Par Jorge Brites.
Le 19 juillet 2016, il y a cinq ans, Adama Traoré, citoyen français âgé de 24 ans, mourait à la gendarmerie de Persan après son interpellation à Beaumont-sur-Oise, dans le Val d’Oise. La cause de son décès : les gendarmes ayant interpelé le jeune homme ont pratiqué sur lui un plaquage ventral (ou décubitus ventral), provoquant sa mort par asphyxie avec privation prolongée d’oxygène. L’affaire a été rapidement médiatisée, notamment grâce à la mobilisation de la famille et du collectif de soutien mis en place, révoltés par le traitement judiciaire de cette bavure, qui a manifestement cherché à exonérer les gendarmes de toute responsabilité dans le décès – qu’on a voulu expliquer par les antécédents médicaux de la victime. Sans entrer dans le détail du dossier, cette affaire a au moins relancé deux débats dans notre pays : celui des méthodes musclées et du sentiment d’impunité des forces de l’ordre, et celui du traitement différencié des personnes non-blanches par ces mêmes forces de l’ordre.
Depuis, la répression du mouvement des Gilets jaunes en 2018-2019, des actions de désobéissance civile menées par des militants écologistes, ou encore de la marche féministe du 8 mars 2020 à Paris, ont été autant d'occasions, pour des millions de citoyennes et de citoyens blancs, de découvrir l'existence des violences policières et l'impunité qui les accompagnent très souvent. Mais pour des millions d'autres personnes, non-blanches, qualifiées de « racisées » ou de « couleur », les « minorités visibles » en tête desquelles les personnes identifiées comme noires ou arabes, ces violences ne sont pas nouvelles, de même que le sentiment d'un racisme structurel dans la société française.
Difficile d’aborder la question du racisme au niveau institutionnel (La France est-elle un pays raciste ? (1/4) La réalité d'un racisme institutionnel au pays des droits de l'Homme) sans évoquer les accusations que soulève régulièrement, en France, l’action policière. Les brigades anti-criminalité (BAC) sont particulièrement concernées pour leurs interventions musclées dans les quartiers de banlieue, mais elles sont loin d’être le seul service concerné. Sans s’étendre sur les contrôles au faciès qui ont déjà été largement démontrés statistiquement par le Défenseur des droits (notamment quand Jacques Toubon était à la tête de l’institution entre 2014 et 2020 ; une étude de 2016 avait alors révélé qu'un jeune Noir avait vingt fois plus de chance de faire l’objet d’un contrôle de police que ses concitoyens), l’actualité est ponctuée depuis des années par des violences policières et abus de pouvoir avérés. Concernant le cas d’Adama Traoré, rappelons que la procédure d’instruction, lancée en 2019 à la suite d’une contre-expertise médicale concluant à la responsabilité des gendarmes dans le décès, est encore en cours. Derniers rebondissements : le 1er mars 2021, un rapport médico-légal réalisé à la demande de la famille d’Adama (réalisé par neuf médecins français et internationaux, non-inscrits dans la liste des experts judiciaires) a également mis en cause les méthodes d’interpellation des gendarmes ; et il y a deux jours, le 17 juillet, il a été rendu public que, le 30 juin, les juges d'instruction chargés de l'affaire ont ordonné un complément d'expertise médicale, compte tenu de nouveaux témoignages et éléments médicaux recueillis par les enquêteurs, notamment le rapport de quatre médecins belges rendu en janvier. Les experts belges avaient conclu que la mort d'Adama Traoré avait été causée, en ce jour de canicule, par un « coup de chaleur », qui n'aurait toutefois «probablement » pas été mortel sans la violence de son interpellation.
On peut également citer l’affaire Théo : le 2 février 2017, un éducateur de quartier, Théodore Luhaka fait l’objet d’un contrôle policier musclé dans le quartier de la Rose-des-Vents, à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis). Trois policiers l’immobilisent tandis qu’un quatrième éloigne ses amis à l’aide de gaz lacrymogènes, et vont ensuite le maltraiter, y compris sexuellement puisque les agents lui enfoncent une matraque télescopique dans l’anus. À l’issue de cette interpellation, l’éducateur souffre d’une plaie longitudinale de 10 cm du canal anal et d’une section du muscle sphinctérien, entraînant une incapacité temporaire de travail (ITT) de 60 jours et une infirmité à vie. L’agression est accompagnée d’insultes racistes, notamment « bamboula », de nouveaux coups dans la voiture de police et de photos en position humiliante via l’application Snapchat.
D’autres bavures ont depuis défrayé la chronique. Le 11 novembre 2019 aux Beaudottes, à Sevran (Seine-Saint-Denis), l’agression de Lamine Ba, médiateur municipal qu’a tenté de boxer un policier (sans aucune raison valable), est révélatrice à la fois des abus – le policier était connu du quartier, et surnommé Robocop pour ses méthodes notoirement « musclées » – et du sentiment d’impunité des policiers, puisque ceux mis en cause dans cette bavure ont apporté un témoignage mensonger, démenti par une vidéo amateure. Plus récemment, le 21 novembre 2020, on se souvient de l’agression violente, accompagnée d’insultes racistes, du producteur de rap Michel Zecler à l’entrée de son studio d’enregistrement dans le XVIIème arrondissement de Paris. Captées par les caméras de surveillance du studio et par les téléphones de voisins, les images choquantes de ce passage à tabac de quinze minutes, diffusées par le média Loopsider, ont permis d’infirmer les témoignages des policiers mis en cause (qui, pris en flagrant délit de mensonge, ont été mis en examen et écroués) et d’innocenter la victime – ce qui n’aurait pas été possible sans les images de surveillance.
Entretemps, une autre affaire est venue entachée un peu plus la bonne foi de la police, celle de Viry-Châtillon, du nom de cette commune de l’Essonne où, en octobre 2016, des policiers en « garde statique » ont été attaqués à coup de cocktails Molotov par seize personnes de la Cité de la Grande Borne. Bilan : quatre policiers brûlés, dont un grièvement. À la suite du drame, gouvernement et syndicats de police ont fait activement pression sur l’institution judiciaire pour obtenir des peines exemplaires contre treize jeunes, identifiés et accusés au terme d’une investigation laborieuse. Problème, il s’avère que l’objectif de « trouver des coupables » a trop souvent primé sur la transparence et l’honnêteté de l’enquête : des procès-verbaux ont été modifiés, les dénégations des suspects n’ont pas été enregistrées, des retranscriptions de témoignages ont été tronquées… Le 17 avril 2021, la Cour d’assise des mineurs de Paris a condamné cinq des treize accusés à des peines allant de six à dix-huit ans de prison, soit un verdict moins sévère que le premier rendu en décembre 2019, provoquant de ce fait l’indignation de nombreux policiers. À noter qu’à de rares exceptions près, les médias et une grande partie de la classe politique ont alors préféré insister sur le « laxisme de la justice », plutôt que de rappeler que certains des jeunes acquittés ont passé plusieurs mois, voire plusieurs années en prison, sur la base de la manipulation de l’enquête par des policiers. Mais qui se soucie que le jeune Foued ait gâché quatre ans de sa vie en cellule ? En avril dernier, c’est l’Inspection générale de la Police nationale (IGPN) qui faisait savoir qu’elle se refusait à ouvrir une enquête sur la procédure d’investigation dans cette affaire…
Manifestation contre les violences policières et le racisme, organisée par le comité Adama Traoré le 13 juin 2020, place de la République, à Paris.
De tels faits nuisent évidemment à l’ensemble de l’institution policière, aux dépens de nombreuses agentes et agents qui font honnêtement leur travail et qui souhaiteraient que leur corps de métier se défasse de certaines pratiques. Mais la régularité des dérapages policiers et le manque de condamnation qui s’ensuit empêchent quelque peu de les interpréter uniquement comme des anecdotes – d’autant plus pour des gens racisés pour qui les relations conflictuelles avec la police sont parfois quasi-quotidiennes. Ils traduisent à la fois un racisme bien réel, partagé par de nombreux policiers, doublé d’un sentiment d’impunité – qui s’appuie sûrement sur le fort corporatisme de l’institution. Une nouvelle affaire, mise en lumière au mois de juin 2020 par le site d’investigation Mediapart et Arte Radio, a permis de rendre publique une partie de cette situation : en décembre 2019, un sous-brigadier (noir) de l’Unité d’assistance administrative et judiciaire de Rouen découvre par l’intermédiaire d’un autre officier que onze de ses collègues, dont certains sont stagiaires, d’autres titulaires depuis plus de vingt ans, échangent au sein d’une conversation WhatsApp des messages racistes, sexistes et antisémites. Plusieurs membres de la conversation se revendiquent ouvertement du fascisme, fantasment « une guerre civile raciale » pour laquelle ils veulent s’armer : « Là où nous, les nationalistes racialistes, on doit être assez malins, c'est en gros, laisser le combat intersectionnel les obliger à s'exterminer entre eux, tu vois. Quand les féministes, les LGBT, les Juifs, les bougnoules, les nègres, qui sont pas musulmans, tout ça, vont commencer à se bouffer la gueule entre eux, tu manges ton pop-corn, tu regardes la télé, tu aiguises tes armes, et en fait, quand ils se sont bien affaiblis, tu achèves les bêtes. »
Le 23 décembre 2019, le sous-brigadier adresse un rapport à sa hiérarchie, puis dépose plainte contre six de ses collègues, qui seront renvoyés en conseil de discipline et affectés à de nouvelles fonctions au sein de leur service. Mais au moment où Mediapart et Arte rendent publique l’affaire, six mois plus tard, les policiers mis en cause exercent toujours au contact du public, et aucun d’entre eux n’a encore été suspendu, ni leurs téléphones contenant les messages confisqués. On comprend donc que le sujet du racisme ne constitue pas un vrai sujet que le ministère de l’Intérieur ou l’GPN souhaitent prendre à bras le corps. Certes, tous les policiers et gendarmes ne sont pas racistes. Mais même le sous-brigadier témoin des messages racistes et sexistes expliquait bien, dans l'enregistrement diffusé sur Arte Radio (à écouter dans un documentaire intitulé Gardiens de la paix), dans quelle mesure les dénonciations des propos racistes au sein de la police sont souvent compliquées par l'absence de preuves écrites, et que la plupart se taisent pour ne pas se retrouver seuls à accuser leurs collègues.
Que des milliers de policiers exercent leur métier de bonne foi, avec l’intention de protéger tous leurs concitoyens sans distinction, et cela dans des conditions difficiles (l'actualité de ce printemps, avec son lot de drames, l'a encore démontré), nul ne le nie. Au contraire, ce type de polémiques (justifiées) relègue au second plan d'autres débats de fond portant sur les moyens octroyés à nos forces de l'ordre pour assurer leurs missions. L’affaire de Viry-Châtillon est en cela exemplaire, puisque derrière le faux procès d’une « justice laxiste », et derrière la manipulation des témoignages, se posent de vraies questions, sur les missions de la police, sur la sécurité des forces de l’ordre au quotidien, et sur les dysfonctionnements de l’institution. Mais cet état de fait n’est pas incompatible avec la réalité d’un racisme présent au sein de nombreuses unités. C’est la posture de déni qui nuit particulièrement à l’institution policière, car elle oblige de nombreux agents et agentes à garder le silence sur les propos et actes racistes de leurs collègues, sur les abus de pouvoir, et à cacher des comportements qui, bien souvent, les choquent profondément. Et qui finissent parfois par éclater au grand jour, par la publication par exemple de vidéos sur les réseaux sociaux. Ce fut ainsi le cas lorsque fut dévoilée par le site StreetPress, le 5 juin 2020, l’existence d’un groupe privé sur Facebook, intitulé « TN Rabiot Police Officiel », créé en décembre 2015 et comptant plus de 8 000 membres, parmi lesquels essentiellement des policiers, quelques gendarmes et membres de familles de fonctionnaires. Sur ce groupe, qui se présente comme un espace « d’informations et de débats sur la sécurité publique et la réalité du travail et des missions des forces de l’ordre », pour lequel l’inscription nécessite entre autres d’indiquer sa promotion à l’école de police ou de gendarmerie ainsi que son matricule, les membres échangent des propos racistes et sexistes depuis plusieurs années. Et les quelques réactions indignées dans les discussions sont systématiquement et rapidement attaquées, sur la base d’arguments virilistes et corporatistes tels que : « [Une] pseudo collègue qui arrive à défendre ces immondes salopes… On n’a pas besoin de fragiles dans la boîte. »
Le 17 octobre 1961, la répression d'une manifestation d'Algériennes et d'Algériens protestant contre le couvre-feu qui leur était imposé fit entre un nombre considérable de morts (les estimations varient, mais des dizaines de cadavres furent par la suite retrouvés dans la Seine) et des centaines de blessés. Une stèle commémorative fut érigée en octobre 2019 par la Ville de Paris, en remplacement de la discrète plaque posée en 2001.
Ce fut également le cas quelques semaines avant, lorsque l’IGPN fut saisie, le 26 avril 2020, après la diffusion de vidéos postées sur Facebook et sur Twitter, dans lesquelles des policiers tenaient des propos racistes après avoir repêché et interpelé un homme, apparemment identifié comme arabe, qui s’était jeté dans la Seine pour leur échapper. Un habitant avait pu capter les commentaires des agents : « Un bicot comme ça, ça nage pas », « Ça coule, tu aurais dû lui accrocher un boulet au pied ». Au-delà du caractère simplement illégal de ces propos, ils nous renvoient évidemment, non seulement au massacre de manifestants algériens à Paris le 17 octobre 1961 (des dizaines de cadavres avaient alors été retrouvés dans la Seine), mais plus globalement à une rhétorique coloniale et à une logique d’exclusion raciale et sociale, que subissent encore bon nombre d’immigrés et d’enfants d’immigrés, dans leur rapport aux autorités, dans les politiques d'aménagement urbain marquées par des phénomènes de ségrégation spatiale et d’enclavement, dans la répartition des métiers sur le marché du travail, dans les représentations collectives de la réussite sociale, de la délinquance ou encore de l’échec scolaire, etc.
La France a été condamnée pour la première fois par la Cour européenne des droits de l’Homme pour des violences policières à caractère raciste en 1999, et elle l’a été plusieurs autres fois depuis. Le 9 novembre 2016, même la Cour de cassation condamnait l’État pour des contrôles au faciès. Plus récemment, le 28 octobre 2020, l’État a de nouveau été condamné, cette fois pour « faute lourde » eu égard à des faits de violences policières, de contrôles d’identité injustifiés et d’arrestations irrégulières de mineurs ayant eu lieu entre 2014 et 2016 à Paris. La procédure avait été portée au civil par dix-sept adolescents et jeunes adultes, et concernait des violences et des discriminations commises par onze policiers d’une brigade du XIIème arrondissement. Toutefois, si le « motif irrégulier » des contrôles a bien été retenu, « aucune présomption de discrimination » n’a été reconnue, récusant ainsi le caractère systémique du problème.
On rétorquera que ce n’est pas la police mais des policiers qui sont en cause. Mais lorsque des agentes ou des agents tiennent des propos racistes, abusent de leur pouvoir et violentent, ils le font avec l’uniforme sur le dos, le drapeau français sur l’épaulette, et surtout le sentiment d’impunité que leur confèrent la loi du silence qui plane sur de nombreux dossiers, l’inaction générale du ministère de l’Intérieur et l’esprit de corps de la police. Et quand la Cour européenne des droits de l’Homme émet un avis, c’est bien l’État et non les individus qu’elle condamne, nous rappelant que les individus ne parlent pas qu’en leur nom mais agissent au nom d’une institution. Sans compter que la réaction quasi-systématique de la hiérarchie a de quoi laisser perplexe, en ce qu’elle semble clairement récalcitrante à toute forme de dénonciation des fautes professionnelles ou de sanction. Ainsi, en juillet 2020, le brigadier-chef Amar Benmohamed avait révélé des centaines de cas de maltraitance et de racisme dans les cellules du tribunal judiciaire de Paris. Le parquet de Paris avait annoncé l’ouverture d’une enquête pour « violences volontaires par personne dépositaire de l’autorité publique », « injures publiques en raison de l’origine, l’ethnie, la nation, la race ou la religion » et « injures publiques en raison du sexe et de l’orientation sexuelle ». Six mois après, le 13 janvier 2021, l’AFP révélait qu’une exclusion temporaire de trois jours avait été proposée à l’égard d’un policier (mais devait encore être validée par la Direction générale de la police nationale) ; et que trois autres policiers avaient été sanctionnés par l’administration d’« un avertissement et un blâme », les pénalités les plus basses dans la fonction publique. Surtout, le policier lanceur d’alerte a également été sanctionné par un « avertissement » de sa hiérarchie… De quoi en inciter d’autres à garder le silence à l’avenir.
Le peloton de voltigeurs motoportés (PVM), brigade de policiers montés à moto, a été mis en place en 1969 en réaction au mouvement de Mai 1968. Il était chargé de régler les problèmes de « queues » de manifestations dans les rues étroites. Dissout en 1986 suite à l'affaire Malik Oussekine, du nom d'un étudiant de 22 ans tué sous les coups de policiers voltigeurs, il a été ressuscité en urgence en décembre 2018 face au mouvement des Gilets jaunes avec les détachements d'action rapide (DAR), puis en mars 2019 avec les Brigades de répression de l'action violente motorisées (BRAV-M). Ils sont régulièrement accusés de violences policières. Ici, une unité en marge de la manifestation contre le racisme et les violences policières, organisée le 13 juin 2020 à Paris par le comité Adama Traoré.
Un mot sur la place du complexe judiciaro-policier dans le rapport de l’État aux banlieues. Les lois préparées par le ministère de l’Intérieur, adoptées au fur et à mesure des crises, faits divers et évènements politiques ou sécuritaires, se sont avérées de plus en plus autoritaires ces dernières années. Après les attentats de 2015 par exemple, les parlementaires ont approuvé un socle de lois répressives, intégré au droit commun après l’élection d’Emmanuel Macron en 2017. Mais déjà auparavant, une proposition de loi déposée en juin 2009 par Christian Estrosi, alors député, créait un « délit de participation à un groupement violent » – officiellement, en vue de commettre des violences, des destructions ou des dégradations. Définitivement adoptée le 2 mars 2010, cette loi « anti-bande » répondait, pour le gouvernement de l’époque, aux enjeux sécuritaires posés par les émeutes de banlieue de 2005 et de 2007, notamment parce que hors du flagrant délit, il était jusqu’alors difficile de condamner les émeutiers pour autre chose qu’un « délit d’attroupement », c’est-à-dire un délit politique. Or, le gouvernement ne voulait surtout pas concéder une dimension politique aux émeutes de banlieue (entre autres parce que cela aurait induit un certain nombre de protections sur le plan juridique). D’où la création de cette infraction, qui ne nécessite de caractériser ni un résultat dommageable ni une tentative de commettre une infraction, pour pouvoir être constatée. La caractérisation de plusieurs faits matériels permettant de démontrer la volonté d’un groupe de personnes de causer des dégradations ou de commettre des violences, suffit donc à permettre leur interpellation et à exercer des poursuites.
Aussi étonnant que soit son contenu, cette loi a été validée par le Conseil constitutionnel en février 2010. À noter qu’elle a été peu utilisée jusque récemment, mais qu’elle permettait au moins aux forces de l’ordre, en cas de nouvelles émeutes, d’avoir le champ libre pour interpeller librement les jeunes trouvés sur les lieux des violences. Ce n’est qu’à l’occasion des manifestations des Gilets jaunes, en 2018-2019, que le reste de la France a réellement « découvert » l’existence de cette loi. En effet, elle a alors permis des gardes à vue « préventives » et un traitement pour le moins expéditif des dossiers ; trois Gilets jaunes ont notamment été condamnés dans ce cadre-là, le 28 janvier 2019, par le tribunal correctionnel de Marseille, à des peines allant de deux à quatre mois de prison ferme. Sauf qu’entretemps, de nombreux collectifs, comme le Mouvement immigration banlieue, le collectif Vies volées, ou encore, plus récemment, le collectif Adama, se sont mobilisés, dans l’indifférence générale, pour dénoncer les violences policières et les bavures ayant entraîné la mort de jeunes de banlieue – rappelons par exemple que les « émeutes de 2005 » ont commencé à Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) à la suite de la mort de deux adolescents, Zyed Benna et Bouna Traoré, âgés de 17 et 15 ans, le 27 octobre 2005, électrocutés dans un poste électrique alors qu’ils cherchaient à échapper à un contrôle de police.
À la loi de 2010 et au cadre répressif qui l’accompagne, s’ajoute la réalité des contrôles aux faciès, déjà mentionnée plus haut. Les lois sont profondément classistes, et dans un monde où origines ethniques et sociales se rejoignent bien souvent, elles sont également perçues comme racistes. Emmanuel Todd l’expliquait lui-même dans Où en sommes-nous ? (2017) pour les États-Unis, mais cela vaut également, dans une certaine mesure, pour la France : même la lutte contre la drogue recoupe, non dans la loi mais dans les faits, des réalités géographiques et sociales arbitraires, dans le choix de se focaliser sur le cannabis ou le crack plutôt que sur la coke, par exemple, et plutôt dans certaines banlieues que dans les quartiers en centre-ville.
Dans Une théorie féministe de la violence (2020), l’autrice féministe Françoise Vergès rappelle : « En 1975, Michel Foucault montre dans Surveiller et punir pourquoi la prison est indispensable au fonctionnement de l’État, et comment elle imprime dans la société l’idée que, pour la protéger, il faille enfermer et punir. La notion de dangerosité, écrit-il, contribue à renforcer un sentiment d’insécurité, qui à son tour justifie une idéologie sécuritaire, laquelle, ensuite, exacerbe la perception du danger. Cette notion marque durablement l’idéologie étatique et sécuritaire de la protection, et est à la source de toute une série de lois répressives, ce sentiment d’insécurité étant "inversement proportionnel à l’insécurité réelle". » L’essayiste réunionnaise insiste sur la diabolisation des personnes racisées, et notamment des hommes racisés, avec à la clef une instrumentalisation des questions féministes, qui doit justifier la présence croissante des forces de l’ordre et leur toute-puissance dans les quartiers. Tout comme les colons français l’ont fait au cours de l’entreprise coloniale en Afrique, la société se pare d’un féminisme « civilisateur » pour aller libérer les femmes de ces quartiers. La question du voile, symbole de la soumission depuis 1989 (année de la première « affaire » liée au port du voile dans une école française), ainsi que le scandale des « tournantes » (terme désignant des viols collectifs), vers 2000-2002, ont été et demeurent au cœur de ce double phénomène d’animalisation des (jeunes) hommes racisés, et de victimisation (ou vulnérabilisation) des femmes racisées – celles qu’il faut libérer, parfois contre elles-mêmes. « La cité devient l’antithèse de la société, écrit-elle encore, la première étant solidaire des criminels en imposant le silence aux victimes, les menaçant de représailles et en protégeant les violeurs, la seconde souhaitant la liberté des femmes. Avec l’association Ni putes ni soumises, le féminisme civilisateur crée en France une force supplétive de femmes racisées qui présentent des attributs associés à la "femme orientale" mais avec une dimension moderne, car elles dénoncent le machisme de leur communauté et adhèrent à l’idéologie de l’intégration. »
Sur toutes ces questions de répression pénale, on pourra rétorquer que ce ne sont pas « les jeunes de banlieue » qui sont visés, mais seulement les délinquants. Et bien sûr, il faut mettre en place des dispositifs assurant la sécurité pour les habitants des quartiers, ainsi que lutter contre les actes délinquants ou criminels tels que le trafic de drogue. Mais on sait que le crime, et l’illégalité plus généralement, prospèrent aux dépens des habitants eux-mêmes dans les zones de grande pauvreté, d’enclavement géographique, d’absence de services publics de qualité… Répondre à une situation sociale et sécuritaire problématique par le seul fait pénal (ou en instrumentalisant la répression, dans les cas où les ministres de l’Intérieur successifs veulent faire des démonstrations de force à des fins politiciennes) 1) permet de déconnecter la question sécuritaire des enjeux politiques et sociaux qui l’alimentent pourtant, et 2) dit quelque chose du rapport colonial que l’État perpétue vis-à-vis des quartiers, considérés comme des lieux particuliers où les citoyens ne sont pas « comme tout le monde ». D’ailleurs, le volet social de la réponse à la situation des quartiers en difficulté ne s’est pas traduit par un renforcement des politiques dites de droit commun, c’est-à-dire par plus de services publics de qualité sur place, en particulier les écoles publiques (où la question de la mixité reste un oublié). Pour ces territoires-là, il a été créé une politique à part entière, la « politique de la Ville », doublée depuis 2004 d’un budget significatif pour la rénovation urbaine. Cela permet à la classe politique de brandir les chiffres des montants dépensés dans les « quartiers prioritaires », alors qu’on ne fait jamais de même pour les dépenses de droit commun dans les autres territoires de la République – et qu’on oublie le plus souvent de préciser que ces sommes allouées aux banlieues ne sont pas un « cadeau », et viennent à peine compenser des carences et déséquilibres criants.
Les banlieues de nos grandes métropoles, où se concentrent des populations racisées, ne sont pas considérées par les centralités du pouvoir comme des territoires « comme les autres ». Le rapport reste profondément colonial, et animalise ses habitants, leur dénie leur humanité et leur dignité. Dans La puissance des mères (2020), la politologue Fatima Ouassak donne un exemple très emblématique de ce phénomène : la désenfantisation des jeunes de banlieue. « Lorsque le système dominant regarde nos enfants, il ne voit pas des enfants, il voit des menaces pour sa survie, des millions de pauvres, de musulmans, de Noirs, d’Arabes qui grouillent dans les écoles et les collèges de cité. Il les "désenfantise". » Pour elle, ce processus « consiste à n’accorder aucune indulgence particulière aux enfants appartenant à un groupe discriminé, à les traiter aussi violemment que les adultes de ce groupe. Ils ne sont plus que des adultes problématiques en devenir, de simples problèmes à régler. » Anecdote très révélatrice de ce phénomène, rappelons qu’en 2005, le ministre de l’Intérieur de l’époque – un certain Nicolas Sarkozy – proposait dans son avant-projet de loi sur la prévention de la délinquance un « dépistage précoce des enfants présentant des troubles du comportement », abandonné (devant le tollé) dans le texte définitif voté en février 2007. Cet avant-projet évoquait notamment la création d’un « carnet de comportement » censé répertorier et garder la trace de ces signes précoces de la naissance à la vie adulte… Dans un rapport remis à Sarkozy en novembre 2005 (et qui a justement inspiré le contenu de son projet de loi), le député UMP Jacques-Alain Benisti proposait également de « repérer le plus tôt possible les difficultés des jeunes au travers de la Protection Maternelle et Infantile (PMI) et ce dès la maternelle » et « en liaison avec la médecine scolaire, au-delà de 6 ans et jusqu’à la majorité ». Comprendre : les services publics de base mis au service du contrôle social de la population, y compris des enfants – un phénomène que l'on retrouve régulièrement dans l'histoire contemporaine, dans l'Hexagone comme dans les outre-mer.
Cette situation mêlant marginalisation, contrôle et répression des populations issues de l'immigration, vient de loin. Elle est le résultat d’un assimilationnisme français qui a forgé l’identité nationale, méprisant et annihilant l’expression de toute diversité, de toute différence ; assimilationnisme qui a été puissamment renforcé à partir du XIXème siècle par une entreprise coloniale qui visait à imposer la suprématie de la « civilisation française ». En un sens, le traitement des outre-mer français, qui constituent un héritage de l’empire colonial, a préfiguré ce qu’on observe depuis plusieurs décennies dans les banlieues en Hexagone. C’est tout cela que nous évoquerons dans le prochain volet de cet article : La France est-elle un pays raciste ? (3/4) Les séquelles d'une mémoire sélective et d'une géographie française « mutilée »
Pour aller plus loin sur le cas spécifique des brigades anti-criminalité, nous vous suggérons cette interview du sociologue Mathieu Rigouste du 13 février 2018 sur la chaîne YouTube @Thinkerview. Il y explique de façon assez édifiante la continuité entre la BAC et les pratiques et systèmes coloniaux, ainsi que le sentiment d’impunité et les violences racistes au sein de l’institution.
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Le passage suivant est un extrait de l'ouvrage No Name in The Street, publié en 1971. L'Américain James Baldwin (1924-1987) y décrit le caractère partial du système judiciaire à l'égard des minorités. Si ses propos portent sur le cas de la société américaine, certaines réflexions n'en sont pas moins intéressantes pour questionner les institutions en France, y compris leur traitement différencié des dossiers en fonction de leur provenance géographique, sociale, raciale, etc.
Je ne prétends pas que tous les détenus sont innocents mais j'affirme que la loi, telle qu'elle est appliquée, est coupable et qu'ils sont donc tous injustement emprisonnés. [...] Est-ce que la loi existe afin de servir les ambitions de ceux qui ont juré de la faire respecter ou bien peut-on sérieusement la considérer comme une force morale, unificatrice, source de santé et de vigueur pour une nation ? L'ennui, avec ces questions, c'est qu'elles résonnent comme des figures de rhétorique et irritent le lecteur car il n'aime pas s'entendre dire que la justice telle qu'elle est dans son pays est une sinistre farce. Or, si l'on veut savoir comment fonctionne la justice dans un pays, on ne va pas interroger les policiers, les avocats, les juges ou les membres protégés de la bourgeoisie. On s'adresse à ceux qui ne sont pas protégés, ceux qui ont justement le plus besoin de la protection de la loi – et on écoute leur témoignage. Demandez à n'importe quel Mexicain, Portoricain, à n'importe quelle personne noire, ou pauvre – demandez aux malheureux comment ils sont traités par les tribunaux et alors vous saurez, non pas si ce pays est juste, mais s'il aime la justice et la conception qu'il s'en fait. En tout cas, l'ignorance alliée au pouvoir est certainement le plus féroce ennemi de la justice.
James Baldwin, Chassés de la lumière (No Name in The Street), 1971.