Par Jorge Brites.
Durant la période de confinement qui a caractérisé la crise du COVID-19, des millions de citoyens se sont accordés pour applaudir, à leur fenêtre, les personnels soignants, véritables « soldats » (et surtout, soldates) envoyés au « front » – puisque, comme nous l’a allègrement répété le président de la République, « nous sommes en guerre ». Cette image d’unité et de soutien aux médecins, aux infirmiers et aux autres agents de l’Hôpital public a pourtant de quoi interpeler, quand on sait que le secteur hospitalier, et notamment les services d’Urgences, faisaient grève depuis presque un an quand a commencé la crise, alertant sur des conditions de travail désastreuses, un manque de matériel et des horaires intenables. Parallèlement, avait lieu – dans une indifférence encore plus frappante – une autre grève, à savoir celle des femmes de chambre de l’hôtel Ibis Clichy-Batignolles, à Paris, qui réclamaient la fin de la sous-traitance et de meilleures conditions de travail. La crise du COVID-19 a été l’occasion de mettre en lumière la précarité de bon nombre de ces métiers déconsidérés et parfois particulièrement mal rémunérés. Des métiers où l'on retrouve bien souvent des femmes, qui ne peuvent se payer le luxe du télétravail ou d’un confinement agréable, et sont ainsi très exposées à la contamination au virus.
La crise actuelle vient nous rappeler que ce sont ces métiers « invisibles » qui font tourner l’économie réelle. Sans eux, les métiers cadres ne survivent pas. Dans ce contexte, il convient de reconsidérer la reconnaissance et l’utilité que la société leur concède, pour améliorer leur rémunération et leur image.
Le travail des infirmiers et infirmières, des caissiers et caissières, des agents et agentes d’entretien, des éboueurs et éboueuses, etc., doit être réévalué à l’aune de leurs faibles revenus, mais également de la piètre considération dont font l’objet ces métiers depuis bien longtemps. Car les caissiers et caissières n’ont pas attendu le coronavirus pour se prendre les postillons des clients au visage, ni les facteurs et factrices la mauvaise humeur des usagers. « Travaille à l’école, sinon tu finiras caissière », est un classique des phrases répétées aux enfants. Une réalité qui laisse d’autant plus perplexe qu’elle accentue le degré d’hypocrisie de nombreuses familles qui applaudissent tous les soirs à leur fenêtre le personnel soignant, mais dont les parents verraient comme une régression sociale que leurs propres enfants s’engagent dans ces métiers. L’endogamie sociale demeurant la règle dans la plupart des milieux, dans une société où chaque nouvelle rencontre est l’occasion de décliner son CV (« Tu fais quoi dans la vie ? » étant une entrée en matière particulièrement courante), on comprend bien que les éboueurs, les concierges ou les femmes de ménage fassent un peu tache dans certains repas de famille, cocktails, brunchs ou soirées. Le film Tout va bien, ne t’en fais pas (2006), inspiré de l’ouvrage éponyme d’Olivier Adam paru en 2000, met en scène le malaise créé par la rencontre, dans une soirée parisienne, entre des jeunes au profil cadre et l’une des invitées, Élise (alias Lili, jouée par Mélanie Laurent), qui travaille comme caissière.
Les fonctionnaires, brocardés par les prescripteurs d'opinion comme des « privilégiés », parce que payés sur le dos du contribuable par l’impôt, et parce que soi-disant sous-productifs, sont aussi l’objet d’une déconsidération sociale qui a la vie dure – ce que le fonctionnement kafkaïen de certaines administrations françaises a conforté au fil des années. Comme par magie, depuis mars 2020, tous ces métiers invisibles sont devenus des « héros » nationaux. Pourtant, la pandémie de COVID-19 a permis de mettre en exergue les inégalités qui caractérisent le monde du travail, en révélant le confinement et le télétravail comme les privilèges de quelques-uns – dont la nature de l’activité offre une faible exposition aux risques physiques, mais l’opportunité d’un quotidien appréciable chez soi, avec des salaires au-dessus de la moyenne.
Un évènement, peu après la fin du confinement, mérite d'être évoqué ici pour illustrer le niveau d'hypocrisie qui pèse sur notre société : le 5 juin 2020, à Caen, un éboueur de 46 ans s'est suicidé d'un coup de fusil, après avoir été licencié pour avoir bu deux bières durant sa pause, avec un collègue. L'homme, qui affichait 26 ans d'ancienneté, s'était justement vu offert les deux bières par un riverain en remerciement pour leur travail effectué durant la crise du COVID-19 – puisque ces « héros de l'ombre » avaient assuré leurs tournées pendant toute la période du confinement. Contrôlés par la police, les deux collègues avaient affiché un taux d'alcoolémie au-dessus de la limite réglementaire, d'où leur licenciement. Le corps de l'homme a été retrouvé par son père et son fils, sa lettre de licenciement avec lui. Une séquence qui montre le degré réduit de considération apporté à de nombreux métiers (et aux êtres humains qui les exercent), puisque, après autant d'années de service et une période de pandémie particulièrement compliquée, on imagine facilement que l'employeur aurait pu se contenter d'un simple avertissement.
Une structuration du marché du travail profondément déséquilibrée
Par métiers exposés et ne permettant pas le télétravail, on pense évidemment d’abord aux personnels soignants. Il convient d’y ajouter les travailleurs sociaux (y compris ceux intervenant dans les Ehpad), les employés de supermarché, certains fonctionnaires (policiers, pompiers, agents SNCF ou RATP, etc.), les livreurs (et il y aurait beaucoup à dire sur le recours abusif des gens aux commandes à domicile, durant la période de confinement, sans considération des risques), etc. Parmi les personnels soignants, les métiers d’infirmières, d’aides-soignantes, d’aides à domicile, d’auxiliaires de vie, d'agente d'entretien – en somme, les métiers dits du care –, sont particulièrement féminisés, tout comme le travail aux caisses des magasins.
Ces emplois sont déjà particulièrement précaires, moins bien rémunérés, en raison du temps partiel, très développé dans ces professions (notamment la vente), et de la grille des salaires dans nos sociétés de service qui favorisent de plus en plus les statuts précaires. À titre illustratif, en France, on comptait au 1er janvier 2019, d’après la dernière étude de la Direction de l'Animation de la recherche, des Études et des Statistiques (rattachée au ministère du Travail), plus de 2,32 millions de personnes rémunérées au SMIC dans le secteur privé (soit 13,4% des salariés). Plus de la moitié (58,5% en 2019) de ces Smicards sont des femmes, très nombreuses dans les branches professionnelles « Bureaux d’études et prestations de services aux entreprises » et « Chimie et pharmacie », qui sur-embauchent chez les jeunes et en CDD. En revanche, elles sont sous-représentées au sein des cadres et des professions intermédiaires. D’après des chiffres de l’INSEE de 2012, les femmes étaient surreprésentées dans les professions incarnant les vertus identifiées comme féminines (administration, santé, social, services à la personne) : 97 % des aides à domicile et des secrétaires, 90 % des aides-soignants, 73 % des employés administratifs de la fonction publique ou encore 66 % des enseignants – des métiers souvent peu rémunérés. On les retrouve logiquement au bas de la hiérarchie des catégories socioprofessionnelles : les femmes représentent 77 % des employés, 51 % des professions intermédiaires (dans les secteurs de la santé, du travail social ou de l’éducation), mais seulement 16 % des chefs d’entreprise et 40 % des cadres supérieurs.
Une partie de ces métiers à forte composante féminine sont considérés comme peu ou pas qualifiés, car les compétences qui y sont exigées sont perçues comme un prolongement des qualités « naturelles » rattachées aux femmes : soigner, faire preuve d’empathie, de compétences relationnelles, de patience – ce qui explique en partie la déconsidération dont ils font l’objet, et leur faible rémunération. En quelque sorte, il est considéré que, puisque depuis toujours elles se sont occupées « gratuitement » des autres, de leurs proches, de leur famille, les femmes accepteront bien d'assumer ces professions pour des salaires dérisoires.
Il ne serait pas tout à fait exact de dire que, dans le cadre de l’actuelle pandémie de coronavirus, la hiérarchie sociale des métiers recoupe précisément le degré d’exposition : parmi les personnes les plus exposées aux risques, certaines se trouvent en haut de tableau, tels les médecins, ou certains techniciens, informaticiens ou cadres – y compris les professions permettant de maintenir les infrastructures et les réseaux essentiels : la maintenance et la surveillance du réseau téléphonique ou du réseau informatique, le secteur de l’énergie, la qualité de l’eau, etc. À l’inverse, certains métiers peu considérés se retrouvent faiblement exposés au risque de contamination, comme dans le BTP – dans la mesure où on leur a effectivement permis de respecter le confinement.
En outre, au-delà des secteurs précaires occupés par les femmes, il convient de relever la condition difficile, voire occultée, de divers métiers pourtant indispensables à notre économie, voire à la paix sociale et à notre survie. On peut au moins en citer deux : l’ensemble des métiers de la logistique et des transports, rendus indispensables par le caractère international de nos approvisionnements, dans un système d’échanges mondialisé ; et l’agriculture, qui accuse une crise à divers niveaux depuis plusieurs décennies. En 2019, la détresse des acteurs du secteur agricole et de l’élevage avait remarquablement été mise en lumière par le film Au nom de la terre, inspiré de l’histoire vraie d’un éleveur et agriculteur du Poitou, que l’accumulation des difficultés financières a poussé dans la dépression, et finalement au suicide. Rappelons qu’en France, un agriculteur met fin à sa vie chaque jour, et que leur revenu moyen avoisine tout juste les 350 euros mensuels. Et ce, alors que l’alimentation correspond à un besoin vital évident, et que l’autosuffisance alimentaire – que les difficultés du secteur mettent en péril – constitue un enjeu de souveraineté nationale et de résilience en temps de crise.
Notre société est dominée par l’économie de services – puisque le secteur tertiaire faisait travailler, en 2015, presque 77% de la population active, contre 20,5% pour le secteur secondaire (essentiellement l’industrie), et moins de 3% pour le primaire (agriculture, pêche, etc.). Or, cette économie de services a permis l’émergence d’une multitude de métiers dont la tangibilité et l’utilité concrète ne sautent pas aux yeux, si ce n’est de générer des concepts et des produits pour inciter les citoyens à la consommation de biens manufacturés (au-delà de leurs besoins). Même si ce concept demande à être utilisé avec des pincettes, ces métiers correspondraient, typiquement, à ce que David Graeber qualifie de bullshits jobs. On parle notamment des consultants en New Public Management qui ont contribué à déstructurer, démanteler et fragiliser les services publics (en tête desquels les hôpitaux) ; mais aussi des métiers de la publicité et des relations publiques (publicitaires, chargés de communication, etc.), des métiers de la finance (les traders et les banquiers non régulés), des avocats d’affaires, etc. En somme, des professions qui contribuent sans doute au fonctionnement des sociétés capitalistes, mais qui ne sont pas essentielles à la survie. Dans son essai Bullshit Jobs : A Theory (2018), l’anthropologue et anarchiste américain proposait même une méthode pour savoir si un métier constitue un bullshit job – et donc s’il est utile ou non : imaginer sa disparition et regarder les effets sur la société. Cet exercice permet de constater l’injustice qui est faite, sur un plan social comme financier, à l'égard de certaines des professions les plus défavorisées, pourtant vitales ou essentielles, en comparaison avec d’autres, aujourd’hui extrêmement bien rémunérées, qui apparaissent radicalement inutiles.
Lier les rémunérations et la considération sociale à l’utilité réelle
Devant l’absurdité évidente de cette organisation du marché du travail et de cette répartition hyper-déséquilibrée de la richesse, il conviendrait de réviser la classification des métiers, de manière à prendre en compte les compétences mobilisées, et à augmenter les salaires des professions précaires. En 2009, une étude britannique de la New Economics Foundation avait mesuré la rémunération des métiers et avait constaté qu’elle était inversement proportionnelle à leur utilité sociale. Une situation qui invite à revoir l’échelle de la considération, de la reconnaissance sociale et des salaires.
Pour ce faire, il existe des pistes, des outils théoriques sur lesquels des dirigeants ou des acteurs soucieux d’une société plus juste pourraient appuyer leur réflexion. On peut en citer au moins un, qui permettrait de construire une classification des métiers qui soit plus proche de leur utilité immédiate et réelle. Il s’agit de la pyramide des besoins, aussi appelée pyramide de Maslow, du nom du psychologue américain qui l’élabora – et l’exposa dans un article intitulé A Theory of Human Motivation, paru dans le magazine Psychological Review en 1943. Il s’agit d’une classification hiérarchique des besoins humains, déclinée sous la forme d’une représentation pyramidale, permettant d’expliquer la théorie suivant laquelle les motivations suivraient une hiérarchie particulière.
La pyramide conçue par Abraham Maslow (1908-1970) distingue cinq grandes catégories, allant du niveau 1 (la base : les besoins vitaux) au niveau 5 (le sommet de la pyramide : le besoin d’accomplissement), le passage d’un niveau à l’autre ne pouvant s’effectuer que si le besoin du niveau inférieur est satisfait. Or, il serait possible d’identifier, pour chacun de ces niveaux, les différentes professions correspondantes pour tenter d’élaborer une nouvelle classification des métiers, à l’aune de leur utilité relative ou de leur caractère prioritaire et vital pour l’être humain.
Ainsi, le niveau 1 de la pyramide de Maslow correspond aux besoins physiologiques liés à la survie des individus ou de l’espèce. Ce sont typiquement des besoins concrets (respirer, boire, faire ses besoins, manger, dormir, se réchauffer), qui peuvent l’emporter sur la conscience s’ils ne sont pas satisfaits. La présence à ce niveau du besoin de procréer est sujette à discussion, puisque celui-ci, utile pour l’espèce, ne semble pas nécessairement présent chez tout individu. Dans cette première catégorie, on peut identifier les métiers du secteur agro-alimentaire, en tête desquels les éleveurs et les agriculteurs, et ceux de la vente de produits alimentaires et de la restauration (boulangers, restaurateurs, etc.) ; le secteur de l’eau ; celui de l’énergie domestique ; certaines métiers techniques nous permettant d’assurer nos besoins (plombiers, électriciens, etc.).
Le deuxième niveau comprend le besoin de sécurité, qui consiste à se protéger contre les différents dangers qui nous menacent. Ils recouvrent le besoin d’un abri (logement, maison), généralement pourvu par les maçons, architectes, ingénieurs et ouvriers du secteur du bâtiment ; la sécurité des revenus et des ressources, ce qu’on peut identifier comme les emplois de comptables, ou encore les banques de dépôts ; la sécurité physique contre la violence, la délinquance, les agressions, ou encore les accidents domestiques, grâce aux services de police ou de pompiers ; la sécurité morale et psychologique, la stabilité familiale ou, du moins, une certaine sécurité affective et la sécurité sociale (santé) – dans lesquelles on peut au moins citer les services et travailleurs sociaux, les métiers de psychologues ou d’assistants sociaux, les conseillers familiaux, ou divers services de santé.
Les deux niveaux suivants sont complexes en ce qu’ils sont associables à des métiers de façon assez confondue. Ainsi, le niveau 3 est celui du besoin d’appartenance, qui révèle la dimension sociale de l’individu qui a besoin de se sentir accepté par les groupes dans lesquels il vit (famille, travail, association, etc.). Ce besoin passe par l’identité propre (nom, prénom), et le besoin d’aimer et d’être aimé. Le niveau 4, celui du besoin d’estime, prolonge le besoin d’appartenance : l’individu souhaite être reconnu en tant qu’entité propre au sein des groupes auxquels il appartient. On voit bien que les métiers de l’enseignement scolaire par exemple, trouvent leur place dans ces deux catégories à la fois, en contribuant tout à la fois à forger l’instruction et l’identité de l’enfant, et à le situer dans une société dans laquelle il apprend à socialiser (avec des règles, des camarades, etc.).
Enfin, le niveau 5, le besoin de s’accomplir correspond au sommet des aspirations humaines. Il vise à sortir d’une condition purement matérielle pour atteindre l’épanouissement. C’est également le besoin de participer, fût-ce modestement, à l’amélioration du monde. Peuvent s’y retrouver l’ensemble des métiers artistiques et culturels, le secteur du tourisme, mais aussi les pratiques spirituelles (médecines douces, méditation, yoga, etc.).
Il va de soi que la pyramide de Maslow n’est qu’un exemple d’outils pouvant servir de base à une réflexion collective sur la reconsidération des activités vitales, qu’il est imparfait et demanderait à être affiné et utilisé en tenant compte de multiples paramètres empiriques. Par exemple, des acteurs de l’alimentaire tels que les chaînes de fastfood MacDonald et Burger King, ou tels que l’enseigne Starbucks, qui nourrissent les gens tout en dégradant leur santé physique et en contribuant à une explosion de l’obésité, peuvent-ils être rangés dans la première catégorie ? Un métier comme celui de publicitaire, qualifié de bullshit job par l’anthropologue David Graeber, ne pourraient-ils être identifiés comme favorisant le sentiment d’appartenance de millions de personnes en stimulant leurs achats dans une société de consommation ? Voire comme servant une consommation plus « éclairée » en produits de première nécessité, dans une économie concurrentielle où l’information des consommateurs est censée passer par la publicité ? De même, la pyramide ne permet pas clairement de trancher sur la place de nombreuses professions, telles que les ouvriers de l’industrie minière, textile ou automobile, ou telles que les concierges et les femmes de ménage par exemple. Idem pour les activités sportives, dont on peut estimer tout à la fois qu’elles contribuent à la santé physique (niveau 1), au sentiment d’appartenance (niveau 3) grâce aux sports d'équipe, au besoin d’estime (niveau 4) par la performance et la compétition, et au besoin de s’accomplir (niveau 5). Et pourquoi pas, même, au besoin de sécurité (niveau 2) dans le cas des arts martiaux, sports de combat et cours d’autodéfense.
On voit bien que l’outil ne suffit pas, voire qu’il peut s’avérer inapproprié – en même temps, il n’a pas été conçu pour cet exercice, initialement. En outre, il faut anticiper les critiques en rappelant bien que l’objectif de concevoir ou de recourir à tel ou tel outil n’est pas de suggérer qu’un avocat d’affaires devrait être payé au salaire d’une femme de ménage, mais plutôt que cette dernière devrait voir sa rémunération et son statut reconsidérés à la lumière de son utilité réelle – sans compter la dimension ingrate de ses tâches et des efforts qu’elle fournit. D’autant qu’il serait bienvenu que s’y ajoute une reconsidération du travail non marchand : le calcul du PIB, dont le taux de croissance semble constituer l’alpha et l’oméga des politiques des gouvernements successifs et le paramètre central des sociétés capitalistes, n’intègre aucune considération sur l’impact social ou environnemental d’une activité, mais uniquement sa valeur économique monnayée. C’est ce qui permet de considérer un champ de monoculture intensive de soja ou de blé, destiné à l’exportation et recourant aux pesticides et à des engrais brevetés, comme plus utile que l’agriculture biologique de subsistance – quand bien même celle-ci ne dégrade pas la terre, contribue à nourrir les gens et ne participe pas à la disparition des insectes et des oiseaux. Dans le cadre d’une réflexion globale visant à reconsidérer les activités humaines à l’aune de leur utilité et de leur impact, on ne peut évidemment se satisfaire d’un tel modèle.
Se concentrer sur les métiers essentiels pour sortir de la crise et préparer le « monde d’après »
Le 27 mai dernier, le député François Ruffin déposait à l'Assemblée nationale une proposition de trois nouveaux articles du code du travail pour revaloriser le statut des femmes de ménage, notamment à travers un accès aux mêmes droits sociaux que les employés à temps plein, ainsi qu'un surcoût de 50%, pour les entreprises qui les emploient, des heures travaillées tôt le matin (avant 9h) et tard le soir (après 18h). Une initiative qui ramènerait un peu de justice en ces temps où les inégalités sont particulièrement exacerbées, mais qui a été vidée de sa substance en commission, au point que le député de la Somme a même refusé de la défendre devant l'Assemblée.
Si l’on revient à la récente crise du COVID-19 et à la situation particulière du confinement, la question de savoir ce que l’on considère comme « activité essentielle » peut paraître complexe. Par exemple, le métier de livreur est-il indispensable, au point de devoir exposer les employés d’Amazon, d’UPS ou d’eBay ? Doivent-ils prendre des risques et s’exposer au virus dans les entrepôts et pour livrer des biens et services pas toujours essentiels ? Certaines de ces enseignes ont d'ailleurs profité de ce flou pour continuer leurs activités de livraison pendant la période du confinement, y compris pour la fourniture de produits nullement indispensables. Le développement du secteur de la logistique de transport, intrinsèque à la mondialisation des échanges, doit être situé dans le contexte d'une montée des inégalités de revenus – les plus aisés pouvant payer pour le luxe de rester à l’abri du virus tout en exposant des travailleurs précaires au risque de contamination au virus. De même que du temps du service militaire obligatoire, on trouvait des familles en mesure de payer pour éviter la conscription à leurs garçons.
Le gouvernement, dont les membres sont largement issus de classes sociales épargnées par l’exposition à la pandémie (rappelons qu’en 2017, la Haute autorité pour la transparence de la vie publique avait révélé que pas moins de 14 ministres étaient millionnaires), n’a pas souhaité dresser de liste de métiers essentiels, au prétexte que beaucoup d’activités seraient imbriquées. Au même moment, il demandait aux gens de ne pas sortir, tout en incitant les Français à se remettre au travail pour soutenir l’économie. Un discours assez illisible, et pour partie en porte-à-faux avec ceux du président nous enjoignant à un confinement strict (Des chauve-souris et des hommes : quelles leçons tirer de la crise du COVID-19 ?). Dans l’esprit d’une mobilisation générale, il aurait probablement mieux valu désigner quelques métiers particulièrement nécessaires – par exemple, ceux permettant la production des équipements de protection requis. De même qu’il aurait fallu réquisitionner les industries pouvant être orientées sur des produits de santé dont nous avions absolument besoin.
À la place, le pouvoir s’est empressé d’adopter un certain nombre de mesures dont l’urgence ne sautait pas aux yeux, voire qui laissent perplexe quant à l’après-COVID-19. Le 23 mars 2020 était adoptée la Loi d’urgence sanitaire, prévoyant 20 milliards d’euros d’aide aux entreprises (y compris celles pratiquant l’évasion fiscale) et permettant d’assouplir, au profit des employeurs, certaines dispositions du code du travail (congés payés, temps de travail, etc.). Le 12 avril suivant, le gouvernement passait une commande de 651 drones (pour la somme de 3,8 millions d’euros) devant faciliter la surveillance du respect du confinement sur le territoire. Le 4 mai, le Sénat a adopté un amendement au projet de loi portant sur la prorogation de l’état d’urgence sanitaire, permettant de limiter la responsabilité pénale des élus et fonctionnaires en cas de poursuites judiciaires. Deux jours plus tard, le 6 mai, la commission des Lois à l'Assemblée a adopté une proposition des députés de la majorité visant à permettre à des agents de sécurité privée de contrôler certaines règles du déconfinement, et même de dresser des procès-verbaux. Le 8 mai, l'exécutif court-circuitait un amendement des sénateurs socialistes visant à exonérer les ménages les plus modestes des commissions bancaires pendant le confinement. Enfin, depuis le 2 juin a été mise en place une application mobile, StopCovid, devant permettre à chaque citoyen (pour le moment, sur la base du volontariat) d’alerter les autorités en cas de contractation du virus et d’identifier les éventuels personnes contactées depuis la contamination (via l’historique de ses déplacements).
Autant de mesures qui semblent plutôt préparer un « monde d’après » dans lequel la redevabilité des responsables politiques ne serait pas la règle, dans lequel la crise sanitaire justifiera des dérogations aux droits des travailleurs, et dans lequel l’appareil policier de l’État serait renforcé dans son orientation sécuritaire par des outils de surveillance de plus en plus intrusifs. Le « monde d’après » qui se dessine ressemble étrangement au « monde d’avant », comme en témoignait également la décision du gouvernement, confirmée fin avril, de privatiser l'Office National des Forêts, qui assure la gestion et la protection de nos espaces forestiers. « Ce que révèle cette pandémie, nous disait Emmanuel Macron le 12 mars dernier, c'est qu'il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du Marché » – apparemment, la préservation de nos espaces naturels n'en fait pas partie. Presque aussi choquante est la vente du mobilier national, des meubles de l'État, promise pour septembre, au profit de la fondation Hôpitaux de France présidée par Brigitte Macron. Autre symptôme pour le moins révoltant : le 28 avril, en plein confinement, la Commission européenne annonçait avoir conclu avec le Mexique un accord de libre-échange qui lèvera la quasi-totalité des droits de douane sur les produits échangés avec l'UE. « Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie, au fond, à d'autres, est une folie », ajoutait encore le chef de l'État le 12 mars. Pourtant, il serait très surprenant qu'Emmanuel Macron mette le veto de la France à la ratification des accords de libre-échange négociés par l'UE. Loin de promouvoir une relocalisation de nos productions, nos dirigeants perpétuent la folie d’un capitalisme libre-échangiste mondialisé. Difficile d’imaginer, dans ce contexte et avec une telle classe dirigeante, que les travailleurs « invisibles » des hôpitaux, des caisses de magasins, etc., puissent tirer leur épingle du jeu.
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Dans le passage suivant, extrait de son ouvrage Sorcières. La puissance invaincue des femmes publié en 2018, l’essayiste Mona Chollet revient sur la place systématiquement subalterne accordée aux femmes, lorsqu’elles sont parvenues à intégrer des secteurs de métiers – contribuant à leur déconsidération sociale et à leur faible rémunération. Pour illustrer ces positions subalternes, l'auteure nous rappelle quelques données illustratives particulièrement éloquentes.
Au travail aussi, on court le risque d'être « fondue ». Il s'y produit la même sujétion, la même réduction à un rôle stéréotypé. La répression des soignantes – guérisseuses des campagnes ou praticiennes officiellement reconnues – et l'instauration d'un monopole masculin sur la médecine, survenues en Europe à la Renaissance et aux États-Unis à la fin du XIXème siècle, l'illustrent de façon exemplaire : lorsque les femmes seront autorisées à revenir dans la profession médicale, ce sera en tant qu'infirmières, c'est-à-dire dans la position subalterne d'assistantes du Grand Homme de Science, qu'on leur assignera au nom de leurs « qualités naturelles ». Aujourd'hui, en France, non seulement nombre de travailleuses sont à temps partiel (un tiers des femmes, contre 8% des hommes) et n'ont donc pas d'indépendance financière – c'est-à-dire pas d'indépendance tout court –, mais elles sont cantonnées dans des professions liées à l'éducation, au soin des enfants et des personnes âgées, ou dans des fonctions d'assistance : « Près de la moitié des femmes (47%) se concentre toujours dans une dizaine de métiers comme infirmière (87,7% de femmes), aide à domicile ou assistante maternelle (97,7%), agent d'entretien, secrétaire ou enseignante. »
Mona Chollet, Sorcières. La puissance invaincue des femmes. Extrait du Chapitre 1 « Une vie à soi. Le fléau de l'indépendance féminine », aux éditions Zones, 2018.