible, mais aussi le plus prosaïquement, le pays s’enfonce davantage dans le marasme. Et pour cacher ce marasme, pour masquer cette régression, pour se rassurer et pour s’offrir des prétextes à s’enorgueillir, la bourgeoisie n’a d’autres ressources que d’élever dans la capitale des constructions grandioses, de faire ce que l’on appelle des dépenses de prestige.
La bourgeoisie nationale tourne de plus en plus le dos à l’intérieur, aux réalités du pays en friche et regarde vers l’ancienne métropole, vers les capitalistes étrangers qui s’assurent ses services. Comme elle ne partage par ses bénéfices avec le peuple et ne lui permet aucunement de profiter des prébendes que lui versent les grandes compagnies étrangères, elle va découvrir la nécessité d’un leader populaire auquel reviendra le double rôle de stabiliser le régime et de perpétuer la domination de la bourgeoisie. La dictature bourgeoise des pays sous-développés tire sa solidité de l’existence d’un leader. Dans les pays développés, on le sait, la dictature bourgeoise est le produit de la puissance économique de la bourgeoisie. Par contre dans les pays sous-développés le leader représente la puissance morale à l’abri de laquelle la bourgeoisie, maigre et démunie, de la jeune nation décide de s’enrichir.
Le peuple qui, des années durant, l’a vu ou entendu parler, qui de loin, dans une sorte de rêve a suivi les démêlés du leader avec la puissance coloniale, spontanément fait confiance à ce patriote. Avant l’indépendance, le leader incarnait en général les aspirations du peuple : indépendance, libertés politiques, dignité nationale. Mais, au lendemain de l’indépendance, loin d’incarner concrètement les besoins du peuple, loin de se faire le promoteur de la dignité réelle du peuple, celle qui passe par le pain, la terre et la remise du pays entre les mains sacrées du peuple, le leader va révéler sa fonction intime : être le président général de la société de profiteurs impatients de jouir que constitue la bourgeoisie nationale.
En dépit de sa fréquente honnêteté et malgré ses déclarations sincères, le leader est objectivement le défenseur acharné des intérêts aujourd’hui conjugués de la bourgeoisie nationale et des ex-compagnies coloniales. Son honnêteté, qui est une pure disposition de l’âme, s’effrite d’ailleurs progressivement. Le contact avec les masses est tellement irréel que le leader en arrive à se convaincre qu’on en veut à son autorité et qu’on met en doute les services rendus à la patrie. Le leader juge durement l’ingratitude des masses et se range chaque jour un peu plus résolument dans le camp des exploiteurs. Il se transforme alors. En connaissance de cause, en complice de la jeune bourgeoisie qui s’ébroue dans la corruption et la jouissance.
Les circuits économiques du jeune État s’enlisent irréversiblement dans la structure néo-colonialiste. L’économie nationale, autrefois protégée, est aujourd’hui littéralement dirigée. Le budget est alimenté par des prêts et par des dons. Tous les trimestres, les chefs d’État eux-mêmes ou les délégations gouvernementales se rendent dans les anciennes métropoles ou ailleurs, à la pêche aux capitaux.