Par Jorge Brites.
Dans un entretien télévisuel de 2004, l’anthropologue et auteur de Tristes tropiques (1955) Claude Lévi-Strauss s’exprimait ainsi sur ce qu’il percevait comme un appauvrissement de la diversité culturelle des sociétés humaines : « Il semble que la diversité des cultures ait été une façon tout à fait essentielle pour l’humanité de se développer et de se maintenir, et que dans cette espèce de monoculture universelle vers laquelle nous nous dirigeons – si nous n’y sommes pas déjà –, je ne m’y reconnais plus très bien. Mais ça n’a pas d’importance, j’appartiens à un autre siècle, à une autre génération. Ce que je constate, ce sont les ravages actuels. C’est la disparition effrayante des espèces vivantes, qu’elles soient végétales ou animales. Et du fait même de sa densité actuelle, l’espèce humaine vit sous une sorte de régime d’empoisonnement interne, si je puis dire. Je pense au présent, et au monde dans lequel je suis en train de finir mon existence. Ce n’est pas un monde que j’aime. »
Quoi que l’on pense du personnage, de son œuvre ou des opinions qu’il a pu exprimer au cours de sa vie, ce témoignage, qui précède de cinq ans sa mort, décrit un monde que l’on s’accordera au moins à qualifier de « transitoire ». Car à maints égards, il semble que l’on assiste à une transition globale, qui complique toute projection certaine sur l’avenir de l’humanité. Transition politique, puisque l’on assiste à une restructuration des relations internationales depuis la fin de la Guerre froide en 1989, marquée notamment, après une brève (mais quasi-incontestée) suprématie américaine, par le retour de la multipolarité, ainsi que par une multiplication des zones de conflits asymétriques et d’instabilité étatique à travers le globe. Transition économique, avec une révolution technologique et un accroissement global des écarts de richesses dans la plupart des régions du monde, sur fond de mondialisation des échanges, d’épuisement des ressources naturelles et de crises financières à répétition. Transition démographique, avec de nouveaux équilibres en perspective dans les prochaines décennies. Transition environnementale évidemment, avec un réchauffement climatique et un effondrement de la biodiversité qui ne suffisent pourtant pas à questionner l’activité humaine et le modèle économique dominant. La crise liée à l’épidémie de COVID-19 en 2020 ajoute encore de l’incertitude, et l’on comprend que dans pareil contexte, depuis des décennies, les tensions identitaires se soient tout simplement multipliées et renforcées. Car au cœur de cette époque transitoire, l’on assiste, comme l’évoque Lévi-Strauss, à une incontestable homogénéisation culturelle à travers le monde ; sauf que loin de tourner autour d’une spiritualité partagée ou d’une vision plus respectueuse du vivant, on constate que cette homogénéisation culturelle se construit pour l’essentiel autour de pratiques partagées de consommation. Le « citoyen du monde » est d’abord un consommateur de biens et de services fournis aux quatre coins du globe par des entreprises multinationales. C’est un individu connecté, qui utilise un smartphone et navigue sur les réseaux sociaux quotidiennement, exposé à des influences semblables à celles de son homologue qui vit à l’autre bout de la planète.
À travers tous les continents, des classes moyennes accèdent à un niveau de surconsommation stimulé par le marketing et la publicité, par les crédits à la consommation, ou encore par l’obsolescence programmée. Les produits des principales industries culturelles, désormais massivement diffusés sur Internet, donnent à voir le niveau de vie et les habitudes de consommation qui se pratiquent à des milliers de kilomètres de chez soi, dans un ailleurs souvent idéalisé, participant à construire un idéal de vie basé essentiellement sur ces mêmes habitudes de consommation – même si celles-ci ont un coût, pas toujours payé par le consommateur : l’exploitation de travailleurs, du vivant, etc.
Consommation animale issue d’élevages intensifs, usage quotidien de véhicules polluants, d’ordinateurs et de smartphones individuels, achats superflus et gaspillages en tout genre, omniprésence des écrans animés dans l’espace public, primauté du plastique, des énergies fossiles et des métaux rares… Les pratiques de consommation qui structurent l’homogénéisation culturelle en cours, si elles donnent l’illusion d’avoir mis fin à la rareté et aux pénuries régulières qui frappaient jusque-là les sociétés humaines agricoles, s’avèrent destructrices à plusieurs niveaux. Elles doivent donc être non seulement questionnées, mais combattues. Elles sont destructrices parce qu’elles détournent des sociétés entières de systèmes de valeurs qui avaient pourtant mis des siècles à se construire, généralement non sans logique. Parce qu’elles contribuent à la disparition de modes de vie alternatifs, de systèmes de solidarité et d’économies de subsistance, qui se maintenaient hors du marché, et qu’elles justifient la surexploitation de la nature pour satisfaire les besoins des consommateurs.
Surtout, elles sont destructrices parce qu’elles stimulent en chacun de nous l’illusion d’un bonheur construit sur le confort matériel, sur la base d’un mensonge : l’idée que chaque être humain peut y accéder, et finira naturellement par le faire. Ce postulat néglige un paramètre pourtant incontournable, que nous enseigne notamment la pensée écoféministe qui a émergé depuis les années 1970 : le système capitaliste et consumériste nécessite une exploitation des « marges » par les « centres » pour maintenir le niveau de vie de ces derniers. Il s’agit de l’exploitation quotidienne des banlieues paupérisées par les centre-ville, du rural par l’urbain, des pays non occidentaux par les pays occidentaux, des femmes par les hommes, des personnes racisées par les personnes non-racisées, de la nature par l’humain. La perspective d’une élévation universelle de l’humanité à un bien-être matériel conforme aux sociétés industrielles et consuméristes telles que l’Occident les a bâties, est une catastrophe pour la planète et pour la vie, mais elle est surtout une chimère. Une chimère qui s’appuie sur une lecture linéaire de l’Histoire, suivant laquelle les sociétés humaines suivent une direction commune. La théorie de l’économiste américain Walt Whitman Rostow (1913-2003) sur la croissance économique illustre bien l’idée d’un cheminement « naturel » des sociétés humaines. Rostow établit cinq étapes successives de la croissance : 1. la société traditionnelle, 2. les conditions préalables au décollage, 3. le décollage (take-off), 4. la phase de maturité, 5. l'ère de consommation de masse.
Dans cette lecture déterministe, l’Occident bien évidemment montre le chemin. Et le reste du monde cherche à rattraper son « retard » par une adhésion aux principes intellectuels qui régissent la société capitaliste : la voie du développement, ce chemin naturel vers le progrès. Ce que d’aucuns appellent la théorie de la modernisation, ou évolutionniste (puisqu’elle découle d’une interprétation sociale du darwinisme).
Déconstruire l’idée suivant laquelle l’avenir de l’Afrique serait d’imiter le passé de l’Occident
Le continent africain, depuis la traite négrière jusqu’aux politiques contemporaines d’aide au développement, en passant par la colonisation, constitue un cas utile à la critique du mythe du progrès et de la théorie de la modernisation – que l’imaginaire collectif a progressivement associés, en Europe puis à travers le monde, à l’instauration d’une société capitaliste et consumériste et à l’adoption de codes culturels strictement occidentaux (qui se veulent universels). La victoire d’une lecture eurocentrée des notions de « progrès » et de « développement » a nourri depuis longtemps une vision raciste de l’humanité et des rapports entre nations. Cette vision, non seulement crée les conditions d’une persistance de relations déséquilibrées entre Nord et Sud ; mais elle empoisonne les rapports sociaux au sein même des sociétés occidentales, entre euro et afrodescendants.
On assiste depuis longtemps, sous couvert de rationalisme et de lutte contre la pauvreté, à une manipulation intellectuelle qui nourrit des préjugés négatifs sur les sociétés non occidentales. Cette manipulation s’appuie sur une sémantique faussement neutre, qui a remplacé la dichotomie « pays colonisateurs » ou « impérialistes »/« pays colonisés » par « pays développés »/« pays en voie de développement ». Parler de « pays développés » et « sous-développés », de « sous-développement », de « pays les moins avancés » ou encore de « nouveaux pays industrialisés » sur la base de critères quantitatifs et soi-disant universels et neutres, revient à mettre sur le même plan des sociétés aux parcours et aux constructions diverses. Cela permet de mettre l’accent sur l’idée d’un « retard » à rattraper, sans expliquer les écarts économiques ou sociaux par des rapports de pouvoir ou de domination. Cela permet de dépolitiser les enjeux en occultant la question de la répartition des richesses, de la soutenabilité du modèle promu, et en rendant inutile le principe de lutte pour la libération. Car l’on se choque toujours de la pauvreté des pays « sous-développés », mais rarement de la richesse des pays industrialisés ; cette richesse est présentée comme l’horizon auquel chaque nation aspire naturellement, quand bien même elle serait excessive et s’appuierait sur l’aliénation des individus, la surexploitation des ressources et la mise sous tutelle de masses de travailleurs. Gilbert Rist, enseignant à l’IHEID à Genève, nous explique dans l’ouvrage Le développement. Histoire d’une croyance occidentale (2013) : « La nouvelle dichotomie ‘‘développés’’/‘‘sous-développés’’ propose un rapport différent, conforme à la nouvelle Déclaration universelle des droits de l’homme et à la progressive mondialisation du système étatique. À l’ancienne relation hiérarchique des colonies soumises à leur métropole se substitue un monde dans lequel tous (les États) sont égaux en droits même s’ils ne le sont pas (encore) en fait. Le colonisé et le colonisateur appartiennent à des univers non seulement différents mais encore opposés […]. Tandis que le ‘‘sous-développé’’ et le ‘‘développé’’ sont de la même famille ; même si le premier est un peu en retard sur le second, il peut espérer combler l’écart, à l’image du ‘‘sous’’-chef qui peut toujours rêver devenir chef à son tour… à condition de jouer le même jeu et de ne pas avoir une vision trop différente de la chefferie. »
En outre, ce vocabulaire du développement, prétendument neutre et objectif et qui a remplacé celui de la « mission civilisatrice » après la Seconde Guerre mondiale, revient à comparer mathématiquement des sociétés sans expliquer par des paramètres non-économiques les différences fondamentales qui existent entre elles sur presque tous les domaines : organisation sociale, structures familiales, facteurs de production, structure de l’économie, rapport au progrès technique, finances publiques, culture de l’État-providence, rôle du commerce extérieur, rapport à la mobilité et à la terre, dépenses des ménages, structure de l’épargne et capacités d’investissement, rapport à la natalité et croissance démographique, etc. Comme le rappelle très bien Gilbert Rist, « rares sont en effet les économistes qui […] ont véritablement conscience des limites qu’impose à leur ‘‘science’’ son origine occidentale ». Or, le problème est là : comment expliquer autrement les différences de « niveaux », les différences de pratiques entre sociétés « développées » et « sous-développées », sinon par une appréciation de valeur sur ces mêmes sociétés ? Et ne croyons pas que l’époque rende caduque la dimension raciste de la théorie de la modernisation. C’est juste qu’elle ne s’appuie plus sur des arguments biologiques, mais sur des arguments culturels. Dans le milieu de l’aide publique au développement, on parlera de « bonnes pratiques », de « changements des mentalités », de « sensibilisation » et de « conscientisation ». La politologue Françoise Vergès rappelait très justement en novembre 2018, dans l’émission « Ghaz'Elles », chaîne YouTube AlohaNews, qu’« [après] la Seconde Guerre mondiale, il y a [eu] une condamnation universelle du racisme biologique. […] Et donc, on invente un racisme sans race. Plus besoin de la notion biologique. C’est la culture des autres qui va servir de base au racisme. Cette culture qui serait inassimilable, qui les mettrait en dehors de la civilisation. »
L’Occident a vu se développer cette vision évolutionniste, drapée de rationalisme, depuis la Renaissance au XVIème siècle et l’émergence de la pensée rationaliste moderne au cours des deux siècles suivants (on la fait parfois remonter, philosophiquement, jusqu’à Aristote dans l’Antiquité, et le christianisme avait largement « préparé » le terrain ensuite par sa prétention universaliste). Elle s’est encore accélérée à partir de la Révolution industrielle, et n’appréhende le progrès que par le canal de la technique et des sciences. C’est le progrès technique qui, en permettant le contrôle et l’exploitation des ressources (et donc de la nature), stimule la croissance économique et l’expansion du commerce international, éléments indispensables à un accroissement global des richesses qui met fin à la rareté et à la pénurie. Cette lecture consacre la primauté de l’économique sur tous les autres domaines de la société. Et en associant le progrès au contrôle de l’environnement par la technologie, elle consacre également une opposition de principe entre, d’un côté, des sociétés humaines ou des modes de vie qui respecteraient la nature, et de l’autre les sociétés civilisées qui dominent la nature. Pour mener à bien sa mission civilisatrice, l’homme (l’homme blanc) doit donc dompter la nature, et tout ce qu’il y associe (y compris les peuples « sauvages » à coloniser).
Cette conception du progrès humain demeure, de nos jours, dominante parmi les acteurs créateurs d’opinion en Occident (médias de masse, classe politique, et la plupart des ONG, think tanks, organisation internationales, etc.) celle de la pensée dominante, en dépit des limites évidentes imposées par une planète aux ressources limitées. L’attestent la durabilité des institutions de coopération internationale (qui portent cette conception haut et fort, et qui en vivent), ou encore la persistance d’un discours comptable sur l’aide publique au développement – dont on voudrait qu’elle atteigne 0,7% du PIB des pays dits développés, mais sans questionner sa légitimité, sa vocation réelle et son efficacité concrète pour l’édification de sociétés plus propices au bonheur et au respect de la vie… au Sud, mais également au Nord. Car la primauté du modèle occidental et du mythe d’un « rattrapage » par le développement, est l’expression d’une prétention du modèle occidental à la supériorité sur les autres. Et bizarrement, cette prétention (qui ne date pas d’hier) persiste alors que la destruction de la nature et l’accroissement des inégalités devraient l’ébranler – notamment dans les pays « en voie de développement », à qui ‘on voudrait faire croire que l’avenir est de suivre le chemin tracé par les pays « développés ». Dans son ouvrage Peau noire, masques blancs (1952), le fond du propos du psychanalyste et penseur Frantz Fanon (1925-1961) est clair : « Aussi pénible que puisse être pour nous cette constatation, nous sommes obligé de la faire : pour le Noir, il n’y a qu’un destin. Et il est blanc. »
Pour comprendre les impacts de cette vision évolutionniste, il convient de prendre la mesure de l’ampleur du choc et de l’effondrement qu’ont constitué la colonisation puis le mythe du rattrapage par le développement, pour des sociétés africaines qui constituaient pourtant des alternatives en termes d’imaginaires et de conception du monde (En Afrique, comment dépasser le choc de la colonisation et le mythe du rattrapage par le développement ? (1/2) L’héritage d’une entreprise de dévalorisation systématique). La colonisation européenne ne saurait être prise comme un temps politique isolé ; elle s’inscrit dans un processus plus large qui démarre avec les grandes découvertes au XVème siècle et avec la traite transatlantique, et qui se prolonge et s’accentue jusqu’à nos jours avec la mondialisation et ses visages institutionnels (les accords de libre-échange et les organisations de coopération internationale). L’aliénation des esprits en faveur d’une lecture eurocentrée du progrès s’est construite dans le temps, et la violence de la colonisation ne saurait être complètement isolée de celle de l’esclavage, puisque les deux trouvent leur justification dans une prétendue supériorité de l’homme blanc sur l’homme noir. D’ailleurs, seule l’analyse des impacts multidimensionnels de l’esclavage et de la colonisation permet de comprendre comment un racisme et un mépris de soi aussi profonds ont pu être assimilés par des populations colonisées elles-mêmes – au-delà de la simple fascination qui a pu exister à l’égard des prouesses technologiques des Occidentaux. « S’il y a complexe d’infériorité, nous dit Frantz Fanon, c’est à la suite d’un double processus : économique d’abord ; par intériorisation ou, mieux, épidermisation de cette infériorité, ensuite. »
Les processus coloniaux et postcoloniaux comptent de multiples conséquences politiques, économiques, socioculturelles. Les concepts politiques, sociaux, économiques, religieux, qui s’imposent depuis la fin du XIXème siècle du fait de ces processus (violents) ont constitué un appauvrissement, voire un déni pur et simple de la diversité qui caractérise le continent africain. Sur le plan politique, l’on peut évoquer le concept d’État-nation qui s’impose depuis les indépendances comme l’horizon identitaire de pays aux frontières artificielles ; l’actualité du continent africain rappelle régulièrement qu’il est incompatible avec des ensembles multiculturels respectueux de leurs composantes anciennes. Sur le plan social, l’on peut évoquer la question du genre, largement dévoyée autour du mythe d’une libération des femmes indigènes par les colons européens, et qui masque une diversité des conceptions et des approches, en la matière, d’une région à l’autre du continent. Au point que la conception hétéronormée du couple soit aujourd’hui perçue comme la seule véritablement « africaine », ce qui alimente la posture anticoloniale des tenants du patriarcat en Afrique (En Afrique, le mythe d’une colonisation « libératrice des femmes » et sa conséquence : la victoire du patriarcat).
Au final, la vision simpliste des colons qui percevaient l’Afrique comme un ensemble homogène et vide de savoirs (parce qu’ils en étaient ignorants et que cette ignorance nourrissait leur sentiment de supériorité), s’est imposée pour nourrir une « identité africaine » fantasmée et vidée de sa complexité. Dans l’extrait suivant tiré de son essai Afrotopia, l’économiste sénégalais Felwine Sarr décrit avec justesse ce processus de déni de l’altérité, de la différence, au nom d’une pseudo-objectivité scientifique et rationnelle (qui permet en fait d’imposer des codes, un imaginaire et des grilles de lecture occidentales) :
« Le colonialisme ayant définitivement discrédité l’idée de mission civilisatrice, le développement s’est érigé en norme indiscutable du progrès des sociétés humaines en inscrivant leur marche dans une perspective évolutionniste, niant la diversité des trajectoires, ainsi que celle des modalités de réponse aux défis qui se posent à elles.
Le développement est donc une tentative d’universaliser une entreprise qui a trouvé en Occident son origine et son degré de réalisation le plus abouti. Il est d’abord l’expression d’une pensée qui a rationalisé le monde avant de posséder les moyens de le transformer. Cette vision évolutionniste et rationalisante de la dynamique sociale a eu un succès tel qu’elle a été adoptée par la presque totalité des nations fraîchement décolonisées. Le tour de force a été de poser les sociétés occidentales comme des référents et de disqualifier toutes les trajectoires et formes d’organisation sociales autres. Aussi, par une sorte de téléologie rétroactive, toute société différente des sociétés euraméricaines devenait sous-développée. La conversion de la plupart des nations à la passion du développement à l’occidentale fut une œuvre réussie de négation de la différence. »
Felwine Sarr, Afrotopia, Éditions Philippe Rey, Paris, 2016, p. 21-22.
Le fiasco d’une « souveraineté africaine » avec l’Europe pour horizon principal
Loin d’avoir constitué un « éveil à la modernité », la colonisation comme prélude à la mondialisation a signifié un effondrement partiel ou total pour des sociétés entières, sur des fondements intrinsèquement racistes (parfois drapés de bonnes intentions). Il conviendrait de contester et de déconstruire le postulat d’une direction de l’Histoire, du caractère « naturel » des lois économiques et du nécessaire développement des forces productives, qui s’est imposé sans questionner fondamentalement la subjectivité culturelle du « développement » (défini comme une occidentalisation des pratiques et des grilles de lecture), sans envisager d’autres modèles (par exemple qui se passeraient d’une industrialisation écocidaire ou d’un objectif dogmatique de croissance et d’accumulation infinie de biens et de services).
De même, une déconstruction du concept de modernité serait nécessaire – modernité que nos sociétés assimilent systématiquement au progrès technique, quand bien même celui-ci n’apporterait ni bonheur, ni dignité, ni contribution aux luttes de libération. D’abord parce que les éléments associés au progrès, à savoir les nouvelles technologies, la structuration de l’économie autour d’un modèle capitaliste et consumériste, l’adoption de logiques et d’un vocabulaire correspondant à des codes occidentaux, nient la possibilité même d’approches différentes, qui ne consacrent pas la primauté de l’économique sur tout le reste. À cet égard, Felwine Sarr nous livre dans Afrotopia une analyse intéressante : « Les économies des sociétés traditionnelles africaines étaient caractérisées par le fait que la production, la distribution et la possession des biens étaient régies par une éthique sociale qui avait pour but de garantir la subsistance de tous, grâce à une répartition des ressources et au droit de chaque membre de la communauté de recevoir une aide de la société entière en cas de besoin. La division du travail englobant toutes les forces vives du groupe, remplissait la fonction d’intégration de tous les individus de la société en leur assignant une place fonctionnelle. Cela découlait d’une certaine conception du bien-être de la collectivité et d’une économie au service de la communauté. Ces systèmes économiques se sont trouvés projetés et subvertis par l’économie capitaliste principalement tournée vers le profit de l’individu et ayant oublié ses fonctions premières. »
Mais pour accepter la possibilité même d’une autre « conception du bien-être de la collectivité », il faut une humilité et une acceptation de la divergence et de la différence qui manquent cruellement à la plupart des élites occidentales. Certains courants de pensée, proches de l’écologie politique, de l’anarchisme ou des mouvements paysans, travaillent depuis longtemps à promouvoir des pratiques en rupture avec le système économique dominant, hors des règles du marché, orientés vers une économie de subsistance, mais il faut reconnaître qu’ils sont plutôt marginaux (si l’on raisonne en masse d’individus).
Le modèle dominant, sous couvert de rationalisme, sert les intérêts d’une minorité capitaliste (généralement à travers des entreprises trans ou multinationales) qui cumule les richesses, détruit la vie et appauvrit l’humain dans sa complexité. Chaque société doit construire une voie compatible avec ses systèmes de valeur (qui évoluent), et cela inclut de replacer le domaine économique à une place secondaire, au profit de la subsistance pour toutes et tous.
Déconstruire l'idée d'une histoire linéaire de l'humanité dans laquelle les Occidentaux seraient en tête de peloton, est un exercice au moins aussi nécessaire aux sociétés colonisatrices qu'il ne l'est pour les sociétés colonisées. Car elles aussi doivent engager un travail de décolonisation de la pensée. Il convient pour cela de porter un regard critique vis-à-vis d'un modèle de société qui a été à ce point associé à la civilisation et au progrès que son exportation ne pouvait signifier que la dépréciation absolue des autres modèles existants. Cela est vrai, même lorsque les discours de veulent positifs sur l'Afrique, parce qu'ils le sont toujours en envisageant, à terme, son arrimage au modèle dominant (et non son émancipation vers autre chose). Même dans l'optimisme, on reste dans un déni de l'autre au moment présent. « Puisque le continent est le futur et qu'il sera, nous explique ainsi Felwine Sarr dans Afrotopia, évoquant l'enthousiasme de certains pour les promesses de croissance économique en Afrique, cette rhétorique dit, en creux, qu'il n'est pas, que sa coïncidence au temps présent est lacunaire. Les termes d'intensification dont on l'affuble, dans un temps à venir, indiquent le manque actuel. La délocalisation de sa présence dans le futur perpétue, en réalité le jugement handicapant dont il fait l'objet. À des millions de gens, on dit quotidiennement, de diverses manières, que la vie qu'ils mènent n'est pas appréciable. [...] Les discours actuels sur l'Afrique sont dominés par ce double mouvement : la foi en un futur radieux et la consternation devant un présent qui semble chaotique. » Derrière le discours soi-disant valorisant sur les pays émergents, qui les verraient comme « le futur du monde », d'éternelles « terres d'avenir » qui ont vocation à rattraper voire à dépasser l'Occident (toujours dans une vision strictement linéaire de l'Histoire), se profile tout à la fois une injonction aux pays du Sud à poursuivre leur quête du développement (sur les traces des pays déjà « développés »), et un mépris de ce qu'ils sont aujourd'hui.