Par Jorge Brites.
L'espace éducatif et culturel Les Échos du Sahel, dans lequel se trouve le Sahel Fablab d'InnovRIM, dans le quartier de Cité Plage, à Nouakchott.
Le 28 novembre marque certes, en Mauritanie, l’anniversaire de l’indépendance du pays, proclamée en 1960. Mais cette date correspond également à l’anniversaire de la naissance du premier fablab mauritanien, le Sahel Fablab, en 2014. Inspiré des hackerspace et makerspace américains, un fablab constitue un espace de partage libre, mettant à disposition des outils, des machines, des compétences et des savoirs. En somme, un lieu d’invention et d’apprentissage, ouvert à tous. Dans le contexte mauritanien, le Sahel Fablab, porté par l’association InnovRIM, s’est fixé une ambition : constituer un espace d’innovation, d’incubation technique, de prototypage et de coworking pour celles et ceux qui souhaitent développer leur idée, en vue de créer de l’emploi et de renforcer les compétences professionnelles des jeunes.
Formations en électronique et en automatisme, géolocalisation avec l’application Open Street Map, récupération d’ordinateurs, recyclage de vieux pneus transformés en meubles, développement d’applications mobiles et web… Loin des clichés sur le désert, les dromadaires et les traditionnels trois verres de thé, l’expérience mauritanienne du Sahel Fablab nous fait entrer dans le monde de l’innovation et du numérique, avec une approche écocitoyenne.
Nous l'avions vu dans un précédent article de décembre 2015 (L'innovation est-elle réservée aux pays du Nord ? Le contre-exemple de la Mauritanie), les initiatives existent, variées, en Mauritanie, qui viennent contredire le mythe d'une Afrique figée, immobile, et d'une jeunesse qui n'aurait d'autre ambition que de rejoindre l'Europe. Le Sahel Fablab est l'une d'entre elles. Mais commençons par rappeler de façon un peu plus détaillée ce qu’est un fablab – contraction de l’anglais fabrication laboratory, « laboratoire de fabrication ». Concrètement, il s’agit d’un lieu ouvert au public, mettant à disposition toutes sortes d’outils, notamment des machines-outils pilotées par ordinateur, pour la conception et la disposition d’objets. La caractéristique principale des fablabs est leur « ouverture » : le lieu se veut communautaire, collectif, et propose un accès libre aux individus autant qu’un accès sur inscription dans le cadre de programmes ou d’ateliers spécifiques. On y trouve des profils variés : des entrepreneurs, des artistes, des bricoleurs, des étudiants, des chômeurs, des hackers, qui veulent apprendre, partager, progresser, ou avancer dans leur projet pour passer de la phase de concept à la phase de prototypage, puis de la phase de prototypage à celle de mise au point, et à celle de déploiement et, le cas échéant, de commercialisation.
Dans l’esprit du coworking, le fablab constitue aussi un espace de rencontre et de création collaborative qui permet à tout un chacun de pénétrer un domaine nouveau et d’apprendre des autres – une logique proche des principes qui guident le concept d’éducation populaire, suivant lequel chacun peut alternativement enseigner et être enseigné, sans âge pour apprendre, et utiliser ses savoirs comme acteur social. On y retrouve également les valeurs du développement durable, puisque le fablab constitue souvent un lieu de récupération, de recyclage, où l’on transforme ou répare des objets de la vie courante. On y fabrique aussi des objets uniques : objets décoratifs, objets de remplacement, prothèses, orthèses, outils, etc.
Les fablabs fonctionnent en réseau – l’idée étant de doper l’inventivité en partageant les expériences et les savoirs, et en donnant accès à des outils de fabrication numérique. En Mauritanie, à ce jour, seul un fablab a vu le jour, le Sahel Fablab, avec ses spécificités dues au contexte économique et social du pays.
L’expérience du Sahel Fablab : l’innovation au service de la connaissance et de l’emploi
Un brouhaha général règne dans le local. D’un côté, des jeunes discutent circuits électroniques autour d’un prototype de « maison intelligente » miniature. D’autres parlent d’une application sur l’écocitoyenneté. Sur le côté, quelques œufs reposent dans une couveuse artificielle, dotée d’une lampe pour les tenir au chaud. Des fours solaires en carton, en bois et en aluminium sont entreposés sous une étagère. Un jeu pour enfant, ressemblant à un casse-tête chinois, prend forme grâce aux filaments plastiques de l’imprimante 3D en action, sous l’œil attentif d’un étudiant en informatique. Des carcasses d’ordinateurs gisent çà et là. Des jeunes sont assis sur des meubles faits de pneus récupérés et peints en jaune et vert. Des gens entrent et sortent, le mouvement est à peu près constant au sein du Sahel fablab.
Ce 28 novembre 2019 marque les cinq ans de cette initiative. Si le lieu est aujourd’hui doté de matériel et de machines-outils, et attire régulièrement de nouveaux membres, le parcours n’a pas été de tout repos et a même nécessité une certaine audace. Diarra Sylla, présidente de l’association InnovRIM et fondatrice du Sahel Fablab, nous raconte comment l’aventure a démarré : « L’idée m’est venue quand j’ai fini mes études, en novembre 2009, au Maroc. Je suis partie faire un stage au Sénégal dans une structure de navigation aérienne qui s’appelle l’ASECNA [Agence de Sécurité de Navigation Aérienne], à Dakar. […] J’ai connu une Béninoise qui y faisait son stage comme électronicienne. Elle m’a dit qu’il y a un nouveau coin qui s’est ouvert à Dakar, le fablab DefkoAkniep [hébergé par l’organisation Kër Thiossane], où il y a plein de matériel. C’est comme ça que j’ai découvert le concept. C’était passionnant : l’imprimante 3D qui tournait, la CNC, des ateliers sur les circuits Arduino… Avec elle, on s’est organisé chaque week-end pour se retrouver là-bas ». Ingénieure Telecom spécialisée en informatique, aujourd'hui âgée de 38 ans, Diarra poursuit : « J’étais au Sénégal pour gagner de l’expérience et revenir en Mauritanie en tant qu’entrepreneure, avec une idée de projet qui puisse me permettre d’aider beaucoup de jeunes, surtout dans le domaine de l’éducation. […] Parce que la plupart des jeunes se plaignent du manque d’emploi, mais ce n’est pas qu’une question d’emploi : il y a un manque de compétences aussi. Ils n’ont pas de lieux où se former, où faire des stages. Donc quand j’ai vu cet espace, je me suis dit que c’est un très bon endroit, qui peut résoudre beaucoup de problèmes ».
L’innovation dans les nouvelles technologies peut être au service du développement en Afrique, en s’appuyant sur une jeunesse dynamique et ambitieuse. Les TIC élargissent considérablement les opportunités économiques pour des millions de personnes.
C’est à l’issue du forum Innov’Africa, tenu en 2014 à Lomé, au Togo, et réunissant de nombreux jeunes investis dans les domaines de l’innovation et du numérique, qu’a été décidée la création d’InnovRIM, l’association qui porte le Sahel Fablab. Le 28 novembre 2014, la Mauritanie devient ainsi le quinzième pays africain à rejoindre le réseau d’Imagination for people et des fablabs africains francophones.
Au démarrage, le local se situe à l’immeuble El Mami, dans le centre-ville de Nouakchott, et ne compte que quelques ordinateurs. L’espace est assez inadapté, et l’équipe en cours de composition, mais ses membres sont motivés et férus de nouvelles technologies, pour la plupart formés entre le Maroc, la Mauritanie et le Sénégal. Un financement de la coopération française, en 2015, via un consortium d’associations intervenant sur des thématiques liées à la culture et à la jeunesse, va permettre à InnovRIM de se doter de nouveaux ordinateurs, et surtout de se faire connaître. Le fablab déménage la même année, pour rejoindre les murs des Échos du Sahel, un espace culturel et éducatif situé dans le quartier Cité Plage, à Nouakchott.
La mise en place du Sahel Fablab s’est voulue, dès le départ, une réponse adaptée à un environnement mauritanien caractérisé par un chômage et une forte précarité de la jeunesse. De manière générale, l’environnement en Mauritanie n’est pas particulièrement favorable à l’entreprenariat. Le manque criant de moyens et d’espaces à disposition des entrepreneurs, les faibles investissements publics dans l’économie et l’absence d’industries locales, ajoutés aux faibles infrastructures de base (coupures d’électricité quotidiennes, routes en mauvais état, difficultés pour trouver certains matériels, faible connexion Internet, etc.) : tous ces éléments ne contribuent pas à l’investissement et au développement d’une culture entrepreneuriale.
Surtout, la Mauritanie se caractérise par la faiblesse de son capital humain, qui résulte d’un effondrement de l’enseignement public ces dernières décennies. À titre illustratif, en 2019, le site officiel Mauribac laissait apparaître un taux d’admission moyen de 7,26% en première session du baccalauréat. Les jeunes, fortement touchés par l’échec scolaire, souffrent par ailleurs du manque de structures de formation professionnelle. Or, cette faiblesse du capital humain pose problème en ce qu’elle limite les opportunités, pour les entrepreneurs, de se doter d’une équipe qualifiée et solide, et de trouver dans la masse de jeunes chômeurs les compétences adéquates.
Ce constat se double de l’absence d’organismes censés apporter, dans le tissu économique, le capital-risque nécessaire à l’investissement dans des projets innovants et créateurs d’emplois. Le secteur bancaire, ou encore les pouvoirs publics, qui devraient assumer cette fonction, manquent clairement à l’appel. Et la faible culture entrepreneuriale fait que les familles sont souvent réticentes à avancer les fonds nécessaires au lancement d’un projet d’entreprise. Les modes traditionnels de mutualisation de moyens, tels que la tontine, sont insuffisants pour pallier le manque de capital-risque, et concernent plus souvent des dépenses de consommation courante ou de travaux domestiques, que d’entreprenariat.
« Dans ce contexte, nous explique Diarra, le fablab est un espace très porteur, parce qu’il n’y a pas beaucoup de structures mauritaniennes ou d’entreprises qui peuvent accueillir autant de monde pour se former et faire des stages. La plupart des jeunes qui viennent nous voir nous disent que dans les entreprises, ils font des choses très basiques. Ce qui est spécial dans les fablabs, c’est que quand tu viens là-bas, tu apprends. Tu peux t’autoformer, tu as accès au matériel. Alors que si tu pars dans une entreprise, on te dit de faire tel travail, et tu fais ça seulement. Dans un fablab, il y a plus de liberté de travail. Par exemple, je peux programmer aujourd’hui de ne travailler que sur la modélisation 3D ; demain, je peux travailler sur le développement des logiciels ; je peux bidouiller, créer, fabriquer, souder ou dessouder… Alors que les entreprises sont spécialisées. Tu vas avoir une entreprise qui ne fait que du développement Web. Les fablabs sont plus divers ».
Oumou Sow, 25 ans, chargée de programmes au sein du fablab et diplômée d’un Master en Ingénierie des Systèmes d’Information, ajoute : « Les jeunes ont besoin de créer ! Ils ont besoin d’être orientés aussi, parce qu’il y a beaucoup de métiers dont on n’a pas notion. Tout ce qui est makers ou création d’objets par exemple, les gens ne connaissent pas. Moi, quand je dis ce que je fais, les gens ne comprennent pas […]. À Nouakchott, je ne vois pas un autre lieu où les gens peuvent t’aider à faire ton projet, sans contrepartie. Tu viens, tu as un projet, tu travailles, et sans contrepartie il y a des gens qui t’aident à réaliser, surtout pour les étudiants qui font leur soutenance à l’université. Quand tu vas dans les entreprises, les gens se foutent de toi, ne font pas attention à toi, alors qu’il y a des gens qui sont là, qui peuvent t’aider à réaliser ton projet ».
Engagement et persévérance sont des clés de la réussite. Ce qui me motive : gagner de la connaissance .
L’innovation est une porte pour l’évolution sociale et économique de la Mauritanie.
L’innovation est un processus dynamique sans fin, une spirale vertigineuse de progrès vers des lendemains que nous espérons toujours pleins d’espérances et d’espoirs pour l’humanité.
Apporter des solutions innovantes pour répondre aux exigences sociales et environnementales
Plusieurs projets d’innovation sont en cours d’élaboration au sein du Sahel Fablab, et donnent à l'action d'InnovRIM une dimension à la fois sociale et écologique : récupération d’ordinateurs remis en état dans des bidons Jerrican (qui protègent de la poussière et se transporte facilement), conception de fours solaires pour lutter contre la consommation de bois de chauffage en milieu rural, formations en informatique auprès de jeunes femmes déscolarisées dans le cadre du réseau « Femmes & TIC », cartographie des villes de Nouakchott, Kaédi et Kiffa avec l’application Open Street Map, etc. La philosophie : l’innovation frugale constitue une clé du développement durable.
« Aujourd’hui, nous dit Diarra, on peut dire qu’on a beaucoup progressé. Cette année, on a eu à travailler avec beaucoup de projets ». Depuis 2018, un financement de l’Union européenne qui passe par le projet « Jeunesse et Pouvoir d’Agir » (JPA) de l’ONG française Grdr, a permis de donner un coup d’accélérateur au fablab. « Grâce à JPA, on a pu acquérir tout le matériel complet, en plus d’élargir nos activités à l’intérieur du pays et de travailler sur notre stratégie de long terme. Maintenant le lieu du fablab est vraiment animé, et on reçoit beaucoup de gens. Encore ce matin, j’étais avec un professeur en électronique, qui était très content d’une fille que nous avons encadrée. Il souhaite voir le lieu. Il nous disait qu’un lieu comme ça complète l’université, où ils apprennent beaucoup plus de théorie, alors qu’ici au fablab, ils ont accès à tout, ils pratiquent, ils expérimentent, ils touchent le matériel. Cette année, on a reçu beaucoup de stagiaires de l’université, et la bonne nouvelle, c’est que tous ceux qui ont fait des stages chez nous ont obtenu la meilleure note. L’autre jour, un jeune qui a travaillé sur la ‘‘maison intelligente’’ a eu 18/20. L’année dernière, c’était pareil. Même quand les prototypes ne sont pas terminés, on sait que l’élève a travaillé ».
Je n’ai jamais vu un endroit comme le fablab. Même s’il y en a d’autres, je ne pense pas qu’ils seront comme celui d’InnovRIM. Je vois qu’ils sont motivés, qu’ils ont beaucoup de projets, et ces projets permettent aux enfants et aux jeunes, scolarisés et non scolarisés, d’avoir des idées et d’innover, et de créer des projets. […] J’invite tous les jeunes qui chôment, qui n’ont pas de formation, qu’ils viennent ici se former, faire un stage, et peut-être qu’ici ils auront des idées de projets à développer pour l’avenir.
Parmi tous les projets en cours au sein du fablab, deux retiennent particulièrement notre attention. Le premier, intitulé « KhomiAuto », constitue un système d’irrigation automatique, au goutte-à-goutte, doté de capteurs permettant de mesurer le degré d’humidité du sol. Le prototype est terminé, mais la phase de déploiement et la finalisation « visuelle » de l’appareil restent à faire. « Un fablab est un lieu de prototypage, nous explique Diarra, mais il faut le rendre ensuite opérationnel, avec des circuits électroniques. C’est cette compétence qui nous manque : fabriquer un circuit électronique. Mais j’ai un frère qui termine son stage au Japon, et qui va nous aider à avancer sur KhomiAuto. Le boitier, on pourra le fabriquer ici avec l’imprimante 3D, mais pour le circuit électronique, il nous faut quelqu’un qui a le temps ».
Le fablab est un lieu de partage et de découverte. Je pense que le Sahel Fablab va grandir. Chaque fois, on a des jeunes qui viennent faire des stages. Avant, on ne remplissait pas de salle ; aujourd’hui l’espace est animé.
Bricoler, c’est ma passion, et le fablab me permet de le faire. Je suis dans le domaine du recyclage, et je suis là pour mettre en pratique cela.
Un autre projet en cours donne des perspectives audacieuses à l’entreprise du Sahel Fablab : trois prototypes de machines à recycler le plastique sont en cours de finalisation. Depuis plus d’une année, le fablab s’est doté de deux imprimantes 3D qui permettent de fabriquer toutes sortes d’objets d’art et de décoration (bijoux, statuettes, etc.), de petits objets pratiques (capuchons, porte-clés, vis, etc.), ou encore des maquettes (de bâtiments, de villes, etc.). Les opportunités techniques et même commerciales de ces machines-outils sont potentiellement énormes, mais la matière première utilisée, des filaments plastiques, est chère et difficile à trouver en Mauritanie. Il faut donc la faire venir de France ou du Sénégal, ce qui constitue un coût difficile à amortir. L’idée des machines à recycler le plastique, dans un pays où le ramassage des déchets constitue un vrai enjeu environnemental et sanitaire, est donc d’outiller le Sahel Fablab afin qu’il puisse lui-même produire la matière nécessaire à l’usage des imprimantes 3D.
« C’est un projet qui est en open source, nous dit Diarra, son inventeur ne vend pas la machine. Son idée, c’est que tu puisses dupliquer cette machine, peu importe où tu te trouves. C’est sa façon de contribuer à la protection de l’environnement. Ce projet, on veut le mener à fond, et chaque week-end on avance là-dessus. L’avantage, c’est qu’on peut poser des questions dans un forum, en anglais. Ils ont cartographié tous les pays où [la machine] a été reproduite. En Mauritanie, nous sommes les premiers, ils nous ont ajoutés l’autre jour. On leur a envoyé des photos et expliqué où on en est. Le broyeur n’a pas marché parce qu’il reste des pièces qu’on ne trouve pas ici. On a donc posé la question, et quelqu’un nous a renvoyé un lien ; des gens ont fait ça en Afrique du Sud, qui le vendent ».
La perspective de produire ses propres filaments plastiques pour alimenter l’imprimante 3D, tout en contribuant à la réduction des déchets plastiques, peut constituer un nouveau coup d’accélérateur au Sahel Fablab. Non seulement en renforçant sa visibilité dans le domaine du développement durable, mais également en réduisant considérablement les coûts de fabrication d’objets ou de maquettes, et en permettant ainsi à l’association d’affiner son modèle économique, qui reste à définir.
Un modèle économique à définir et une équipe à « solidifier »
L'histoire du Sahel Fablab n’est toutefois pas un long fleuve tranquille, et le contexte national y est pour beaucoup. Tout d’abord, le chômage de masse et une forte précarité sociale compliquent l’engagement bénévole, sur le long terme, de jeunes sous pression familiale pour rapporter des revenus. Il en résulte que la première difficulté du Sahel Fablab, selon Oumou, c’est « l’équipe, qu’on a du mal à ‘‘solidifier’’, à fixer. On aurait besoin d’une équipe vraiment stable. On n’est pas capable de les rémunérer. Je ne peux pas leur en vouloir parce qu’ils ont besoin d’argent, donc ils ont besoin d’aller chercher ailleurs. Mais si on avait une équipe assez fixe, je pense qu’on pourrait réaliser beaucoup de choses ». Diarra complète ce constat : « Au niveau des ressources humaines, on a des difficultés. En interne, on est en train de former des formateurs et formatrices, pour nous aider. Mais on est débordé : on est dans l’administration, et en même temps dans la partie technique. On voudrait bien libérer tout ce qui touche à l’administratif, pour nous concentrer nous-mêmes sur la partie technique. On a vraiment besoin d’une équipe ».
« L’autre jour, raconte-t-elle, il y a un jeune qui était avec nous, qui a trouvé une autre structure qui lui donne 5 000 ouguiyas [120 euros] par mois. Mais là-bas, il peut rester toute une journée sans rien faire. La difficulté, c’est de rémunérer les ressources humaines. Les fablabs sont supposés fonctionner sur le bénévolat, mais en Mauritanie, ce concept-là ne marche pas. […] Il y a des pressions sociales : une fois que tu as fini les études, il faut ramener de l’argent. Si tu ne le fais pas, tu as tous les problèmes du monde. On est tous confrontés à ce problème-là. Mais je pense qu’un jeune qui vient de finir ses études, quelles que soient les contraintes socioculturelles, il lui faut apprendre à être compétent. Parce que tôt ou tard, c’est sur les compétences que se joueront les recrutements. Tu as beau avoir des diplômes, si tu n’as pas les compétences, c’est compliqué. C’est ce qu’il y a dans la tête qui compte. L’avenir n’est pas dans les arrangements de famille. Tout ça va disparaître petit à petit, et ce n’est pas tout le monde qui a ces avantages ».
Avec les nouvelles technologies, avançons et changeons notre vie ! Car nul n'est digne d'être, que celui qui veut être.
« Autre difficulté, ajoute Oumou, qui est liée à celle de l’équipe : ‘‘money’’ ! Il faut qu’on arrive à faire rentrer de l’argent ». Dans bon nombre de pays, notamment en Europe et aux États-Unis, la plupart des fablabs s’appuient sur le travail de membres bénévoles et peuvent espérer assurer leur existence grâce à des subventions publiques de l’État ou d’une collectivité territoriale. Des entreprises ou des universités également développent leurs propres fablabs pour en faire des espaces de recherche, d’expérimentation, de libération des idées et de créativité.
En Mauritanie, la nouveauté du concept de fablab et la faible appétence des pouvoirs publics pour le milieu associatif et pour l’innovation technologique, compliquent la situation d’une structure comme InnovRIM qui prétend porter un fablab ouvert et gratuit. Peu d’espoir de voir un appui financier, technique ou humain venir des ministères en charge des nouvelles technologies ou de l’enseignement supérieur ; encore moins de la Wilaya (Région) de Nouakchott ou de la commune de Sebkha dans laquelle se situe le fablab. Il faut donc inventer un modèle économique viable. Mais comment rapporter de l’argent ? « En réalisant des projets, nous répond Oumou. En proposant des services aussi, à des entreprises, à des particuliers, par exemple pour développer des sites Internet, faire des bannières, etc. On a des compétences. On a presque le matériel. Maintenant, c’est réussir à trouver le marché, prospecter. Mais s’il faut qu’on aille prospecter, c’est que derrière, on sait qu’il y a un marché, et qu’au sein de notre équipe il y a quelqu’un qui est à 100% sûr de faire le truc correctement ».
Compte tenu du contexte, probable que le modèle économique à inventer soit multiforme et donne un mécanisme hybride qui place InnovRIM au croisement entre le statut associatif pur qui s’appuie sur du bénévolat et les contributions des membres, celui de start-up qui génère des revenus, et celui d’ONG qui répond à des appels à projets et qui cherche l’appui de bailleurs de fonds internationaux. De fait, aujourd’hui, l’essentiel des fonds du fablab sont apportés par des projets cofinancés par la coopération internationale, notamment l’Union européenne ou la France. Par les procédures et les calendriers qu’ils imposent, ces projets de développement présentent à la fois l’inconvénient d’être chronophages en termes de gestion administrative et financière ; et l’avantage de faire avancer plus rapidement l'équipement du local et les activités au sein du Sahel Fablab, sous la contrainte des délais fixés par les contrats de subvention.
À long terme, l’idée est toutefois de permettre à l’association de gagner en autonomie vis-à-vis des bailleurs de fonds issus de l’aide publique au développement. Cela pour au moins deux raisons. La première, pour s’assurer que les activités répondent bien aux besoins identifiés au sein du Sahel Fablab, et non aux besoins des bailleurs (en somme, qu’InnovRIM ne soit pas une sorte de « prestataire » des bailleurs de fonds, comme le deviennent trop souvent les ONG vivant de l'aide publique au développement). La deuxième, pour que les activités du fablab ne soient pas tributaires des appels à projets, ce qui présenterait des risques puisqu’entre deux appels, il peut se passer plusieurs mois sans financement ; en outre, la sélection n'est jamais garantie.
Plusieurs pistes restent à creuser. Par exemple les prestations de services ou de formations, qui peuvent faire rentrer de l’argent tout en donnant des revenus aux membres de l’association. Surtout, InnovRIM souhaite développer le rôle d’incubateur que peut assumer le Sahel Fablab, en mettant en place un processus complet d’accompagnement stratégique et technique de projets innovants d’entreprenariat. Une question qui reste à soulever étant : comment une start-up qui s’est faite accompagnée au sein du fablab et qui est devenue rentable peut-elle « rétribuer » la communauté qui l’a aidée à progresser et à mener à bien son idée ? La formule à trouver doit permettre que les designs et les procédés développés dans les fablabs puissent être protégés et vendus par leur « inventeuse » ou leur « inventeur », mais en même temps qu’ils restent disponibles de manière à ce que les membres de la communauté puissent les utiliser et apprendre d'eux. Par ailleurs, même des entreprises peuvent utiliser le fablab et ainsi apporter un gain à la communauté : on peut bien imaginer que des activités commerciales y soient prototypées et incubées, tant qu’elles n’entrent pas en conflit avec les autres usages de l’espace. Les pistes pour définir le modèle économique viable et gagnant-gagnant sont nombreuses, mais restent à identifier et à approfondir. Faudra-t-il élaborer une sorte de « contrat » entre le fablab et les entrepreneurs incubés ? L’avenir donnera certainement forme à tout cela.
Je suis au fablab depuis trois semaines. Ce qui me plaît ici, c’est l’ambiance, la manière dont les gens s’organisent, et la communication.
J’ai découvert beaucoup de choses dans le fablab. L’ambiance est sympa, les gens sont sympas. Je me suis sentie à l’aise, on m’a bien accueillie. Je suis là depuis trois mois, et j'ai demandé à prolonger mon stage.
L’idée sous-jacente : une « révolution numérique en Mauritanie » est possible !
L’existence même de cet espace collaboratif où foisonnent les idées et qui met à l’honneur le concept d’innovation et les nouvelles technologies est déjà en soi quelque chose d’assez révolutionnaire en Mauritanie. Notamment parce que celui-ci permet les rencontres et les échanges d’idées, dans un esprit de partage du savoir. Oumou témoigne : « J’ai rencontré beaucoup de gens, de profils très différents. Et ça m’a apporté des connaissances aussi. J’ai étudié cinq ans, mais le côté pratique, on n’avait pas trop fait ça. Ici j’ai pu développer ce que je savais, appliquer réellement. Et avoir des mentors aussi, qui m’ont appris beaucoup de choses, que je n’avais jamais faites à l’école ».
« Beaucoup de jeunes s’intéressent aux nouvelles technologies, conclut Diarra. Ils sont très passionnés. La chose qui leur manquait, c’était l’accompagnement. S’ils ont plus de fablabs, je suis sûr qu’il y aura une révolution numérique en Mauritanie. Les fablabs vont pousser un peu partout : à l’université, dans les écoles, etc. Il y aura beaucoup de débouchés, et ça va pousser les jeunes à être créatifs. Cet endroit leur permet de rompre leur solitude, d’être créatifs, d’entreprendre ».
Dans une interview datant de 1985, l’ancien président du Burkina Faso, Thomas Sankara, expliquait : « On ne fait pas de transformations fondamentales sans un minimum de folie. Dans ce cas, cela devient du non-conformisme, le courage de tourner le dos aux formules connues, celui d’inventer l’avenir. D’ailleurs, il a fallu des fous hier pour que nous nous comportions de manière extrêmement lucide aujourd’hui. […] Il faut oser inventer l’avenir ». Cet éloge de la folie, de l'imagination, du dépassement des barrières convenues, comme vecteur de « transformations fondamentales », la communauté du fablab en est l’audacieuse illustration, dont on espère qu’elle continuera à progresser, à innover, à inventer.
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