Par Jorge Brites.
Cela n’aura échappé à personne : depuis le mois de novembre et l’annonce par le gouvernement de l’augmentation d’une taxe sur les carburants, la France est frappée par un vent de contestation, caractérisé par le port de gilets jaunes par les manifestants. Ce mouvement, porté sans organisation politique ou syndicale, exprime un ras-le-bol général vis-à-vis de la situation sociale dans le pays, notamment la cherté de la vie, la hausse des inégalités, le poids des impôts, le tout dans un contexte de recul des services publics. Logiquement, le sentiment d’injustice sociale et fiscale qui prévaut, et la crainte d’un déclassement par une bonne partie de la classe moyenne exposée à la mondialisation, ont donné lieu à des revendications économiques (telles que la hausse du SMIC, des retraites et des minima sociaux). Mais on a vu également émerger, rapidement, des revendications tenant à l’organisation de notre système démocratique, afin d’améliorer l'expression du peuple, sa capacité à faire remonter ses doléances auprès des pouvoirs publics, voire pour accroître la participation populaire aux processus de prise de décision. Parmi ces demandes, on peut notamment citer le fameux Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC), qui doit permettre de soumettre à référendum local ou national des décisions politiques, sur l’initiative de citoyens.
Que l’on rejoigne ou non cette revendication, elle traduit une crise de notre système – qui s’appuie sur la délégation de pouvoirs à des représentants élus à échéance régulière. Et cette crise donne lieu à une demande de participation par les habitants, pour équilibrer le sentiment d’un manque de représentativité des élus et d’une collusion entre classe politique et intérêts financiers.
Apparu à la fin des années 1960, le concept politique de démocratie participative s’est développé dans le contexte d’une interrogation croissante sur les limites de la représentation, sur la professionnalisation de la vie politique et sur l’omniprésence des « experts » dans les grands canaux médiatiques et au sein des instances de pouvoir. Ainsi s’est affirmé l’impératif de mettre à la disposition des citoyens les outils pour débattre, exprimer leur avis, peser dans les décisions qui les concernent et saisir les acteurs politiques. Depuis les années 1970 et à travers le monde, les « démarches participatives » s'appuient sur des procédures novatrices ayant un impact plus ou moins concret sur l'action publique. En 1971, le tirage au sort est réintroduit en politique simultanément en Allemagne et aux États-Unis avec l'organisation de jurys citoyens. En 1989, la ville de Porto Alegre, au Brésil, élabore une expérience exemplaire de budget participatif, qui a par la suite inspiré bien d’autres communes à travers le monde. À la fin des années 1980, les pays scandinaves mettent au point les premières conférences de citoyens (ou conférences de consensus), répétées ensuite au Canada... Autant d'expériences qui sont souvent méconnues en France (même quand elles y sont dupliquées), où l’on a toujours mieux maîtrisé le principe du référendum, appliqué dès la Révolution française et qui bénéficie naturellement d’une meilleure visibilité.
Pourquoi le principe du référendum est-il remis en cause comme outil d’expression démocratique ?
Dans la Constitution française, il existe déjà quatre cas pouvant justifier une consultation populaire : l’adoption d’un projet de loi sur l’organisation des pouvoirs publics, l’adoption d’un projet de loi visant à autoriser la ratification d’un traité, la révision de la Constitution et, au niveau local, la soumission d’un projet d’acte à la décision des électeurs d’une collectivité territoriale. Mais elle est organisée sur initiative du président de la République, et le choix de la question lui est aussi réservé. Une réforme de la Constitution datant de 2008 a bien introduit un référendum d’initiative partagée (correspondant au « référendum d’initiative minoritaire »), mais dont l’usage est si complexe qu’il n’a encore été utilisé. Il s’agit en effet d’une initiative parlementaire minoritaire (un cinquième des membres du Parlement) devant être soutenue par une pétition populaire importante (un dixième des électeurs inscrits sur les listes électorales, soit environ 4,5 millions d’électeurs). Le peuple n’a de chance d’être interrogé que dans le cas où le Parlement n’examinerait pas le texte dans les délais prescrits par la loi organique – auquel cas le président de la République doit soumettre la proposition de loi à référendum.
Depuis l’échec du référendum de 2005 portant sur l’adoption du traité établissant une Constitution pour l’Europe, plus aucun dirigeant ne s’y est essayé. Si l’on ajoute l’adoption – par voie parlementaire – du Traité de Lisbonne, quatre ans plus tard, qui comportait la plupart des réformes institutionnelles prévues dans la Constitution européenne, on peut aisément supposer une approche assez anti-démocratique du référendum par le pouvoir : en bref, le peuple peut être consulté, mais à condition de donner la réponse souhaitée. Autrement, mieux vaut l'éviter. Dans cette conception, le référendum n'est plus qu'un mode de validation de décisions déjà prises.
Depuis des années, on entend un nombre impressionnant de journalistes, de commentateurs, de politiciens, de politologues, se prononcer publiquement contre le principe du référendum. Les raisons : le peuple, inconstant, ne répondrait pas aux questions posées et en profiterait en fait pour sanctionner le pouvoir en place. Exposé aux populismes les plus extrêmes, le citoyen lambda serait trop facilement influençable, trop conservateur, et perdrait ainsi tout son bon sens… On peut deviner la dose de mépris (ou d’autosatisfaction, puisqu’on suppose que ceux qui disent cela prétendent toujours voter en toute objectivité) derrière une telle posture. Cette vision linéaire du bon sens et du progrès est assez cohérente avec le discours tenu depuis des années par les classes politique et médiatique, qui avancent des opinions idéologiquement très orientées sous un voile de modernisme neutre (Emmanuel Macron : derrière un visage « jeune », le dogme et l’injustice de vieilles recettes libérales).
Il existe, au sein des démocraties, une peur latente de l’expression populaire. Les victoires ou semi-victoires électorales des mouvements d’extrême-droite en Europe dans l'entre-deux-guerres ont sans doute contribué à façonner cette crainte du peuple, trop sensible à la xénophobie et aux discours anti-système et anti-élites. Jugé tantôt irrationnel, tantôt calculateur et égoïste, le citoyen lambda est opposé à la figure légitime des sachants, gouvernants ou experts – oubliant que la logique élitiste dominante répond elle aussi à des intérêts particuliers. Cette vision négative du savoir citoyen prévaut aujourd’hui, dans des termes souvent voisins de ceux utilisés par Joseph A. Schumpeter en 1946 dans l’ouvrage Capitalism, Socialism and Democracy : « Le citoyen typique tombe à un niveau inférieur de performance mentale dès qu’il entre dans le champ politique. Il argumente et analyse d’une façon qu’il reconnaîtrait immédiatement comme infantile dans la sphère de ses intérêts réels. Il devient primitif. Sa pensée devient associative et affective ».
Pourtant, on peut bien opposer à cette lecture l’existence de nombreux « savoirs » mobilisables par le citoyen. L’exemple des budgets participatifs est là pour l’illustrer, puisque ce mécanisme de participation des habitants aux choix budgétaires de leur collectivité (mis en place avec succès dans plusieurs communes en France) permet à bon nombre d’habitants de soumettre des idées et des solutions auxquelles les élus locaux n’avaient parfois pas pensé. Plus largement, les nombreuses initiatives innovantes, individuelles ou collectives menées à l'échelle locale, et qui apportent des réponses aux problématiques globales, démontrent l’inventivité du peuple en action (« Îlots d’innovation » : quand le citoyen a un temps d’avance sur la classe politique).
On observe déjà, dans notre système, un tirage au sort lors des jurys d’assises. Dans ce cas, c’est une autre forme de savoir qui est reconnue au citoyen : le bon sens, la capacité de juger, sans passion, en présence de problèmes qui ne peuvent être résolus par un raisonnement purement scientifique. Ce bon sens, qui permet la formation et l’expression d'une opinion éclairée sur la base d'une information suffisante, lors d'une délibération de qualité, c’est aussi lui qui fonde en politique la notion même de démocratie : la reconnaissance pour tous les citoyens d'une égale dignité de principe et d’une égale capacité à participer à la vie de la Cité. Autrement, pourquoi accorder les mêmes droits civiques aux citoyens lambda et à ceux qui se proclament « aptes à diriger » ? Puisque ceux-ci se croient permis de priver le peuple du référendum, pourquoi ne se priveraient-ils pas de le priver du choix électoral ? En soi, il n’existe aucun argument que l’on puisse valablement avancer pour dénigrer le droit des citoyens à s’exprimer sur une question de politique nationale ou locale, sans qu'il ne s’applique également aux élections. On peut argumenter sur la forme du référendum, en critiquant par exemple son caractère plébiscitaire lorsqu’il est soumis au peuple sur la seule décision du président, ou lorsque la question est mal formulée. Mais la remise en question pure et simple du référendum, par principe, révèle un mépris de la démocratie et du peuple comme entité souveraine.
En outre, elle illustre l’absence d’interrogations sérieuses sur les raisons des résultats obtenus. Prenons l’exemple du référendum de 2005 en France : pourquoi s’obstiner à vouloir progresser dans un cadre institutionnel (l’Union européenne) de plus en plus critiqué, de plus en plus impopulaire, au risque d’amener les gens, à terme, à rejeter le principe même de construction européenne ? Quand bien même on estime que l’Union européenne constitue la meilleure voie à suivre : reste-t-elle la meilleure voie lorsqu’elle est détestée ? Au final, cette vision pessimiste de la démocratie, de la consultation directe des citoyens, cache mal une certaine arrogance, une certitude de détenir le bon sens, la vérité et une vision éclairée du monde… au point d’oublier qu’en démocratie, il n’est pas vraiment question de savoir si le peuple a raison ou non, mais de constater que le peuple décide. Les gens qui se satisfont d'une politique libérale qu'ils savent profondément impopulaire, d'une construction européenne mal perçue voire non désirée, de réformes adoptées contre la volonté évidente de la majorité, d'une situation sociale délétère à laquelle ils échappent, tous ces gens-là peuvent invoquer les grands principes de liberté, d'ouverture et de progrès, mais ils sont en réalité profondément ancrés dans un paradigme anti-démocratique où l’altérité n'est pas considérée comme égale. Où leurs compatriotes ne disposent pas du même droit naturel à la dignité et à la considération, mais constitueraient des citoyens de seconde zone dont l'opinion ne compte que quand elle rejoint la leur. Où la démocratie serait un régime idéal dans la théorie, mais censitaire dans la pratique grâce au monopole du débat et des médias par l'intelligentsia.
Comment ne pas s'étonner de la séquence politico-médiatique récente provoquée par les propos d'Alexis Corbière, député de La France Insoumise, le 18 décembre dernier ? Invité dans l'émission Questions d'Actualités sur La Chaîne Parlementaire, il a alors déclaré à propos du Référendum d'Initiative Citoyenne (et alors que son groupe a déposé à l'Assemblée nationale un projet de loi pour le soumettre au vote des parlementaires) : « Je pense qu'il peut aborder toutes les questions [...] sans les encadrer ». Et sur la potentielle remise en débat d'une mesure telle que l'ouverture du mariage aux couples homosexuels (ou mariage pour tous) : « On peut en discuter, pourquoi on n'en discuterait pas ? [...] De toute façon, si on ne règle pas pacifiquement ces questions-là, toute une série de questions reviendront sous une forme beaucoup plus brutale et même en remettant en cause la démocratie ». Et l'élu de la Seine-Saint-Denis d'ajouter : « Je suis assez confiant. Je pense que majoritairement, dans le pays, le mariage pour tous est accepté aujourd'hui. Certains veulent à nouveau en débattre, on pourrait relégitimer ça dans un référendum qui, à mon avis, dirait : ''ça ne pose pas de problème" ». Réactions indignées sur les réseaux sociaux, où bon nombre d'internautes vont jusqu'à taxer le député d'homophobie, et dans une partie de la classe politique. Yannick Jadot, candidat tête de liste d'Europe Écologie-Les Verts pour les Européennes de 2019, a tweeté : « Le mariage pour tous n'a pas à être "relégitimé". Il est légitime. Comme tous les droits humains : l'abrogation de la peine de mort, les droits des femmes, la dépénalisation de l'homosexualité. Ils constituent des acquis constitutifs de notre République ». Cette conception verrouillée du débat, dans laquelle certains principes sacrés deviendraient intouchables et ne devraient faire l'objet d'aucun argumentaire, d'aucune pédagogie, traduit une vision assez totalitaire du progrès. Ainsi qu'une confiance faible dans la démocratie, qui produirait de la bêtise. Faut-il rappeler au député écologiste qu'un pays aussi traditionnellement catholique que l'Irlande a adopté par référendum, le 22 mai 2015, l'ouverture du mariage aux couples de même sexe, à plus de 62% des suffrages ? Et on a pu constater de cette démarche (démocratique) que le débat et la réforme s'y sont déroulés de façon nettement plus sereine qu'en France ; en outre, le résultat est au final sans appel.
Adhérer réellement à la démocratie comme régime politique est indispensable à la mise en place d'un modèle républicain ; mais cela implique d'accepter que certains de nos concitoyens ne partagent pas notre socle de valeurs et défendront donc des principes qui nous semblent aberrants (y compris en matière de droits humains) tels que la peine de mort. Et croire que d'éviter le débat, d'inscrire simplement les choses dans la Constitution pour les graver dans le marbre, permettra de construire une société respectueuse des opinions de chacun, cela est évidemment illusoire. Le choix de la démocratie implique d'avoir confiance dans le débat d'opinions et dans l'opinion citoyenne – y compris quand celle-ci nous contredit dans nos convictions profondes. Si des valeurs comme l'égalité et la liberté sont perçues comme sacrées par Yannick Jadot, et constituent des arguments irréfutables au mariage pour tous, il doit accepter qu'en face, cette réforme a aussi remis en cause des valeurs qui semblaient sacrées pour ses opposants, telles que la famille traditionnelle et l'ordre patriarcal. C'est le débat démocratique qui doit trancher entre deux visions aussi antagonistes.
S'agissant du référendum, on avance souvent qu'il ne serait utilisé en France que pour servir de « vote sanction », sans que les gens ne répondent vraiment à la question. Si la teneur des débats, lors des campagnes référendaires passées, a pu laisser penser que cela était vrai (par la nature de certains arguments, parfois sans lien direct avec l'objet du vote), on peut aussi l'expliquer, justement, par la rareté du référendum dans la Vème République et par sa nature, tel qu'il est défini dans la Constitution. Et les référendums restent rares, quand on se rappelle que seuls dix ont été organisés à l'échelle nationale depuis 1958 et la proclamation de la Vème République, dont cinq juste sous la présidence du général de Gaulle, entre 1958 et 1969. Il est évident que si, insatisfait de vos élus qui ne tiennent pas leurs promesses, vous n'êtes consulté qu'une seule fois tous les dix ans par référendum (la consultation prenant dès lors un caractère assez inédit et exceptionnel), la tentation sera plus grande de se saisir de l'occasion pour sanctionner le pouvoir en place. Surtout si l'initiative du référendum, le choix de la question et des réponses, viennent de l'exécutif et non de vos concitoyens. Et pourtant, ne peut-on pas interpréter autrement la variété des résultats et des taux de participation aux différents référendums qui ont ponctué la Vème République ? À savoir au contraire les considérer comme la preuve que les gens répondent bien aux questions posées.
En revanche, on peut deviner qu'un citoyen appelé une dizaine de fois dans l'année à se prononcer sur des questions politiques touchant à son quotidien ou à l'avenir de ses enfants, sera plus attentif à chaque question posée plutôt qu'à sanctionner la politique générale du gouvernement – surtout si l'initiative de la question ne vient pas de lui mais d'un parti de l'opposition ou de citoyens. Preuve en est de la Suisse où des référendums sont régulièrement organisés (sur initiative citoyenne ou parlementaire), et où certaines journées de consultation ont pu compter trois votations différentes, avec des résultats variables. Dans de telles conditions, l'exécutif lui-même ne voit plus le principe du référendum comme une menace, puisque l'échec de sa position sur un sujet peut être compensé, sur le plan politique, par une victoire sur un autre dossier, et parce que le symbole de chaque résultat est amoindri par la profusion des consultations.
La revendication des Gilets jaunes : le « RIC CARL »
Dès les premiers jours de la contestation des Gilets jaunes, des revendications d’ordre démocratique émergeaient. Le principe du Référendum d’Initiative Citoyenne a particulièrement centralisé l’attention, car d’aucuns considèrent que son adoption (y compris dans le domaine de la fiscalité) permettrait de faire passer, ultérieurement, la plupart des autres demandes du mouvement. Surtout, elle vise à permettre aux citoyens lambda de se réapproprier le débat politique, plutôt que d’en faire le monopole d’une classe dirigeante plus ou moins hermétique aux doléances citoyennes dès lors que l'on est plus en campagne électorale.
« Consultation du peuple plus fréquente, par voie de référendum national mais également local » : la revendication était présente dès la rencontre du 27 novembre entre les porte-parole des Gilets jaunes et le ministre de la Transition Écologique et Solidaire, François de Rugy, et on la retrouve ensuite dans toutes les séries de doléances issues du mouvement – y compris la « Charte des Gilets jaunes » qui tourne depuis le 5 décembre dernier sur la page Facebook éponyme, créée pour l’occasion – un document produit par huit Gilets jaunes, mais sans consultation avec le reste du mouvement et sans prise de contact préalable avec ses porte-parole.
L'une des listes de revendications des Gilets jaunes qui circulent sur la toile : la Charte des Gilets jaunes, publiée sur la page Facebook éponyme depuis le 5 décembre 2018.
Depuis, la demande s’est précisée et les termes « RIC » et « Référendum d’Initiative Citoyenne » ont beaucoup circulé sur les réseaux sociaux et dans les médias. Pour justifier sa mise en place, ses promoteurs s’appuient sur l’article 3 de la Constitution, qui définit que « la souveraineté nationale appartient au peuple, qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». L’objectif affiché, selon un tract pédagogique diffusé sur les réseaux sociaux : « prendre des décisions importantes » concernant « le fonctionnement et l’amélioration ou l’évolution du pays ». Plus précis encore, certains vont jusqu’à réclamer la mise en place du « RIC CARL », c’est-à-dire du Référendum d’Initiative Citoyenne « Constituant, Abrogatoire, Révocatoire et Législatif ». Comprendre : qui permettrait de modifier la Constitution (ou de proposer sa réécriture complète), de réclamer la suppression d’une loi, de révoquer un responsable politique et de proposer des lois. Le référendum pourrait être déclenché par un pourcentage ou un nombre minimum de citoyens, qui soumettraient ainsi la proposition au vote de tous.
Dans cette revendication, beaucoup prennent en exemple la Suisse, qui a su développer une réelle culture démocratique de la participation. Les Suisses votent quatre fois par an, tous les trimestres, sur des sujets d'importance fédérale, cantonale ou communale. Depuis le milieu du XIXème siècle, si 100 000 citoyens le souhaitent à l’échelle nationale (cela se décline aussi par cantons), tous les Suisses sont appelés à se prononcer par référendum sur un texte, ensuite débattu au Parlement. En outre, tout citoyen qui s’oppose à une loi votée par les représentants dispose de 100 jours pour récolter un minimum de 50 000 signatures et déclencher un référendum facultatif. C’est dans ce cadre que les Suisses se sont par exemple récemment prononcés sur le maintien de la redevance audiovisuelle.
Il faut rappeler qu’une trentaine de pays dans le monde permettent déjà l'un ou plusieurs de ces types de référendum d'origine populaire au niveau national. Le référendum constitutionnel, s’il est peu répandu, existe par exemple en Uruguay, où la collecte des signatures de 10% des inscrits permet de le déclencher. Il n’est toutefois valide qu’à condition que le « oui » réunisse la majorité absolue et au moins 35% du total des inscrits (ce qui implique une participation d’au moins 70%). En 2004, c’est dans ce cadre que le pays s’était exprimé pour inscrire le droit à l’eau et à l’assainissement dans la Constitution. Le référendum abrogatoire existe dans plusieurs pays, dont l’Italie, la Slovénie, Taïwan, le Liechtenstein. Le référendum révocatoire n’existe que dans deux pays pour ce qui concerne la démission du chef de l’État, à savoir le Venezuela (mais uniquement à partir de mi-mandat) et la Roumanie (mais sur initiative des deux chambres du Parlement). Il existe aussi à l’échelon local dans certains États des États-Unis. Enfin, le référendum législatif, dont les modalités de mise en œuvre varient d’un pays à l’autre, existent à Taïwan ou encore en Nouvelle-Zélande. Le principe du Référendum d’Initiative Citoyenne n’est donc pas quelque chose de nouveau. Plusieurs partis politiques appellent à sa mise en place depuis de nombreuses années, et certains candidats à l’élection présidentielle de 2017 l’avaient même inscrit dans leur programme.
Pourquoi le principe du Référendum d’Initiative Citoyenne pose-t-il particulièrement problème au chef de l'État et à sa majorité ?
Des mécanismes de participation des habitants existent en France depuis quelques années – justement pour tenter de palier la crise de défiance qui touche la sphère politique et le manque de représentativité des élus. L’idée : recréer le lien (ou un simulacre de lien) entre la société (à travers les citoyens ou à travers le tissu associatif) et les institutions. C’est pourquoi il s’est souvent agi, à l’échelon local, de simples consultations non contraignantes, qui vont de la commission extra-municipale au conseil de quartier, en passant par les conseils d’enfants, de jeunes, d’étrangers ou d’anciens. Souvent, les élus locaux se sont arrangés pour simuler la concertation et en réalité piloter soigneusement les dispositifs de participation. En 2004, l’Association nationale des conseils d’enfants et de jeunes (ANACEJ) dénombrait environ 1 200 structures de ce type dans diverses collectivités. La multiplication de ces instruments, alors que continue de grandir le sentiment général d’une rupture entre la classe politique et les citoyens, illustre bien la mise en scène des élus locaux, qui doivent continuellement avoir l'air accessibles, disponibles et à l’écoute de leurs administrés.
Trop souvent, les tentatives de démocratie participative n’ont produit que des changements modestes dans les rapports de pouvoir et dans la distribution des ressources. C’est d’ailleurs ce qui explique la réticence de l’exécutif, en France, à accorder un droit d’initiative citoyenne sur le référendum : dans la mesure où la revendication des Gilets jaunes porte également sur le domaine fiscal, le pouvoir comprend qu’il y a derrière cette revendication une volonté claire de redistribution de la richesse. L’évocation régulière, dans les ronds-points, des 100 milliards d’euros accordés chaque année au secteur privé sous forme de niches fiscales, ou encore d'une somme équivalente pour ce qui concerne l’évasion fiscale, laisse deviner un sentiment profond d’injustice sociale quant à la contribution inéquitable des citoyens à l’effort national. Ce sentiment, légitimement, pourrait se traduire par des revendications politiques soumises à référendum, et qui bouleverseraient sérieusement l’équilibre du système politique et économique en place. Un système qui permet aux inégalités de s’accroître, aux riches de s’enrichir, aux pauvres de s’appauvrir (dans l’indifférence d’une société distraite par les loisirs de masse), et à la classe moyenne de voir sa situation fragilisée par les choix économiques et sociaux périlleux d’un chef de l'État choisi par seulement 24% des votants (soit 15% du corps électoral) lors du premier tour de la dernière élection présidentielle.
On imagine aisément le type de sujets qui pourrait être posés sur la table : le rétablissement de l’Impôt de Solidarité sur la Fortune (ISF) et son élargissement, des mesures contre l’évasion fiscale, la multiplication des tranches de l’impôt sur le revenu pour une meilleure progressivité fiscale, la limitation des écarts de revenus au sein d’une même entreprise, des mesures fiscales contre les délocalisations, la hausse du salaire minimum, la limitation des niches fiscales accordées aux entreprises, la baisse des revenus des élus et la fin de leurs privilèges après mandat, etc. Rappelons qu’en Suisse, un référendum avait permis le 3 mars 2013 de limiter les « rémunérations abusives » des patrons des sociétés suisses et d’interdire leurs « parachutes dorés », par 67,9% des voix. Le 24 novembre de la même année, s’est tenu un référendum pour limiter les écarts de salaires de 1 à 12 au sein de chaque entreprise – rejeté à hauteur de 65,3%. L’année suivante, le 18 mai 2014, c’était le principe d’un salaire minimum (fixé à 4 000 francs suisses, soit 3 240 euros) qui était soumis au vote, à l’initiative de la gauche helvète – lui aussi rejeté par 76,3% des votants. Enfin, le 5 juin 2016, le peuple suisse a eu à se prononcer sur la mise en place d’un revenu de base inconditionnel, accordé de façon universelle à tous les citoyens – le « non » avait cette fois atteint 76,9% des voix. S’il est vrai que ces trois derniers référendums n’ont pas abouti, ils ont au moins eu le mérite de poser des questions de fond et de permettre à des citoyens soucieux de justice sociale de soumettre leurs idées à leurs concitoyens.
La nécessité de changer nos pratiques démocratiques pour changer de culture politique
La participation donne au citoyen, à n'importe quel citoyen, une place centrale dans le processus démocratique. Sans remettre en cause le savoir politique des élus ni les connaissances des experts, cette nouvelle forme de partage du pouvoir nécessite en amont de sa réalisation la reconnaissance d'une expertise citoyenne légitime. Mais la participation n’est efficace que si elle prend un caractère contraignant (comme on l’observe dans les budgets participatifs), qu’elle laisse une liberté pleine et entière de proposition aux citoyens (et c’est le cas avec le Référendum d’Initiative Citoyenne, puisqu’il laisse aux citoyens le choix de la question et des réponses soumises) et que les classes sociales défavorisées sont outillées pour y participer.
Les frustrations exprimées par les Gilets jaunes et la rupture de confiance de bon nombre de citoyens vis-à-vis de la classe politique, révèlent un système à bout de souffle. Et le recours disproportionné de la force par la police et les CRS, très tôt dans la contestation, traduit non seulement une crainte réelle du pouvoir vis-à-vis du mouvement, mais également un désintérêt total de ses doléances. Auxquels on peut ajouter une campagne médiatique souvent mensongère, qui a tenté de le décrédibiliser, soit en le réduisant à des citoyens beaufs, racistes, « réfractaires au changement » et manipulés par les mouvances d’extrême-droite, soit en l’accusant de conduire le pays à la guerre civile – en se focalisant sur les images d’affrontements avec les forces de l’ordre (Gilets jaunes : jacquerie de beaufs « réfractaires au changement » ou révolte de la « France périphérique » ?). Cette crise de confiance touche les élus. Les revendications pour réduire le train de vie observé dans les cercles du pouvoir, ou encore pour tirer au sort des citoyens au parlement la traduisent. Mais elle touche aussi les médias, accusés de collusion avec la classe politique et les grands groupes économiques et financiers (qui, bien souvent, possèdent des parts de grands journaux, de chaînes TV ou de radios mainstream).
La gestion de cette crise par l’exécutif et son traitement par les médias, au final, auront sûrement accentué le fossé. Mais si le mouvement parvient à tenir sur la revendication du Référendum d’Initiative Citoyenne, on peut imaginer qu’il marque une page nouvelle de la Vème République en permettant l’émergence et le développement d’une culture démocratique renouvelée en France – tout comme Mai 68 a ouvert une page nouvelle de la société française. L’année 2019 nous dira donc si ces dernières semaines ont débouché sur un tournant historique, qui peut-être sauvera le système en le faisant évoluer et progresser, ou si elles marqueront simplement l’accroissement des malentendus entre la classe politique et des citoyens avides de se mêler de politique pour améliorer leurs vies.