Par Jorge Brites.
Il fait de moins en moins bon d’être retraité en France. Selon le dernier rapport annuel du Conseil d’orientation des retraites, publié récemment, le revenu moyen des retraités français était en 2015 toujours supérieur de 5,6% à celui du reste de la population, et leur taux de pauvreté deux fois moins élevé que la moyenne nationale. Une exception française, même parmi les pays de l’OCDE. Mais cette situation pourrait bien ne pas durer : leur niveau de vie s'effrite, puisqu’entre 2010 et 2015, leur revenu moyen aurait déjà baissé de 0,5% – principalement en raison du recul des revenus du patrimoine et de la hausse des prélèvements obligatoires (parmi lesquels la CSG en 2017). Si ce recul demeure plus faible que celui de la population dans son ensemble (-2,3%), l’avantage devrait, à l’avenir, s’inverser en faveur des actifs : le niveau de vie des retraités ne représentera plus que 89 à 95% de celui du reste de la population d’ici 2040, et entre 77 et 89% en 2070.
C’est dans ce contexte que le gouvernement s’est lancé dans une (énième) réforme du système de retraites – l’une des mesures phares du programme présidentiel d’Emmanuel Macron. Au cœur de la réforme : l’uniformisation des règles de calcul des pensions. Si une concertation avec les partenaires sociaux est en cours pour en définir le contenu, les contours du futur système apparaissent déjà assez nettement. Le projet de loi, présenté en juin dernier et probablement soumis au vote des députés d’ici à la fin de l’année 2019, nous révèle encore une fois le manque d’ambition et de vision d’une classe politique enfermée dans ses acquis académiques et dans une lecture purement linéaire de la vie humaine (où l’on devrait mécaniquement étudier, travailler autant que faire se peut, puis attendre la mort). Une classe politique incapable de sortir d’une logique purement comptable.
Prenons d’abord un moment pour rappeler, de manière synthétique, les ressorts de notre système national de retraites. Concrètement, comment fonctionne-t-il et comment est-il devenu celui qu’on connaît aujourd’hui ? Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’ordonnance du 19 octobre 1945 crée le régime général des retraites qui rassemble (à l’exception des salariés agricoles) tous les salariés du secteur privé. Auparavant, à l’exception des fonctionnaires et des salariés de certaines grandes entreprises publiques, la population n’était pas couverte.
La loi du 22 mai 1946 posait le principe d’une généralisation de la Sécurité sociale à l’ensemble des citoyens ; pour cela, toute la population active était appelée à bénéficier, dès 1947, de l’assurance vieillesse dans le cadre du régime général (loi du 13 septembre 1946). Mais l’unification souhaitée par le législateur ne s’est pas réalisée : les régimes spéciaux, ainsi que ceux des fonctionnaires et ceux des indépendants, ont gardé leur autonomie. Réforme après réforme, ils se rapprochent toutefois du régime général, en conservant des distinctions. Ces régimes ont une origine assez ancienne, et sont organisés sur une base socioprofessionnelle ou d’entreprise (fonctionnaires, marins, mines, SNCF, Banque de France, Opéra de Paris, Comédie française, etc.). Par ailleurs, les travailleurs non-salariés ont obtenu la création de régimes autonomes : en 1948 pour les industriels, les commerçants, les artisans et les professions libérales et en 1952 pour les exploitants agricoles.
À partir de 1947, pour pallier l’insuffisance des pensions servies par le régime général, des régimes complémentaires ont été mis en place pour certaines catégories professionnelles. En 1972, celui des salariés du régime général est devenu obligatoire ; tous les autres régimes complémentaires ont progressivement suivi par la suite. Aujourd’hui donc, la retraite obligatoire, quel que soit le régime, a deux composantes : la retraite de base et la retraite complémentaire. Les pensions de ces deux composantes obligatoires s’additionnent. Si l’on prend le cas du régime général par exemple, il s’agit de la pension du régime de base de la Sécurité sociale (ou régime de base de la MSA pour les salariés agricoles), et de la pension de l’Argic-Arrco (Association pour le régime de retraite complémentaire des salariés du privé).
Au sein des régimes, quatre mécanismes interviennent. Tout d’abord, le taux de cotisation n’est pas modulable en fonction des écarts d’espérance de vie. Le système s’éloigne donc d’une logique de pure assurance. Ensuite, les aléas de carrière sont pondérés dans les régimes de base surtout, avec l’attribution d’un minimum de pension et la prise en compte de périodes peu ou pas travaillées. Troisièmement, le calcul des pensions intègre les avantages liés à la famille. Enfin, tous les régimes attribuent, avec ou sans condition de ressources, des pensions de réversion au conjoint survivant.
Le mode et les éléments de calcul de la pension diffèrent selon les régimes. On distingue les régimes en annuité (pour les régimes de base des salariés du secteur privé, et les régimes spéciaux des salariés du secteur public et assimilés) et le calcul en points pour les régimes complémentaires.
Les trois grands principes du système de retraites : répartition, contribution et solidarité
Les différents régimes fonctionnent tous sur trois grands principes. Le premier est celui de la répartition, suivant lequel ce sont les cotisations des actifs d’aujourd’hui qui paient les pensions de retraites d’aujourd’hui. Les régimes redistribuent donc au cours d’une année, sous forme de pensions versées aux retraités, les cotisations encaissées la même année auprès des actifs (et des entreprises). Notre système est le plus souvent opposé au système dit « par capitalisation », où chacun épargne pour sa propre retraite et la confie à un organisme qui la place sur les marchés financiers jusqu’à l’âge de la retraite. La capitalisation est aujourd’hui limitée aux régimes facultatifs que les actifs peuvent souscrire pour accroître leur retraite. On parle alors d’« épargne-retraite ». Avec la répartition, c'est donc un principe de solidarité intergénérationnelle qui est à l’œuvre. Notre système se caractérise pour cela par l’existence d’un contrat entre les générations. Chaque génération d’actifs se reconnaît une dette vis-à-vis de la génération précédente et bénéficiera à son tour du paiement de sa retraite par la génération suivante.
Le deuxième grand principe de notre système de retraites est celui de la contribution : le montant de la pension perçue est proportionnel au montant des cotisations versées au cours de la vie professionnelle (leur « contribution » au système). Grâce à leurs cotisations, les salariés s’ouvrent des droits pour leur future retraite, et ces cotisations étant prélevées sur les revenus, le niveau de retraite dépend de l’activité professionnelle au cours de la vie (périodes travaillées et niveau de revenus d’activité). À titre d’exemple, s’agissant du régime de base (qui concerne les salariés du privé), pour toucher une retraite complète, il faut avoir atteint l’âge légal de la retraite (entre 60 et 62 ans) et cotisé le nombre de trimestres (entre 160 et 172 suivant l’année de naissance). Pour ceux qui n’ont pas cotisé le nombre de trimestres suffisants, l’âge de la retraite monte entre 65 et 67 ans. Dans tous les cas, la pension est calculée sur la base des 25 meilleures années de salaire. En complément de cette retraite de base de la Sécurité sociale, les salariés du privé cotisent obligatoirement à une caisse de retraite complémentaire. Pour obtenir une retraite complémentaire sans abattement (c’est-à-dire sans réduction de la somme versée), il faut avoir entre 65 et 67 ans ou bien avoir entre 60 et 62 ans et bénéficier d’une retraite de base à taux plein.
Le système français n’est toutefois pas seulement contributif. Des dispositifs permettent aussi d’augmenter sa pension ou de prendre sa retraite plus tôt sans avoir versé de cotisation pour cela. Ce qui nous amène au troisième grand principe : celui de la solidarité, suivant lequel des mesures permettent de compenser des situations difficiles. Les chômeurs, les salariés en arrêt-maladie, les parents en congé parental, autrefois les appelés au service militaire, ne paient ainsi pas de cotisations pour la retraite, mais acquièrent des droits à la retraite. En outre, la solidarité au niveau national prend différentes formes : depuis 1956, une allocation, le « minimum vieillesse », versée aux personnes âgées d’au moins 65 ans qui n’ont pas suffisamment cotisé ou qui n’ont jamais travaillé ; des subventions de l’État attribuées à certains régimes (exploitants agricoles, SNCF, RATP, mines, marins, etc.) ; diverses taxes affectées aux régimes de retraite ; le fonds de solidarité vieillesse (FSV) qui verse le minimum vieillesse et certains avantages familiaux ; ainsi que des cotisations au titre du service militaire, du chômage et de la préretraite.
Au total, la France a hérité au cours de son histoire d’environ 35 caisses de retraite (régimes de base et complémentaires confondus). Certaines gèrent à la fois la retraite de base et la retraite complémentaire, tandis que d’autres ne gèrent que l’une ou l’autre. Les Français cotisent en moyenne 2,3 caisses différentes au cours de leur existence – en premier lieu parce qu’ils sont le plus souvent affiliés à au moins deux caisses simultanément (pour leur régime de base et pour leur régime complémentaire). Mais derrière cette grande diversité de régimes, la grande majorité des actifs (71%) relève en fait du régime général des salariés (qui comprend un régime de base et un régime complémentaire) : 9 Français sur 10 y cotisent à un moment ou à un autre de leur parcours professionnel. Les régimes de la fonction publique couvrent quant à eux 17% des actifs : l’ensemble des agents de l’État, des collectivités et des hôpitaux. Ils comportent depuis 2005 un régime complémentaire, la Retraite de la Fonction Publique (RAFP). Pour le reste, on compte les régimes des non-salariés qui couvrent 10% des actifs et sont gérés par des caisses qui assurent à la fois le régime de base et le régime complémentaire. Il s’agit de la Sécurité Sociale des Indépendants (SSI) pour les artisans, commerçants et industriels, la Caisse Nationale d’Assurance Vieillesse des Professions Libérales (CNAVPL) pour les professions libérales, et la Mutualité Sociale Agricole (MSA) pour les exploitants agricoles. Enfin, les régimes spéciaux couvrent 2% des actifs, et réunissent les caisses autonomes de diverses professions et entreprises publiques : la RATP, la SNCF, les marins, l’Opéra de Paris, etc.
Des difficultés de réformer le système de retraite
On comprend aisément que, bien qu’il fonctionne sur la base d’une louable solidarité intergénérationnelle, le système par répartition pose un souci dès lors qu’il existe un déséquilibre entre le nombre de retraités touchant une pension d’une part, et le nombre d’actifs qui cotisent d’autre part. Deux phénomènes sont donc venus, depuis la fin du Baby Boom et des Trente Glorieuses (1945-1973), bouleverser le fonctionnement du système : le vieillissement de la population et un chômage devenu structurel. Dès les années 1960 en réalité, la démographie avait imposé de réévaluer les cotisations ; des professions qui avaient choisi de garder des régimes spécifiques ont ainsi rejoint le régime général. Il apparaît qu’au fil du temps, des transferts entre caisses ont été nécessaires pour tendre au mieux vers l’équilibre. L’exemple du régime des agriculteurs est particulièrement illustratif à cet égard : alors que le nombre de retraités augmente de manière continue, le nombre de cotisants a chuté rapidement après la Seconde Guerre mondiale, sous l’effet du progrès technique et de l’exode rural – qui voyait des jeunes ruraux entrer dans d’autres corps de métiers, et donc grossir le nombre de cotisants d’autres caisses en expansion. Il a donc fallu organiser des versements de ces dernières à la caisse agricole ou à d’autres subissant le même phénomène.
Par ailleurs, pour pallier la montée du chômage (notamment des jeunes) et permettre aux entreprises qui souhaitent licencier de faciliter leurs démarches, on voit apparaître dès 1972 le premier dispositif de préretraite. Celui-ci garantit alors le financement par l’État d’un revenu de remplacement pour les personnes âgées de plus de 60 ans. Par la suite, en 1980, le dispositif est élargi aux personnes de plus de 55 ans.
En 1982, sous la présidence Mitterrand, l'ordonnance Auroux accorde la retraite à partir de 60 ans, pour 37,5 années de cotisation, au taux plein de 50% du salaire annuel moyen. Mais en 1993, lorsqu’Édouard Balladur devient Premier ministre, il apparaît que le système accuse un déficit sans précédent, autour de 40 milliards de francs. Une réforme est alors engagée et élaborée en quelques semaines seulement. Ses principaux points : l’augmentation de la durée nécessaire de cotisation, de 150 trimestres (37 ans et demi) à 160 trimestres (40 ans), à raison d’un trimestre de plus par an du 1er janvier 1994 au 1er janvier 2004 ; le calcul du montant de la pension sur la base des 25 meilleures années au lieu des 10 meilleures (l’élargissement a été progressif, et s’est achevé en 2010) ; le changement du mode d’indexation des pensions de retraite (sur l’inflation, et plus sur l’évolution des salaires) ; et la création d’un Fonds de Solidarité Vieillesse (FSV), chargé de financer quelques dispositifs (minimum vieillesse, avantages familiaux, etc.).
L’essentiel de cette réforme a été maintenu, pour l’essentiel, jusqu’à nos jours. Si l’on en croit les rapports de 2008 de la Caisse nationale de l’assurance vieillesse des travailleurs salariés et de 2009 du ministère du Travail, elle a surtout permis de limiter le montant des pensions de retraites ; mais son objectif d’augmenter le volume de cotisations a en grande partie échoué, car elle n’a pas compensé l’arrivée plus tardive des actifs sur le marché du travail. Par la suite, en 2003, sous le second mandat de Jacques Chirac, François Fillon, alors ministre des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité, entreprit une nouvelle réforme qui, entre autres choses, instaurait une transition progressive de la durée de cotisation de tous les régimes, sauf les régimes spéciaux, vers 42 ans, et permettait à ceux qui ont commencé à travailler très jeunes de partir à la retraite de façon anticipée (avec 42 années de cotisations… ce qui ne concerne donc que les gens ayant commencé à travailler avant 18 ans). En outre, une surcote par année supplémentaire est instaurée (de 3%). L’idée est bien d’inciter les gens à partir le plus tard possible en retraite.
Les réformes suivantes ont été relativement marginale, et s’appuyaient pour l’essentiel sur le déficit structurel de l’ensemble des caisses de retraites pour justifier des reculs sociaux. Une réforme des régimes spéciaux entre en vigueur en 2008 pour aligner la durée de cotisation des agents de la SNCF, de la RATP et des IEG (Industries Électriques et Gazières) sur celle du privé et de la fonction publique : de 37,5 ans en 2007 à 40 ans en 2012. Elle prévoit également une décote réduisant le montant de la retraite en cas de trimestre manquant – ce que François Fillon avait déjà étendu en 2003, des seuls salariés du privé aux cinq millions de fonctionnaires. En 2010, une nouvelle loi programme le relèvement progressif (en six ans) de l’âge légal de départ à la retraite, de 60 à 62 ans, ainsi que le relèvement de l’âge de départ sans décote lorsque la durée de cotisation n’est pas atteinte, de 65 à 67 ans. D’autres réformettes ont été menées sous le mandat de François Hollande, mais toujours sans résultat satisfaisant, ni pour ceux qui voudraient voir les comptes revenus à l’équilibre, ni pour ceux qui voudraient que l’âge de départ à la retraite soit abaissé.
L’argument d’une espérance de vie en hausse : l’expression d’une hypocrisie de classe
Outre les déficits, il est un argument qui revient souvent pour justifier le recul de l’âge de départ à la retraite. Il s’agit de l’augmentation de l’espérance de vie, qui a fait un bond formidable depuis un siècle. Selon l’INSEE, elle atteignait en 2018 79,5 ans pour les hommes et 85,4 ans pour les femmes. Au cours des 60 dernières années, hommes comme femmes ont gagné 14 ans d’espérance de vie en moyenne ! Or, si l’on vit plus longtemps, il peut sembler logique que l’on travaille plus longtemps. Raisonnement logique… mais pas infaillible.
Car ces statistiques cachent mal des écarts considérables entre classes sociales. Une étude de l’INSEE publiée en février 2018 indiquait ainsi que les hommes les plus aisés (dont les revenus sont supérieurs à 5 800 euros par mois) ont une espérance de 84,4 ans, tandis que ceux faisant partie des 5% les plus modestes (avec un niveau de vie moyen situé à 470 euros par mois, sachant que le seuil de pauvreté se situe à 1 015 euros en France) ont une espérance de vie de 71,7 ans… soit un écart de près de 13 ans d’espérance de vie ! Chez les femmes, l’écart est plus réduit mais reste impressionnant : il atteint 88,3 ans pour les 5% de femmes les plus aisées, contre 80 ans parmi les 5% les plus modestes. Si l’on regarde par catégorie socioprofessionnelle, mêmes inégalités : un homme cadre supérieur peut espérer vivre jusqu’à 84 ans, contre 77,6 ans pour un ouvrier, soit plus de six ans de différence. L’écart reste de trois années du côté des femmes des mêmes catégories (88 ans, contre 84,8).
De manière générale, les cadres ont un niveau de vie élevé et sont moins soumis aux risques professionnels (accidents, maladies, exposition à des produits toxiques, etc.) que les ouvriers. Les comportements à risque, en termes de santé, sont également plus fréquents chez les non-diplômés que chez les diplômés. D’après les résultats du baromètre santé 2016, 39% des personnes âgées de 15 à 64 ans sans diplôme fument quotidiennement, contre seulement 21% des diplômés du supérieur de la même tranche d'âge.
Le fait qu’à l’Assemblée nationale, plus de 80% des députés soient issus des milieux cadres supérieurs, n’est sans doute pas étranger au fait que cette différence importante dans l’espérance de vie d’une catégorie à l’autre ne soit jamais prise en compte dans le débat. Sans compter qu’on peut légitimement estimer que les milieux les plus modestes profiteront généralement de la retraite avec une pension plus faible et en moins bonne santé. Car il faut ajouter à ces chiffres un déséquilibre s’agissant de l’espérance de vie en bonne santé. Par exemple, chez les hommes, l’écart d’espérance de vie à 35 ans sans incapacité entre cadres supérieurs et ouvriers est encore plus grand que l’écart d’espérance de vie global. Ainsi, celle à 35 ans des cadres, sans problèmes sensoriels et physiques, est de 34 ans, contre 24 ans chez les ouvriers, soit un écart de 10 ans. Non seulement les cadres vivent plus longtemps, mais aussi en meilleure santé. Ils bénéficient donc de retraites beaucoup plus élevées, mais aussi plus longues et en étant physiquement mieux portant.
Les travers de notre système politique, basé sur la représentation électorale et non sur la base des corps de métiers, contribue évidemment à fausser le débat sur les retraites. On constate d’ailleurs que le régime spécial de retraites des parlementaires eux-mêmes est souvent exclu des considérations. Il est pourtant régulièrement critiqué pour sa grande générosité. En 2010, un ancien député touchait en moyenne une pension de 2 700 euros nets par mois et un ancien sénateur de 4 442 euros, pension calculée au prorata des annuités acquises. Les parlementaires ont le droit de cotiser double les quinze premières années, puis 1,5 fois les cinq années suivantes. Il est donc possible de toucher une retraite pleine en ayant cotisé 25 années. Cette situation a notamment été dénoncée en 2010, sur fond de manifestations et de grèves contre la réforme de l'époque, spécialement lorsque l’amendement 249 tendant à aligner ce régime spécial sur le régime général a été rejeté… à l’unanimité.
Les anciens présidents, quant à eux, reçoivent une indemnité au titre de la retraite indépendamment du temps de cotisation : 63 000 euros bruts par an, soit 5 250 euros par mois, quel que soit le nombre de mandat effectué… Une belle leçon de notre classe politique, à ce peuple qui se gave d’avantages sociaux qui coûtent « un pognon de dingue ».
Le palliatif du compte-pénibilité, révélateur d’une vision purement capitaliste de la vie professionnelle
Ces inégalités entre milieux sociaux résultent d’un ensemble de facteurs. Contrairement à une idée reçue, la qualité et l’accessibilité du système de soins jouent un rôle secondaire par rapport aux conditions et à la durée du travail, l’attention portée au corps, l’alimentation ou les modes de vie en général (consommation d’alcool ou de tabac, pratiques à risque). C’est en partie ce qui fait que l’espérance de vie des femmes ouvrières est supérieure à celle des hommes cadres. La valorisation et l’endurance – en particulier chez les hommes dans les métiers physiques –, mais aussi les difficultés à s’arrêter de travailler sans risquer de perdre son emploi lors de la vie active, ont donc un impact sur la durée de vie des catégories les plus modestes. Or, malgré une attention croissante portée dans notre société à la santé, à l’alimentation et à l’hygiène, il est probable que la remise en cause des progrès en matière de temps de travail et la faible prise en compte de la pénibilité dans les droits à la retraite jouent plutôt en faveur d’un accroissement des inégalités entre milieux sociaux.
L’idée n’est pas ici de dire que les cadres ne peuvent développer de problèmes de santé, liés au stress par exemple, mais une prise en compte de ces écarts entre milieux sociaux serait probablement bienvenue – en tout cas, n’importe qui issu de la catégorie des cadres devrait au moins se demander ce qu’il en penserait s’il était lui-même ouvrier ou employé.
À défaut de considérer l’espérance de vie de chaque catégorie socioprofessionnelle, on parle souvent en France de prendre en compte la « pénibilité » des métiers. La réforme de 2010 par exemple prévoyait une mesure de l’invalidité, c’est-à-dire un certificat de la médecine du travail prouvant une invalidité de 20% provoquée par l’activité professionnelle, et permettant de partir à 60 ans. Sauf que l’idée de tenir compte de cette notion pour moduler les conditions d’accès à la retraite est dans les faits délicate à concrétiser ; des négociations entre partenaires sociaux pour définir précisément les critères de pénibilité (les expositions aux contraintes physiques : port de charges lourdes, mauvaises postures, horaires variables, travail de nuit, etc.), ainsi que les compensations à prévoir, piétinent depuis des années. Au point que le gouvernement, bien souvent, privilégie la notion plus classique et mieux définie d’« invalidité ».
Surtout, le débat sur la pénibilité montre à quel point le problème des retraites est pris par le mauvais bout, puisqu’il laisse à penser qu’il faudrait attendre d’être invalide ou handicapé pour profiter de sa retraite. Il révèle une vision purement capitaliste du travail, suivant laquelle, une fois le travailleur usé ou détruit par le labeur, il aurait droit à un certain repos. À l’image de la machine, le travailleur devrait être exploité au maximum de ce que ses capacités physiques lui permettent.
La réforme à venir : une logique comptable qui accentuera les inégalités
Actuellement donc, les retraites du régime général des salariés sont calculées à partir du salaire annuel moyen perçu par chaque salarié (au cours de ses 25 meilleures années), que l’on multiplie par un taux de liquidation, qui peut varier en fonction du nombre de trimestres cotisés. L’exécutif, dans la réforme annoncée, souhaite modifier ces règles de calcul. La notion de « trimestre cotisé » ne serait plus prise en compte et un nouveau dispositif serait mis en place. Les règles actuelles devraient être remplacées par une retraite par points, à l’image des règles existant déjà pour le régime de retraite complémentaire Agirc-Arrco. Le montant de la retraite serait donc calculé à partir du nombre de points acquis au cours de la carrière, et non plus à partir du nombre de trimestres cotisés. Ce nombre de points dépendrait des revenus touchés par l’assuré, mais certains évènements (une naissance par exemple) devraient aussi permettre d’en acquérir. L’assuré serait libre de partir quand il le souhaite dès lors qu’il aura atteint l’âge de départ en retraite et qu’il estimera avoir cotisé suffisamment de points. Sa pension en euros sera calculée en multipliant son nombre de points acquis par leur valeur de liquidation au jour du départ en retraite. Une valeur qui pourrait alors varier au fil des années, ce qui permettrait de moduler le montant des pensions.
Autre grand pilier de la réforme : le gouvernement souhaite uniformiser le système en appliquant les mêmes règles de calcul pour tous (public et privé, régimes spéciaux, régimes autonomes…). La question des taux de cotisation constituera un point essentiel, puisque salariés et fonctionnaires pourraient cotiser au même niveau, tandis que les indépendants se verraient appliquer un régime de cotisation adapté à leur situation – des règles qui restent toutefois à définir avec les partenaires sociaux. S’agissant des régimes spéciaux (SNCF, RATP, EDF, etc.), peu d’informations ont pour le moment filtré sur cette question. Durant sa campagne électorale en 2017, Emmanuel Macron avait précisé que les taux de cotisation et les conditions d’âge pourraient différer selon les professions. L’exécutif pourrait donc jouer sur ces critères : les assurés des régimes spéciaux continueraient de bénéficier d’avantages, à condition de cotiser plus. Des cotisations supplémentaires qui pourraient en partie être financées par l’État ou les entreprises publiques.
Enfin, le dernier grand point faisant l'objet de débats houleux concerne l'introduction d'un âge pivot, qui serait fixé à 64 ans à partir de 2025, et en dessous duquel le montant des pensions de retraite ferait l'objet d'un « malus ». Concrètement, dans un tel régime, celles et ceux qui souhaiteraient partir à la retraite à 62 ans verraient leur pension doublement pénalisée, puisqu'ils auraient accumulé moins de points dans leur cagnotte virtuelle, en plus de subir une décote (qui serait de 5% par année d'anticipation par rapport à l'âge pivot). À l'inverse, ce système incite à partir au moins à l'âge pivot, voire plus tard encore puisque chaque année supplémentaire de travail permet de bénéficier d'un bonus de 5% dans le calcul de sa retraite. En creux, cela incitera les futurs retraités à prolonger leur carrière, sans que cela ne soit une obligation.
Ce jeu de la carotte et du bâton, ajouté à la mise en place d’un système par points qui devrait avoir pour effet de limiter le montant des pensions, révèle une approche purement comptable du système de retraite, en plus d’un glissement progressif vers un système par capitalisation plutôt que par répartition. Christiane Marty l’expliquait très justement dans Le Monde diplomatique du mois de mai dernier : « Jusqu’ici, les réformes des retraites ont été menées au nom de l’équilibre financier. Maintenant que le déficit est en voie de résorption – au prix d’une baisse continue du niveau des pensions –, c’est l’"équité" qui est mise en avant par M. Emmanuel Macron ». Et cette chercheuse, membre de la Fondation Copernic, d’ajouter : « Piloté par un haut-commissariat dirigé par M. Jean-Paul Delevoye, le projet a pour objectif officiel de créer un système universel remplaçant les quarante-deux régimes actuels, et censé être plus juste, plus simple, plus lisible ».
Que nous dit le calcul par points ? Qu’un euro cotisé donnera les mêmes droits pour tous… Le principe peut sembler juste, mais la traduction, c’est qu’« à carrière courte et faible salaire, faible retraite ! » Les cotisations servent à « acheter » des points tout au long de sa vie « active ». Au moment de la retraite, nous explique encore Christiane Marty, « le montant de la pension est calculé en multipliant le nombre de points acquis par ce qu’on appelle la "valeur de service" », c’est-à-dire une valeur ajustée chaque année par les gestionnaires des caisses de retraite « de manière à équilibrer les finances ». Donc, pas de visibilité sur la pension, ni de garantie. Sans oublier qu’un tel calcul prendra en compte l’ensemble de la carrière, et plus seulement les 25 meilleures années comme c’est le cas aujourd’hui dans le régime général, ou les six derniers mois dans la fonction publique : outre d’inclure des périodes de la vie où l'on est moins bien payé, ce système ajoutera donc également les périodes de la vie non travaillées, et donc signifiera probablement une réduction des futures pensions. L'ancien Premier ministre François Fillon, devant un panel de dirigeants d'entreprises réunis par la Fondation Concorde le 9 mars 2016, expliquait d'ailleurs que, bien qu'y étant lui-même favorable, « il ne faut pas faire croire aux Français que [le système par points] va régler le problème des retraites », ajoutant : « Le système par points, en réalité, ça permet une chose, qu'aucun homme politique n'avoue : ça permet de baisser chaque année [...] la valeur des points, et donc de diminuer le niveau des pensions ». Voilà qui a au moins le mérite d'être clair.
Il est à prévoir que cette modification pénalisera avant tout les femmes, disposant en moyenne de carrières plus courtes – apparemment, des points seraient accordés pour « prendre en compte les interruptions d’activité liées aux aléas de carrière ou de vie », « les carrières longues, les métiers pénibles, le handicap », « l’arrivée ou […] l’éducation [d’un] enfant » (dixit le Haut-commissariat à la réforme des retraites), mais on ignore toujours quelle forme cela prendrait précisément, et on peut douter du degré de sincérité du gouvernement sur ces sujets.
Une dégradation du système par répartition, et la fin du principe de solidarité
En outre, on se dirige, par la dégradation du système par répartition, vers un régime dit par capitalisation, c’est-à-dire où les cotisations des actifs alimentent des placements financiers dont le rendement futur, incertain, détermine le montant des pensions. Soit une « logique d’assurance individuelle », souligne encore Christiane Marty dans Le Monde diplomatique, et non de solidarité intergénérationnelle. Une ouverture pure et simple à la capitalisation, pour le moment, concernera la tranche de salaire mensuel supérieure à 10 000 euros brut – qui obtiendra par ce biais des avantages fiscaux (payés donc par tous les contribuables), conformément à la loi Pacte votée le 11 avril 2019 – avant des abaissements futurs du seuil de la capitalisation. Le tout pour le développement des retraites complémentaires, au bénéfice des assurances privées.
La réforme veut imposer une logique de « contributivité » du système, qui veut que les pensions reflètent au plus près la somme des cotisations de l’individu. Sauf que ce principe s’oppose à la logique de solidarité, qui implique une redistribution au profit des personnes qui n’ont pu acquérir que peu de droits à une pension. Derrière l’idée que chacune et chacun gagne à proportion de ce qu’il a économisé, on retrouve la vieille logique libérale qui guide le gouvernement, « l’égalité des chances » : si vous voulez réussir, travaillez ! Comme si tous, nous avions une égalité de chances au départ, pour faire (ou non) des carrières brillantes.
Il est étonnant que depuis des décennies, le principe même de pensions aux montants différenciés n’ait jamais été remis en cause. Nous cotisons actuellement dans le cadre d’un système par répartition ; les actifs ne cotisent donc pas pour leur propre retraite mais pour financer celle des personnes actuellement retirées du marché de l’emploi. Dans ce système, guidé par l’idée d’une solidarité intergénérationnelle, il n’y a donc aucune logique particulière à ce que la pension d’un retraité soit liée à sa propre cotisation, quand il était actif, si ce n’est de reproduire les inégalités de revenus qui caractérisent déjà le monde professionnel – parfois en dépit du bon sens : un maçon, un technicien de surface ou un infirmier sont-ils moins utiles à la société ou moins méritants en termes d’efforts, qu’un avocat ou un consultant ? À l’image des allocations-familiales qui sont versées indépendamment des revenus, les pensions des retraités devraient l’être également, et pourraient ainsi contribuer à « sanctuariser » ce stade de la vie, en lui garantissant un niveau de revenu, non seulement décent mais même appréciable, afin que chacune et chacun puisse profiter de ses dernières années.
En outre, on peut se questionner sur la vision extrêmement linéaire de la vie que traduit ce débat sur les retraites. Le système serait construit de telle sorte qu’on ne puisse envisager autrement sa vie que comme un parcours respectant des étapes bien arrêtées : suivre ses études, travailler et cotiser, prendre sa retraite et attendre la mort. La possibilité de prendre une année pour soi, pour profiter de ses enfants ou de son temps libre, ou encore pour voyager, après un certain nombre d’années de travail mais en milieu de parcours professionnel, n’est pas envisagée. Et cette vision linéaire va de pair avec une volonté toujours plus affirmée d'augmenter le temps de travail hebdomadaire. À croire que nous ne sommes sur cette planète, que nous ne vivons que pour travailler. C’est sans doute regrettable, car on peut facilement imaginer que bon nombre de nos concitoyens tolèreraient mieux de travailler jusqu’à 65 ou 67 ans, s’ils n’avaient travaillé que quatre jours par semaine tout au long de leur vie, s’ils avaient pu prendre un ou deux ans de repos au milieu, si leur santé physique et psychologique avait été respectée, ou encore s’ils avaient pu facilement se réorienter vers un domaine différent, en cours de carrière.
L’approche comptable qui est celle des gouvernements successifs depuis plus de trente ans, pourrait ne pas constituer un souci. En soi, si elle permet aux caisses de retraites d’atteindre l’équilibre, et ainsi de pérenniser le système, qui s’en plaindra ? Sauf que si cette approche est la seule à guider la réforme, sans tenir compte de l’objectif originel du système de retraites, alors elle perd de son sens. Pire, elle brouille la grille de lecture et nuit au débat, car elle constitue un prisme froid et insuffisant. Elle néglige la dimension humaine de l’affaire et empêche d’inventer de nouveaux modèles. Si le but est uniquement de faire des économies et de maintenir une caisse à l’équilibre, alors la meilleure chose à faire, la plus évidente, est d’opérer une régression sèche dans les droits actuels des personnes retraitées, ou d’augmenter les contributions des actifs. On perd alors la vision d’ensemble, on perd l’essentiel.
Le 14 avril 2010, le Conseil d’orientation des retraites (COR) a rendu un rapport soulignant l’impact de la crise financière de 2008 sur le financement du système de retraite. Il y rappelait notamment que l’augmentation du chômage a entraîné une diminution des cotisations, et que le départ à la retraite des générations du Baby Boom accentue les déséquilibres démographiques, qu’il estimait devoir aller croissants : 182 cotisants pour 100 retraités en 2006, 170 pour 100 en 2010, 150 pour 100 en 2030 et 121 pour 100 en 2050. Toujours selon ce rapport du COR, le besoin de financement des retraites était estimé à 45 milliards d’euros (soit 1,86 point de PIB) en 2020, chiffre qui monterait à 70 milliards d’euros en 2030, et 100 milliards d’euros en 2050. Les défis sont donc énormes, et justifient malheureusement la vision comptable portée par l’actuel gouvernement et par la plupart des partis politiques en France.
Le président de la République nous garantit que dans tous les cas la mise en place du nouveau système serait progressive, et que les conditions de départ des assurés qui sont à moins de cinq ans de la retraite ne devraient pas être modifiées. Pour les autres, la transition se ferait graduellement. En attendant d’en savoir plus et de voir s’appliquer une nouvelle réforme guidée par des motivations purement comptables, le recul du niveau de vie des retraités pourrait se poursuivre encore longtemps…