Par Jorge Brites.
Il y a exactement une année, le 29 juin 2019, se réunissaient à Abuja, au Nigeria, les chefs d’États membres de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). De façon assez solennelle, ils sont parvenus à un consensus sur le nom et l’échéance de mise en circulation d’une nouvelle monnaie commune, l’éco, qui devra remplacer à brève échéance le Franc CFA. Revendication ancienne des activistes et penseurs panafricains et anticoloniaux, qui voient dans le Franc CFA un outil de contrôle de ses anciennes colonies par la France, ce projet de monnaie régionale suscite déjà des controverses – d'autant plus que depuis, les États membres de l'Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) et disposant du franc CFA, semblent lui donner une forme qui ne satisfait nullement les autres pays de la sous-région. Le débat tourne surtout autour du degré d’émancipation réelle qu’elle offre aux États, vis-à-vis du Trésor français et de l’euro.
La question de la monnaie constitue un enjeu de souveraineté évident pour les États africains, dont la plupart doivent encore composer avec le défi de l’émancipation à l’égard des anciennes puissances coloniales. On oublie souvent, en France, la proximité historique et la violence des bouleversements que signifia, sur ce continent, la colonisation. Celle-ci s'est traduite, pour des sociétés entières, par un effondrement multidimensionnel, partiel ou total des valeurs, des systèmes et des paradigmes. Aveuglées par une révolution industrielle et scientifique sans précédent, les puissances coloniales ont justifié leur « mission civilisatrice » sur le mythe d’un rattrapage de l’Afrique vis-à-vis de l’Europe, qui permettait de conforter à la fois leur lecture linéaire de l’Histoire et leur conception raciste de l’humanité. Il en résulte des héritages complexes à déconstruire, à commencer par une intériorisation du mépris des sociétés africaines et de ses habitants.
Pour bien mesurer le choc multidimensionnel que constitua la colonisation européenne en Afrique, commençons par la resituer dans l’Histoire. Longtemps, du XVème au début du XIXème, les possessions européennes se résumaient à quelques comptoirs, notamment portugais dans le Golfe de Guinée, en Angola et au Mozambique ; néerlandais au Cap de Bonne-Espérance ; et français à Saint-Louis et sur l'île de Gorée. La présence européenne était alors marquée par le commerce triangulaire, basé sur la traite négrière en direction des mines ou des plantations américaines, en particulier dans les Antilles, au Brésil et dans ce qui devait devenir les États-Unis.
La colonisation prend l’ampleur qu’on lui connaît à partir du XIXème siècle. Au moment de la conférence de Berlin en 1884-1885, l’implantation européenne est encore loin de celle qui est souvent retenue dans les cartes du monde en 1914. À de rares exceptions, elle se limite encore aux côtes : les Espagnols sont présents dans le Rif marocain, les Portugais sur les côtes angolaise et mozambicaine, les Français au Sénégal, les Britanniques sur la Gold Coast ; et diverses îles sont déjà aux mains des puissances européennes, à l’image de Sainte-Hélène pour le Royaume-Uni ou de l'archipel du Cap-Vert pour le Portugal. Les Britanniques ont profité de l’invasion des Pays-Bas par la France napoléonienne pour prendre possession du Cap en 1806. Les Français ont démarré la conquête de l’Algérie depuis 1830.
À partir de la seconde moitié du XIXème, un concours de circonstances va faciliter la conquête. Le Royaume-Uni connaît depuis le XVIIIème siècle une forte industrialisation, qui s’est étendue par la suite au reste de l’Europe et aux États-Unis. Les mutations économiques, ajoutées à la crise bancaire de 1873, provoquent une période dite de « Grande dépression » (1873-1896) qui pousse les puissances européennes, Royaume-Uni en tête, à chercher de nouveaux débouchés. L’Europe connaît également des progrès techniques remarquables dans les transports et les communications, tels que la machine à vapeur ou le télégraphe, et dans la médecine, ce qui permet de s’aventurer dans des zones tropicales malgré des maladies comme le paludisme. Tous ces progrès techniques non seulement facilitent les conquêtes, mais les rendent également nécessaires, puisque la Révolution industrielle provoque une hausse de la demande en matières premières (indisponibles en Europe), en tête desquelles le cuivre, le coton, le caoutchouc, le thé ou l’étain. Les progrès de la science augmentent aussi l’intérêt des chercheurs européens pour ce continent, sa faune et sa flore (et ses êtres humains, bien souvent pour conforter les thèses racistes en vigueur en Europe). De même qu’il intéresse les différentes Églises, si soucieuses de sauver les âmes égarées de ses habitants (Le christianisme en Afrique, héritage incontesté de la colonisation). Le discours chantant la « mission civilisatrice » de l’Europe en Afrique est récurrent et justifie dans les esprits l’entreprise coloniale. Il comporte déjà l’idée intrinsèque d’un « retard » de l’Afrique (et des autres continents) sur l’Europe. Dans cette rhétorique, les gains politiques ou économiques ne sont qu’un bénéfice collatéral pour l’Europe ; et la résistance des indigènes un écueil négligeable.
Outre ces motivations diverses, il est clair que le prestige politique lié aux conquêtes coloniales, au fait de disposer d’un « empire », ainsi que la concurrence entre États européens (dans un contexte de montée du nationalisme, depuis les guerres napoléoniennes) pour disposer de territoires, de main d’œuvre, de richesses naturelles, etc., ont fortement encouragé le fait colonial. C’est d’ailleurs pourquoi les conquêtes ont régulièrement contribué à nourrir les tensions entre les puissances qui, par la suite, se lanceront dans la Grande Guerre en 1914 – et qui lanceront avec elles leurs colonies (Quand la Première Guerre mondiale ne se terminait pas le 11 novembre).
La violence de la colonisation, dans la continuité d’une vision raciste ancienne
Le commerce d’esclaves noirs par les puissances européennes, qui précède l’entreprise coloniale qui nous intéresse ici, avait déjà eu des impacts conséquents sur certaines des sociétés et des économies africaines. Ce trafic d’êtres humains peut être historiquement fixé entre 1441, avec les premières déportations vers la Péninsule ibérique, et 1865 avec la fin de la Guerre de Sécession américaine – l’esclavage des Noirs persiste au Brésil jusqu’en 1888, mais le trafic transatlantique s’est tari depuis le début du siècle, les Britanniques imposant son interdiction sur les mers dont ils ont la maîtrise. Malgré l’existence d'autres circuits de commerce d’esclaves (intra-africains et arabo-musulmans), la traite négrière transatlantique mérite d’être citée comme facteur préliminaire de déstabilisation, de déstructuration et de déshumanisation des sociétés africaines et de leurs habitants. Rétrospectivement, elle se présente presque comme un prélude à ce que sera plus tard la colonisation. La plupart des estimations sur la traite atlantique estiment à plus de 11 millions le nombre de déportés en quatre siècles, principalement sur la côte ouest-africaine et à l’embouchure de vallée du fleuve Congo – favorisant l’établissement de comptoirs européens d’où partiront, justement, plusieurs des conquêtes coloniales au XIXème siècle. En 1997, l’historien britannique Hugh Thomas a estimé à un total de 13 millions le nombre d’esclaves ayant quitté l’Afrique, dont 11,32 millions arrivés à destination au moyen de 54 200 traversées (dont 30 000 rien que pour le Portugal et sa colonie brésilienne). Il conviendrait d’y ajouter les morts non comptabilisés en chemin, le drame de milliers de familles et villages africains dépouillés de leurs hommes, femmes et enfants, ainsi que les impacts démographiques, politiques et économiques de la traite sur les sociétés africaines touchées. On estime ainsi que pour un déporté, trois personnes périssaient en moyenne en raison des guerres d'approvisionnement, des incendies de villages et de greniers, etc.
Surtout, l’esclavage pratiqué par les puissances européennes porte une dimension intrinsèquement raciste visant particulièrement les peuples noirs. Dès 1455, dans sa bulle pontificale du 8 janvier (Romanus pontifex), le pape Nicolas V évoquait « les excès sauvages des Sarrasins et autres infidèles » pour justifier l'esclavage pratiqué dans les terres nouvellement découvertes par les Européens en Afrique. Un mélange de racisme et de fanatisme religieux permet de légitimer les pires horreurs, y compris quelques décennies plus tard sur le continent américain. Environ quatre siècles et demi plus tard, on peut citer, pour illustrer le racisme qui caractérise la vision européenne de l'Afrique au moment où s'engage la colonisation, parmi bien d’autres, le discours de Victor Hugo prononcé le 18 mai 1879 : « Que serait l’Afrique sans les Blancs ? Rien ; un bloc de sable ; la nuit ; la paralysie ; des paysages lunaires. L’Afrique n’existe que parce que l’homme blanc l’a touchée. […] Il est là, devant nous, ce bloc de sable et de cendre, ce morceau inerte et passif qui, depuis six mille ans, fait obstacle à la marche universelle, ce monstrueux Cham qui arrête Sem par son énormité […] Cette Afrique farouche n’a que deux aspects : peuplée, c’est la barbarie ; déserte, c’est la sauvagerie. […] Au dix-neuvième siècle, le Blanc a fait du Noir un homme ; au vingtième-siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde. » Rappelons au passage que ces mots furent prononcés, justement, lors d’un banquet célébrant l’abolition de l’esclavage, ce qui peut paraître particulièrement ironique, puisque les Européens, qui ont alors plus de 400 ans de traite négrière et d’esclavage derrière eux (et dont les descendants continuent, à cette date, de le pratiquer au Brésil) justifient l’entreprise coloniale sur leur mission abolitionniste et civilisatrice.
En France, cette rhétorique, qui venait appuyer le processus de colonisation mené par la IIIème République, prenait un ton profondément déshumanisant. Dans le même discours, Victor Hugo ajoutait : « La Méditerranée est un lac de civilisation ; ce n’est certes pas pour rien que la Méditerranée a sur l’un de ses bords le vieil univers et sur l’autre l’univers ignoré, c’est-à-dire d’un côté toute la civilisation et de l’autre toute la barbarie. […] Allez, Peuples ! Emparez-vous de cette terre. Prenez-la. À qui ? À personne. Prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes, Dieu offre l’Afrique à l’Europe. »
Contrairement aux discours qui dominent alors en Europe, la colonisation n’a pas constitué la rencontre harmonieuse entre une Europe civilisée et une Afrique barbare. La présence européenne fut imposée la plupart du temps de manière violente, et s’est confrontée à des mouvements de résistance, parfois acharnés – et les exemples de guerres de résistance qui ne se sont achevées qu'au prix de la conquête militaire et de l’anéantissement des royaumes ou proto-États en place ne manquent pas. On peut ainsi citer, en Algérie, la résistance à l’occupation française, à l’ouest par l’émir Abdelkader de 1839 à 1847, et à l’est par les tribus berbères de Kabylie menées par Lalla Fatma N’Sommer, de 1849 à 1857 ; le Royaume du Dahomey (dans l’actuel Bénin), conquis par la France dans les années 1870 et 1880 ; le Royaume de Gaza (au Mozambique), qui tombe après la bataille de Coolela face aux Portugais en 1895 ; les révoltes des Batelela en 1895 et en 1897 au Congo, écrasées par les troupes belges ; ou encore le royaume zoulou, annexé à la colonie sud-africaine à l’issue de la guerre anglo-zoulou de 1879-1897. Dans la Corne de l’Afrique, les troupes de l’Empire d’Éthiopie mettent même en déroute l’Italie en 1895, qui devra s’y reprendre quarante ans plus tard pour envahir le pays, en 1935-1936.
Il convient, pour comprendre la réussite de l’occupation, de garder en tête la menace de la répression violente que brandissaient en permanence les puissances coloniales – et que les conquêtes militaires mettaient clairement en pratique, avec de nombreux exemples de ce que risquaient les récalcitrants à la présence étrangère. Un exemple : celui de la conquête du Tchad actuel par la France, qui fut particulièrement violente. Ainsi, en janvier 1899, le ministère français des Colonies dépêche trois expéditions militaires pour parachever la conquête de l’Afrique centrale : la première, « Voulet-Chanoine », part du Sénégal ; la seconde, « Foureau-Lamy », d’Algérie ; la troisième, « Gentil », du Congo. Les trois missions devant se retrouver à un point de jonction fixé à Kousséri, près du Lac Tchad. La première notamment, comptant 600 soldats et qui disposait d’un mois seulement d’autonomie en eau et nourriture, s’illustra particulièrement par la violence de son action. Sous la conduite des jeunes lieutenants Voulet et Chanoine, elle pratique systématiquement le pillage des villages traversés et le meurtre des populations réticentes à fournir des vivres et des porteurs. Le 2 mai 1899, les 15 000 habitants du bourg de Birni N’konni sont tués, et la localité rayée de la carte. Des mois durant, tout au long de son parcours, des hommes sont décapités, des femmes violées et fusillées, et des enfants pendus. Au point que l’excès de violence est signalé à l’État-major français, qui ne rappelle pas la mission mais qui envoie le lieutenant-colonel Klobb, responsable de la garnison à Tombouctou, pour en prendre la direction. Au final, si les deux lieutenants sont tués par leurs propres tirailleurs sénégalais, les deux officiers qui finissent l’expédition en octobre 1899, se retrouvent allègrement décorés par la IIIème République qui leur attribue le grade de général de brigade.
Cette menace a non seulement permis l’exploitation des ressources naturelles, mais aussi et surtout celle des êtres humains, via le travail forcé, et la mobilisation en masse des hommes lors les deux guerres mondiales. Le cas le plus flagrant de travail forcé étant sans doute celui de l’« État indépendant du Congo », possession personnelle du roi de Belgique Léopold II de 1885 à 1908. À la fin du XIXème siècle, l’opportunité offerte par l’immensité du territoire et par les richesses abondantes (caoutchouc, ivoire, mines, etc.) incitent la couronne belge et les compagnies concessionnaires à appliquer un régime de travail forcé d’une violence inédite depuis la traite négrière. Meurtres en série et mains coupées pour les récalcitrants au travail dans les plantations de caoutchouc ne sont que des exemples parmi d’autres de sévices mis en application… Au total, sur la période 1885-1908, les plus basses estimations pour le pays varient entre trois et dix millions de morts.
Monument en hommage aux victimes de la répression portugaise lors de la grève de 1959 des travailleurs du port de Bissau, en Guinée-Bissau.
Les violences du Congo sont emblématiques mais elles sont loin d’être uniques. On peut citer, du côté du Congo français (devenu la République du Congo à son indépendance en 1960), la construction du chemin de fer Congo-Océan, reliant Pointe-Noire à Brazzaville sur 502 km, et qui aurait vu mourir entre 15 000 et 30 000 travailleurs forcés au cours de sa réalisation de 1921 à 1934 – on oublie d’ailleurs souvent que ce n’est qu’en 1946 que la France, l’Espagne et le Portugal mirent officiellement fin au travail forcé dans leurs colonies.
Et la violence de la conquête, ajoutée à la brutalité du travail forcée, s’ajoute encore aux multiples actes d’humiliation et de répression systématiques qui ont marqué presque toutes les régions du continent. Dans sa colonie du Sud-Ouest africain (actuelle Namibie), l’Allemagne pratiqua une politique de nettoyage ethnique à l’égard des Hereros et des Namas de 1904 à 1910, déplaçant des populations entières dans des camps de concentration. Les Hereros voyant leur nombre réduit de 90 000 à 15 000 personnes, et les Namas de 20 000 à 10 000 (soit la moitié de la population décimée), cet épisode est généralement considéré comme le premier génocide du XXème siècle. Autre exemple en Algérie en mai 1945, quand plusieurs manifestations indépendantistes sont réprimées par la France à Sétif, Guelma et Kherrata, au prix de 20 000 à 30 000 victimes. Idem au Madagascar en 1947, où les autorités coloniales françaises matèrent des émeutes au prix de 40 000 victimes, sur environ quatre millions de Malgaches. Les exemples ne manquent pas, et il convient d’y ajouter les centaines de milliers de victimes causées par les guerres de décolonisation : plus de 250 000 morts durant la Guerre d’Algérie (1954-1962), plus de 65 000 morts dans la guerre d’indépendance du Mozambique, ou encore plus de 50 000 morts dans celle de l’Angola (1961-1974).
Rappeler toutes ces violences est essentiel pour comprendre les bouleversements qu’ont vécu certaines des sociétés colonisées dans leur organisation sociale et dans leurs équilibres démographiques : pour des villages vidés de leurs habitants pour les besoins du travail forcé ou pour réprimer les révoltes, l’impact social est énorme et dépasse de loin le champ temporel de la colonisation. À travers le continent, au-delà de l'esclavage, la répression des révoltes et le travail forcé ont fait régresser la démographie et ont déstructuré des pans entiers des sociétés locales. Surtout, loin de l’idée reçue selon laquelle la colonisation aurait pacifié des tribus de « sauvages » uniquement occupées à se battre les unes contre les autres, la colonisation a introduit un climat continu de violence. L’historien américain Georges Lachmann avance dans son ouvrage De la Grande Guerre au totalitarisme : la brutalisation des sociétés européennes (1999) que la colonisation, ajoutée à la Première Guerre mondiale, a participé à développer une « culture de la violence » au sein des sociétés européennes. Mais il est tout à fait envisageable que cette « brutalisation » des esprits ait concerné les colonies également, limitant les possibilités d’une indépendance dans des conditions optimales.
Les cas de l’Angola et du Mozambique sont particulièrement frappants à cet égard, puisqu’aux guerres d’indépendance y succédèrent, quasi-immédiatement, des guerres civiles encore plus sanglantes. Idem en République démocratique du Congo, dont les provinces de l’Est, de la tentative d’indépendance du Katanga en 1960 à l’actuel conflit au Kivu, n’ont cessé de connaître les violences armées, les ingérences étrangères, les nettoyages ethniques et les travaux forcés, encore et toujours alimentés par l’enjeu des immenses richesses naturelles que compte la région.
Même lorsque la colonisation s’est opérée sans massacre à grande échelle, elle demeure une entreprise menée sous la contrainte. Une fois n’est pas coutume, rappelons ces mots de l’Américain Samuel Huntington dans Le choc des civilisations (1993) : « L’Occident a vaincu le monde, non parce que ses idées, ses valeurs, sa religion étaient supérieures (rares ont été les membres d’autres civilisations à se convertir), mais plutôt par sa supériorité à utiliser la violence organisée. Les Occidentaux l’oublient souvent, mais les non-Occidentaux, jamais. » Partout, l’arrivée des Européens puis leur domination politique sont décrits comme des processus, soit violents, soit insidieux à l’égard de populations locales abusées par les discours, les engagements et les technologies des Européens. Bon nombre d’œuvres artistiques et culturelles ont mis en scène ces processus. À titre d’exemple, dans son ouvrage Tout s’effondre (1958), l’auteur nigérian Chinua Achebe décrit remarquablement l’arrivée britannique dans le sud-est du Nigeria à la fin du XIXème siècle, et ce qu’elle a représenté comme bouleversement progressif pour des habitants (de l’ethnie igbo) de la forêt équatoriale qui étaient presque coupés du monde – sans idéaliser les sociétés précoloniales, puisque l’histoire démarre sur une rupture entre le personnage principal, Okonkwo, chef de clan, et son fils, choqué par le sacrifice humain dont a fait l’objet son meilleur ami (c’est précisément ce choc qui facilite, par la suite, sa récupération par des missionnaires chrétiens). L’auteur fait ainsi parler Okonkwo : « Comment veux-tu qu’on se batte alors que nos propres frères se sont retournés contre nous ? Le Blanc est très habile. Il est venu tranquillement et paisiblement avec sa religion. On s’est amusé de toutes ses sottises et on lui a permis de rester. Maintenant il a conquis nos frères, et notre clan ne peut plus rien faire. Il a posé un couteau sur les choses qui nous tenaient ensemble et on s’est écroulés. […] Le Blanc avait apporté une foi délirante, mais il avait aussi établi un comptoir commercial, et pour la première fois l’huile et la noix de palme étaient devenus des produits de grand prix. »
Même esprit dans L’odyssée de Mongou (1977) et dans Les illusions de Mongou (2002), de l’auteur centrafricain Pierre Sammy Mackfoy, qui relatent respectivement l’arrivée des Européens dans la forêt équatoriale de l’Afrique centrale, puis les désillusions de l’indépendance. Dans le second ouvrage, le personnage principal, Mongou, décrit ainsi le processus de manipulation des colons : « Un jour ils débarquent chez nous, on ne sait comment, signent avec nous un papier de bonne camaraderie, nous promettant protection, bonheur, santé, prospérité, mais en profitent peu après pour nous déposséder de nos terres et nous asservir ! Ils sont maîtres et s'arrogent tous les droits ! Ils créent de nouveaux besoins que nous ne pouvons satisfaire par nous-mêmes et qui nous placent dans un état de perpétuels demandeurs, donc de dépendance. Nous délaissons toute notre industrie ancestrale et ne vivons que dans l'attente de leurs apports. Notre créativité s'émousse, se sclérose puis s'endort. Cela dure des années, passe par toutes les étapes de domination et d'exploitation possible et imaginable. »
Palais du sultan Bamoun, dans la ville de Foumban, au Cameroun, à l'architecture d'inspiration allemande.
La dépréciation culturelle et le racisme intériorisé
La colonisation n’étant pas qu’un statut politique de domination et d’implantation de colons par une puissance étrangère, il convient de l’analyser en tant que processus. Processus d’exploitation des richesses et de la terre, certes, mais aussi processus de dépréciation culturelle et d’aliénation des esprits. Ainsi, ce que d’aucuns considèrent aujourd’hui comme des « aspects positifs de la colonisation » ont constitué des leviers de déstructuration culturelle et identitaire. Des écoles ont ainsi été construites, mais elles enseignaient le plus souvent dans la langue coloniale, et permettaient de former les futurs agents au service de la métropole. Tout comme l'ensemble du projet colonial, l'implantation d'écoles ne visait pas autre chose que de maximiser l'exploitation de la population et des ressources des territoires occupés, au profit de la métropole et des colons. Dans une circulaire datant de 1897, le Gouverneur général de l'Afrique Occidentale Française (AOF), Jean-Baptiste Émile Chaudié, n'écrivait-il pas : « L'école est le moyen le plus sûr qu'une nation civilisatrice ait d'acquérir à ses idées les populations encore primitives » ? Et son successeur à la tête de l'AOF, William Merlaud-Ponty, d'ajouter lui-même dans une circulaire de 1910 que l'école est l'outil « qui sert le mieux les intérêts de la cause française ».
Sans s’attarder sur les « résultats » de la colonisation en termes de scolarisation, qui n’ont donc pas de quoi faire rêver (le taux de scolarisation pour l’AOF était de 10% au moment des indépendances, et de 15% en Algérie), il convient de questionner le principe même de cette « mission civilisatrice ». Elle part du postulat que la connaissance, la science, les savoirs étaient aux mains des Européens, et que pour la partager avec les Africains illettrés, incultes et barbares, la colonisation était un moindre mal. Cette démarche a de quoi laisser perplexe à divers égards. Tout d’abord parce qu’elle suppose une ignorance et un mépris des connaissances et savoirs accumulés par des sociétés entières depuis plusieurs siècles – parfois au point de tronquer la réalité, puisqu’on trouvait des élites alphabétisées en langue arabe en Afrique du Nord (les bibliothèques des cités caravanières de Chinguetti, dans l’actuelle Mauritanie, ou de Tombouctou, au nord du Mali, sont là pour le rappeler) et jusqu’en Afrique centrale. L’Empire d’Éthiopie disposait de sa propre écriture, l’alphasyllabaire guèze dont les origines remontent au VIIème siècle av. J.-C., et dans lequel s’écrivent les langues amharique ou tigrigna dans la Corne de l’Afrique. Rien qu’au Sahara, de l’Algérie à la Libye en passant par le Mali ou le Niger, on a recensé une dizaine d’alphabets, les tifinagh, nées dans les sociétés berbères de l’Antiquité et traditionnellement utilisés par les Touaregs jusqu’au début du XXème siècle. Des graphies plus récentes avaient aussi fait leur apparition en Afrique de l’Ouest : on trouve ainsi les écritures vai, mende, loma, kpelle et bassa depuis la partie occidentale du Liberia jusqu’au Sierre Leone ; les écritures bamoun, bagam et ibibio-efik Oberi Okaime au delta du Niger et au Cameroun ; et l’écriture bété en Côte d’Ivoire. Aujourd’hui, en dehors de l’Éthiopie sur laquelle l’occupation italienne, de 1936 à 1941, eût peu de répercussions à long terme, les autres écritures mentionnées ont été largement oubliées, et la permanence à la fois des anciennes langues coloniales comme langues officielles, et de système scolaires inspirés des modèles européens, a grandement compliqué leur récupération après les indépendances.
Ce rappel, qui porte sur l’existence d’écritures en Afrique, pourrait être étendu à tous les domaines de la connaissance. À l’image des guérisseuses et sages-femmes condamnées pour sorcellerie en Europe durant près de quatre siècles, les médecines africaines ont par exemple été d’emblée méprisées et ignorées par les colonisateurs – sachant qu’en Europe, comme l’explique très bien l’essayiste Mona Chollet dans Sorcières, la puissance invaincue des femmes, la révolution scientifique à partir du XVIIIème siècle s’est basée sur un postulat fallacieux d’objectivité et de distinction stricte de l’humain et de la nature, ce qui permettait d’en exclure les guérisseuses (et par la même occasion, les femmes en général), mais également les médecines issues des sociétés non-occidentales, perçues comme trop proches de la nature. Or, cette dévalorisation culturelle appliquée à la médecine a des répercussions tangibles jusque nos jours. Les médecines dites traditionnelles, à base de plantes médicinales, qui soigneraient pourtant environ 80% de la population en Afrique comme en Asie selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), sont toujours largement déconsidérées, désorganisées et sous-financées. Typiquement, on constate que les gouvernements africains ne mettent pas à l’épreuve les tradipraticiens et ne leur donnent pas les moyens d’inventorier les pratiques efficaces, ce qui permettrait d’apporter la preuve, par exemple, de l’innocuité et de l’efficacité des remèdes à base de plantes. Et, lors de crises sanitaires telles que le virus Ebola en 2013 ou le COVID-19 en 2020, de mobiliser les ethnopharmacologues pour chercher des vaccins ou des traitements.
Outre les enjeux économiques, le domaine scientifique ne doit pas être déconnecté des enjeux politiques de l’époque. Elle est le plus souvent un construit social. Les sciences occidentales ont été activement mobilisées, par le passé, pour justifier la supériorité de la « race blanche », et ainsi justifier la colonisation. La théorie de l’évolution des espèces qui fait son apparition au XIXème siècle sous la plume du naturaliste Charles Darwin, et les nombreux travaux et voyages d’exploration qui eurent lieu à l’époque, alimentèrent une recherche prétendument scientifique et visant à conforter les préjugés racistes à l’égard des populations non-occidentales. La quête d’un « chaînon manquant » dans l’évolution entre l’ancêtre simiesque et l’humain a ainsi nourrir toutes sortes de théories farfelues. La phrénologie, qui est l’étude du crâne et qui suppose que celui-ci, par sa forme et son volume, indique le caractère et l’intelligence d’un individu, a servi également à alimenter les théories suivant lesquelles les Noirs, mais aussi les femmes, sont moins intelligents. Au XXème siècle, les expériences de craniologie sont entrées en déclin à partir de la Première Guerre mondiale, mais la montée de la psychanalyse et de la psychologie les a remplacées par les tests d’intelligence, sur lesquels les théoriciens racistes en tout genre, tels que les eugénistes américains Harry Laughlin et Madison Grant, n’ont pas manqué de s’appuyer pour apprécier le degré d’intelligence de tel ou tel groupe racial. Évidemment, sans aucune remise en perspective culturelle du contenu de ces tests, ou même du concept d’« intelligence ».
Cette déshumanisation s’est même traduite dans la loi, supposée encadrée le traitement des colonisés. Certes, l’esclavage était interdit (quoique le travail forcé ne s’en éloigne guère beaucoup), mais un statut et un traitement différenciés étaient la norme. Dans les colonies françaises, le Code de l’indigénat s’impose en 1887 (et durera jusqu’en 1946, tout de même), distinguant les citoyens français (de souche métropolitaine) et les sujets français, c’est-à-dire les Africains noirs, les Malgaches, les Algériens musulmans, les Antillais ou encore les Mélanésiens, ainsi que les travailleurs immigrés. Les sujets français étaient, de fait, privés de la majorité de leurs droits politiques et de leur liberté, ne conservant au plan civil que leur statut personnel, d’origine religieuse ou coutumière. Le code les assujettissait aux travaux forcés, à l’interdiction de circuler la nuit, aux réquisitions, à des taxes, etc. Des codes similaires furent adoptés par les autres puissances coloniales, à l’image du Code du travail des indigènes en vigueur dans les territoires portugais. En Afrique du Sud, la réglementation laissée par les Britanniques au début du XXème siècle préparera le terrain au régime d’apartheid qui se mettra en place à partir de 1948.
Loin du vaste océan d’ignorance décrit par les contemporains de la colonisation, il convient pourtant de rappeler la diversité des savoirs et l’existence de cultures et de civilisations riches sur le sol africain. Ce rappel est nécessaire pour comprendre le choc qu’a pu constituer, durant près d’un siècle, l’entreprise coloniale par des hommes qui méprisaient ce qu’ils y trouvaient. Or, c’est justement cette ignorance (et cette indifférence) des colons et des missionnaires européens vis-à-vis des savoirs africains – une ignorance confortée par une vision raciste – qui a rendu possible une conception du monde divisée entre peuples civilisés, les Occidentaux, et peuples non-civilisés, en tête desquels on trouve les Africains. Le traitement des croyances locales, l’accaparement des richesses et la supériorité technique (au moins militaire) des Européens ont nourri un processus de dépréciation des identités, des individus, qui a permis une intériorisation du racisme par certains des colonisés eux-mêmes. Au point que même bon nombre d’élites africaines (y compris celles qui revendiquèrent l’indépendance, et qui disposaient d’une formation académique occidentale) adoptèrent les codes culturels occidentaux (Les « élites africaines » sont-elles encore... africaines ? (1/2) Nation, africanité, modernité : quand les notions sont manipulées).
Dans ce processus, la figure du Blanc, de l’Européen, y est érigée comme le modèle à suivre, et cette perception, qui implique une notion de « retard » s’appliquant à l’Afrique, associe la notion de progrès à l’Occident. Cette aliénation des esprits colonisés, le psychanalyste et penseur tiers-mondiste Frantz Fanon l'aborde dans son essai Peaux noires, masques blancs, où il développe la thèse suivant laquelle la colonisation a créé chez les Africains une névrose collective dont il faut se débarrasser. Plus proche de nous, on peut citer Thomas Sankara, président du Burkina Faso de 1983 à 1987, qui décrivait dans une interview en 1984 : « En Afrique du Sud, j’ai vu des Noirs s’en prendre à nous, Noirs, qui étions de passage et qui, entretenus par la compagnie aérienne, avions droit au même traitement que les autres voyageurs. Mais ce sont nos frères africains, Noirs comme nous, qui nous crachaient dessus parce qu’ils ne comprenaient pas comment nous osions nous mesurer aux Blancs. Ce n’est pas parce qu’ils nous soupçonnaient d’être compromis avec les Blancs, non. Parce qu’ils estimaient que nous étions d’un orgueil inacceptable. Ils ont été trop longtemps dominés, ces Noirs-là, ils ne peuvent pas comprendre qu’un Noir s’asseye à la même table qu’un Blanc. »
Cette intériorisation du racisme, corollaire d’une forme de fascination vis-à-vis des Blancs, prend des aspects dramatiques lorsqu’elle permet, même des décennies après la colonisation, la corruption des élites africaines, leur aliénation intellectuelle, ou la signature d’accords commerciaux déséquilibrés, à l’image de ceux négociés entre l’Union européenne et les pays dits ACP (Afrique-Caraïbes-Pacifique), au plus grand bonheur des entreprises européennes. Elle peut prendre des tournures plus pathétiques, par exemple lorsqu’elle concerne le traitement et la considération quotidienne dont font l’objet les Noirs en Europe ou les Blancs en Afrique. L’écrivain camerounais Ferdinand Oyono en trace un tableau éloquent dans son ouvrage Le vieux nègre et la médaille (1956), dans lequel il raconte l’aventure de Meka, aveuglé de fierté par l’attribution qui lui est faite d’une médaille de reconnaissance par la France le jour du 14 juillet. Le héros ne prend conscience qu’après une cérémonie humiliante qu’il ne s’agissait que d’une mise en scène hypocrite des pouvoirs coloniaux, qui parlent d'amitié tout en maintenant une stricte ségrégation.
C’est avec cette réalité que les pays Africains doivent composer depuis leur indépendance. En outre, la colonisation a bouleversé le continent en perturbant des ordres sociaux séculaires, en influant sur les rapports humains, voire même en les réinventant pour attiser les tensions entre populations locales – l’exemple à la fois le plus emblématique et le plus dramatique étant celui des Tutsis et des Hutus, deux castes sociales présentes dans la région des Grands Lacs, et sur lesquelles la Belgique s’appuya alternativement, alimentant des tensions interethniques qui aboutirent, comme chacun sait, au génocide de 1994 au Rwanda, et à la guerre civile au Burundi à la même époque. Si l’on ajoute les bouleversements ayant déstructuré les économies locales, indiscutablement, la présence européenne a créé des déséquilibres dans les relations de pouvoir entre communautés et entre castes sociales, que l’indépendance n’a pas réglés, et qui se sont même parfois accentués avec l’urbanisation et la mondialisation postcoloniales.
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Pour accéder à la seconde partie de cet article : En Afrique, comment dépasser le choc de la colonisation et le mythe du rattrapage par le développement ? (2/2) Quand « tout s'effondre » autour d'une lecture linéaire du progrès humain