Par Jorge Brites.
Le 23 novembre 2020, les forces de l’ordre expulsaient manu militari (le ministère de l’Intérieur employa le mot « dispersion ») de la place de la République, au cœur de Paris, des migrants sans-papiers installés là justement pour alerter sur leur situation dramatique. Ils se trouvaient en effet sans solution d’hébergement depuis l’évacuation, quelques jours plus tôt, du campement où beaucoup d’entre eux dormaient, à Saint-Denis. À juste titre, les images de tentes secouées alors que les personnes y dormaient encore, de poursuite des migrants gaz lacrymogène à la main, de brutalité gratuite, ont choqué beaucoup de monde. À peine la droite et l’extrême-droite dénonçaient-ils une instrumentalisation de la situation des migrants par les associations et l’extrême-gauche. Pourtant, c’est bien le manque d’empathie, la déshumanisation des migrants, qui sont ici en cause. Car des vidéos ont ensuite montré comment des groupes de ces malheureux ont été « escortés », en pleine nuit et dans le froid, jusqu’en Seine-Saint-Denis, sans point de chute précis. Bref, la misère et la détresse de gens racisés et déshumanisés ne dérangent pas tant que ces derniers restent invisibles, relégués de l’autre côté du périphérique parisien, loin des lieux de pouvoir et du centre cossu de la capitale. Une posture qui rappelle les protestations d’habitants du XVIème arrondissement de Paris, depuis des années, contre la création de centres d’accueil de migrants dans leur quartier.
L’analyse de l’accueil que l’on propose aux migrants, si elle ne dit pas tout de la question du racisme en France, est toutefois symptomatique de la difficulté que bon nombre de citoyennes et de citoyens de ce pays rencontrent pour s’identifier, et donc exprimer de l’empathie, vis-à-vis des citoyens racisés. C’est cette indifférence à la misère et aux problèmes d’autrui, ce déni français du racisme et de la xénophobie, que nous aborderons dans ce quatrième et dernier volet.
Nous l’avons abondamment abordé dans le premier volet de cet article (La France est-elle un pays raciste ? (1/4) La réalité d'un racisme institutionnel au pays des droits de l'Homme) : les institutions françaises sont porteuses d’un héritage esclavagiste, colonial et raciste qui se fait encore douloureusement sentir. Le mythe d’une République qui aurait octroyé progressivement des droits à tous ses citoyens, et qui, au moins depuis 1962 et la fin des indépendances africaines, aurait les « mains propres », est contredit par le réel. Par la réalité d’une autorité policière dont la nature et la fréquence des bavures (sans même parler des abus du quotidien tel le contrôle au faciès) laissent à penser qu’elle est confrontée à un racisme systémique (La France est-elle un pays raciste ? (2/4) Appareils judiciaire, policier et carcéral au service d'un système de discriminations). Par la réalité d’un rapport colonial qui perdure entre l’Hexagone et les outre-mer, en dépit de la départementalisation (la plus récente étant celle de Mayotte, en 2011), et par la réalité de banlieues stigmatisées, paupérisées et enclavées (La France est-elle un pays raciste ? (3/4) Les séquelles d'une mémoire sélective et d'une cartographie « mutilée »). À l’échelle institutionnelle, l’absence de législation ouvertement raciste et ségrégationniste n’empêche absolument pas la classe politique, qui fait justement « vivre » les institutions, qui les « habitent », d’adopter des discours xénophobes ou de mener des actions qui conduisent à discriminer tel ou tel type de population.
Enfin, le mythe d'une République « une et indivisible », réunie autour des valeurs de liberté et de progrès, qui nierait le racisme et les discriminations, est également contredit par la réalité d'une approche assimilationniste de la nationalité française, de l'éducation et de la mémoire, qui vise à effacer la diversité et à faire de l'homme blanc, adulte, valide et de culture judéo-chrétienne, la figure même de l'universalisme français – un oxymore qui a la vie dure.
Le modèle assimilationniste républicain : effacer la diversité, entretenir le mythe d'une nation culturellement homogène
Si l’on sort du cadre institutionnel ou politique, traité dans les deux premiers volets de cet article, on notera qu'un regard plus large devrait suffire à interroger le niveau de racisme, avoué ou inavoué, de la plupart d’entre nous. Plus globalement, c'est la question de l'empathie, de la solidarité, qui est posée. Comment apprécier une société qui tolère que plusieurs centaines de personnes décèdent dans la rue chaque année (519 en 2019, presque autant en 2020), dont plus de la moitié sont étrangers si l'on en croit le collectif Les Morts de la Rue ? Comment apprécier une société dans laquelle un citoyen français apportant une aide à un migrant clandestin s'exposait, jusque tout récemment, à une condamnation de justice ? Comment apprécier une société dont l’immense majorité des citoyens se désintéresse de savoir que des milliers de migrants se noient dans la Méditerranée chaque année ? Une société qui voit prospérer des réseaux de trafics de femmes migrantes, nigérianes, serbes ou chinoises, soumises à la prostitution, souvent dans des conditions d’esclavage pour satisfaire les besoins sexuels d’hommes en Europe ? Une société qui tolère que des immigrés à la rue soient expulsés d’une place prestigieuse (et hautement symbolique, du nom de la République) du centre de la capitale, non pour répondre à l’urgence de leur situation, mais pour les repousser au-delà du périphérique ? Une société à laquelle se rattachent bon nombre d’entreprises dont l’activité économique, à l’étranger, signifie la mort de l’environnement, de modes de vie, des structures d'organisation sociale, sans que cela ne fasse réagir ses citoyens ni ne provoquent de campagnes systématiques de boycott ?
Comment apprécier, encore, une société dans laquelle la plupart des métiers ingrats, déconsidérés et mal payés, d’entretien, de ménage, de garde d’enfants, d’auxiliaire de vie sociale, etc., sont massivement occupés par des personnes racisées, comme l'a mis en exergue la crise du COVID-19 ? Une société dans laquelle les anciens ministres non-Blancs se comptent sur les doigts de la main ? Dans laquelle un groupe uniquement composé de personnes nord-africaines, noires ou asiatiques sera considéré comme la marque du communautarisme, mais pas un groupe composé exclusivement de Blancs ? Ou encore une société dans laquelle le port d’un foulard cause plus de débat que la condition de millions de travailleurs et la persistance d’un chômage de masse ? Un pays dans lequel l’interdiction pénale des discriminations à l’embauche ou au logement ne suffit pas à y mettre fin ? Dans lequel un jeune peut décéder suite à une interpellation policière, sans que quiconque n’en porte la responsabilité ? Un pays dans lequel des policiers peuvent exiger d’une femme qu’elle retire son foulard sur la plage, sous les applaudissements de la foule, sous prétexte de trouble à l'ordre public (ce qui n'est pas sans rappeler les cérémonies publiques de dévoilement organisées en Algérie par les colons) ? Dans lequel des centaines d’actes antisémites (687 en 2019, d’après les chiffres du ministère de l’Intérieur), antichrétiens (1 052), antimusulmans (154), racistes et xénophobes (1 142) sont encore commis chaque année, tels que des violences physiques, des graffitis, de la dégradation de biens, des menaces, etc. ?
Ces constats ne sont pas des vues de l’esprit et ne constituent que la partie émergée du phénomène. Ils composent un cocktail dont il paraît difficile de ne pas identifier l’héritage colonial et le caractère intrinsèquement raciste, auxquels s’ajoute une indifférence généralisée à la misère d’autrui, dans une société apathique dont le substrat bourgeois n’entend pas questionner ses certitudes et encore moins son confort de vie – un confort en partie tributaire de l'exploitation de ressources naturelles sur le continent africain. Les manifestations antiracistes, ou mieux, les actes de solidarité active à l’égard des personnes victimes de racisme ou des étrangers dans le besoin, permettent de relativiser les choses, mais leur existence même confirme l’existence d’un racisme ordinaire dominant. Rappelons que selon le rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme pour l’année 2017, un tiers (33%) des personnes interrogées dans le cadre de son baromètre annuel affirmait avoir été victime de comportements racistes au cours des cinq dernières années. Par ailleurs, 60% des sondés estimaient que toutes les races humaines se valent, et tout de même 9% estimaient qu’il existe des races supérieures à d’autres – seuls 30% reconnaissant que les races humaines n’existent pas, ce qui est pourtant une réalité biologique désormais reconnue (Races, ethnies, nationalités : les divisions imaginaires de l'espèce humaine). De même, 47% estimaient qu’« aujourd’hui en France, on ne se sent plus chez soi comme avant », et 54% qu’« il y a trop d’immigrés en France ». Ce sentiment, s’il doit être écouté pour comprendre le malaise de bon nombre de citoyens, doit également être analysé à l’aune du principe d’assimilation qui s’est imposé depuis la IIIème République comme le pilier du modèle d'intégration français – et qu'on oppose bien souvent au système communautariste. L’idée sous-jacente : les immigrés doivent s’« assimiler » à la culture française, c’est-à-dire embrasser les codes et les modes de vie « à la française ». S’exprimer en français, s’approprier l’histoire de France et ses « héros , consommer et promouvoir la culture, la cuisine, la littérature, la musique françaises, s’habiller à l’occidentale, donner un prénom français à ses enfants (comprendre : issu du calendrier chrétien), etc. La théorie du « Grand remplacement » naît précisément du sentiment que les immigrés et leurs enfants, en passe de devenir majoritaires du fait des flux entrants et d’une démographie galopante, refusent désormais de simplement s’assimiler, et perpétuent des pratiques culturelles étrangères à la France – à commencer par celle de l’islam.
Le principe d’assimilation, que l’on entend souvent comme une évidence qui devrait s’imposer aux migrants sous prétexte que de précédentes vagues migratoires s’y sont pliées, est problématique pour au moins deux raisons. La première est qu’il s’appuie sur une vision statique de la société française, et notamment de son héritage judéo-chrétien (Identité française : peut-on dépasser le mythe suranné d'une « France éternelle » ?). La seconde est qu’il demande aux migrants et à leurs descendants de faire fi du bagage culturel de leur pays d’origine, comme si les gens étaient des coquilles vides. Cette approche contribue au malaise identitaire de nombreux citoyens issus de l’immigration, en dévalorisant ou en occultant leur culture d’origine – alors que celle-ci pourrait être identifiée positivement, comme l’enrichissement d’une culture française aux racines multiples. Les Classes d’Initiation pour Non-francophones (CLIN), mises en place à partir de 1968 pour accueillir les enfants primo-arrivants dans les écoles primaires – et devenues les « Unités pédagogiques pour élèves allophones arrivants » depuis 2012 – ont été particulièrement emblématiques de ce malaise, puisque les élèves y étaient invités à ne pas faire mention de leur culture ou de leur pays d’origine, comme le décrit très bien l’autrice Maryam Madjid, d’origine iranienne, dans son ouvrage autobiographique Marx et la poupée, publié en 2017. Enfin, la démarche assimilationniste est d’autant plus mal placée que les communautés françaises résidant à l’étranger, notamment dans les pays africains et asiatiques, ne brillent pas vraiment par leur effort d’intégration et d'assimilation aux cultures locales. Et que les citoyens français, durant la colonisation, loin de s’adapter aux sociétés dans lesquelles ils s’installaient, ont plutôt cherché à imposer leurs codes culturels, tout en évitant de trop se mélanger avec les autochtones.
La France a raté l’opportunité de bâtir son projet républicain sur la base de la diversité. Elle a raté l’opportunité de se doter de générations bilingues français-arabe, français-portugais, français-russe ou encore français-chinois, capables d’aller conquérir des marchés à l’étranger, de créer des ponts entre les sociétés, de servir plus efficacement la diplomatie française et de montrer une image plus ouverte de la nation (France : la citoyenneté à l'épreuve de la diversité culturelle). Au lieu de cela, force est de constater que l’image du pays offre plutôt les apparences d’une société sclérosée, crispée, où éclatent des polémiques régulières : contre les Roms, contre les personnes d’origine subsaharienne ou nord-africaine, et surtout contre les musulmans (perpétuellement suspectés de connivence avec les terroristes islamistes). Cela, dans une France perçue (à raison) comme une puissance néocoloniale, accusée d’ingérence politique et économique dans ses anciennes colonies, et dans lesquelles elle entretient le plus souvent des bases militaires et intervient parfois activement pour soutenir des régimes corrompus et autoritaires – on compte pas moins d’une dizaine d’interventions françaises (sous diverses formes) en Afrique et au Moyen-Orient, rien qu’au cours de la décennie 2010 : Afghanistan, Côte d’Ivoire, Libye, Mali, Centrafrique, Syrie, Niger… Cette situation, globalement, n’est rendue possible que par l’apathie de l’ensemble d’une société indifférente à la misère d’autrui, incapable de faire preuve de suffisamment d’empathie pour collectivement remettre en cause ses certitudes et son confort de vie.
Dessins supposés représenter Rokhaya Diallo et Jean-Loup Amselle, dans le journal Le Monde le 11 juillet 2014. Le quotidien français publiait ce jour-là une conversation entre les deux intellectuels, toutefois la représentation de Mme Diallo est clairement assimilable à une caricature à connotation coloniale. Ayant exprimé son malaise vis-à-vis du dessin, la première concernée s’est évidemment vu rétorquer, dans les réseaux sociaux sur Internet, que sa réaction relevait de la pure paranoïa…
Polémiques autour des « réunions non-mixtes » : de l’art d’inverser le sens des discriminations
En France, la réalité du racisme est le plus souvent réduite à une simple accumulation d’actes individuels, malveillants et haineux, mais de surcroît, il est dit de celles et ceux qui dénoncent ou décryptent le concept de race dans le contexte hexagonal qu’ils alimentent eux-mêmes le racisme, en adoptant un prisme racial dans leur grille d’analyse. On inverse donc le sens des discriminations. Les réactions au discours de l’actrice française Aïssa Maïga, le 28 février 2020 à l’occasion de la cérémonie de remise des César, pointant du doigt le manque de diversité dans le milieu du cinéma, en ont offert une remarquable illustration. La réponse de polémistes notoires tels qu’Éric Zemmour, Élisabeth Lévy ou Nadine Morano sur les plateaux TV fut d’affirmer que le racisme était du côté de l’actrice, puisqu’elle s’était permise de compter le nombre de Noirs dans la salle (pour déplorer leur faible nombre) – et accessoirement, qu’elle devait déjà s’estimer heureuse d’avoir pu grandir dans un pays qui lui avait permis une si belle carrière…
Un autre sujet, assez symptomatique de ce phénomène, et qui par ailleurs illustre parfaitement le manque d’empathie à l’égard des citoyennes et citoyens racisés, est celui des réunions non-mixtes, qualifiées de « racistes » par bon nombre de gens, puisqu’elles excluraient les personnes blanches. Il est déjà étrange, comme on l’entend souvent, de comparer ces temps exclusifs aux séparations instaurées par l’apartheid ou d’autres systèmes ségrégationnistes, sans comprendre qu’en Europe, ils sont rendus nécessaires, justement, par un système de représentations collectives et de pouvoir qui inhibe trop souvent la parole des personnes victimes de discriminations. L’espace public a déjà pour effet d’exclure largement les personnes racisées, les femmes, les personnes handicapées… L’idée des espaces non-mixtes n’est pas d’« exclure » les personnes non minorées, les hommes ou les femmes, mais de créer des contre-espaces publics dans lesquels les personnes minorées auraient le monopole de la parole, partageraient en toute liberté leur expérience de discrimination et s’entendraient sur des stratégies militantes dans lesquelles elles seraient leaders. Pour comprendre cette importance des réunions non-mixtes, il faut admettre que la simple présence de gens ne partageant pas les discriminations abordées (voire qui parfois la pratiquent, consciemment ou non), peut inhiber la parole.
On en avait eu un exemple frappant à l’occasion du Nyansapo Fest, un festival afroféministe militant organisé à Paris par le collectif Mwasi en juillet 2017. Ce festival était ouvert à toutes et tous mais comportait quelques réunions réservées aux seules femmes noires, ce qui avait soulevé des critiques, dont celles de la maire de Paris Anne Hidalgo qui avait d’abord souhaité le faire interdire. De quelques espaces réservés aux femmes noires, il n’avait fallu qu’un pas aux médias, chroniqueurs et personnalités politiques pour parler d’un festival « interdit aux Blancs ». Outre le caractère proprement ethnocentré de cette interprétation – pourquoi dénoncer l’absence des Blancs, et non l’absence des hommes noirs, ou des personnes identifiées comme asiatiques ou roms par exemple ? –, on ne peut que rester perplexe devant cette incapacité à comprendre que des gens qui partagent des expériences de discrimination ressentent le besoin de se réunir pour en parler entre eux. Non seulement parce que la présence des personnes ne partageant pas ces expériences peut inhiber la parole des gens discriminés, mais aussi parce qu’une réunion entre soi peut avoir des vertus psychologiques que chacun peut comprendre. On compte déjà un certain nombre de réunions exclusives, à l’image des groupes d’anciens alcooliques anonymes, ou de femmes victimes de violences. Tout le monde peut comprendre l’intérêt de telles réunions et nul ne les décrit comme des réunions « interdites aux autres ». De même, on comprend bien que des personnes handicapées souhaitent échanger ensemble sur leur sentiment partagé de marginalisation, ou sur les contraintes quotidiennes d’une société aux normes et aux représentations encore largement validistes – surtout si elles estiment que des personnes valides ne comprendraient pas leurs échanges et que leur sympathie serait perçue comme de la pitié, au point d’inhiber la parole.
Tout cela, en gardant bien en tête que de tels temps exclusifs s’accompagnent toujours d’échanges et de luttes mixtes. Les deux, espaces mixtes et non mixtes, ne s’opposent pas. Nul ne dit que les problèmes de discrimination ou les inégalités peuvent se régler sans associer les gens qui n’en souffrent pas. Mais les deux n’ont pas le même objectif. Et se faire l’allié des publics minorés et discriminés, c’est aussi se faire violence pour leur accorder ces espaces s’ils en ressentent le besoin (et rappelons, à toutes fins utiles, que tous n’en ressentent pas le besoin).
Autre phénomène, de nature différente mais visant lui aussi à inverser le sens des discriminations : l’existence supposée d’un racisme anti-Blancs. Le principe même de mettre sur le même plan les préjugés et propos haineux ou stigmatisants à l’égard des Blancs et des non-Blancs, dans un système global où le pouvoir politique, économique et culturel est aux mains de Blancs (et surtout d’une poignée d’hommes blancs), pose pourtant question. Quand bien même un citoyen identifié comme Blanc recevrait des insultes dans un quartier où il serait minoritaire, par exemple en Seine-Saint-Denis (puisque c’est ce département qui est le plus souvent cité en exemple, dans la bouche de gens qui n’y mettent probablement jamais les pieds), on reste sur des comparaisons complètement asymétriques : la Seine-Saint-Denis constitue un territoire particulièrement fragile, le 9ème département le plus touché par le chômage dans l’Hexagone. Plus de 75% de sa population résidait dans une Zone Urbaine Sensible avant leur suppression en 2014. La création d’emplois y était dynamique jusqu’à la crise du COVID-19 au premier trimestre 2020, mais pas au profit de ses habitants – à titre d’exemple, plus de 70% des emplois hautement qualifiés y étaient occupés par des non-résidents, soit le plus fort taux de France métropolitaine, selon l’INSEE. En 2015, toujours selon l’INSEE, 28% des jeunes de 18 à 24 ans y étaient sans emploi ni formation, soit 13 points de plus que dans les Hauts-de-Seine par exemple. La proportion d’habitants dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté (1 026 euros par mois pour une personne seule) y est deux fois supérieure à la moyenne nationale, avec un taux de 27,9% en 2017, soit le plus élevé de l’Hexagone. Un pourcentage qui atteindrait même 39,4% sans les mécanismes de redistribution. Le département compte aussi 32% de ménages locataires du parc social, le taux le plus élevé de France, alors que la part des propriétaires y est faible (39,9% contre 57,7% en moyenne nationale en 2015).
Enfin, depuis le début de l’année 2020 et son lot de crises (sanitaire, économique), le taux de mortalité en Seine-Saint-Denis est le plus élevé de la région Île-de-France, et la surmortalité liée au contexte sanitaire particulièrement inquiétante. La crise du COVID-19 a mis en lumière des inégalités sociales qui, bien souvent, en recoupent d’autres : le 7 juillet 2020, une étude de l’INSEE révélait ainsi qu’au plus fort de la pandémie, en mars et avril, l’augmentation du nombre de décès avait été deux fois plus forte pour les immigrés (48% d’augmentation) que pour les personnes nées en France (22%). Les immigrés originaires d’Asie (91%) et d’Afrique subsaharienne (114%) étaient les plus touchés, ce qui peut s’expliquer par le fait que la plupart résident en Île-de-France, qui a été une région particulièrement touchée ; par le fait que bon nombre occupent des métiers exposés qui ont continué de travailler, y compris au plus fort de la crise (services à la personne, ménage, etc.) ; et enfin par un accès insuffisant à l’information et aux services de santé, pour des raisons souvent financières. Mi-2020, le département de Seine-Saint-Denis connaissait une surreprésentation de l’ordre de 60% de la mortalité liée à la COVID-19. Vu cette photographie, on reste songeur devant cet argument consistant à considérer comme un privilège des personnes racisées le fait de pouvoir résider et travailler dans un territoire aussi mal loti. Sans compter que les actes ou les sentiments de haine qui peuvent parfois frapper les personnes blanches ne sont pas alimentés par des préjugés qui les placent en position humiliante. Loin d’être considérés comme fainéants, violents, bêtes ou ignorants, les Blancs peuvent être honnis dans des milieux non-blancs et paupérisés parce qu’ils sont identifiés (pas forcément à raison) comme les tenants du pouvoir, fortunés, cultivés et bénéficiant de facilités scolaires et professionnelles. Mais également comme des gens racistes, qui se satisfont d’un pays qui perpétue une politique paternaliste et l’ingérence dans ses anciennes colonies, et qui se montrent indifférents aux discriminations au faciès. Des préjugés abusifs, certes, puisque les Blancs, comme les autres catégories, ne constituent nullement un groupe homogène, loin de là. Mais qui traduisent surtout un malaise identitaire, et un manque de sentiment partagé de « faire société ».
Les personnes qui parlent de racisme anti-Blancs emploient cette expression dans son sens le plus restreint, c’est-à-dire comme la haine des personnes blanches ; or, le racisme constitue un système de domination et de discriminations qui exclut les personnes racisées de l’universalité, en leur demandant un effort redoublé pour s’assimiler à la majorité blanche de culture judéo-chrétienne – et donc, en un sens, pour s’effacer. La logique est transposable au combat contre le sexisme. Dans la lutte féministe, d’aucuns estiment qu’il est incorrect de parler de discriminations faites aux hommes, parce que cela reviendrait à les mettre sur le même plan que les discriminations faites aux femmes, alors que le système patriarcal sert, globalement, un pouvoir masculin. Pourtant, les hommes aussi souffrent de préjugés, d’attentes en termes de masculinité et de performances, et se voient limités dans l’accès à certains métiers (dans le domaine de l’enfance et du soin par exemple). Des militantes féministes privilégient donc la notion de « contrecoups de la domination masculine ». De la même manière, il serait sans doute plus mesuré et plus juste de parler de « contrecoups de la domination blanche » lorsque des personnes blanches sont victimes de préjugés anti-Blancs. À la fois pour éviter de mettre sur le même plan des discriminations incomparables, et pour rappeler le sens des privilèges et des discriminations, dans une société où il est rare qu’une personne identifiée comme blanche se trouve marginalisée en raison de sa couleur de peau.
La nécessité d’une posture antiraciste engagée
La lutte pour une société débarrassée du racisme ou de toute autre forme de discrimination, implique un questionnement permanent non seulement de nos propres idées préconçues, mais aussi de nos privilèges – en tant qu’hommes, blancs, valides, etc. La déconstruction des préjugés ne peut faire l’impasse d’une analyse critique des piliers de notre contrat social, y compris ceux qui paraissent une évidence. Par exemple, la généralisation de l’instruction publique depuis le XIXème siècle ne doit pas être simplement perçue comme un progrès (ce qu’elle fut aussi, à bien des égards). Elle a permis d’imposer le concept d’État-nation et la langue française de façon autoritaire, aux dépens de langues régionales pourtant riches et vivantes, et ce faisant elle a appauvri le patrimoine national. Elle a permis de formater les esprits, d’attiser le nationalisme et de convaincre des générations de patriotes de la légitimité de la colonisation sur la base de théories racistes, et de la guerre dans un esprit de revanche vis-à-vis de l’Allemagne. De même, les partisans de l’assimilationnisme exigent que les enfants « issus de l’immigration » s’approprient les codes culturels autochtones français, mais sans questionner ces codes. Ils partent du principe que les sociétés « de départ » (en particulier arabes et africaines) ne respectent pas les femmes par exemple, à la différence de la société française dans laquelle elles seraient désormais libres, oubliant non seulement que les oppressions faites aux femmes restent nombreuses, mais aussi que bon nombre de femmes, françaises et blanches, se sont libérées de leurs obligations domestiques en les délégant à d’autres femmes, généralement migrantes et racisées, qui s’occupent de leurs enfants, font le ménage chez elles, etc., pour des conditions salariales précaires. Il est aussi demandé aux enfants de migrants qu'ils s’approprient l’histoire de France, mais sans préciser quelle version de cette histoire : celle qui occulte le rôle des femmes, les luttes indépendantistes régionales, les mouvements de résistance à l’esclavage ou à la colonisation, les opinions racistes de Voltaire, les origines métisses d’Alexandre Dumas, le discours colonialiste de Victor Hugo, les discours anticolonialistes de Georges Clemenceau puis de Jean Jaurès, ou encore le massacre de populations autochtones qui se sont soulevées contre l’occupation française dans les colonies ?
Bon nombre de citoyens, de bonne foi, estiment qu’ils ne peuvent être qualifiés de racistes eux-mêmes, puisqu'ils ne commettent pas d'actes et ne tiennent pas de propos ouvertement racistes (ou qu’ils perçoivent comme tels) ; ni la société dans laquelle ils évoluent, parce que la loi pénalise les discours et les actes ouvertement racistes. Mais dans un contexte où certains souffrent de discriminations, ne pas en souffrir devient en quelque sorte un privilège, puisque cela facilite l’accès au logement, à l’emploi, etc. Une société qui tolère les discriminations raciales parce qu’elles ne touchent pas la majorité, est une société qui considère le racisme comme le problème des seules personnes racisées et peut légitimement être perçue par celles-ci comme une société raciste – puisqu’elle offre aux personnes blanches le privilège de ne pas souffrir de discriminations raciales. L’autrice et blogueuse britannique Reni Eddo-Lodge soulevait justement cette question sur son blog en 2014, dans un billet intitulé Why I’m No Longer Talking to White People About Race (« Pourquoi je ne parle plus de race avec les Blancs ») : une société ne peut efficacement lutter contre le racisme si les personnes (blanches) bénéficiant des avantages liés au système de discrimination ne se montrent pas activement solidaires et empathiques vis-à-vis des personnes souffrant du racisme. Et si l’usage du terme « privilège » gêne certains (qu’il s’agisse de privilèges blancs, mais aussi masculins ou de classe), qui préfèrent se focaliser sur la pertinence du mot (mais sans en proposer un qui serait plus acceptable), au moins peuvent-ils entendre la problématique qu’il soulève, son essence. Le privilège d’une personne blanche, dans une société inégalitaire et marquée par des discriminations racistes, n’induit pas nécessairement de disposer de droits supérieurs gravés dans la loi, qui seraient fermés aux personnes racisées. Cela commence par l’absence de conscience de la possibilité même de discrimination à son égard. Le privilège, dans une société marquée par des discriminations racistes, repose sur l’absence de charge mentale relative aux discriminations. Le privilège est de ne pas se penser comme une « race » mais comme l’incarnation de l’universalité.
Pour bâtir une société libérée des préjugés et des discriminations, la posture consistant à « ne pas être raciste » ne suffit donc pas ; les citoyens de bonne foi doivent adopter une démarche antiraciste active. De même que se contenter de « ne pas être misogyne » et de ne pas commettre de violences sexuelles sur les femmes ne suffira pas à libérer la société de l’emprise du patriarcat. Il faut analyser les représentations collectives, adopter un regard critique sur le discours politique et sur le traitement des médias, sur le monde de la publicité, sur la production culturelle, à l’aune de la lutte féministe et antiraciste, à laquelle on peut ajouter la question validiste – relative aux personnes handicapées – et celle de l’âgisme. Il faut intervenir devant les discriminations et les abus. Il faut se sentir concerné et accepter un regard critique sur ses propres attitudes, réflexes, opinions et connaissances. L’autrice brésilienne Djamila Ribeiro, dans son ouvrage Petit manuel antiraciste et féministe (2019), va dans le même sens : « Le silence rend l’individu éthiquement et politiquement responsable de la perpétuation du racisme. Le changement dans la société ne se fera pas uniquement avec des dénonciations, ou avec la répudiation morale du racisme : il dépend, avant tout, de postures à prendre et de l’adoption de pratiques antiracistes. »
Le raisonnement est en vérité très simple et peut être appliqué à de nombreux autres cas : si seules les personnes handicapées se préoccupaient de leur représentation dans le monde de la culture, et de leur accès aux droits et aux services publics, on comprend bien que leur cause stagnerait beaucoup, et la lutte contre les préjugés qui les frappent également. Quand bien même le citoyen lambda n’insulte pas et ne discrimine pas ouvertement les personnes handicapées, il peut et doit questionner les codes validistes de notre société – codes qu’il a probablement intégrés, même inconsciemment. Pour cela, il convient de faire preuve d’empathie, de changer de point de vue, mais surtout de donner la parole et d’écouter les personnes concernées, parce qu'on ne peut deviner soi-même les souffrances qui nous échappent. À cet égard, on pourrait commencer par rétorquer aux personnes (blanches) qui récusent l'idée que la France serait un pays marqué par le racisme, qu'elles sont sûrement mal placées pour l'apprécier, puisqu'elles ne font pas l'expérience du racisme. De même qu'une personne valide est mal placée pour estimer que la société est exempte de préjugés à l'égard des personnes handicapées. Et qu'un homme qui prétend que les femmes ne subissent plus de violences de genre et que les mécanismes de domination masculine ont été annihilés le jour où elles ont obtenu le droit de vote, le droit au divorce ou le droit à la contraception, serait bien avisé de poser quelques questions aux femmes qui l'entourent (et si possible en cherchant un panel un tant soit peu représentatif de la diversité des profils existant dans la société).
Notons que la question de savoir si la France est « un pays raciste » ne suppose pas une réponse binaire – et cela vaut sans doute pour presque tous les pays à travers le globe. Un pays, une société, est un tout complexe, et la France dans toute sa diversité présente bien des contradictions. Ce qui compte, c’est à la fois la perception que chacune et chacun a de la société qui l’entoure, et le rôle et la posture des institutions (et des politiques qui les font vivre) dans la lutte contre le racisme. L’important, c’est aussi le chemin qui est esquissé en termes de mémoire, de questionnements, de démocratie et de justice. Et là encore, l’actualité de ces dernières années est chargée de signaux contradictoires, avec tout de même quelques tendances inquiétantes, notamment une libération croissante de la parole raciste et xénophobe, une crispation identitaire de tous bords, et une hystérisation des débats dont les tenants de l’assimilationnisme à la française – qui ont une place d’honneur dans les grands médias – sont largement responsables.
Place du colonel Fabien, dans la commune de Stains, en Seine-Saint-Denis. Cet espace est mis à disposition du Collectif Art, composé notamment de graffeurs stanois, et qui s'est déjà fait connaître pour avoir, sur ce même mur en 2020, rendu hommage à George Floyd et Adama Traoré, puis pour avoir représenté la députée LFI Danièle Obono avec un bonnet phrygien, symbole révolutionnaire, et le poing levé – répondant ainsi à une fiction produite par le journal Valeurs Actuelles, qui y avait grimé la députée LFI en esclave, chaînes au cou. Ici, cette nouvelle fresque rend hommage, 60 ans, aux victimes algériennes de la répression policière du 17 octobre 1961 à Paris.
Le passage suivant est extrait de l’ouvrage Marx et la poupée, au chapitre intitulé « La laverie », dans lequel l’autrice Maryam Madjid, enfant d’immigrés iraniens en France, décrit son passage dans les Classes d’Initiation pour Non-francophones (CLIN) :
Ici, ça sent la misère et l’exclusion, c’est comme une arrière-cour, une coulisse, un lieu où on cache ce qui n’est pas joli à voir, ce qu’il ne faut pas montrer.
Je n’aime pas ces enfants au regard triste et au corps effacé. Ils s’habillent mal, ils ont l’air pauvres. Il y a en eux quelque chose de subi. Et puis ils semblent flotter, ils n’ont pas l’air solides. Ils parlent mal français. Certains ne progressent pas du tout, empêchés par de mystérieux obstacles.
Drôle de classe : une bande de paumés en mal d’amour qu’on a jetés sur le sol français, comme ça, un beau matin.
Chaque fois qu’un nouvel élève arrivait, il devait se présenter et dire sa nationalité. Au total, avant que je ne quitte cette classe, j’y ai vu passer ou demeurer des Pakistanais, des Algériens, des Polonais, des Sénégalais, des Turcs, des Kabyles, des Chinois, des Vietnamiens, des Indiens, des Tunisiens, des Bengalis, des Roumains, des Russes, des Portugais, des Camerounais, des Égyptiens, des Irakiens, des Afghans, et puis il y a moi, l’Iranienne.
Je savais que je leur ressemblais. Malgré moi, malgré mon déni, mon refus de les accepter comme des frères. Ils étaient mes frères. Mes frères de misère, d’exil, de nostalgie, de tout ce que nous portions sur nos petites épaules d’écoliers, et ce poids nous l’avions en partage et nous devions avancer avec ça. Parfois, j’avais l’impression que dans nos cartables, c’étaient pas des stylos, feutres, livres et cahiers qu’on portait mais un tas d’histoires pas très drôles et beaucoup de visages disparus.
Et puis on avait une étrange manière de marcher sur le chemin de la vie : un pied en France et un pied là-bas. Petites marionnettes désarticulées. On ressemblait à des enfants ayant grandi trop vite, vieux avant l’heure. Ils me tendaient un miroir dans lequel je ne voulais pas me voir. Je ne voulais pas être différente. Je voyais une balafre sur leur visage. La balafre que ceux que l’exil a coupés en deux. Je voulais la gommer et réécrire mon histoire à grands coups de normalité, d’unité, de francisation.
Des années après, étudiante en master de didactique du français langue étrangère, nous avions un cours sur les structures d’« accueil » pour ceux qu’on appelle les « ENA » : enfants nouvellement arrivés. Il était question de ces CLIN [Classes d’Initiation pour Non-francophones] censées initier en vue d’« intégrer » l’élève non francophone dans l’espace francophone et par chance notre enseignante était très critique. Elle dénonçait l’absence d’ouverture culturelle, les dangers de l’assimilation, le refus d’accueillir réellement l’autre, c’est-à-dire sa culture, sa terre, son identité, sa langue. Elle espérait que ces structures deviennent un jour de véritables lieux d’accueil et d’échange interculturel dans l’avenir.
C’est là, en lisant ses cours, que j’ai compris que j’avais subi une vaste entreprise de nettoyage. Comme s’il fallait cacher notre différence et puis procéder à un effacement total. Cinq minutes consacrées à la présentation du non-francophone, où pour la seule et unique fois ses « origines » sont évoquées, à part ça, rien d’autre. Ensuite, une fois que le travail de « cleaning » a bien été accompli, on l’envoie dans la « vraie » classe. CLIN ou CLEAN, c’est tout comme. On efface, on nettoie, on nous plonge dans les eaux de la francophonie pour laver notre mémoire et notre identité et quand c’est tout propre, tout net, l’intérieur bien vidé, la récompense est accordée : tu es désormais chez les Français, tâche maintenant d’être à la hauteur de la faveur qu’on t’accorde. Étrange façon d’accueillir l’autre chez soi. Un contrat est passé très vite entre celui qui arrive et celui qui « accueille » ; j’accepte que tu sois chez moi mais à la condition que tu t’efforces d’être comme moi. Oublie d’où tu viens, ici, ça ne compte plus.
Maryam Madjid, Marx et la poupée, chapitre « La laverie », Nouvel Attila, 2017