Par David Brites.
Depuis 2017, la province de Cabo Delgado, au nord du Mozambique, connaît une explosion de violences orchestrée par un groupe terroriste islamiste. Mi-2021, le conflit a déjà fait plus de 3 000 morts, la moitié étant des civils, selon l'ONG nord-américaine ACLED (Armed Conflict Location & Event Data Project) ; et au moins 800 000 personnes ont été contraintes de se déplacer pour fuir les exactions et les combats. Début 2021, l'ONU a exprimé son inquiétude sur la situation du pays, lequel a aussi été victime, depuis 2017, de deux cyclones et d'une pandémie.
Au-delà de ses conséquences strictement humanitaires, d'ores et déjà dramatiques, la présence djihadiste dans la région soulève d'autres questions. En effet, dans cette province de Cabo Delgado, l'une des plus pauvres du pays, se trouve un immense projet d'exploitation de gaz naturel liquéfié, dans un bassin situé à l'embouchure du fleuve Rovuma. Les problèmes sécuritaires menacent la réalisation de cette vaste entreprise, par ailleurs critiquée par les ONG pour son impact environnemental et pour les interrogations qui persistent sur le bon usage de la future rente gazière. En attendant, l'armée mozambicaine s'est jusqu'ici révélée incapable d'endiguer la guérilla islamiste, qui a contrôlé jusque récemment une partie de l'aire côtière, y compris en 2020 le port de Mocímboa da Praia, indispensable à l'arrivée de matériel nécessaire aux installations de gaz, et en 2021 la localité voisine de Palma. Plusieurs pays, en particulier certains qui ont des intérêts spécifiques dans le projet offshore du bassin de Rovuma, ont envoyé sur place un appui logistique, et même parfois armé, aux autorités mozambicaines.
Derrière toute cette séquence, se cachent des enjeux de souveraineté pour le Mozambique, et de sécurité, dont pourrait bien continuer à pâtir la population. Décryptage.
Le Mozambique en a fini en décembre 2016 avec la guerre « de basse intensité » (2013-2016) qui a opposé les Forces armées nationales et la branche armée du principal parti d'opposition, la Renamo, conflit qui avait déjà provoqué le déplacement de milliers de personnes, principalement dans le centre du pays. Pourtant, le cessez-le-feu proclamé à l'époque ne s'est finalement pas traduit par un retour de la paix. En effet, le 5 octobre 2017, dans le district de Mocímboa da Praia, à Cabo Delgado, quelques 30 personnes armées menaient une attaque sur trois unités de police. Bilan : au moins deux policiers tués, et la capture de mille munitions et d'un nombre non spécifié d'armes à feu. Dans les jours suivants, de nouvelles violences furent observées dans le district de Palma, localisé dans la même province.
Deux faits marquants sont notés pendant ces premières semaines confuses. Tout d'abord, la difficulté à qualifier l'identité des hommes menant les attaques, ainsi que leur motivation. Elles furent toutefois rapidement attribuées, dans les médias nationaux et étrangers, à un groupe terroriste et islamiste, affilié à Al-Qaïda et présent dans le sud de la Somalie ainsi qu'au Kenya. (À noter que, finalement et en dépit de la coïncidence de leur nom, le groupe des Shebabs mozambicains, entraîné et équipé dans le but de mener des actes de sabotage et de banditisme, est distinct de la mouvance Al-Shebab basée en Somalie.) Second point important, le gouvernement s'entête pendant plusieurs mois à nier la réalité des violences, prétendant que tout est sous contrôle dans la région. Le fait est que, durant les mois ayant précédé la première attaque à Mocímboa da Praia, des signes de la présence de membres d'un groupe fondamentaliste, qui promouvaient la désinformation et appelaient à la désobéissance civile, étaient déjà perceptibles dans les villages de Cabo Delgado. L'État prétendait y voir un simple « conflit interne à la communauté musulmane », préférant fermer les yeux au prétexte de « ne pas intervenir dans des sujets internes à une confession ». L'attitude du gouvernement mozambicain dans les derniers mois de 2017, marquée par la négation et l'opacité, n'a clairement pas permis de contenir cette guérilla naissante.
La chronologie de la guérilla djihadiste à Cabo Delgado : un drame humanitaire
Depuis l'attaque du 5 octobre 2017, la mouvance terroriste a multiplié les violences, les unes contre des institutions officielles représentant la puissance étatique, comme des postes de police, d'autres totalement gratuites visant des communautés civiles, tuant aveuglément, incendiant des maisons, décapitant des citoyens lambda, volant de la nourriture et des biens, poussant des milliers de personnes à fuir. Ont été particulièrement touchés les districts de Macomia, Quissanga, Mocímboa da Praia, Muidumbe, Nangade et Palma. Longtemps, aucune revendication politique ne fut formulée par le groupe, augmentant la dimension gratuite des attaques. L'énumération exhaustive des exactions et des raids n'est pas possible, d'autant plus parce que perdure du côté de l'armée mozambicaine une certaine opacité dans la transmission de l'information. Pour se faire une idée, un exemple parmi d'autres : fin mai et début juin 2018, quelques 40 personnes ont été tuées dans le contexte d'attaques sur des villages, certaines d'entre elles décapitées, et les habitations étant très souvent incendiées.
En juin 2019, finalement, l'État islamique, réseau terroriste international bien connu, revendiqua ses premières actions sur le Mozambique, et en juillet de la même année, le groupe mozambicain Ahlu Sunna Wal Jamaa, aussi appelé Ansar Al-Sunna, et toujours connu localement sous le nom de « Shebabs », lui déclara sa fidélité, proclamant Cabo Delgado la « Province d'Afrique centrale » de l'État islamique. Ce n'est qu'en 2019 que les Forces armées du Mozambique assumèrent officiellement prendre le leadership des opérations à Cabo Delgado pour endiguer les djihadistes. Au cours du seul mois de novembre 2019, pas moins de 31 attaques survinrent. Le 6 décembre de la même année, une embuscade dans le village de Narere fit au moins une dizaine de morts parmi les soldats mozambicains.
L'année 2020 a vu une accélération et une augmentation des attaques, qui furent multipliées par trois, rien que dans les quatre premier mois de l'année, en comparaison avec la même période en 2019. Depuis lors, la rébellion assume des ambitions plus sérieuses. Mi-novembre 2020, selon l'Organisation International pour les Migrations (OIM), plus de 33 000 personnes avaient déjà été contraintes de se déplacer à cause des violences, en à peine une semaine de temps. Entretemps, le 13 mai 2020, l'armée mozambicaine déclarait avoir tué 42 djihadistes, entre les villages de Chinda et Mbau, et huit autres le lendemain dans le district de Quissanga. Le 27 mai suivant, les Forces armées parviennent à repousser une attaque de trois jours dont était l'objet la ville de Macomia, et revendiquaient avoir tué à cette occasion quelques 78 terroristes. Fait stratégique capital, le 12 août 2020, les djihadistes conquièrent, après une offensive initiée une semaine auparavant, le port de Mocímboa da Praia, à 60 km de la péninsule d'Afungi, site déterminant pour l'extraction du gaz – nous reviendrons sur ce point. Alors que la localité avait déjà subi des attaques à deux reprises (notamment le 23 mars de la même année, deux jours avant une autre incursion à Quissanga), cette fois, les rebelles l'occupe durablement. Cette victoire est importante pour le groupe terroriste pour au moins deux raisons : c'est la première ville qui tombe sous l'autorité de la guérilla, ce qui confirme l'ancrage du mouvement dans la province ; et la durée de cette occupation confirme ses prétentions, tout comme elle confirme la fragilité militaire de l'État mozambicain. Les troupes du gouvernement finissent par se retirer après s'être retrouvées sans munitions ; et à la fin du mois d'août 2020, des combats sont encore constatés dans la zone, mais sans que le pouvoir ne parvienne à en reprendre le contrôle. Dès lors, le groupe terroriste peut poursuivre son extension sur la côte. Le 8 septembre 2020, les djihadistes prennent le contrôle de deux petites îles, Mecungo et Vamisse, avant de s'emparer, quelques jours plus tard, d'une importante voie de liaison entre le sud et le nord de la province de Cabo Delgado, qui traverse le district de Montepuez.
Le 27 mars 2021, la ville de Palma, qui compte alors 75 000 habitants (auxquels se sont ajoutés 40 000 déplacés), est prise par les djihadistes, après trois jours d'attaques lancées sur trois fronts. Avec la prise de cette agglomération, voisine d'à peine une dizaine de kilomètres de la péninsule d'Afungi, alors transformée en véritable camp retranché (et où le consortium d'exploitation du gaz s’apprêtait à reprendre la construction des installations de gaz extrait en offshore) les Shebabs gagnent encore en visibilité, d'autant plus que l'attaque a été accompagnée de grandes violences et a entraîné la mort de dizaines de personnes. Cinq jours plus tard, l'organisation État islamique revendique l'opération sur Palma., puis fait l'éloge du groupe mozambicain dans sa publication hebdomadaire, Al-Naba. Les Shebabs peuvent dès lors se retirer de la localité, ayant prouvé que leur action militaire est capable de prendre le gouvernement mozambicain par surprise et de menacer le projet gazier. Le 7 avril, le président Filipe Jacinto Nyusi fait savoir que les rebelles ont été délogés de Palma, sans pour autant crier victoire.
Des exactions continuent de caractériser les attaques, l'objectif restant d'alimenter la terreur parmi la population, notamment chez les communautés qui ne rejoignent pas la rébellion. Le 6 novembre 2020, le raid contre le village de Nanjaba est accompagné de viols sur les femmes et de décapitations d'hommes, ainsi que d'incendies d'habitations ; le même jour, dans le cadre d'une attaque menée sur le village de Muatide, plus de 50 personnes en fuite sont rassemblées dans un terrain de football et décapitées. Le 3 janvier 2021, dans une embuscade menée dans une zone de forêt, dans le district de Muidumbe, au moins 25 soldats sont tués et plusieurs sont blessés par les insurgés. « Les terroristes disposent d'informations précises sur les mouvements de nos soldats », déclarait alors un haut responsable militaire à Maputo.
Le 7 octobre 2020, soit trois ans après le début du conflit, Amnesty International déplorait l'absence de justice, de vérité et d'indemnisation au profit des victimes des violences, alors que le bilan humain s'établit alors à plus de 2 000 morts et plus de 300 000 déplacés ; quelques 712 000 avaient à l'époque besoin d'une aide humanitaire, plus de 350 000 souffrant d'insécurité alimentaire grave (selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l'ONU). Dans sa déclaration, Amnesty International expliquait ainsi que les autorités n'avaient pas engagé d'effort significatif visant à la traduction en justice des responsables supposés des crimes et violations des droits humains. Dans la même période, l'ONG expliquait également : « Des éléments prouvent que les forces de sécurité ont aussi commis des crimes de droit international et des violations des droits humains, en particulier des disparitions forcées, des actes de torture et des exécutions extra-judiciaires. Ces crimes sont facilités par le fait que les autorités mozambicaines ne permettent pas aux journalistes ni aux observateurs, qu'ils soient locaux ou étrangers, de recueillir des informations sur la situation sans en subir des conséquences. » Des actes de torture ont été commis contre des prisonniers, tout comme des mauvais traitements et jusque des assassinats par décapitation ou démembrement... Amnesty International confirmait alors avoir divers témoignages et preuves de ce type d'exactions extra-judiciaires. Dès lors, évidemment, aucun travail d'investigation indépendant n'a été autorisée par l'État mozambicain pour identifier la réalité ou les responsables des abus.
Peu après, dans un communiqué publié le 13 novembre 2020, la Haute-Commissaire de l'ONU pour les droits humains demandait « des mesures d'urgence » pour protéger les populations civiles, jugeant la situation locale « désespérante », dans un contexte d'intensification des attaques djihadistes, de découverte de fosses communes, et de décapitations attestées. En moins d'un mois, entre le 16 octobre et le 11 novembre 2020, selon l'évêque de Pemba, sont arrivés par bateau plus de 14 000 déplacés dans la seule ville de Pemba, la capitale de la province. Quelques jours plus tard, le 1er novembre, un bateau portant des civils se retournait quelque part entre les îles d'Ibo et de Matama, causant la mort d'au moins une quarantaine de personnes, selon l'ONU. Dans la continuité de l'appel onusien, les ONG locales alertaient aussi, à la même période, sur l'absence de l'État pour aider ou pour répertorier les déplacés fuyant par la terre ou par la mer et arrivant à Pemba. Les besoins en termes de santé, de logement, d'appui psychologique, d'alimentation et de protection sont considérables. En novembre 2020, on en était déjà à 355 000 déplacés, contre 88 000 au début de la même année. La majorité ayant fui soit dans la province elle-même (100 000 personnes dans la seule ville de Pemba), soit dans les provinces voisines de Nampula et de Niassa. Les personnes arrivent par bateau, par camion, par chapas (les minibus locaux) ou à pied. Au total, en un peu moins de trois ans, l'ONG ACLED identifiait alors plus de 700 attaques. L'accès à la santé est rendu très difficile localement, comme l'a illustré l'attaque de mai 2020 contre un poste de santé du district de Macomia où travaillait aussi l'ONG Médecins Sans Frontières (MSF) ; les agents qui y travaillaient ont aussi dû fuir, avec leurs familles.
En janvier 2021, le bilan s'établit à plus de 2 500 morts (la moitié étant des civils) et plus de 565 000 personnes déplacées, ayant abandonné leur maison et leurs cultures. Les camps improvisés sont rapidement surpeuplés et dépassés par les besoins sanitaires, scolaires, d'approvisionnement, d'assainissement, etc. Des conditions qui favorisent les risques de transmission de maladies comme le choléra, la rougeole ou le COVID-19, ainsi que le paludisme, dès lors que survient la saison des pluies. Parallèlement, les témoignages se multiplient au long des années, d'hommes, de femmes et d'enfants qui, pendant des jours, ont dû rester cachés dans la forêt, ou ont dû parcourir à pied des distances considérables pour parvenir à un lieu sûr, ou encore qui disent avoir assisté à des crimes de masse dont ont été victimes leurs proches – des décapitations en particulier, sorte de signature du groupe terroriste. En avril 2020, une cinquantaine de jeunes ont ainsi été fusillé, a priori pour avoir refusé de rejoindre le mouvement rebelle. En mars 2021, Save The Children alertait sur le cas d'enfants décapités dans la province ; alors qu'à ce stade le nombre de déplacés atteignait les 670 000 et le nombre de morts les 2 600, l'ONG évoquait des récits « horribles ». Un mois après, on dépassait la barre des 700 000 déplacés. Enfin, en juin 2021, des ONG informaient les médias qu'au moins une cinquantaine d'enfants auraient été kidnappés à Cabo Delgado en un an, les fillettes étant mariées de force et soumises à des violences sexuelles, les garçons endoctrinés et entraînés pour rejoindre les rangs de l'insurrection.
S'il fallait ajouter encore à l'horreur, à l'automne 2020, l'association mozambicaine Centro de Integridade Pública (CIP) puis l'ONG Care confirmaient que des filles déplacées dans le contexte des violences à Cabo Delgado, la plupart ayant entre 12 et 17 ans, parfois âgées d'à peine 11 ans, se retrouvent mariées de force avec des hommes âgés, de 40 ou 50 ans, « vendues » pour qu'elles et leur famille respective puissent survivre. Une situation qui n'est pas si nouvelle au Mozambique, puisque les guerres se sont répétées depuis les années 1960 (pour l'indépendance, puis la guerre civile), et le pays était déjà auparavant l'un de ceux, dans le monde, présentant le plus fort taux de mariages précoces. Mais le drame de la guerre liée aux Shebabs favorise le phénomène, de même que les grossesses précoces et les abus sexuels sur mineurs.
Le gaz de Rovuma, objet des convoitises étrangères : Cabo Delgado dans « l'œil du cyclone »
Pour rappel, Cabo Delgado est une province hautement stratégique pour le gouvernement mozambicain, et même pour beaucoup de ses partenaires étrangers. La raison : le projet d'exploitation des 180 trillions de mètres cube de gaz naturel découverts en offshore à l'embouchure du fleuve Rovuma. La promesse de la rente des hydrocarbures soulève des questions de taille, dans ce pays, le Mozambique, dont la gestion des finances publiques est régulièrement dénoncée pour son opacité, et qui est caractérisé par un des niveaux de corruption les plus élevés au monde – une corruption à tous les niveaux, depuis le petit fonctionnaire jusqu'au ministre et potentiellement même la propre présidence de la République. D'ailleurs, quand fut créé le 21 août 2017 un Fonds souverain financé par les recettes fiscales issues de l'exploitation des ressources naturelles, officiellement pour financer des projets de développement, personne n'exprima sa confiance envers le gouvernement : de fait, l'administration mozambicaine n'a pas, actuellement, les capacités de gérer de façon juste et transparente la rente issue des formidables ressources naturelles dont regorge le pays. Étant donné les précédents d'abus et de corruption (relatifs à l'Institut National de la Sécurité Sociale, à Ematum, à MAM, à ProIndicus...), il apparaît évident que le peuple mozambicain ne profitera pas de la manne du gaz, laquelle au contraire accentuera probablement les problèmes de corruption, de clientélisme, et les divers dysfonctionnements économique que connaît le pays, comme ce fut déjà le cas avec l'exploitation minière (les mines de rubis à Montepuez, à Cabo Delgado, par exemple). Encore à la fin de l'année 2017, le gouvernement a capté une recette de 350 millions de dollars de la vente de 37% des actions de la multinationale italienne ENI à la nord-américaine Exxon Mobil, et a homologué les termes et conditions de l'accord complémentaire au contrat de concession pour la recherche et la production de pétrole dans l'une des aires du bassin du fleuve Rovuma. Avant même les débuts de l'extraction du gaz, l'exécutif destinait déjà 98% des bénéfices aux investisseurs, 2% à peine au Mozambique. L'entreprise française Total a acté, fin septembre 2019, son entrée dans un des deux principaux projets, Mozambique LNG, prévoyant d'investir entre 20 et 25 milliards de dollars dans les prochaines années. Avec 26,5% de participation de ce projet énergétique, supposé être opérationnel en 2024, c'est justement Total qui conduit le consortium international concerné, dans lequel on retrouve également la société nord-américaine Exxon et l'italienne Eni, avec quatre autres groupes internationaux.
En février 2020, l'ONG CIP a défendu publiquement l'urgence d'une révision des dits Régimes spécifiques d'Imposition et Bénéfices fiscaux des Opérations pétrolifères et minières. Pour rappel, en 2019 – année durant laquelle les avantages fiscaux (allègement, dégrèvement...) ont atteint 24,9 milliards de méticals, soit l'équivalent de 3% du PIB mozambicain (et une croissance de 34,6%, en comparaison avec 2018) –, le gouvernement, à travers le budget de l'État, a manifesté son intention de réformer ces Régimes. Mais depuis, les actes n'ont pas suivi. Entre 2010 et 2019, les avantages fiscaux ont pourtant pesé sur le pays à hauteur de 172,6 milliards de méticals, soit 11,4% de toute la recette prélevée dans la même période ; dans le même temps, la contribution fiscale a été de 100,3 milliards de méticals, ce qui permet de conclure à un « coût » lié aux avantages fiscaux de 72,3 milliards de méticals en dix ans... au profit essentiellement des grandes firmes internationales. C'est sur la base de ce montant, de cette perte, que l'ONG mozambicaine a recommandé une révision de ces Régimes, en mettant l'accent sur l'impôt de production, les droits de douane et la TVA ; et le maintien du projet fonctionnel y compris au-delà de la phase de l'usufruit des avantages fiscaux concédés. Depuis lors, aucune nouvelle captation de recettes n'a été opérée, et les promesses sont restées lettre morte. Toujours dans son appel de février 2020, l'ONG conclut, après une analyse du budget de l'État, en particulier de 2017 à 2019, qu'une investigation sérieuse « conduit à la conclusion que la politique des avantages fiscaux a généré plus de coûts que de bénéfices fiscaux pour le pays ». Bref, les problèmes de la décennie 2010 ont vocation à se perpétuer avec, en arrière-plan, des intérêts privés largement favorisés, notamment des firmes internationales extractivistes.
Cas emblématique, le 7 décembre 2020, une attaque djihadiste a atteint une position militaire mozambicaine et des habitations dans le village de Mute, situé à une vingtaine de kilomètres de la péninsule d'Afungi, centre névralgique du projet gazier. Les groupes Total, Eni et Exxon ont alors exprimé leur préoccupation. Mute, précisément, a longtemps servi de zone-tampon entre les installations de gaz naturel et le port stratégique destiné à l'acheminement des infrastructures, Mocímboa da Praia, occupé par les djihadistes en août de la même année. Les intérêts étrangers, nous reviendrons dessus, sont clairement à l'origine de la réaction gouvernementale des derniers mois. Compte tenu de son inaction pendant les premiers mois d'exactions, probable que sans l'enjeu énergétique, l'exécutif mozambicain ne manifesterait pas la même préoccupation vis-à-vis des violences à Cabo Delgado. Bien qu'une aire de sécurité de 25 km était censée être instaurée autour du site de la péninsule d'Afungi, mise sous la protection d'un contingent des forces de sécurité mozambicaines, la situation reste désormais « en suspens ». Ainsi, après la reprise de la localité de Palma par les troupes de l'armée, annoncée le 7 avril 2021, il s'avère que les Shebabs sont parvenus, à nouveau, à infiltrer la ville et à tuer (par décapitation) des habitants qui y étaient revenus... Un mois après, plus de 36 000 personnes avaient fui Palma, et la barre des 2 800 morts était inéluctablement atteinte. Patrouillé par des militaires, le centre de Palma restait alors relativement calme, mais certains quartiers périphériques demeuraient vulnérables.
Cette menace continue laisse les investisseurs étrangers tout comme les Mozambicains pessimistes sur le devenir de la province et des projets qui y sont prévus. « Compte tenu de l'évolution de la situation sécuritaire dans le nord de la province de Cabo Delgado au Mozambique, Total confirme le retrait de l'ensemble du personnel du projet Mozambique LNG du site d'Afungi, écrivait le groupe français dans un communiqué publié le 26 avril. Cette situation conduit Total, en tant qu'opérateur [...], à déclarer la force majeure. » Cette notion juridique est invoquée lorsque des conditions exceptionnelles empêchent la poursuite d'un chantier et l'exécution des contrats qui y sont liés. Total avait déjà évacué une partie des employés, et suspendu les travaux depuis fin décembre, à la suite d'une série d'attaques djihadistes.
Quand sont notés les premiers mouvements armés dans la province de Cabo Delgado, ces derniers surviennent dans un contexte de surexploitation des ressources naturelles par des investisseurs mozambicains et étrangers peu scrupuleux, qui favorise la corruption et les injustices dont pâtissent notamment les communautés locales. Un tel terreau paraît rendre fertile une montée de la contestation, notamment vis-à-vis des autorités publiques, censées en théorie garantir l'État de droit et la défense des citoyens. Dans la perspective du lancement du projet gazier, les élites politiques et les milieux économiques s'étaient déjà lancé, depuis quelques temps, dans une campagne d'accaparement des terres et dans des affaires lucratives plus ou moins éthiques. La spéculation immobilière illégale était et reste une réalité, qui rend difficile l'acquisition d'un terrain à Pemba, ou encore à Palma, par exemple. Des jeunes et des moins jeunes cherchent désespérément de l'emploi, dans un contexte national globalement morose en termes d'emploi, de commerce et de circulation monétaire. À noter également qu'au-delà des revendications terroristes des Shebabs, des observateurs ont tenté d'expliquer l'implantation locale du groupe par l'insatisfaction, déjà ancienne, des communautés à l'égard de la centralisation du pouvoir à Maputo (la capitale située à l'autre bout du pays, à des milliers de kilomètres de là), et vis-à-vis de la situation d'exclusion sociale et économique de la population de Cabo Delgado. Nous décrivions déjà, en septembre 2015, les clivages profonds, politiques mais aussi ethniques, que connaît le Mozambique depuis l'indépendance proclamée en 1975 (Mozambique : les plaies de la guerre civile toujours ouvertes). De façon un peu caricaturale, on peut dire que les ethnies Macua-Lomué et Shona (le groupe Ndau en particulier), réparties dans le centre et le nord du Mozambique, ont conservé une grande frustration face à la domination politique des Tsongas, que l'on retrouve dans le sud du pays. Une rivalité qui s'est exprimée, sous couvert de conflit partisan et idéologique (dans le contexte de la Guerre froide), pendant la guerre civile (1977-1992), et depuis par la concurrence électorale entre le Front de Libération du Mozambique (Frelimo), le parti qui dirige le Mozambique depuis l'indépendance, et la Résistance Nationale du Mozambique (Renamo).
En quelque sorte, la province de Cabo Delgado a constitué une exception dans ce schéma, puisque l'ethnie Makondé, qui domine les hauts-plateaux frontaliers de la Tanzanie, a participé activement à la lutte du Frelimo pour l'indépendance. Même l'actuel président, en poste depuis 2015, Filipe Jacinto Nyusi, tout comme son oncle (et « parrain » politique) Alberto Joaquim Chipande, ancien ministre de la Défense (1975-1986) et cacique du Frelimo, sont issus de cette ethnie. (Pour rappel, chiffre de 2017, on compte 360 000 locuteurs du makondé, sur un total de 2,33 millions d'habitants à Cabo Delgado.) Dans ce contexte, Cabo Delgado constituait, dans le nord du pays, le seul véritable bastion du Frelimo, comme nous l'avions constaté lors des élections générales de 2014 qui avaient permis à Nyusi de devenir chef de l'État (Élections générales au Mozambique : quand la démocratie sort perdante). Pourtant, on ne peut pas dire que la province a profité de cette situation politique. Elle reste l'une des plus pauvres, de l'un des pays les plus pauvres du globe, isolée à une frontière septentrionale sous-valorisée, puisque le gouvernement central n'a jamais cherché à stimuler les échanger avec la Tanzanie, ni même le développement local ou les infrastructures.
La province est devenue intéressante aux yeux du pouvoir le jour où la présence du gaz du bassin de Rovuma a été attestée. Pire, ce nouvel intérêt ne se fera pas au profit des communautés locales, puisque non seulement l'exploitation du gaz annonce une dégradation catastrophique de l'environnement côtier, jusqu'alors sauvegardé par la curée dont est victime l'ensemble des ressources naturelles mozambicaines (Au Mozambique, la croissance économique assure-t-elle le développement ? (2/2) Quand népotisme, corruption et autoritarisme d'État conduisent les Mozambicains dans l'impasse), mais de surcroît, l'arrivée d'investisseurs (mozambicains mais aussi étrangers) se traduit, nous l'avons dit, par un accaparement des terres, le déplacement des populations quand cela est nécessaire, des abus et violations des droits... Ce à quoi s'est ajouté un phénomène qui n'est pas anodin dans l'épanouissement local du djihadisme : le trafic de drogue – lequel venait intégrer discrètement, mais solidement, la province dans les filets de divers réseaux illégaux à l'échelle internationale. Encore en 2013, pour rappel, une cargaison de 600 kg de poudre blanche en provenance de République démocratique du Congo avait été découverte là-bas par la police mozambicaine. Le 12 mai 2021, beaucoup plus récemment, une frégate de surveillance française saisissait pour plus de 40 millions d'euros d'héroïne et d'amphétamines sur le littoral mozambicain. Au fil des années, la région est devenue une plaque tournante du trafic.
Facteurs sociaux, économique et politiques ont permis à cette insurrection armée de prospérer, non pas uniquement des facteurs géopolitiques liés à la présence, déjà depuis plusieurs années, de réseaux terroristes dans l'océan Indien et en Afrique de l'Est. Le mouvement semble avoir émergé dans un groupe social, ethnique et religieux très particulier, les Mwani (ou Kimwani), parmi lesquels existerait un sentiment de marginalisation et d'exclusion économique depuis plusieurs décennies, alors que leurs voisins, les Makondés, sont partie prenantes du pouvoir. (Pour rappel, chiffre de 2006, on compte à Cabo Delgado 120 000 locuteurs de langue mwani, une branche des idiomes bantous très influencée par le swahili.) De façon plus ou moins discrète, une nouvelle génération de prédicateurs fondamentalistes a émergé localement, formés au Soudan, en Égypte et en Arabie Saoudite depuis les années 1990. Clairement, le terrain était fertile, pas nécessairement à une radicalisation islamiste de la jeunesse locale, puisque le Mozambique n'a jamais connu de conflit religieux (et le pays constitue même un bel exemple de coexistence confessionnelle), mais au moins pour des formes diverses de contestation vis-à-vis d'autorités publiques incapables d'empêcher les abus et les injustices, voire qui les perpétuent (Au Mozambique, la croissance économique assure-t-elle le développement ? (1/2) Agriculture intensive, industries extractives, méga-projets : qui sont les victimes collatérales du « progrès » ?). Les djihadistes l'ont bien compris ; par exemple, on sait que lors d'une attaque en mars 2020 contre Mocímboa da Praia, durant lequel les terroristes ont pillé des commerces et détruit des locaux liés à l'État, ces derniers se sont retirés après avoir distribué de l'argent et de la nourriture aux habitants. La responsabilité de cette situation incombe clairement aux différents dirigeants qui se sont succédé à la tête du pays et des autorités locales depuis l'indépendance, incapables d'assurer un véritable développement et d'améliorer la vie des communautés locales.
Situation de la province de Cabo Delgado au Mozambique & répartition des groupes ethnolinguistiques dans la province.
Les enjeux de souveraineté, liés à la question énergétique et à la présence de troupes étrangères sur le sol mozambicain
Le déni des violences, tout comme les fragilités de l'armée mozambicaine, ont rendu la situation sécuritaire incontrôlable. Le gouvernement à Maputo en porte toute la responsabilité. C'était déjà sur la base de ces fragilités que le bras armé de la Renamo avait entretenu une guérilla de basse intensité, plus ou moins entre 2013 et 2016. Ce sont elles qui justifient, depuis plus d'un an, l'arrivée progressive d'étrangers dans le nord du Mozambique, bien que le gouvernement ait pris du temps avant de recourir à l'appui militaire et logistique de la communauté internationale. Il est finalement apparu évident que sans aide externe, les autorités mozambicaines ne pourraient pas reprendre les territoires perdus ni même empêcher la progression des combattants djihadistes dans la province.
La première présence confirmée de troupes étrangères fut de nature privée, avec des mercenaires étrangers. En 2019, la présence de Russes est attestée : en septembre, quelques 200 hommes du Groupe Wagner (GW) arrivent au Mozambique, avec des hélicoptères et des drones. Fin 2019, dans un contexte d'intensification des attaques djihadistes, les mercenaires russes souffrent des pertes lourdes, avec plusieurs dizaines de morts. En 2020, selon une source militaire mozambicaine, des appuis aériens provenant de la société de sécurité privée sud-africaine Dyck Advisory Group (DAG) se déploient depuis Pemba pour aider l'armée mozambicaine. En août 2020, ces mercenaires interviennent trop tard pour empêcher la perte de Mocímboa da Praia au profit des rebelles. En décembre de la même année, en revanche, ils appuient la reprise de la localité de Mute, stratégique pour l'exploitation du gaz. Auparavant, le 24 août 2020, Total signait avec le Mozambique un accord visant à protéger les installations gazières – entre autres, nous l'avons dit, avec la « bunkérisation » de la péninsule d'Afungi. Cet accord, annoncé par le groupe français dans un communiqué officiel, prévoyait la création d'une « force conjointe », « chargée [de la] sécurité des activités du projet [...] dans le site d'Afungi et autour ». Finalement, le Mozambique a reçu, première aide issus d'autres États, l'appui des États-Unis et de l'Afrique du Sud, mais aussi de son voisin septentrional, la Tanzanie. Pour rappel, Maputo et Dodoma ont longtemps exprimé leur désaccord sur les responsabilités qui incombent à chacun dans la montée du terrorisme dans la région ; mais depuis novembre 2020, les deux pays conduisent des opérations conjointes de part et d'autre de la frontière.
En décembre 2020, le Portugal, l'ancienne puissance coloniale (jusqu'en 1975), annonçait l'envoi d'une mission militaire logistique et d'encadrement. L'arrivée de militaires portugais est attestée depuis janvier 2021 ; les troupes d'intervention rapide, les forces de contrôle aérien et la défense contre les cyberattaques, tous ces corps de l'armée mozambicaine bénéficient de la formation offerte par les Portugais. Il pourrait résulter de cet appui un nouvel accord bilatéral de défense luso-mozambicain. Le 7 janvier 2021, le ministre mozambicain de la Défense nationale, Jaime Neto, affirmait que l'aide aux forces de sécurité et de défense, offerte par les partenaires étrangers, l'Union européenne par exemple, avait déjà permis de récupérer de vastes territoires précédemment occupés par l'insurrection, y compris Mocímboa da Praia. Après l'attaque de Palma en 2021, le Portugal et les États-Unis, qui avaient déjà des conseillers militaires sur le terrain, donc, annoncent en avril le renforcement de leur dispositif respectif sur place.
À la même époque, c'est la France, pays particulièrement concerné dans le dossier du gaz, qui propose aussi de former et d'entraîner des militaires mozambicains. Pour rappel, Paris dispose de forces dans le sud de l'océan Indien, dans les îles de La Réunion et de Mayotte notamment. Le gouvernement français souhaite aussi que d'autres pays européens participent à soutenir Maputo dans la résolution du conflit. Le 15 juin 2020, dans un rapport intitulé De l'eldorado gazier au chaos. Quand la France pousse le Mozambique dans le piège du gaz, l'ONG Les Amis de la Terre pointait du doigt le double discours de Paris sur la crise sécuritaire au Mozambique, rappelant au passage que la relation franco-mozambicaine s'est construite notamment sur la base d'un contrat très lucratif (à l'origine du scandale des « dettes cachées » sur lequel nous reviendrons), avec la commande aux Constructions mécaniques de Normandie (propriété de l'homme d'affaires franco-libanais Iskandar Safa à travers la holding Privinvest) de 24 bateaux de pêche et de 6 navires militaires. Le rapport dénonçait en outre l'appui de la France à l'industrie gazière, et expliquait comment ce soutien accentue fortement la militarisation du pays.
Côté africain, la réaction a considérablement tardé, jusque très récemment. L'Union africaine (UA) s'est exprimée en juillet 2020 pour réclamer une intervention de l'organisation régionale dite Communauté de développement de l'Afrique australe (abrégée en anglais par SADC), dont le Mozambique est membre. Le 7 avril 2021, à la veille d'un sommet extraordinaire de la SADC, justement sur la crise humanitaire et sécuritaire à Cabo Delgado, le président Nyusi s'exprimait ainsi : « Ceux qui viendront de l'étranger ne seront pas pour nous remplacer, ils viendront en soutien. Il ne s'agit pas d'une quelconque fierté, mais de souveraineté. » Le chef de l'État mozambicain rappelait ainsi sa position (officielle) depuis le début de la crise : aucune botte étrangère sur le territoire national. Le seul soutien accepté jusqu'alors : des hélicoptères de sociétés de sécurité privées sud-africaines, ou encore la formation de forces spéciales par des partenaires étrangers comme Washington et Lisbonne. Quant à la SADC, elle se trouve là confrontée à un défi sans précédent, pour une communauté plus habituée à gérer des crises d'ordre politique. L'organisation régionale a encore connu, depuis ce printemps, des pressions importantes, y compris de l'UA, notamment après l'attaque contre Palma en mars, pour préparer une intervention visant à la destruction du groupe terroriste – une solution longtemps rejetée par Maputo. La Tanzanie et l'Afrique du Sud en particulier se montrent très préoccupées par la situation à Cabo Delgado, pour des motifs humanitaires, de sécurité, mais aussi économiques. Mais la SADC n'a pas une culture interventionniste ; en outre, Maputo a toujours fait le choix d'en être un membre actif pour mieux freiner toute initiative jugée trop intrusive.
Bon signe fraîchement annoncé : le 23 juin dernier, finalement, la SADC a confirmé l'envoi de soldats de sa Force au nord du Mozambique, alors que des combats avaient encore lieu autour de Palma, et le 29 juin, l'organisation annonçait pour cela la mobilisation de dix millions d'euros. Conséquemment, le 15 juillet, un accord entre le Mozambique et ses partenaires régionaux de la SADC a été signé, prévoyant l'envoi de plus de 3 000 soldats pour assister l'armée mozambicaine – sur des tâches périphériques essentiellement, a priori. Dans le cadre de cet accord, l'Afrique du Sud a annoncé, le 28 juillet, qu'elle enverrait au Mozambique 1 495 militaires, qui doivent donc rejoindre des soldats du Botswana et du Rwanda déjà sur place. En effet, le Rwanda, qui ne fait pas partie de la SADC, déploie depuis le 9 juillet un millier de soldats dans la région, et a d'ailleurs repris, dès le mois dernier, la ville stratégique d'Awasse. Épaulées par les Rwandais, les forces armées mozambicaines ont même repris, le 8 août, il y a deux jours, la localité portuaire de Mocímboa da Praia. Alors qu'en juillet, le nombre de déplacés a finalement dépassé la barre des 800 000 personnes, le nombre de morts celui de 3 000, le président mozambicain s'est donc résolu à accepter la présence de troupes étrangères à Cabo Delgado. La présence rwandaise, dont le principe même est perçu comme un changement stratégique majeur dans la diplomatie de ce petit pays d'Afrique de l'Est, a quant à elle fait couler beaucoup d'encre. « Que gagne le Rwanda à se déployer au Mozambique ? » s'interrogeait le site d'information mozambicain Zitamar News : « [...] des questions subsistent sur le financement de l'intervention – du moins sur les contreparties que perçoit le Rwanda. Les Forces rwandaises de défense disent qu'elles s'autofinancent, mais peu d'observateurs rwandais le croient, sachant que le Rwanda est l'un des pays les plus pauvres du monde. » La principale hypothèse implique la France, qui chercherait à assurer la sécurité des projets gaziers de Total, sans pour autant engager directement des troupes françaises.
La présence étrangère, de plus en plus prégnante, et plus globalement la déstabilisation de l'État mozambicain, questionnent clairement la réalité de la souveraineté du Mozambique. D'autant plus que le pays est devenu récemment fortement dépendant des institutions financières internationales comme le Fonds monétaire international (FMI), dans le contexte de la révélation du scandale des dettes occultes. Car le Mozambique, l'un des pays les plus pauvres au monde, est depuis 2015 en crise économique, du fait de l'augmentation considérable de la dette publique, mais aussi de la chute des exportations d'un produit stratégique, le charbon. Maputo est officiellement en défaut de paiement depuis 2016, et le cours du métical s'est depuis effondré, provoquant une envolée des prix. Le cas d'Ematum est particulièrement intéressant, puisqu'il illustre, tout comme sur le dossier du gaz à Rovuma, les conflits d'intérêts et la confusion entre questions économiques et sécuritaires. Pour rappel, en 2013, sous la présidence de Armando Emílio Guebuza, alors que Filipe Jacinto Nyusi était ministre de la Défense, le Mozambique a exprimé la volonté de se doter d'une flotte de navires de pêche et surtout de bateaux de sécurité et de surveillance côtière. L'approvisionnement est justement venu de la France, et le financement d'emprunts bancaires. Pour cela, une société privée détenue par des agents de l'État, Ematum, fut créée, et c'est elle qui devait recevoir les quelques 2,2 milliards de dette contractées pour la réalisation de ce programme, soit 850 millions de dollars... Au-delà de l'explosion de la dette publique, qui a depuis justifié le retour du FMI à Maputo, on ne saura probablement jamais ce qu'il est advenu de 500 des 850 millions de dollars empruntés (au moins 200 millions auraient servi à des pots-de-vin divers). Depuis lors, la communauté internationale fait fortement pression contre le Mozambique pour éclaircir l'affaire des « dettes cachées » – rappelons que l'ancien ministre mozambicain des Finances Manuel Chang est détenu en Afrique du Sud depuis 2018. En 2019, la Cour constitutionnelle du Mozambique elle-même a déclaré nulle et non avenue la dette liée à Ematum. Pour revenir sur la crise au Mozambique et la responsabilité des autorités mozambicaines : Présidence Nyusi : au Mozambique, la promesse de « changement » reste un vœu pieux
Au-delà de la seule présence de troupes étrangères dans le cadre du conflit larvé à Cabo Delgado, on note la pression exercée sur l'État par des entreprises étrangères, Total notamment, pour assurer la sécurité nécessaire à l'exploitation des hydrocarbures. Clairement, les questions énergétiques priment sur les enjeux humanitaires. Pour rappel, en juillet 2020, le groupe français annonçait la signature d'un accord de financement de plus de 13 milliards d'euros pour l'exploitation des réserves offshore de gaz. Derrière le rideau du théâtre militaire, se cachent bien les intérêts des Occidentaux, pour qui le projet s'inscrit dans une stratégie globale de diversification des sources d'approvisionnement énergétique. Le 18 janvier 2021, le président mozambicain recevait même le PDG de Total, Patrick Pouyanné, à Maputo, pour lui assurer que tout serait fait pour assurer la sécurité des installations gazières. Rappelons enfin que l'accord d'aide militaire signé le 15 juillet dernier entre le Mozambique et la SADC a pour objectif principal, non pas de libérer et de sécuriser les villages et communautés victimes d'exactions, mais de cautériser les alentours du site gazier d'Afungi pour créer les conditions d'une reprise du projet de Total.
L'avenir incertain de Cabo Delgado
Avec les évènements que connaît la province de Cabo Delgado depuis 2017, plusieurs constatations ont rapidement pu être établies. 1) L'armée mozambicaine, tout comme lors des affrontements avec la Renamo, s'est montrée incapable de réprimer ce mouvement insurrectionnel. 2) Une des principales conséquences de cette guerre est, une fois de plus, le déplacement de milliers de paysans mozambicains, phénomène qui ne suscite presque aucune réaction d'ampleur de l'État mozambicain (lequel a nié durant des mois la réalité des violences dans la province septentrionale). 3) Se mêlent ici des questions liées à la seule sécurité, mais aussi à la souveraineté de l'État mozambicain, dans la mesure où la province est précisément celle où doit se faire l'extraction du gaz de Rovuma où interviennent des intérêts étrangers puissants. 4) Bien qu'il ne s'agisse que d'un groupe local, entraîné et équipé pour des actes de sabotage et de banditisme, les Shebabs représentent une véritable menace pour la paix et la coexistence pacifique des religions au Mozambique.
Probablement, la réponse à la crise sécuritaire impose une coordination avec d'autres pays d'Afrique orientale et australe, en particulier ceux déjà affectés par le terrorisme islamiste : la Tanzanie, mais également le Kenya et la Somalie. Toutefois, la solution militaire ne suffira clairement pas à résoudre le problème des violences à Cabo Delgado, ni celles orchestrées par les terroristes, ni les abus de l'armée mozambicaine elle-même. Les groupes rebelles profitent d'un sentiment d'injustice et de colère, renforcé par la présence de ressources comme les mines de rubis et le gaz. Il est indispensable que des investissements soient faits pour créer des infrastructures de proximité, mises véritablement au service des communautés locales, et créer des emplois et de l'espérance dans la région. L'application de l'État de droit, supposé protéger les citoyens des abus de l'administration et surtout des intérêts économiques voraces des investisseurs (étrangers et mozambicains), est un autre chantier.
Le peuple mozambicain souffre, particulièrement à Cabo Delgado. Les prochains mois seront déterminants pour le futur de la province, qui peut se transformer en une nouvelle zone grise de l'Afrique de l'Est, avec une instabilité chronique. Et même si la paix revient, la réalité de l'exploitation minière et gazière ne permet pas d'être très optimiste sur le destin des communautés locales. En attendant, il y a la crise humanitaire, terrible, sous-traitée par le gouvernement mozambicaine, comme a eu l'occasion de le dire au chef de l'État lui-même, lors d'une visite du président Nyusi dans la province, un citoyen de Cabo Delgado en octobre 2020 (scène à voir ici). À diverses occasions, des Mozambicains à travers tout le pays ont au l'occasion d'exprimer leur solidarité envers les victimes du conflit, comme l'a illustré la campagne de 2019-2020, sur les réseaux sociaux, rappelant par des partages de photos que « Cabo Delgado também é Moçambique » (un hashtag fut même créé), ou encore la Campanha Nacional de Solidariedade por Cabo Delgado qui avait pour objectif de recueillir de l'aide et de la nourriture au profit des déplacés. Les Mozambicains ont déjà su démontrer par le passé, durant les successives guerres d'indépendance puis civile, et même sous le régime de la colonisation, leur incroyable résilience. Celle-ci s'illustre à nouveau à travers les formes diverses de solidarité qui s'expriment en soutien au peuple de Cabo Delgado, et ont le mérite d'éviter la tentation d'une guerre des religions – dans un territoire, le Mozambique, qui compte entre 20% et un tiers de musulmans, concentrés principalement dans le nord, dans les provinces de Niassa, de Cabo Delgado, de Nampula et de Zambézie (où sont aussi présents de nombreux chrétiens). Au contraire, la coexistence pacifique des confessions (et leur diversité) constitue l'une des richesses de ce grand pays d'Afrique australe, qui paraît condamné à ne jamais connaître une paix durable.