Par David Brites.
Il y a dix ans exactement, le 15 mars 2011, naissait en Syrie un mouvement révolutionnaire, initialement pacifique, surgi dans le contexte du Printemps arabe qui avait déjà balayé les chefs d'État en Tunisie, en Égypte, et semblaient d'ores et déjà en passe de le faire en Libye et au Yémen. Depuis, la répression féroce menée par le régime, la militarisation de la résistance, puis l'intrusion de groupes étrangers (notamment fondamentalistes), ont transformé la contestation en guerre civile. En dix ans, entre 500 et 600 000 Syriens seraient morts, et cinq à six millions auraient fui le pays. C'est dans un pays ruiné que le régime de Bachar el-Assad, notamment grâce à l'appui de la Russie, de l'Iran et du Hezbollah libanais, semble avoir définitivement repris l'ascendant sur les groupes rebelles radicalisés. Parallèlement, la confusion née de l'émergence de l'autoproclamé Califat islamique, en 2014-2015, a permis aux Kurdes, minorité du nord-est appuyée jusque récemment par les Occidentaux, de s'emparer d'environ un tiers du pays et de se constituer en région autonome. Entretemps, l'ingérence étrangère est venue compliquée encore un peu plus un échiquier déjà bien complexe. Après les États-Unis à partir de septembre 2014, dans le cadre de la lutte contre l'État islamique, et la Russie à partir de septembre 2015, ce sont les Turcs qui sont venus défendre, de plus en plus directement, leurs intérêts au-delà de la frontière turco-syrienne.
La stabilisation des fronts et l'éradication de la plupart des poches de résistance rebelles, notamment le long de l'Euphrate, dans une moindre mesure autour de la frontière turque, invitent de plus en plus à penser l'après-conflit. Des questions lourdes se posent dès lors, par exemple le retour des réfugiés et des déplacés, la gouvernance des territoires « libérés », ou encore la reconstruction des infrastructures. Dans ce second volet, nous développerons la réflexion sur la viabilité de l'État syrien, sur les défis et les obstacles qui se présentent à court et moyen terme au régime de Damas, en matière régalienne, économique et démocratique notamment.
Depuis dix ans, les tentatives de médiation internationale ayant cherché à mettre un terme aux combats en Syrie se sont multipliées, toutes plus vaines les une que les autres, qu'elles aient été initiées par les pays arabes du Moyen-Orient, par l'ONU, par les pays européens ou par les puissances directement impliquées dans le conflit. Parmi les plus tangibles, on peut noter le processus d'Anasta, du nom d'une localité au Kazakhstan où a été signé un accord, le 4 mai 2017, entre la Russie, son allié iranien, et la Turquie, devenue marraine de nombreux groupes insurgés (islamistes) agissant dans le nord-ouest syrien. Moscou, Téhéran et Ankara sont même parvenus à établir, pendant un certain temps, des « zones de désescalade » dans plusieurs zones de combat, notamment la poche d'Idlib – la seule qui subsiste aujourd'hui. Depuis, la reprise par le régime des poches rebelles dans la région de Homs (2017), en banlieue de Damas et autour de Deraa (2018), ainsi que les offensives menées par le régime au nord-ouest d'Alep contre la province d'Idlib, ont mis à mal la relation entre Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine, les alliés de la Turquie se trouvant acculés dans leur réduit d'Idlib, poussant la Turquie a détourné ses efforts contre les territoires kurdes, dans l'indifférence générale (Efrîn, ou le miroir de notre inconstance diplomatique et de notre lâcheté politique).
La mise en place d'une coalition militaire, les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), sur initiative des Kurdes du Rojava (nom donné au Kurdistan syrien, et qui signifie « Ouest » en kurde), montrait la volonté de ces derniers de dépasser la seule question de leurs droits en tant que minorité, et de penser avec les Syriens arabophones l'avenir du pays. C'est pourquoi les FDS se sont constituées : afin de ne pas laisser aux seules YPG (Unité de protection du peuple), les milices armées kurdes, le monopole de la lutte contre l'État islamique, et laisser aux arabophones soucieux de bâtir une Syrie démocratique la possibilité de rejoindre les Kurdes dans leur combat contre le fanatisme et le terrorisme. Nous l'avons vu dans le premier volet de cet article : Syrie : comment penser la paix demain ? (1/2) Un compromis politique, seule garantie de mettre fin à la guerre, en aucun cas la paix ne pourra être garantie par la seule force des armes. Or, après avoir proclamé une « administration autonome » du Kurdistan syrien, le 12 mars 2013, le PYD, principale formation politique kurde du pays, a jeté les bases de cette réflexion sur la Syrie post-guerre, en permettant la constitution des Forces Démocratiques Syriennes avec les autres Syriens hostiles à la fois au Califat et à Bachar el-Assad. Parmi les possibilités, la piste du fédéralisme semble l'une des plus crédibles pour assurer la coexistence des communautés et permettre une paix durable. Les territoires libérés par les FDS, situés pour l'essentiel au nord de l'Euphrate, ont fait un pas décisif en ce sens le 17 mars 2016, lors de la proclamation d'une « entité fédérale démocratique », sorte de région du nord de la Syrie, destinée à devenir intégrée dans une future Syrie démocratique et fédérale – cette nouvelle entité n'a toutefois jamais été officiellement reconnue par Damas, ni même par Moscou, ni par Ankara, ni même, plus surprenant, par les Occidentaux.
Bon an mal an, les dirigeants de cette entité se sont attelés à organiser cette Région, en particulier après la chute de Raqqa en 2017 et la disparition définitive, dans les confins irako-syriens, du Califat islamique en mars 2019. Ils l'ont également fait en dépit des incursions militaires des Turcs, la première en 2016 (opération Bouclier de l'Euphrate dans le « couloir de Jarablus ») pour empêcher les Kurdes de réunir l'enclave d'Efrîn au reste du Rojava, la seconde en 2018 contre Efrîn même (opération Rameau d'olivier) afin de permettre aux alliés syriens d'Ankara de s'emparer de ce petit territoire kurde isolé. Bon an mal an, donc, les Kurdes et leurs alliés arabes au sein de l'autoproclamée « entité fédérale démocratique » de Syrie du Nord (rebaptisée en septembre 2018 « Administration autonome du Nord et de l'Est de la Syrie ») ont proposé la construction d'un modèle politique, économique et social alternatif et original.
Rappelons que dès le 9 novembre 2014, véritable pied de nez à l'État islamique avec lequel il luttait encore à Kobané, les Kurdes de Syrie promulguaient un décret garantissant aux femmes les mêmes droits que les hommes (y compris dans le travail, en termes de rémunération, dans l'héritage et devant les tribunaux), interdisant notamment la polygamie, les crimes d'honneur, les violences et les discriminations contre les femmes, ainsi que le mariage avant 18 ans ou sans consentement (En Syrie, les Kurdes sont-ils notre dernier espoir ?). Le régime politique est laïque, afin de pouvoir inclure toutes les composantes (musulmans, chrétiens, athées...) de la nation syrienne. Surtout, le mode de gestion, qui jette ses bases sur l'importance de l'échelon local, est directement inspiré des idées municipalistes du leader kurde Abdullah Öcalan, fondateur du PKK et emprisonné en Turquie depuis 1999. Même si sur le terrain, les avancées affichées ne sont pas toujours au rendez-vous, sur le plan démocratique et en termes d'égalité hommes-femmes par exemple, devant les résistances nombreuses des pans les plus conservateurs de la société, le message et les objectifs sont clairs et progressifs, et l'expérience profondément originale.
L'œuvre accomplie en dépit des menaces militaires externes et des résistances sociétales internes, a été profondément ébranlée par le retrait nord-américain du théâtre de guerre syrien, annoncé il y a deux ans par le président Donald Trump, puisqu'il a laissé le champ libre à Recep Tayyip Erdogan et à ses ambitions dans le nord du pays (Victoires du régime, bellicisme turc, retrait américain : l'avenir incertain des Forces Démocratiques Syriennes). Laissés seuls face aux troupes turques et à leurs alliés, qui lançaient une nouvelle offensive contre le Rojava en octobre 2019 (lors de l'opération bien mal-nommée Source de paix), les Forces Démocratiques Syriennes ont été contraintes d'en appeler aux forces du régime syrien pour suspendre la progression des envahisseurs. Depuis, le modèle politique proposé dans cette région a été largement fragilisé par l'occupation de plusieurs zones frontalières par la Turquie (autour de Tall Abyad et Ras Al-Aïn notamment), et par la présence de l'armée syrienne et de ses supplétifs au nord de l'Euphrate.
La Syrie, à la veille de l'offensive turque « Source de paix » sur le Rojava (octobre 2019). Le fleuve Euphrate est représenté en bleu. Les territoires en orange, aux limites de la poche de Manbij et dans le rédisu territorial de l'enclave d'Efrîn, sont ceux contrôlés par les FDS, mais où des troupes du régime de Damas étaient d'ores et déjà présentes pour prévenir une progression des rebelles appuyés par Ankara dans le cadre de l'offensive « Rameau d'olivier » menée en 2018.
La situation de la Syrie il y a un an, le 15 mars 2020. Les territoires contrôlés par la Turquie et ses alliés autour de Tall Abyad et Ras Al-Aïn, deux localités à majorité arabe situées à la frontière turco-syrienne, sont sensiblement les mêmes depuis la fin du mois d'octobre 2019 et la stabilisation du front. Pendant les quatre ou cinq mois qui suivent l'offensive « Source de paix », le grand changement est surtout l'extension grandissante de la présence des troupes du régime syrien au nord de l'Euphrate. En cumulant les surfaces de la carte rouge et orange, on comprend que dans les grandes lignes, le régime a pratiquement rétabli son autorité, totale ou partielle, sur presque la totalité du pays.
Au terme d'une décennie de guerre, où en est l'État syrien ?
La fragilisation politique de la région du Nord-Est syrien depuis près d'un an et demi relance clairement la question de l'avenir institutionnel de la Syrie. En effet, si la préservation de la paix civile et la coexistence des communautés ne devraient pas pouvoir se passer d'une réflexion sur les rapports de pouvoir et la gouvernance des territoires hier révoltés, c'est bien de l'État et de sa capacité d'action que dépendent la reconstruction du pays et le rétablissement de l'ordre, y compris la garantie de la sécurité pour l'ensemble des citoyens – dont les minorités religieuses et les réfugiés de retour. Puisque la remise en cause de l'expérience municipaliste du Rojava limite la possibilité d'un renouveau politique par le bas, par l'échelon local, le régime de Damas, fortement militarisé, mais affaibli aussi par les évènements qui ont secoué le pays depuis une décennie, aura un rôle majeur pour le futur proche de la Syrie.
Certes, le régime est parvenu a maintenir un semblant de continuité institutionnelle, en dépit de la situation sécuritaire critique depuis dix ans. En 2012, en 2016, puis à nouveau le 19 juillet dernier (malgré deux reports justifiés par l'épidémie de coronavirus), des élections législatives ont été organisées ; mais non seulement elles n'ont pu avoir lieu que dans les territoires contrôlés par Damas, dans un contexte à chaque fois particulier (le taux de participation n'a officiellement atteint que 33,17% des inscrits, et les réfugiés n'ont bien sûr pas pu voter), mais de surcroît, en consacrant à chaque fois le triomphe du parti baathiste (le Front national progressiste), face à une pléthore d'indépendants et sans opposition réelle, elles n'ont évidemment pas fait illusion. De même que personne n'a été dupe de l'élection présidentielle de juin 2014, remportée officiellement à 88,7% par le chef de l’État actuel. Au pouvoir depuis 2000, après avoir succédé à son père qui a dirigé le pays pendant trois décennies, Bachar el-Assad sera bien entendu à nouveau candidat à sa réélection lors du scrutin de mai prochain, dont le résultat ne fait de doute pour personne.
La crédibilité des institutions étatiques syriennes reposera sur leur capacité à reconstruire le pays et à restaurer les infrastructures de base. Un défi d'autant plus grand que les conditions sécuritaires ne le permettent pas toujours, comme l'a encore illustré, dans la nuit du 23 au 24 août 2020, une coupure d'électricité généralisée dans le pays, provoqué par l'explosion d'un gazoduc dans les environs de Damas, énième exemple (après une série d'autres) des attaques visant régulièrement les infrastructures publiques d'énergie du pays ; la région orientale de Qalamoun, traversée par le gazoduc ciblé, est une porte d'entrée vers le désert syrien où sont retranchés les djihadistes de l’État islamique après leur expulsion de la région. La situation sécuritaire entraîne fréquemment la suspension des opérations sur plusieurs sites gaziers. En outre, les territoires contrôlés par Damas ont subi, ces dernières années, des coupures de courant récurrentes, et le rationnement électrique imposé en juillet 2020, par exemple, a été attribuée par les autorités aux sanctions occidentales et à un été très chaud. Les médias officiels rapportaient, en 2019, des pertes d'au moins quatre milliards de dollars dans le secteur électrique depuis 2011, ainsi qu'un arrêt de l'activité dans 70% des raffineries et gazoducs du pays, en raison des actes « terroristes ».
À terme, le bon usage des fonds publics, dans le cadre du redressement du pays, sera un enjeu déterminant, au regard de la corruption et le clientélisme qui caractérisaient le régime jusqu'en 2011 – et la lutte contre ces phénomènes, en tant que symptômes de l'autoritarisme d'État, avait d'ailleurs constitué l'une des revendications premières des manifestants en 2011. Pour rappel, en 2010-2011, le pays cumulait à peine 25 points sur 100 dans l'indice de perception sur la corruption établi par l'ONG Transparency International. En 2019, ce chiffre était tombé à 13 points sur 100, plaçant le pays au 178ème rang mondial. S'ajoutent des carences de l'État qui ont favorisé la paupérisation d'une partie de la population, créant les frustrations à l'origine de la révolte. Pour rappel, sous Hafez el-Assad, le père de l'actuel président de la Syrie Bachar el-Assad, qui dirigea la Syrie de 1970 à sa mort en 2000, avait bâti un véritable complexe militaro-mercantile basé sur des réseaux de clientèle liant des bourgeoisies issues de l'État (en passant par l'incontournable parti baathiste), de l'armée et des milieux d'affaires (Printemps syrien (1/2) : chronique d'une Révolution perdue). Dans la décennie 2000, Bachar el-Assad a accentué la dimension économique du système, et de nouveaux monopoles ont donc été édifiés, à la tête desquels on trouvait, évidemment, des membres de la famille du président. Le cas le plus exemplaire de ces nouveaux milieux, illustratif de la confusion entre les intérêts du clan Assad et ceux de l'État, est celui de Rami Makhlouf, cousin germain de Bachar, considéré comme l'homme d'affaires le plus puissant du pays, ancien banquier du régime, mais qui est depuis 2018 en mauvais termes avec le chef de l'État, qui semble l'avoir exclu de son entourage proche.
La longévité du régime, l'absence de contestation intérieure réelle depuis la répression du « Printemps de Damas » (2000-2001), et le nationalisme instrumentalisé par le pouvoir, qui donne une illusion d'unité autour du chef de l'État, masquent jusqu'en 2011 la montée des rancœurs à l'égard d'un système liberticide et étouffant. Pourtant, la Syrie présentait aussi, à la veille de la révolution, des indicateurs plus ou moins encourageants, surtout en comparaison à certains de ses voisins : un taux d'alphabétisation d'environ 85%, un nombre d'enfants par femme tombé à 3,29, une mortalité infantile de 23 naissances pour 1 000, une espérance de vie à 75 ans, plus de 150 000 inscrits en études supérieures... Mais justement, ces déterminants sociodémographiques sont à la racine de la révolte de 2011.
Comme dans les autres pays frappés par le Printemps arabe (Tunisie, Égypte, Libye...), ces facteurs structurels, notamment la transition démographique et l'alphabétisation de masse, ont créé le terreau révolutionnaire, dans une population encore très jeune. L'étincelle a été jouée par le niveau de pauvreté (28% en 2011) et l'accaparement des richesses par un clan au pouvoir, qui ont fait monté les frustrations. Les inégalités ont en effet eu tendance à s'accroître après la mise en place, dans les décennies 1990 et 2000, de politiques favorisant le libre marché et le tertiaire, profitant à une minorité de la population ayant des liens avec le gouvernement et aux membres des communautés sunnites marchandes de Damas et d'Alep – celles-là même qui resteront fidèles au régime. Entre 2000 et 2010, avec un taux de croissance en moyenne supérieur à 5%, le pays a tout de même connu une hausse du chômage, de 2,3% au début de la décennie à 8,4% en 2010. En outre, la pauvreté rurale a favorisé l'exode rural depuis l'indépendance, entraînant un processus de métropolisation, marqué par l'extension des banlieues pauvres et la croissance rapide des petites villes dans les périphéries. Exode rural favorisé dans les années 2000 par la réduction des subventions à l'agriculture et les prix fixes en matière d'engrais, de fioul ou des machines agricoles, et une sécheresse qui frappe le pays entre 2006 et 2010, entraînant une chute de revenus de 90% pour 800 000 personnes. Ainsi, la crise de l'eau est concomitante à la politique du gouvernement qui a déréglementé le secteur agricole au profit de l'agro-industrie, et développé une agriculture d'exportation notamment avec le coton. Chiffre impressionnant et significatif, la population active travaillant dans l'agriculture est passée de 30% en 2002 à 14,3% en 2010. À elles deux, les agglomérations d'Alep et de Damas regroupent, à la veille du Printemps arabe, huit millions d'habitants, soit plus d'un tiers de la population syrienne. Dans ces banlieues qui concentrent des masses réduites à la misère, souvent sunnites, les destructions à l'issue de la guerre sont considérables, et les populations ont le plus souvent été déplacées, que ce soit à Alep, à Hama, à Homs, ou encore dans la grande banlieue damascène. Selon le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), 30% des Syriens vivaient sous le seuil de pauvreté en 2005, et le taux de chômage réel avoisinait les 20%.
Si le système de subventions, qui permettaient de fixer le prix des produits de base, est resté en vigueur sous Bachar el-Assad, il a été abaissé, sauf en temps de crise. En 2008 par exemple, l'État a racheté le blé syrien deux fois plus cher que le prix du marché international, alors qu'habituellement la surcote n'était que de 20%. Ce qui a permis de revendre la farine de blé aux boulangers à un tarif préférentiel. Les subventions au fioul et au pain sont également maintenues, et servent de perfusion entre 2007 et 2010, de même que les salaires des fonctionnaires, qui sont doublés sur la décennie 2000 pour compenser la forte inflation. Mais ces efforts ne compensent pas les bouleversements structurels de l'économie mentionnés plus haut, qui laissent sur la touche des millions de personnes. En dépit d'une certaine libéralisation économique, l'État syrien demeurait déjà très présent dans l'économie avant la guerre, directement (un emploi sur deux relève officiellement du secteur public) ou indirectement, à travers les intérêts de proches du clan Assad. Les dépenses militaires restaient démesurées, officiellement justifiées par la proximité d'Israël qui occupe toujours le plateau du Golan ; et la dégradation de la situation sociale (inflation, chômage, émergence de périphéries urbaines paupérisées...), alors que le régime n'était plus en état d'intégrer les 300 000 nouveaux actifs par an, a nourri la frustration des masses. Une frustration que ni l'action systématique de la police secrète, ni la rhétorique nationaliste du régime n'ont empêché de croître. Et quand bien même l'ordre sécuritaire serait rétabli sur l'ensemble du territoire dans un avenir proche, ces questions perdurent. Questions auxquelles se sont ajoutées, à l'aune de la radicalisation de la Révolution et de la récupération du mouvement insurgé par des groupes islamistes, un nouveau défi : la coexistence communautaire.
Les indicateurs sont désormais dramatiques, et illustrent bien l'ampleur des défis à relever. Le chômage dépasse la barre des 50%, le taux de pauvreté celle des 80% – et avec la dégringolade de la monnaie nationale, près de 90% des Syriens qui sont restés au pays seraient sous le seuil de pauvreté, environ deux tiers sous celui de l'extrême-pauvreté. Sur l'indice de développement humain de l'ONU, la Syrie a chuté, entre 2010 et 2020, passant du 111ème au 151ème rang sur 189. Le prix des denrées alimentaires a explosé, dû entre autres à la raréfaction de la nourriture, du carburant et des médicaments disponibles, mais aussi à l'arrêt de plusieurs subventions du gouvernement sur l'eau, la nourriture et l'électricité. Quand on sait que le pays connaissait déjà des difficultés d'approvisionnement dans la décennie précédente, et que rien qu'entre 2010 et 2015, la superficie agricole cultivée est passée de 8 millions d'hectares à 3,6 millions, on mesure l'ampleur du défi qui incombe au gouvernement syrien pour assurer l'autonomie et la sécurité alimentaires dans un futur proche. Certaines sanctions internationales, mal calibrées, et la faillite des banques libanaises, poumon des entrepreneurs syriens, ont également eu un rôle dans ce désastre. À cela s'est ajouté un autre problème, majeur, sur lequel nous reviendrons : dans le contexte de la guerre, la nature prédatrice et mafieuse de l'économie syrienne a été portée à son paroxysme.
Cela a été dit, des millions de citoyens sont en exil, et parmi eux, une majorité dans des pays voisins (Liban, Jordanie, Turquie), en attente de pouvoir revenir au pays. Or, et la contraction régulière de l'économie au cours de la décennie 2010 (de 62% rien qu'entre 2010 et 2014) l'indique bien, les destructions de logements et d'infrastructures publiques (sanitaires et éducatives notamment) montre, après dix ans de guerre, que la Syrie n'est pas vraiment en capacité de faire revenir dans des conditions dignes ces millions de réfugiés. Au début de l'automne 2017, la Banque mondiale estimait le coût des destructions cumulées à quatre fois l'équivalent du PIB de la Syrie en 2010. L'armée syrienne a une responsabilité directe dans le degré de destruction, puisque ses offensives ont permis d'intensifier et de systématiser des campagnes de démolition menées depuis 2012, au bulldozer et à l'explosif, contre des quartiers entiers associés à la contestation. Les opérations militaires ont ainsi amplifié une stratégie de longue durée se déclinant selon le triptyque de la destruction, de l'expulsion et de l'occupation. Il en découle une profonde recomposition de la carte démographique de la Syrie, sur la base de déplacements massifs de populations, mais aussi de transfert tout aussi massif des titres de propriété.
La reconstruction et le redémarrage économique sont au cœur des préoccupations du régime. La métropole d'Alep, par exemple, pôle économique du nord du pays, est ressortie en grande partie dévastée, avec, selon la Banque mondiale, 31% des habitations partiellement ou entièrement détruites (Guerre de Syrie : la bataille d'Alep redistribue-t-elle les cartes ?). Lors de la capitulation des derniers rebelles qui y luttaient, en décembre 2016, à peine plus de 15 000 petites entreprises sur les 60 000 qui opéraient dans la province avant 2012 ont repris leur activité – selon la Chambre d'Industrie d'Alep. La réouverture de l'autoroute stratégique Damas-Alep, une semaine après sa reprise définitive par l'armée syrienne le 14 février 2020, symbolise la possibilité de plus en plus concrète pour les Syriens de pouvoir se déplacer à nouveau sur le territoire, et donc esquisse une perspective de reprise des activités économiques, en particulier pour la région alépoise. Là comme dans les autres zones reprises par le régime, faire renaître le secteur privé est un objectif affiché par les autorités locales, en rétablissant notamment les réseaux de distribution relevant de services publics de base (eau, électricité, gaz), parfois avec l'appui de démineurs russes chargés de sécuriser les quartiers « libérés ». À Raqqa, ancienne capitale du Califat islamique, récupérée par les Forces Démocratiques Syriennes en octobre 2017 mais où des troupes du régime sont à nouveau tolérées deux ans plus tard (à la faveur de l'offensive turque contre le Rojava), les problèmes d'approvisionnement se sont multipliés dans les mois qui ont suivi le départ des djihadistes, alimentés par le manque d'aide à la reconstruction et l'ingérence des autorités kurdes. Il faut dire que la ville était détruite à hauteur de 80%, lors de sa chute. Là comme dans l'ensemble de la vallée de l'Euphrate, à Deir Ezzor notamment, les enjeux économiques et sociaux seront déterminants pour pérenniser la pacification de ces territoires et en assurer le redressement.
Idem dans la région de Deraa, avec la reprise de cette poche rebelle en juillet 2018. La reprise de Nassib représente alors une victoire majeure pour le régime, y compris économique. Ce terminal et la zone franche adjacente généraient, avant le déclenchement de la guerre civile, un trafic commercial d'une valeur estimée à 1,2 milliard d'euros par an. Et pour cause, il jouait un rôle central dans les transports de marchandises de toute la sous-région, à destination de l'Europe, de la Turquie, du Golfe, de l'Égypte, ou encore du Liban. Ces flux économiques s'étaient brutalement interrompus lorsque la Jordanie avait fermé la frontière, au printemps 2015. Trois ans plus tard, des travaux de réhabilitation ont été menés sur place, permettant finalement, le 15 octobre 2018, une réouverture de la frontière avec le voisin jordanien. Au niveau du poste-frontière de Boukamal avec l'Irak, il a fallu attendre près de deux ans pour que l'ouverture de la frontière soit opérationnelle, le 30 septembre 2019.
Produite en 2012 par Leïla Vignal, maîtresse de conférences en Géographie à l’Université Rennes-2, sur la base, notamment, du recensement général de la population de 2004, des indicateurs de pauvreté produits en 2005 par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) et par la localisation de manifestations, de la répression et de la rébellion armée en juin 2012, cette carte croise le niveau de vie et la contestation, avant l’irruption d’Al-Qaïda et de l’État islamique sur l’échiquier syrien– donc, tant que le conflit est resté syro-syrien. Les régions les plus pauvres, comme autour de Deraa où est née la révolution, dans les provinces d’Alep et de Hama, et dans la vallée de l’Euphrate, ont aussi été celles où les manifestations ont été les plus massives.
La reconstruction, conditionnée aux intérêts étrangers et à l'émergence de nouveaux oligarques
La place des puissances étrangères qui ont appuyé le régime syrien s'annonce d'ores et déjà primordiale dans la reconstruction du pays, notamment la Russie. Pour rappel, l'alliance entre Damas et Moscou date historiquement de la Guerre froide, dans la foulée des conflits israélo-arabes des années 60-70 puis de l'arrivée au pouvoir du parti Baath, socialiste et panarabe. L'isolement du pays dans les années 90 et 2000 a favorisé un rapprochement entre le régime syrien et la Russie d'une part, l'Iran d'autre part. En 2012, on comptait 8 000 citoyens russes enregistrés au consulat russe à Damas, ainsi que 25 000 femmes russes mariées à des Syriens résidant dans le pays. Les liens sont donc historiques, et, échaudé par l'expérience libyenne et la chute de Mouammar Khadafi rendue possible par l'action de l'OTAN, en 2011, Vladimir Poutine a tenu coûte que coûte à préserver cet ultime allié arabe. D'où l'intervention de l'armée russe, et notamment de l'aviation, dans le conflit, à partir de septembre 2015, qui a permis à Bachar el-Assad de reprendre un ascendant décisif dans le cours de la guerre. La contribution de l'aviation russe et, au sol, des milices pro-iraniennes a été déterminante dans au cours des offensives de l'armée et des processus de « libération » des villes rebelles, de reddition des insurgés et de transfert de populations. La contrepartie pour Moscou étant, entre autres choses, la possibilité donnée à la Russie de stationner sa flotte dans le port syrien de Tartous.
Toutefois, le rôle de la Russie dans la Syrie de demain ne sera pas que militaire. Il ne l'est déjà pas. Étranglée économiquement, par les sanctions internationales comme par la guerre, la Syrie avait déjà signé, dès décembre 2013, un contrat de prospection pétrolière et gazière avec la Russie. L'accord, vital pour le régime, portait sur les 25 années à venir, survenait à un moment où justement, l'armée perdait le contrôle de l'est du pays, et donc des puits de pétrole syriens – la production pétrolière avait alors chuté de 90%, en presque trois ans de conflit. Divisée en plusieurs phases, et d'un coût total de 100 millions de dollars, l'opération a immédiatement ouvert la voie à la prospection sur une superficie de 2 190 km². En juin 2014, la Russie allouait à l'État syrien une aide de 240 millions d'euros pour permettre au régime de mettre en place des mesures sociales. Si les entreprises russes participent activement à la reconstruction du pays, c'est surtout dans le partage de la richesse qu'elles sont le plus présentes. Ainsi, la société Stroytransgaz a signé pour l'extraction de phosphate portant sur une période de 50 ans, avec un partage inéquitable qui accorde 70% aux Russes, contre 30% aux Syriens.
Une nouvelle élite économique et politique est apparue au cours de la guerre. Parmi ces nouvelles figures, Yasser Abbas, important récipiendaire de la ligne de crédit iranienne pour l'importation d'hydrocarbures, ou encore Samer Foz, entrepreneur de 45 ans, petit entrepreneur du ciment devenu l'un des oligarques les plus puissants de Syrie, très présent dans le négoce de blé, la production d'acier et l'assemblage d'automobile. Les « profiteurs de guerre », une dizaine de commerçants totalement inconnus avant le conflit, mais qui affichent désormais des fortunes à plusieurs centaines de millions de dollars, sont devenus un rouage essentiel du pays pour contourner les sanctions économiques imposées par les puissances occidentales, au point de faire concurrence aux alliés historiques de la famille Assad au sein de l'élite syrienne. Se servant le plus souvent de bureaux ou de compte bancaires en dehors du pays pour contourner les sanctions internationales, ils ont investi sur le marché de l'importation, dont l'économie est fortement dépendante, et fournissent le pays en produits agricoles et pétroliers venus de Russie, d'Iran ou d'Irak. Il faut dire que la guerre a détruit l'immobilier et réduit considérablement les investissements publics, faisant de l'importation l'un des seuls secteurs permettant aux grands entrepreneurs syriens de faire de gros bénéfices. Ils répondent donc aux appels d'offre du gouvernement pour les biens essentiels, mais placent leur fortune à l'étranger, sans que cela bénéficie au pays pour sa reconstruction.
Ces nouvelles élites économiques évitent toutefois encore de participer à la vie politique, de plus en plus dominée par la figure du major-général Maher el-Assad, le frère du président (et dirigeant de la IVème division blindée de l'armée, unité d'élite du régime). Pour autant, on peut dire qu'il n'y a pas eu de réel bouleversement politique durant la guerre, en dépit de réformes politiques de façade adoptée lors d'un référendum constitutionnel en février 2012. Le parti Baath conserve un accès incontesté au pouvoir, en dépit de la défection de nombreux députés, dans les premières années du conflit. Et les militaires ont pris une place prépondérante, compte tenu de leur rôle dans la survie du régime. Notons qu'en juillet 2019, le chef de l'État a opéré d'importants remplacements à la tête de trois des quatre principaux services de sécurité du pays ; parmi les départs, l'influent général Jamil al-Hassan, qui dirigeait les services de renseignement et l'armée de l'air depuis huit ans, et qui est accusé des pires exactions. Des sources de l'opposition syrienne ont présenté ces changements comme le résultat d'une sourde lutte d'influence entre la Russie et l'Iran en Syrie. Dans la même veine, Salim el-Nahhas notait, le 2 juin 2019, dans Al-Modon, un média libanais, que la présence dans la capitale syrienne des milices chiites, notamment iraniennes, se faisait de plus en plus discrète, au profit des « experts » envoyés par Moscou. « Le nombre de miliciens chiites aurait diminué de 70% au cœur de la capitale », écrivait même le journaliste libanais, précisant tout de même que ces derniers restaient très présents dans le quartier de la vieille ville où se situe le tombeau de Sayyida Ruqayya et la mosquée chiite adjacente (construite en 1985 sur le style iranien).
Dès 2016-2017, l'exécutif syrien adoptait une série de lois et de décrets destinés à dicter les termes du processus de reconstruction du pays. Lois et décrets qui ont toutefois garanti les marchés de reconstruction aux hommes d'affaires pro-Bachar, aux entreprises acquises au régime. Parmi eux, la loi sur le partenariat public-privé, promulguée en janvier 2016 : un texte autorisant l'État à céder la gestion d'une entreprise publique ou la mise en valeur d'un terrain public à un opérateur privé. Derrière, se cache l'effondrement dramatique des ressources de l'État, mais aussi la volonté du clan Assad de « récompenser » les élites qui ont soutenu le régime, même quand celui-ci a paru au bord de l'effondrement. Autre exemple : une loi autorisant les collectivités locales à intégrer leurs terres et leurs activités de service dans une holding ; les différentes filiales concernées, régies par la loi du commerce, pourraient donc s'affranchir des règles de transparence et d'appels d'offre auquel le secteur public est théoriquement soumis. Par exemple, une holding a été mise en place pour gérer le plan de réaménagement de Kafar Sousah, un quartier informel du sud-ouest de Damas, dont les habitants, souvent acquis à la révolution, ont été expropriés. Enfin, dès décembre 2015, le gouvernement avait aussi approuvé la création d'un « conseil syrien des métaux et de l'acier », un organisme de régulation et de lobbying appelé à jouer un rôle central dans la reconstruction. Sa direction a été confiée à Mohammed Hamcho, l'un des hommes de paille de Maher el-Assad.
Parmi les mannes de la reconstruction, on peut noter l'enjeu du cadastre. En effet, une des principales sources de transfert de propriété sous la contrainte a été la fuite de millions de réfugiés syriens à l'étranger. Leurs biens ont souvent été liquidés dans l'urgence pour faciliter le paiement des passages et la subsistance en exil. Tout un réseau de profiteurs a pu ainsi prospérer en étroite collaboration avec les différents services de sécurité syriens, intermédiaires obligés pour l'obtention d'un passeport ou la dispense des obligations militaires. Or, le régime de Bachar el-Assad s'est attelé à récompenser ses partenaires nationaux et étrangers en leur attribuant une part du marché de la reconstruction. C'est par exemple le cas avec un vaste projet de réhabilitation de quartiers détruits à Homs, où, selon la Banque mondiale, 23% des habitations avaient été partiellement ou entièrement détruites. Les risques d'abus sont d'autant plus grands qu'en Syrie, près de la moitié des terres ne sont pas dûment enregistrées.
Le régime de Damas veut-il la paix civile ?
L'enjeu immédiat est surtout le retour de l'État de droit sur l'ensemble du territoire syrien, une tâche rendue compliquée par la multiplication des milices sur le territoire, ainsi que par la présence étrangère non légale sur le sol syrien (c'est-à-dire celle qui ne relève pas d'un accord de principe avec le régime de Damas), celle de la Turquie en particulier dans plusieurs poches de territoire dans le nord du pays. Dans la même veine, les irruptions occasionnelles de l'aviation israélienne, qui se permet de bombarder des cibles syriennes, iraniennes ou du Hezbollah n'importe où dans le pays, pour n'importe quel prétexte (par exemple le 18 novembre 2020, en représailles après qu'Israël ait trouvé des engins explosifs le long de sa frontière septentrionale, ou encore le 13 janvier 2021 dans la province de Deir Ezzor, provoquant la mort de 57 militaires syriens et iraniens), constituent un autre exemple de violation flagrante de l'intégrité du territoire syrien. Milices salafistes, islamistes, liées ou non à la Turquie ou à Al-Qaïda, mais aussi milices alaouites, supplétifs à l'armée syrienne, et groupes dont l'action relève simplement du banditisme. Même si l'État islamique a disparu de la carte de Syrie en mars 2019, le groupe n'a pas totalement disparu. Les multiples attaques, déjà mentionnées, contre des infrastructures publiques de l'énergie dans les zones contrôlées par le régime, mais aussi le nombre élevé d'attentats (plusieurs centaines) que les djihadistes ont mené depuis l'effondrement de leur Califat, rien que dans les territoires contrôlés par les Forces Démocratiques Syriennes, en sont de terribles illustrations. Depuis l'automne 2020, les forces du régime font d'ailleurs face à une intensification des attaques de l'État islamique ; escarmouches, embuscades et explosions se succèdent à un rythme quasi-quotidien dans les provinces de Homs et de Deir Ezzor, où le relief très accidenté, dans ces régions parsemée de montagnes, de canyons et de grottes, permet aux djihadistes de disparaître facilement après leurs actions. Opération la plus meurtrière de ces derniers mois, l'attaque menée contre trois bus de soldats partant en permission, à 30 km au sud-ouest de la ville de Deir Ezzor, le 30 décembre 2020, fit 39 morts (tous des membres de la IVème division blindée). Une insurrection de basse intensité se met ainsi progressivement en place, faisant de l'est du pays une zone qui reste largement à sécuriser.
La question de la normalisation des relations entre les FDS et le régime de Damas entre évidemment en compte, ce qui peut passer par l'intégration, d'une manière ou d'une autre, des troupes armées kurdes et arabes situées au nord de l'Euphrate dans l'armée syrienne – une possibilité qui, on peut s'en douter, n'est pas du goût des combattants et des combattantes du Rojava. En outre, compte tenu du manque de volonté, depuis quatre ans (et la chute de Raqqa), des Occidentaux pour aider les Kurdes dans la gestion des prisonniers de l'État islamique, des accords militaires voire une meilleure intégration des FDS dans l'armée régulière syrienne pourraient favoriser une issue à cet enjeu capital.
Un vaste territoire étalé sur la province d'Idlib, à l'ouest de celle d'Alep et au nord de celle d'Hama, constitue, depuis deux ans, le dernier grand bastion (de moins en moins grand toutefois) contrôlé par les groupes rebelles. Appuyé par l'aviation russe et des milices chiites libanaises et iraniennes, le régime, alors maître d'environ 70% du territoire national, engageait de façon très claire, à partir d'août 2018, la lente et méthodique reconquête de cette poche d'irréductibles, partagée, pour l'essentiel, entre la coalition Jisr al-Choghour, dominée par les djihadistes de Hayat Tahrir al-Cham (mais aussi Hourras al-Din, Ansar al-Tawhid, etc.), et le Front National de Libération, un assemblage hétéroclite de groupes armés islamistes (dont Ahrar al-Cham et des factions de l'Armée Syrienne Libre) soutenus par la Turquie. Il y a trois ans, Hayat Tahrir al-Cham contrôlait encore 60% de la province d'Idlib, et rejetait le principe de « zones de désescalade », d'une zone tampon démilitarisée établie par l'accord de Sotchi signé en septembre 2018 par la Turquie, la Russie et l'Iran. Il étend encore son emprise sur la province d'Idlib en janvier 2019. Les dissensions parmi les groupes présents dans cette enclave ont clairement servi de prétexte à Bachar el-Assad pour reprendre l'offensive générale qui la vise. Le 26 avril, les forces russes se joignent à l'armée syrienne à cette fin. Si la ville de Qalaat al-Madiq, principal fief djihadiste de la province de Hama, est reprise par le régime à la faveur d'une recrudescence des hostilités, en mai, les combats s'enlisent toutefois au cours du printemps et de l'été 2019, coûtant au régime un nombre de pertes inhabituellement élevé – environ 900 morts en avril 2019, contre quelques 960 côté rebelles.
Après des semaines de piétinement, les troupes du régime et leurs supplétifs parviennent à progresser, à partir du 8 août 2019, jusqu'à s'emparer, le 21 août, de la ville de Khan Cheikhoun, ciblée par des frappes aériennes sans répit. Un poste d'observation turque, présent dans la localité de Morek (province de Hama) en vertu de l'accord de Sotchi, se trouve même momentanément encerclé par les forces loyalistes – la Turquie déploie alors depuis près de deux ans des unités militaires sur douze postes de ce type dans les provinces d'Idlib et de Hama. Un cessez-le-feu est mis en place à la fin du mois d'août, mais volera en éclat plusieurs semaines plus tard, quand l'armée reprendra sa progression. L'affaiblissement d'Ankara dans cette enclave explique en partie l'offensive menée par les Turcs et leurs alliés dans le Rojava en octobre 2019, comme une sorte de compensation devant leur recul inéluctable dans l'enclave d'Idlib, mais aussi afin de laisser là un espace où potentiellement faire venir les milliers de déplacés qui fuient la ligne de front à Idlib. Le régime obtient de nouveaux gains territoriaux significatifs en décembre 2019, avec la prise de dizaines de villes et villages autour de la localités de Maarat Al-Nouma et en direction de celle de Saraqeb : opération qui permet à l'armée de déloger les rebelles de l'autoroute M5, axe stratégique nord-sud, désenclavant ainsi Alep. L'armée pénètre le 28 janvier dans Maarat Al-Nouman, la deuxième ville la plus peuplée du gouvernorat d'Idlib, et le 6 février dans Saraqeb, qui sert de carrefour reliant Alep à Damas, mais aussi à la province côtière de Lattaquié. Le commandement de l'armée syrienne a alors accusé la Turquie d'avoir dépêché des blindés turcs au nord de Saraqeb « pour protéger les terroristes » et « entraver l'avancée de l'armée ». La tension est montée d'un cran entre Damas et Ankara, culminant avec des combats d'une violence inédite entre soldats syriens et turcs ayant fait plusieurs dizaines de morts côté turc, au moins 300 côté loyalistes syriens. Le 11 février, avec le secteur de Rachideen Al-Rabea dans la province d'Alep, le régime et ses alliés s'emparent tout de même du dernier tronçon de l'autoroute M5, au prix de 350 morts civils. À cette date, trois des douze postes d'observation turcs demeurent encerclés, poussant Ankara à montrer les muscles en dépêchant dans la région de nouveaux renforts (chars, obusiers, matériel militaire, commandos...).
Dans cette région où vivent trois millions de civils, dépendants en majorité de l'aide humanitaire, les conséquences des combats sont dramatiques. Pas moins de 400 000 fuient les bombardements et les combats, entre avril et août 2019. Entre décembre 2019 et février 2020, ce sont encore 800 000 personnes, dont une large majorité de femmes et d'enfants, qui fuient la progression des forces du régime sur Maarat Al-Nouma et sur Saraqeb, toutes deux vidées de leur population. Tous ont trouvé refuge dans le nord de la province, dans des camps de fortune, près de la frontière turque. Tout au long de 2019 puis à nouveau en 2020, le bombardement aveugle des aviations russe et syrienne frappe indifféremment les civils et les infrastructures publiques, écoles, hôpitaux et centres médicaux inclus ; un rapport de Human Rights Watch publié le 15 septembre 2020 confirmait encore, à travers une enquête accablante sur l'offensive menée entre avril 2019 et mars 2020, l'ampleur des crimes de guerre commis dans la région (bombardements sur des écoles, des marchés, des hôpitaux, des immeubles d'habitation, etc.), au prix de la mort de 1 600 civils et déplacé au total et à ce jour 1,4 millions de personnes, désormais concentrées dans des camps au nord-ouest de la province. La politique de la terre brûlée appliquée à Idlib rappelle fortement celle déjà éprouvée par Vladimir Poutine en Tchétchénie. Des villes entières ont été vidées, un nombre croissant de civils fuient vers le nord, mais la Turquie ne les laissant pas entrer sur son sol, les déplacés sont contraints de camper où ils peuvent dans des conditions très difficiles ; le froid de l'hiver 2019-2020 (qui a pu atteindre -11°C, avec de la neige et de violentes bourrasques de vent) tue beaucoup d'entre eux, y compris des enfants, malgré l'action de l'aide humanitaire transfrontalière qui se maintient tant bien que mal.
Les déboires de la Turquie à Idlib, notamment la mort de 33 de ses soldats par bombardement le 27 février 2020, ont incité Recep Tayyip Erdogan à « actionner » son ultime moyen de pression sur les Européens, afin d'obtenir d'eux un soutien désespéré – et bien inutile : déclencher un afflux massif de réfugiés syriens vers l'Europe, en laissant ceux qui le souhaitent partir en direction de la Grèce, et ce en dépit de l'accord UE-Turquie conclu sur la question migratoire en 2016. L'objectif du président turc, dont le pays accueille déjà 3,7 millions de réfugiés syriens sur son sol : réunir en urgence les partenaires de l'OTAN et mettre en place une zone d'exclusion aérienne dans la région d'Idlib, notamment par le déploiement de missions Patriot nord-américains à la frontière avec la Syrie. Une demande évidemment refusée par les Occidentaux, alors que la Grèce bloquait des centaines de migrants au niveau de la zone tampon du poste frontalier turco-grec de Kastanies, en Thrace orientale. La séquence s'est achevée avec quelques opérations turques ayant consisté à abattre des avions syriens et à tuer plusieurs dizaines de soldats loyalistes, sans réelle conséquence sur la progression du régime en direction d'Idlib. Le 5 mars, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan se rencontrèrent en Russie et parvinrent à un fragile principe de cessez-le-feu, ainsi qu'à l'établissement de patrouilles russo-turques (ponctuelles) sur l'axe autoroutier M4 du gouvernorat d'Idlib. Cet accord, qui n'est pas le premier du genre, et ressemble comme les précédents à une énième manœuvre de Moscou et de Damas pour gagner du temps et mieux préparer la prochaine offensive à venir, tient encore tant bien que mal. À peine le cessez-le-feu a-t-il été questionné, le 27 octobre 2020, par le lancement d'une pluie de roquettes de groupes rebelles soutenus par Ankara sur des positions de l'armée syrienne, en représailles au ciblage d'un camp d'entraînement (provoquant des dizaines de morts), la veille, par l'aviation russe. L'identité du groupe visé, non loin de la frontière turque, n'avait alors rien d'anodin : Faylaq al-Cham, une formation aux liens privilégiés avec Ankara, la plus grandes des factions pro-turques, chargée de la sécurité des troupes de son mentor dans la zone d'Idlib.
Sur l'ensemble du nord-ouest du pays, restent dans le collimateur du régime : un peu moins de la moitié de la province d'Idlib et des secteurs attenants des régions d'Alep, Hama et Lattaquié, toujours dominés par Hayat Tahrir al-Cham. Là, les troupes loyalistes, tout comme les rebelles, savourent un répit d'une durée inédite, le régime ne semblant pas pressé de relancer l'opération de reconquête gelée par le cessez-le-feu de mars 2020. Dans le sud, seul un groupuscule mené par un quadragénaire, Ahmed el-Awda, après avoir reconstitué en juin 2020 un semblant de troupes sur le plateau volcanique de Hauran, perpétue encore un semblant d'insurrection à Bosra Al-Cham ; situation qui fait de la province de Deraa une sorte de zone grise oscillant entre sédition et soumission – dans beaucoup de villes et de villages, les institutions ont fait leur retour et le drapeau du régime syrien a remplacé l'étendard de la révolution. Notons au passage qu'au terme de l'année 2020, Idlib n'apparaît jamais que comme l'un des points de friction les plus tendus entre Moscou et Ankara, avec la Libye où des troupes turques sont désormais présentes pour endiguer les manœuvres du général Haftar, soutenu entre autres par la Russie, et le Haut-Karabakh où la Turquie fut, en octobre et novembre 2020, accusée d'envoyer des combattants syriens à sa solde en soutien à l'Azerbaïdjan.
Le 17 octobre 2018, Staffan de Misruta, diplomate italo-suédois de 72 ans, annonça poser sa démission du poste d'émissaire spécial de l'ONU pour la Syrie, qu'il occupait depuis juillet 2014 – pour des raisons personnelles. Comme le symbole de l'échec de la communauté internationale, incapable de mettre un terme à ce conflit, qui aura définitivement consacré la victoire de la realpolitik, et par voie de conséquence, le succès des grandes autocraties de la région (Russie, Turquie, Iran...) et la résurgence de la puissance russe – largement confortée par le désengagement des États-Unis en 2019. Toujours à l'automne 2018, Human Rights Watch constatait que le gouvernement syrien empêchait le retour de déplacés dans d'anciennes zones tenues par les rebelles autour et dans Damas, en imposant des restrictions d'accès ou en détruisant les logements. Des Syriens essayant de regagner Deraya, en banlieue, ou Qaboun, dans la capitale, se seraient ainsi vus bloqués ou auraient découvert que leur bien avant été démoli. Or, ces deux secteurs sont concernés par une loi controversée mentionnée plus haut, qui permet à l'État de se saisir des propriétés privées pour les besoins de projets immobiliers. Nous l'avons dit, du fait du contrôle du régime sur le cadastre, les réfugiés et les déplacés, à supposer qu'ils veuillent retourner chez eux, pourraient ainsi se voir interdire ce droit, à l'image de ce qui s'est déjà vu en région de Damas. Autrement dit, dans la Syrie de demain, « reconstruction » pourrait bien rimer avec « épuration ».
On voit bien, avec des cas concrets comme ceux-là, qu'outre les enjeux communautaires qui peuvent supposer qu'empêcher le retour de millions de Syriens de confession sunnite arrange bien les affaires du régime, afin que l'équilibre confessionnel du pays serve au mieux les minorités (chiites, alaouites, druzes, chrétiens), l'avenir du pays est largement hypothéqué par les questions de droits humains, de liberté et d'État de droit. Des notions qui sont d'ores et déjà piétinées par un régime oppressif que la guerre a rendu plus froid et inhumain encore. (Entre début 2016 et fin 2020, le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés n'a recensé que 267 170 retours de réfugiés des pays voisins. Et la dynamique des retours a encore été enrayée par la pandémie de COVID-19 ; ainsi, sur l'ensemble de l'année 2020, le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies a enregistré quant à lui 448 000 retours de déplacés internes, pour 1 822 000 départs sur la même période.) En outre, nous l'avons vu, les intérêts économiques liés à la reconstruction du pays remettent clairement en cause le « droit au retour » et les droits de propriété des déplacés et des réfugiés. Une chose est sûre, en Syrie, si l'« ordre » est bel et bien rétabli ou en passe de l'être, au prix du sang, de la destruction et de la mort, la paix civile et la concorde ne sont pas pour tout de suite.
Publiée par l'Agence France-Presse en 2017, cette infographie reprend des éléments statistiques recueillis par l'UNICEF, le Haut-Commissariat aux Réfugiés de l'ONU (UNHCR), le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA) et Eurostat. Elle montre de façon dramatique, et malheureusement impersonnelle, à travers de simples chiffres, la réalité dramatique de cette « génération perdue » née dans la décennie 2010, en Syrie ou en exil.