Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Par David Brites.

Le 24 février dernier, la Russie engageait ses forces dans une invasion de l'Ukraine. À la surprise générale, l'armée russe cherchait un envahissement global : non pas juste un renforcement territorial des républiques sécessionnistes du Donbass, mais la prise de la capitale ukrainienne (et le remplacement du pouvoir ukrainien par un gouvernement fantoche à la botte de Moscou). Les troupes russes tentèrent alors de prendre Kiev par deux axes, l'un venant de Russie, l'autre de Biélorussie, de part et d'autre du fleuve Dniepr. Ces offensives furent stoppées de façon durable à quelques kilomètres de la capitale. Celle arrivée le plus près de Kiev, venue de l'Est, arriva à 15 km environ, mais au prix de l'abandon de nombreuses autres villes cibles, l'étirement des lignes de colonnes russes rendant par ailleurs celles-ci particulièrement vulnérables, en plus de compliquer leur approvisionnement et de fragiliser leur cohésion au combat.

Annoncé de façon explicite par l'état-major russe dès le 25 mars, Vladimir Poutine amorçait fin mars-début avril un changement de stratégie, désengageant les fronts du nord pour se concentrer sur les régions de l'est et du sud, fortement russophones. L'objectif Kiev était donc sciemment abandonné, pour éviter le désastre ou un enlisement trop coûteux. Le résultat de ce redéploiement fut pourtant quasiment nul en termes de gains territoriaux, et les forces ukrainiennes purent même se glorifier de certains faits d'armes symboliques, comme la destruction, le 17 avril, du croiseur Moskva, le plus important navire de la mer Noire – en service depuis 1983, ce navire porteur de missiles était en charge de la couverture du reste de la flotte et d'un éventuel débarquement de troupes russes dans la région d'Odessa. Autre exemple quand, au début de l'été, la flotte ukrainienne reprenait pied sur l'île aux Serpents, conquise le 24 février et évacuée par les Russes le 30 juin.

Pire pour la Russie, cinq mois après le redéploiement stratégique de son armée, le 29 août et tout au long du mois de septembre, l'Ukraine lançait une contre-offensive pour la reconquête des territoires perdus dans les régions méridionales et orientales. En une quinzaine de jours, 6 000 kilomètres étaient alors récupérés par les Ukrainiens vers Kherson, au bord de la mer Noire, et surtout dans la région orientale de Kharkiv, au prix, côté russe, de l'équivalent de trois ou quatre brigades, une quarantaine de chars, une centaine de véhicules blindés de types divers, neufs systèmes antiaériens et deux avions de combat. Certes, depuis, l'avancée ukrainienne a été fortement ralentie ; en outre, les victoires militaires ukrainiennes doivent être relativisés, dans un contexte où 1) l'armée ukrainienne reçoit un appui massif (économique, logistique, matériel) des Occidentaux, et 2) ces succès s'expliquent aussi souvent par la désertion ou la non-résistance de soldats russes qui ne veulent pas vraiment risquer leur vie pour la conquête de l'Ukraine. Pour autant, cette percée rapide des Ukrainiens n'en a pas moins révélé un tournant – stratégique mais aussi psychologique – dans cette guerre.

Ces trois dates – l'invasion enclenchée le 24 février, le redéploiement russe annoncé le 25 mars, la contre-offensive ukrainienne amorcée le 29 août – donnent une indication symbolique des difficultés rencontrées par les Russes, que peu avaient anticipé – en tout cas pas l'état-major russe. Bien que cette guerre soit très loin d'être terminée, il est d'ores et déjà possible d'en tirer des leçons, non seulement pour la Russie, sur son armée et sur son rapport à son voisinage proche, mais également pour les Occidentaux et la géopolitique européenne.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'invasion russe, d'autant plus parce qu'elle était inattendue (du moins dans cette ampleur), a provoqué un choc psychologique comme l'Europe n'en avait pas connu depuis longtemps. En témoignent les manifestations spontanées de soutien au peuple ukrainien que l'on a observées dans plusieurs capitales, mais aussi les annonces apocalyptiques de celles et ceux qui, dans les médias et pour se créer des sensations, prédisaient déjà l'invasion prochaine de toute l'Europe par la Russie poutinienne, voire une guerre mondiale et des bombardements nucléaires. Pourtant, il est une certitude : jamais l'armée russe n'ira, en Europe, au-delà de l'ancienne sphère soviétique. Et pour cause, les pays anciennement membres du Pacte de Varsovie ont d'ores et déjà rejoint l'OTAN – réalité qui vient d'ailleurs légitimer, du point de vue de Moscou, l'invasion de l'Ukraine et son jusqu'au-boutisme, par crainte de voir Kiev suivre le même chemin. Le principe de solidarité établi entre les États signataires du Traité de l'Atlantique Nord interdit quiconque, y compris la Russie, de s'attaquer à l'un de ses membres : qui envahit un pays de l'OTAN, déclare automatiquement la guerre aux États-Unis, ainsi qu'à la France et au Royaume-Uni, c'est-à-dire trois puissances nucléaires. Le fantasme d'une guerre totale, mondiale et même nucléaire était donc totalement infondé, puisqu'il aurait signifié la mort de la Russie – on sait Vladimir Poutine imprévisible, mais il n'est pas complètement idiot ou suicidaire pour autant.

Ce constat nous amène à questionner la disproportion de certains choix qui ont été faits dans les premiers jours du conflit, et pérennisé par la suite, sur le renforcement des budgets européens de la défense, loué par tous les européistes béats. Si l'on peut se réjouir que l'agression russe ait au moins relancé les discussions sur la défense européenne, et que l'UE ait mobilisé 1,5 milliard d'euros pour acheter des armes létales destinées aux forces ukrainiennes, qu'en est-il de l'annonce de l'augmentation du budget militaire dans plusieurs pays, parmi lesquels l'Italie, ou encore – véritable révolution dans ce pays qui avait tourné le dos à sa culture militaire d'antan – en Allemagne ? Pourquoi s'être réjoui quand le chancelier Olaf Scholz a créé un fond spécial de 100 milliards d'euros pour « moderniser » l'armée allemande, ou encore quand Berlin a annoncé rehausser à 2% du PIB les dépenses militaires annuelles, le budget de la Défense passant de 18,2 milliards en 2021 à 27,1 milliards prévus en 2023 ? S'il est bien une leçon de ce conflit en Ukraine, c'est justement que la Russie est incapable d'occuper un pays de 600 000 km² et de 44 millions d'habitants. On peut donc en déduire qu'elle est moins capable encore d'envahir toute une partie du continent européen.

C'est pour sortir notre nez de la rhétorique de guerre manichéenne des uns et des autres que, dans le premier volet de cet article, publié le 24 avril (Guerre en Ukraine (1/2) : de la nécessité de comprendre les origines du conflit pour en sortir), nous avons choisi de prendre du recul sur ce conflit et d'en décrypter les origines profondes. Pour cela, il était nécessaire de sortir de la vision binaire plaçant les Russes dans le rôle des méchants, et les Occidentaux dans celui des gentils – même si, rappelons-le, il y a clairement des victimes, les Ukrainiens soumis aux conséquences directes du conflit. Nous avions alors remis en perspective l'histoire de l'Ukraine dans son environnement régional, à la croisée entre mondes culturels d'Europe centrale, orthodoxe d'Orient, méditerranéen enfin. Du point de vue de nombreux Russes, l'Ukraine fait partie intégrante de sa sphère d'influence directe, elle constitue un élément clef de sa sécurité, une frontière « naturelle ». Tout en dénonçant fermement le refus de Moscou de voir son voisin s'émanciper géopolitiquement, il nous faut bien prendre en compte cette donnée historique, car, puisqu'une résolution par les seules armes n'est pas d'actualité, c'est bien par la négociation qu'il faut espérer une porte de sortie. En Ukraine, les dissensions politiques et les débats identitaires ont pris une tournure particulière depuis l'indépendance en 1991, et notamment depuis la Révolution orange de 2004, qui a mis en exergue des tiraillements entre des velléités de rapprochement avec l'Europe de l'Ouest et une volonté de rester arrimés à la Russie et au monde russophone.

Comment expliquer, à partir de la fin 2021, cet empressement du pouvoir russe, évoqué dans le volet précédent, pour obtenir des garanties des États-Unis et de l'OTAN sur le non-élargissement de l'Alliance atlantique – empressement qui a conduit à la guerre ? On peut tenter de l'expliquer par le contexte, que Poutine a dû juger favorable : renouvellement de la chancellerie allemande (Angela Merkel quittait son poste le 8 décembre 2021) ; étalement laborieux des discussions et tentatives de médiation d'un Emmanuel Macron « coincé » entre une campagne électorale à venir et la présidence du Conseil de l'UE ; et surtout, affaiblissement géopolitique des États-Unis depuis leur départ en août 2021 d'Afghanistan, sous une présidence de Joe Biden plus intéressé par la rivalité chinoise que russe. De toute évidence, le calcul de Vladimir Poutine s'est avéré calamiteux, sur le plan militaire, mais pas seulement.

Sur le plan des armes, les évolutions en huit mois de combats sont riches en enseignements. Même si l'enlisement de part et d'autre ne semble pas esquisser une paix à court terme, elles permettent de tirer des leçons, militaires ainsi que géopolitiques, utiles pour la suite, dans la résolution du conflit et plus généralement dans la relation qu'Occidentaux, Ukrainiens et Russes peuvent entretenir. Elles éclairent aussi de façon originale des fragilités du régime poutinien, des vicissitudes de la politique intérieure russe.

Guerre en Ukraine (2/2) : à ce stade, quelles leçons géopolitiques et militaires tirer du conflit ?

Comment expliquer les échecs militaires de l'armée russe ?

La première leçon militaire du conflit tient à la fragilité de l'armée russe, qui s'est révélée à mesure que les objectifs de guerre de l'état-major russe et les lignes de front évoluaient. Sans rentrer dans le détail des opérations militaires, on peut au moins constater l'évolution globale de la stratégie de la Russie depuis le début des hostilités. Après une première séquence marquée par des frappes « chirurgicales », visant notamment les aéroports, les installations militaires, les radars, la défense anti-aérienne, l'aviation ukrainienne, mais au cours de laquelle l'état-major russe s'aperçoit rapidement que l'armée qui lui fait face fait mieux que résister, Moscou opte pour un pilonnage massif des quelques villes clefs jugées indispensables à une invasion du territoire ukrainien. Dans le mode opératoire, les bombardements sur les villes de Kharkiv (deuxième ville du pays, située dans l'est russophone) et de Marioupol ont été comparés par beaucoup à ceux conduits dans le passé par la Russie, à Grozny en Tchétchénie, et à Alep en Syrie. Signe d'une fébrilité face à une armée ukrainienne qui ne s'est pas effondrée, loin de là.

Le 24 février 2022, nous avions, d'un côté, une armée de près de 200 000 soldats, un millier de chars d'assaut, 120 avions de combat, et 60 hélicoptères d'attaque, dotée de 4,3 milliards de dollars de budget. De l'autre, une armée de 900 000 hommes, trois fois plus de chars d'assaut (3 417, hors réserve), onze fois plus d'avions de combat (1 391), sept fois plus d'hélicoptères d'attaque (407) et dix fois plus de budget (45,8 milliards de dollars). Voilà le rapport de force, du moins sur le papier. Et qui donna à Poutine l'illusion que la victoire pourrait être rapide. Mais deux mois après le début de l'invasion, les Russes se sont retirés de toute la région de Kiev, et rencontraient encore des points de blocage à Kharkiv à l'est, à Marioupol au sud-est, et à Mykolaïv au sud – celle-ci ne sera finalement jamais reprise, bloquant l'accès à l'oblast (région) d'Odessa, alors qu'en mer, des patrouilleurs ont stationné plusieurs semaines dans l'attente de pouvoir faire débarquer des soldats russes. Dès lors, comment expliquer l'enlisement de l'armée russe ?

Plusieurs difficultés se sont imposées du fait même du contexte de guerre. Première d'entre elles, liée au terrain ukrainien lui-même : le pays est vaste, avec 603 549 km² (le second d'Europe, après la Russie), plus de 576 604 km² si l'on en exclut la Crimée. La Russie n'est jamais intervenue, ces dernières années, sur un territoire aussi vaste, ni n'a conduit d'intervention d'une telle ampleur depuis celle en Afghanistan dans les années 1980. Deuxième difficulté, Moscou a ordonné l'invasion alors que l'hiver entrait dans sa seconde moitié. Or, sans surprise, le terrain ukrainien peut s'avérer particulièrement boueux en cette période, à cause du début du dégel. De nombreux chars et véhicules de combat se sont donc retrouvés coincés, et souvent, les Russes ont dû se concentrer sur les routes goudronnées, rendant leurs déplacements plus prévisibles, mais aussi plus vulnérables. Troisième difficulté : le niveau d'urbanisation du territoire ukrainien, qui donne l'avantage à la défense, avec des combattants qui connaissent mieux les sites de combat et peuvent s'adapter en conséquence (souterrains, bunkérisation, etc.).

Par ailleurs, plusieurs faiblesses de l'armée russe se sont révélées. D'abord, l'aviation russe a été incapable d'annihiler, comme elle avait prévu de le faire au début du conflit, l'aviation et la défense anti-aérienne ukrainiennes. L'une de ses grandes difficultés tient à la nature de ses munitions, principalement des bombes non guidées de type FAB-500 M-62, qui manquent de précision et obligent donc les avions et hélicoptères russes à voler relativement bas – ce qui les rend vulnérables aux systèmes de défense anti-aériens adverses, notamment les systèmes légers utilisés en masse par l'Ukraine. Si l'aviation ukrainienne s'est retrouvée quasi à terre dès début mars, l'usage du très efficace drone TB2 (conçu par la Turquie) a permis de compenser. Deuxième faiblesse des Russes, liée au contexte urbain déjà mentionné : l'armée au sol est avant tout préparée à un combat en terrain dégagée, où elle peut prendre le dessus sur l'ennemi grâce à son artillerie lourde et à ses nombreux chars. Les manœuvres en ville sont rendues délicates, ce qui explique le degré de destruction matérielle que la progression des troupes russes a entraîné systématiquement, avec une quantité impressionnante de bâtiments détruits ou à tout le moins éventrés.

Outre de réels problèmes de communication dans une armée russe où il s'est avéré que de nombreux soldats ne savaient même pas, au lancement de l'invasion, quels étaient les objectifs de guerre, le conflit a aussi révélé des problèmes de coordination des troupes russes, notamment dans la conduite des combats en milieu urbain.  Les sous-officiers, situés au plus près des combats et chargés de la bonne coordination des troupes, sont relativement peu nombreux dans l'armée russe, car ces dernières années, il n'a pas été mis à disposition de cette dernière le budget pour en former et en rémunérer un nombre suffisant en vue d'une attaque d'une telle ampleur. Les petites unités de soldats d'infanterie manquent donc de coordination et de réactivité sur le terrain, ce qui les handicape particulièrement en ville. Soldats qui pour beaucoup ne sont pas des militaires professionnels, et qui par ailleurs peuvent manquer de motivation, compte tenu du contexte de l'invasion. De fait, les soldats russes ne s'avèrent pas souvent « jusqu'au-boutistes », dans des environnements de combat où ils sont les premiers exposés au feu de l'ennemi.

En outre, l'armée russe s'est confrontée à l'importance de la résistance ukrainienne, largement peu anticipée par Vladimir Poutine. La quasi-immobilité des lignes sur le Donbass s'explique en grande partie par le renforcement de ce front, ces dernières années, par l'Ukraine. Mais même ailleurs, dans le nord, le sud et l'est du pays, l'avancée des Russes s'avère rapidement laborieuse, et cela pour plusieurs raisons. Depuis les évènements en Crimée et dans le Donbass en 2014, l'Ukraine a presque triplé son budget militaire, et entraîné des dizaines de milliers de réservistes. Organisés en bataillons de défense territoriale, ils sont équipés et formés au combat. Lors de l'appel du président ukrainien Volodymyr Zelensky à la résistance et à prendre les armes, des dizaines de milliers d'Ukrainiens ont rejoint les rangs de l'armée. Chez les civils également, on a pu constater de nombreux actes de résistance et de courage pour protester contre la présence et l'avancée des soldats russes (manifestations, marches, blocages de route...). Les ponts du Dniepr sont détruits pour ralentir l'avancée russe, et les Ukrainiens arrivent à saboter ou détruire une majorité d'infrastructures mobiles déployées par le génie civil russe. Une forme de guérilla se met en place, dans les villes, dans les villages, depuis les zones boisées qui servent de maquis, etc.

Enfin, autre élément qui a joué fortement contre Moscou, le soutien massif des Occidentaux à l'Ukraine : plusieurs milliards de dollars versés, des munitions, des fusils, et surtout du matériel antichar et anti-aérien, qui se sont avérés déterminants. L'appui des Américains est évidemment décisif. Sans surprise, leur soutien est d'abord matériel. Hormis des chars lourds et des avions de combat, que Washington et ses alliés se montrent réticents à céder pour ne pas être identifiés comme « co-belligérants », les États-Unis ont livré des missiles antichars portatifs (plus de 40 000), des canons, des drones suicide, des hélicoptères (vingt Mi-17), des missiles antiaériens portatifs (1 400 Stinger), des batteries de missiles sol-air, des véhicules blindés... Au cours des seuls six premiers mois du conflit, les États-Unis ont livré pour plus de 14,5 milliards de dollars d'équipements militaires à l'Ukraine, dont 12,5 milliards ont été directement prélevés dans les stocks de l'armée américaine – à titre de comparaison, le budget ukrainien de la Défense était d'environ 5 milliards de dollars par an avant l'invasion russe. À eux seuls, les États-Unis fournissent 70% de l'aide militaire occidentale. Le deuxième contributeur est la Pologne, suivie du Royaume-Uni ; la France se situe au onzième rang.

Le président Volodymyr Zelensky le reconnaissait lui-même, lors d'une visite du secrétaire d'État américain Antony Blinken à Kiev, le 8 septembre : « Nous n'aurions pas pu reprendre ces territoires [les environs de Kherson et la région de Kharkiv] sans l'aide des États-Unis. » Au-delà de la quantité, c'est surtout la qualité du matériel livré qui a permis aux troupes de Kiev d'arrêter les Russes, puis de reprendre l'initiative. De l'avis même de l'état-major ukrainien, la livraison de lance-roquettes multiples par le Royaume-Uni, la Norvège, l'Allemagne (neuf exemplaires de M270), et surtout par les États-Unis (seize Himars M142, modèle équivalent), a marqué un tournant, permettant de frapper le dispositif russe (dépôts, axes logistiques, etc.) jusqu'à 80 kilomètres de distance. La fourniture massive de munitions (800 000 obus de 155 mm, 144 000 de 105 mm, 85 000 de 120 mm...) a été également déterminante pour soutenir un front de 2 500 kilomètres, dont 1 300 sont considérés comme actifs. En plus de livrer du matériel militaire et de former des soldats, les États-Unis partagent avec l'Ukraine leur système de renseignement. L'opérateur Starlink, propriété d'Elon Musk, dit avoir livré, en six mois, entre 15 et 20 000 terminaux satellites en Ukraine, très utiles pour les militaires lorsque les réseaux de communication sont coupés. Avec les images des satellites d'observation nord-américains, Kiev dispose donc d'une vue d'ensemble du théâtre des opérations.

Guerre en Ukraine (2/2) : à ce stade, quelles leçons géopolitiques et militaires tirer du conflit ?
La comparaison des deux cartes, entre fin avril et fin août, permet de voir que le redéploiement de l'armée russe vers le sud n'a pas permis de gain territorial significatif. Seule Marioupol, sur la mer Noire, tombait définitivement le 20 mai. Entretemps, courant mai, les Russes, qui ambitionnaient d’opérer une jonction entre leurs troupes du Donbass et celles venues du nord-est, ont finalement dû supporter une contre-offensive sur Kharkiv et abandonné aux Ukrainiens la province éponyme. Une bonne chose pour l’Ukraine, car cette jonction voulue par la Russie aurait entraîné un encerclement (« chaudron ») des forces ukrainiennes stationnées sur le front du Donbass – Kramatorsk, où se trouve depuis 8 ans le QG des contingents ukrainiens du Donbass, était une cible clef des Russes.

La comparaison des deux cartes, entre fin avril et fin août, permet de voir que le redéploiement de l'armée russe vers le sud n'a pas permis de gain territorial significatif. Seule Marioupol, sur la mer Noire, tombait définitivement le 20 mai. Entretemps, courant mai, les Russes, qui ambitionnaient d’opérer une jonction entre leurs troupes du Donbass et celles venues du nord-est, ont finalement dû supporter une contre-offensive sur Kharkiv et abandonné aux Ukrainiens la province éponyme. Une bonne chose pour l’Ukraine, car cette jonction voulue par la Russie aurait entraîné un encerclement (« chaudron ») des forces ukrainiennes stationnées sur le front du Donbass – Kramatorsk, où se trouve depuis 8 ans le QG des contingents ukrainiens du Donbass, était une cible clef des Russes.

Quel bilan pour Vladimir Poutine ?

Autre problème qui est venu se poser à Vladimir Poutine pendant les premiers mois du conflit : de sa volonté de bannir le mot « guerre » de la propagande d'État – le président russe a toujours parlé d'« opération militaire spéciale » –, a découlé une impossibilité pour lui de mobiliser la totalité de ses forces disponibles. La Russie a donc dû recourir à des milices tchétchènes, ainsi que, de façon plus anecdotique, à des supplétifs armés syriens. Dans la mesure où la progression russe initiale ne s'est faite pour l'essentiel qu'à la faveur de l'effet de surprise et de la supériorité numérique des envahisseurs, et que l'armée russe est restée au début limitée (entre 100 et 200 000 hommes), l'occupation totale de l'Ukraine s'est rapidement révélée impossible – Washington estimait en effet à 500 000 le nombre de soldats qu'il aurait fallu mobiliser pour cela. En juin, le Parlement russe a supprimé la limite d'âge pour s'engager. Face aux difficultés, le Kremlin a annoncé, le 21 septembre, la « mobilisation partielle » de 300 000 réservistes. Deux jours plus tôt, les députés russes avaient adopté une loi prévoyant des peines de prison (trois ans) pour ceux qui refuseraient de répondre à l'appel. Le 5 septembre, Vladimir Poutine avait déjà ordonné au gouvernement de garantir aux engagés volontaires qu'ils pourraient retrouver leur emploi. Enfin, plusieurs sources issues de la société civile russe rapportent qu'une campagne de recrutement de détenus était en cours au début de l'automne.

En Russie, tous les hommes ayant effectué leur service militaire sont considérés comme réservistes, soit un réservoir théorique de 25 millions de personnes. Pourtant, la décision du 21 septembre a surtout été marquée par un phénomène massif de départs russes hors de la Fédération de Russie, pour éviter d'être envoyés combattre en Ukraine. Beaucoup ont trouvé refuge en Turquie, car il n'y a pas besoin de visa pour entrer dans ce pays. Vers les pays voisins, les aéroports, les postes-frontières et les routes ont été prises d'assaut pendant plusieurs semaines. Pour rappel, les Russes étaient déjà plus de 400 000 à avoir émigré au cours du seul premier semestre 2022, soit deux fois plus que l'année précédente – et le chiffre a évidemment gonflé après la mobilisation des réservistes. En outre, la mobilisation décrétée par Vladimir Poutine, signe d'une fébrilité de l'état-major et des problèmes de l'armée russe qui compte sur sa supériorité numérique pour l'emporter, est un pari militaire loin d'être gagné. En effet, les plus âgés des 300 000 réservistes concernés ont 65 ans, et sur le total des appelés, 5 000 seulement s'entraînent sur une base régulière.

L'ensemble de ces éléments a contribué à installer le conflit dans la durée, ce qui a accru les difficultés logistiques des Russes, lesquels avaient prévu une guerre-éclair. Pour transporter des hommes et du matériel, jusqu'au lancement de l'invasion la Russie bénéficiait de son vaste réseau ferré ; mais une fois en Ukraine, le ravitaillement des troupes se fait par camion. Or, la Russie manquait de camions, et ces derniers ont été contraints de multiplier les allers-retours et de s'agglutiner sur les routes pendant des semaines pour éviter la boue, et ce sur des centaines de kilomètres. Ce qui, nous l'avons souligné, en a fait des cibles faciles pour les lance-roquettes et les drones turcs TB2 utilisés par les Ukrainiens. Le ravitaillement, y compris de carburant, en a été considérablement ralenti, forçant les troupes russes à faire des pauses dans leur progression et leurs offensives. On a ainsi vu des scènes cocasses de chars russes abandonnés, soit parce que embourbés, soit parce qu'en panne d'essence, et récupérés ensuite par les Ukrainiens. Au cœur de l'été, l'Ukraine revendiquait avoir mis hors d'état quelques 1 500 chars de combat, 3 600 véhicules blindés, 750 pièces d'artillerie ou encore 210 avions, des chiffres considérables selon les spécialistes. À noter tout de même que les capacités du secteur militaro-industriel russe à refaire les stocks d’armement semblent quant à elle un point fort, pour l'instant, de la puissance occupante. Au contraire de l'Ukraine, très dépendante des Occidentaux pour se doter de matériel, et fréquemment à court de munitions.

À tous égards, le bilan pour la Russie est mauvais. Les premiers objectifs de guerre, à savoir la chute du gouvernement ukrainien, et pour cela la prise de Kiev, ne sont pas atteints, et ont même été totalement abandonnés dès la fin du mois de mars. Kharkiv et Marioupol ont été détruites, et pourtant, la première a finalement été abandonnée, en mai dernier ; Marioupol étant une clef dans la jonction entre le Donbass et la Crimée, l'obstination russe, mais aussi l'éloignement du port avec l'essentiel de l'armée ukrainienne, ont permis aux Russes de s'en emparer. Toutefois, dans le contexte de contre-offensive ukrainienne, le port d'Odessa, dont la prise aurait été un symbole fort et chargé d'histoire, n'est même plus une cible à court ou moyen terme. Il n'y aura donc pas de jonction avec la force russe stationnée en Transnistrie, une république sécessionniste de Moldavie. Quant à la ville de Kherson, seule capitale régionale à être tombée aux mains des Russes au début de la guerre, certes la contre-offensive ukrainienne s'est jusqu'ici révélée laborieuse sur cette ligne de front, les forces russes retranchées sur la rive droite du Dniepr y livrant depuis deux mois une âpre résistance. Toutefois, elle pourrait finalement être reprise dans les tous prochains jours ou les prochaines semaines – il y a deux jours les autorités pro-russes de cet oblast ont appelé tous les civils à quitter « immédiatement » la capitale régionale, face à l'avancée des forces ukrainiennes. L'objectif de prendre possession de l'ensemble de la côte désormais abandonné par Moscou.

En outre, le conflit, parce qu'il dure, coûte très cher à la Russie. D'abord humainement, puisque sur les 150 à 200 000 soldats russes déployés en Ukraine depuis février, on compterait, au bout de six mois, entre 20 et 30 000 morts, selon la moyenne des estimations des services de renseignement européens – le bilan officiel de l'armée russe n'établit que 6 000 morts dans ses rangs. Le Pentagone, qui agrège les morts et les démobilisés, affiche quant à lui le chiffre de 80 000 soldats mis hors de combat sur les sept premiers mois (morts, blessés, disparus, faits prisonniers), ce qui suppose plusieurs dizaines de milliers de blessés dans les rangs russes. En comparaison, la guerre d'Afghanistan de 1979-1989 avait fait environ 26 000 morts parmi les soldats soviétiques, et 20 000 parmi les forces du gouvernement communiste afghan. Le conflit, malgré une préparation solide du pays face aux sanctions diplomatiques et économiques de l'Occident – nous y reviendrons –, ne le conduit pas moins à l'isolement commercial dans lequel il est brutalement entré depuis plusieurs mois, ce qui ne peut manquer d'alimenter la grogne parmi la population russe.

Non seulement les objectifs fixés par Vladimir Poutine ne sont pas atteints, mais on peut également noter que l'invasion de l'Ukraine a – et annonce – au contraire des effets très contre-productifs sur le long terme pour la puissance russe. Sur le plan militaire bien sûr, avec une image dégradée. En effet, une fois passé l'état de choc de l'invasion initiale (état de choc qui a entraîné des réactions parfois disproportionnées dans d'autres pays, un peu comme si la Russie, en pénétrant en Ukraine, annonçait une invasion de toute l'Europe), il a bien fallu constater le bourbier dans lequel s'était mis l'état-major russe. De façon illustrative, une blague a circulé il y a quelques mois en Ukraine, selon laquelle l'armée russe, de deuxième armée du monde, serait devenue la deuxième armée d'Ukraine. Connues pour leurs interventions séquencées dans le temps, mûrement préparées, à la fois particulièrement violentes et efficaces comme en Tchétchénie et en Géorgie dans les années 2000, et la Syrie depuis 2015, les forces armées russes sont désormais vues comme faiseuses de guerre et de désordre, enlisées dans leurs dysfonctionnements tactiques et stratégiques, du fait entre autres de leurs difficultés logistiques et de la concentration des pouvoirs en haut de la chaîne de commandement.

Sur le plan politique également, le lent mais fertile travail de Vladimir Poutine pour, sur la scène internationale, rétablir la puissance diplomatique de la Russie et son aura, a été balayé d'un seul coup. La séquence de la colonne de blindés russes se dirigeant vers Kiev a évidemment été terrible pour l'image du pays. On en viendrait presque à penser qu'il a été bon, pour Poutine, que son armée ne parvienne pas à prendre Kiev. Car quel aurait été le sentiment général à la vue de blindés russes patrouillant dans une capitale d'Europe orientale, si ce n'est rappeler à tout le monde les heures sombres de la domination soviétique, lorsque les armées du Pacte de Varsovie venaient réprimer Prague, ou encore Budapest ? Déjà partiellement entamée par l'annexion de la Crimée en 2014, l'image de la Russie est désormais devenue catastrophique, et on ne peut que constater l'ostracisation dont souffre le pays, soit de la part de l'Occident, soit de la part des pays qui sont fortement liés aux États-Unis. Clairement, ce déficit de popularité est directement lié à la personne même de Vladimir Poutine, repeint en dictateur fou et impulsif par les médias occidentaux. De fait, le président russe a réduit le cercle de décision à peau de chagrin, et s'est ainsi progressivement isolé au cours des dernières années. Comme bien souvent dans les régimes autoritaires, la volonté de plaire au chef et l'impossibilité de le contester biaisent naturellement les informations qui lui parviennent. C'est pourquoi d'ailleurs le pouvoir russe avait si mal évalué l'état des forces russes à la veille du conflit, mais aussi celui des troupes ukrainiennes, et enfin l'état de l'opinion ukrainienne vis-à-vis de la Russie et de l'Europe de l'Ouest. Cela signait aussi l'échec des services de renseignement russes, qui avaient bien mal informé le pouvoir sur tous ces sujets.

Du fait de son isolement croissant, il résulte une dépendance toujours plus grande, et assez inquiétante pour sa souveraineté, de la Russie vis-à-vis de la Chine. Déjà le 4 février, en amont de l'invasion de l'Ukraine, Vladimir Poutine et Xi Jinping ont signé à Pékin un important accord stratégique insistant sur la coopération « sans limite » entre les deux pays. Plus récemment, le 15 septembre, en marge d'un sommet de l'Organisation de Coopération de Shanghaï (OCS) à Samarcande (Ouzbékistan), dans une Asie centrale inquiète du bellicisme russe, les deux chefs d'État se sont rencontrés pour la première fois depuis le début de la guerre en Ukraine. Vladimir Poutine y a reçu un soutien mitigé de son homologue chinois. La Chine est en effet peu encline à cautionner le principe de la guerre qui a été privilégié de façon inconsidérée par Moscou, alors que de toute évidence, les conditions n'étaient pas réunies pour obtenir une victoire rapide. Toutefois, les relations Chine-États-Unis favorisent depuis quelques mois une solidarité intrinsèque entre les deux superpuissances eurasiatiques. Suite notamment à la visite de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des Représentants des États-Unis, à Taiwan le 2 août, dénoncée par le pouvoir chinois. En outre, depuis le début de l'automne, le Parlement américain a remis une pièce dans la machine, en amorçant le processus d'adoption d'un Taiwan Policy Act qui renforcerait la reconnaissance d'autorités taiwanaises à part entière et une solidarité stratégique et militaire avec l'île, revendiquée par Pékin.

Outre le contexte particulier lié au statut de Taiwan, la dépendance croissante de la Russie vis-à-vis de la Chine est avant tout économique et financière. C'est le résultat, notamment, des multiples sanctions adoptées par les Occidentaux depuis février. Certes, les Russes s'y sont préparés depuis longtemps. Par exemple, anticipant leur exclusion de Swift, un réseau de communication interbancaire qui permet les virements internationaux entre banques, ils ont créé il y a quelques années un équivalent national pour pallier cette sanction. Quand on les a menacés de mettre fin au système de paiements internationaux par carte bancaire, ils ont créé leur propre carte (Mir), qui est utilisée par 90% de la population russe. En cela, les premières sanctions ayant suivi l'occupation de la Crimée en 2014 ont été un premier test grandeur nature pour chercher à renforcer la résilience de leur système économique et financier. La substitution aux importations consiste ainsi, depuis une dizaine d'années, en une grande politique du gouvernement russe visant l'autonomie – et leur capacité d'exportation agricole (blé, viande porcine, etc.) est en cela illustrative. Toutefois, les sanctions finissent par peser sur une économie fortement dépendante des exportations d'hydrocarbures vers l'Europe.

La dépendance vis-à-vis de la Chine s'accroît d'autant plus que les Européens eux-mêmes, qui prennent (les Allemands notamment) bien tardivement conscience de leur dépendance énergétique avec la Russie, se sont désormais engagés, certes laborieusement, mais tout de même franchement, dans une politique de rupture par rapport au gaz et au pétrole russes. Le fait le plus emblématique en est la suspension – qui pourrait bien s'avérer définitive – du projet de gazoduc Nord Stream 2, dont les travaux avaient commencé en 2018 et qui devait doubler les capacités d'approvisionnement en gaz de l'Allemagne par la Russie via la mer Baltique ; approvisionnement en grande partie assurée jusque-là par Nord Stream 1, mis en service en 2012 (et mis à l'arrêt depuis plusieurs mois). Enfin, le transport de gaz russe par les gazoducs traversant l'Ukraine est largement perturbé, alors même que le principal d'entre eux, Droujba, qui peut théoriquement faire circuler 140 milliards de mètres cube par an, fonctionnait jusqu'au 24 février à hauteur de 70 ou 80 milliards de m3Nord Stream 2 visait justement à le contourner. Pour rappel, la Russie fournit entre 40 et 50% du gaz consommé dans l'Union européenne, et cette part monte au-dessus de 50% pour l'Allemagne, la Pologne, la Lituanie et la Suède, voire à plus de 75% pour la Finlande, l'Estonie, la Lettonie, la Hongrie, la Roumanie, l'Autriche, la Tchéquie, ou encore la Bulgarie et la Slovaquie.

L'état actuel du front russo-ukrainien. Si l'avancée ukrainienne s'avère désormais laborieuse, après les gains territoriaux obtenus en septembre qui ont permis la libération de la quasi-totalité de la province de Kharkiv, on peut noter que c'est désormais l'Ukraine, et non la Russie, qui a pris l'initiative dans le conflit, et que les troupes russes sont désormais dans une posture délicate se résumant à préserver les acquis du premier mois du conflit.

L'état actuel du front russo-ukrainien. Si l'avancée ukrainienne s'avère désormais laborieuse, après les gains territoriaux obtenus en septembre qui ont permis la libération de la quasi-totalité de la province de Kharkiv, on peut noter que c'est désormais l'Ukraine, et non la Russie, qui a pris l'initiative dans le conflit, et que les troupes russes sont désormais dans une posture délicate se résumant à préserver les acquis du premier mois du conflit.

Une relation Russie-Ukraine durablement affectée : et maintenant, comment en sortir ?

Dans le sillage de la contre-offensive ukrainienne, les autorités pro-russes des régions ukrainiennes de Zaporijia, Kherson, Louhansk et Donetsk ont organisé, devant l'ampleur de l'avancée ennemie, des référendums d'annexion à la Russie, étalés du 23 au 27 septembre. Elles ont revendiqué, le 27 septembre au soir, la victoire massive (entre 87 et 100% selon les régions) du oui en faveur d'un rattachement à la Fédération de Russie. La légalité de ces référendums a été fermement dénoncée par Kiev et par la totalité de ses soutiens occidentaux et les organisations internationales. Sachant qu'en plus, les pro-russes ne contrôlent totalement aucune de ces quatre régions. Le 30 septembre, Vladimir Poutine signait le décret d'annexion en affirmant, depuis Moscou, que « les habitants de Louhansk, Donetsk, Kherson et Zaporijia deviennent nos citoyens pour toujours », et en agitant à nouveau la menace nucléaire. L'annexion devait, d'une certaine manière, venir justifier la mobilisation partielle décrétée quelques jours auparavant, puisque dès lors, toute progression de l'armée ukrainienne serait considérée par Moscou comme une agression du territoire russe. La réalité est que, outre de rendre les objectifs de guerre russes plus flous encore, cette « opération » juridico-politique, sans aucune valeur aux yeux du reste du monde et réalisée hors de tout cadre démocratique ou légal, apparaissait à peine comme une tentative désespérée de pérenniser les gains territoriaux russes, et était d'emblée décrédibilisée par la progression, lente mais de plus en plus inéluctable, des troupes ukrainiennes, notamment dans les régions de Donetsk et de Kherson.

Vis-à-vis de l'Ukraine à proprement parler, on ne peut, là encore, que constater l'échec flagrant de Vladimir Poutine. En effet, et cela était largement prévisible, quand bien même les objectifs militaires fixés par Moscou lors du lancement de l'invasion avaient été atteints, il est évident que le bilan politique, lui, ne pouvait être que catastrophique. Quelle que soit l'issue militaire, le peuple ukrainien ne pouvait sortir de cette séquence que marqué au fer rouge d'une détestation, d'une méfiance viscérale de la Russie. Non seulement l'armée ukrainienne a affiché une résistance à laquelle personne ne s'attendait, mais surtout, les habitants aussi ont résisté, comme l'ont illustré ces images d'Ukrainiens grimpant sur des véhicules blindés ou bloquant l'avancée de tanks russes, ou manifestant contre l'occupation. Une situation qui oblige les Russes à mobiliser beaucoup de soldats pour l'occupation – y compris dans la partie orientale du pays, où ils croyaient que cela serait plus facile. Politiquement, le président Zelensky sort de cette séquence considérablement renforcé, repeint – à grand coup d'une communication finement menée – en chef de guerre et leader de la résistance, proche du peuple (à contre-courant de l'image d'un Vladimir Poutine isolé, froid et hautain dans son grand bureau). Enfin, le 28 février 2022, soit quatre jours seulement après le lancement de l'invasion, Kiev déposait en urgence, très officiellement, une demande d'adhésion à l'Union européenne – autrement dit, exactement la destinée politique que Poutine ne souhaite pas pour son voisin. Décision symbolique forte, le 27 mai 2022, c'est-à-dire trois mois après le début de l'invasion russe, la dite Église orthodoxe ukrainienne, seule branche des Églises ukrainiennes restée rattachée jusque-là au patriarcat moscovite, a rompu tout lien avec ce dernier.

Ce sentiment anti-russe, et par contrecoup pro-occidental, a déferlé immédiatement sur toute l'Europe orientale. Dans la foulée de l'Ukraine, la Moldavie et la Géorgie, toutes deux concernées par des conflits gelés où sont mêlées des troupes « d'interposition » russes, déposaient le 3 mars dernier une demande d'adhésion. Le 23 juin, l'UE reconnaissait même à l'Ukraine et à la Moldavie le statut officiel de candidat, laissant pour l'instant Tbilissi en attente. Pire, le 18 mai de cette année, la Finlande et la Suède, qui avaient adopté un statut strictement neutre depuis la Seconde Guerre mondiale – la voie dite de la finlandisation avait même été citée en exemple, il y a encore quelques mois, par de nombreux experts pour l'avenir géopolitique de l'Ukraine, comme éventuelle porte de sortie pour éviter une rupture diplomatique avec la Russie –, ont déposé (à la faveur d'un retournement brutal de leurs opinions publiques) une candidature conjointe d'adhésion à l'OTAN. Le protocole d'adhésion a été signé le 5 juillet, et pour l'instant, seuls la Hongrie et la Turquie ne l'ont pas encore ratifié, cette dernière accusant les deux pays nordiques de protéger des combattants kurdes du PKK et du YPG, considérés comme des groupes terroristes par Ankara.

Ainsi, en seulement quelques jours d'invasion, Vladimir Poutine comptait déjà deux exploits à son actif : il a rendu à l'OTAN sa raison d'être – rappelons-nous des critiques formulées en son temps par le président américain Donald Trump (qui voulait voir les États-Unis se désengager de l'Alliance atlantique), ou encore les prédictions d'Emmanuel Macron (qui évoquait « la mort cérébral de l'OTAN » en 2019). Et il a amené l'Union européenne à se transformer en organisation capable de fournir de l'aide militaire à un pays étranger. En trois jours seulement, le 27 février dernier, sous l'impulsion de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, et du chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, les ministre des Affaires étrangères des Vingt-Sept ont adopté une aide de 450 millions d'euros pour financer l'envoi d'armes létales (pouvant inclure des avions de chasse) aux forces ukrainiennes pour résister à l'agression russe, ainsi que 50 millions pour des équipements non militaires. Une aide qui est venue s'ajouter au soutien massif des Américains, déjà évoqué plus haut. Dans la foulée, outre les sanctions financières et économiques contre la Russie, déjà décidées précédemment, la Commission annonce l'interdiction de l'espace aérien de l'UE à tous les avions russes ou contrôlés par des compagnies russes, et l'interdiction de la diffusion des médias russes Russia Today et Sputnik, afin de bloquer leur campagne de désinformation.

Avec un peu de recul, on peut d'ores et déjà constater que le bilan de l'invasion russe n'est donc pas d'avoir remis sous sa botte un voisin gênant considéré comme partie intégrante de son espace « naturel » de domination, mais une multiplication des sanctions économiques et commerciales, un échec militaire cuisant qui met en lumière les fragilités de l'arme russe, un retournement (peut-être irréversible) des opinions publiques est-européennes (et en particulier ukrainienne) vis-à-vis de Moscou, et enfin, un énième élargissement de l'OTAN aux frontières, voire de l'UE à plus long terme. Vladimir Poutine s'est « coincé » avec des objectifs de guerre inatteignables, qui ont d'ailleurs changé depuis le redéploiement des troupes engagées dans le nord du pays. Après avoir espéré pouvoir afficher une reprise totale des régions russophones pour les commémorations de la fin de la Seconde Guerre mondiale, le 9 mai dernier, il est désormais réduit à viser maintenir les gains territoriaux initiaux. Pire, maintenant qu'il a proclamé le rattachement de quatre provinces ukrainiennes à la Fédération de Russie (en plus de la Crimée qui avait déjà été annexée en 2014), Vladimir Poutine s'est lié les mains, et a par ailleurs considérablement réduit sa marge de négociation pour la suite. En effet, comment justifier de revenir sur cette annexion dans le futur, si ce n'est – chose impensable pour le Kremlin à l'heure actuelle – par la reconnaissance par les Russes de leur échec sur le terrain militaire ?

Cette situation de blocage laisse ouvertes bien des hypothèses sur ce qu'il peut advenir à présent dans la politique intérieure russe. Les scénarios envisageables sont d'autant plus violents (révolution, putsch de palais...) que le régime est sclérosé et incapable de proposer une alternance qui lui permettrait de sortir de l'impasse par la voie des négociations diplomatiques – puisque Vladimir Poutine n'est plus considéré en face comme un interlocuteur crédible. Pour rappel, début septembre, le chef du Kremlin était visé par deux appels à la destitution, par deux groupes de députés municipaux, à Saint-Pétersbourg (envoi d'une missive officielle à la Douma) puis à Moscou (avec un courrier moins acerbe, mais directement envoyé à Vladimir Poutine). S'ils n'avaient aucune chance d'aboutir, ces appels reflètent la lassitude de la population devant une campagne militaire sans issue apparente. En outre, ils étaient illustratifs de la libération de la parole vis-à-vis de la gestion personnelle du conflit par Vladimir Poutine, puisque de façon très claire, l'appel à la destitution invoquait la faillite du chef de l'État.

La Statue de la République à Paris, drapée du drapeau ukrainien, en mars.

À ce stade, l'Ukraine compte 5,8 millions de réfugiés partis en Europe, et plus de 6 millions de déplacés internes liés au conflit. Ainsi que plusieurs dizaines de milliers de morts militaires (les estimations varient fortement d'une source à une autre) et entre 15 et 30 000 morts civils. Les cas de viols et d'exécutions arbitraires ont été nombreux depuis le début. Outre la destruction de la majorité de certaines villes comme Kharkiv ou Marioupol, plusieurs crimes de guerre et crimes contre l'humanité ont déjà commencé à être identifiés. Parmi eux, le plus connu à ce jour est sans doute le massacre de Boutcha, qui correspond à une série de crimes de guerre commis pendant l'invasion, entre le 27 février et le 31 mars, à Boutcha et dans région du nord de Kiev. Des meurtres de masse, des exécutions sommaires, des viols et des actes de torture contre les civils ukrainiens ont été recensés, et on estime le nombre de morts à 458 au moins à Boutcha, et à 1 314 au moins dans l'ensemble de la région de Kiev.

Il est désormais plus que temps d'amorcer un cycle sincère et sérieux de négociations – ce que ni la présidence russe ni celle de l'Ukraine ne souhaitent réellement à ce jour. De toute évidence, l'Ukraine est dans son droit quand elle prétend que ses troupes ne feront pas machine arrière ni même ne lèveront le fusil tant que les territoires annexés illégalement par la Russie ne seront pas récupérés. Le sentiment des Ukrainiens vis-à-vis de la Russie confine désormais à la haine, et les accords de Minsk de 2014-2015 sont désormais caduques. Ils le sont d'autant plus qu'aucune partie n'a jamais souhaité les appliquer, et pas plus l'Ukraine que les sécessionnistes. En effet, ces accords prévoyaient que Kiev adopte un « statut spécial », qui aurait donné une place particulière aux deux territoires sécessionnistes de Donetsk et Lougansk. Ces deux derniers auraient alors à la fois obtenu une autonomie officielle particulièrement forte, mais aussi participé de façon à part entière aux institutions nationales ukrainiennes, servant ainsi de « cheval de Troie » (du point de vue de Kiev) de la Russie poutinienne. Or, le gouvernement ukrainien souhaite préalablement désarmer les milices du Donbass, et y faire revenir de plein droit l'administration ukrainienne, avant de discuter sur le statut de ces territoires.

C'est sans doute en dézoomant le conflit et en amorçant des négociations à l'échelle continentale, qu'il sera possible d'envisager un retrait des forces russes et une paix durable. À la fois en garantissant l'intégrité du territoire ukrainien, et en donnant des assurances à Moscou sur sa propre sécurité, sur l'OTAN, sur les États-Unis. Avec l'Union européenne, ces deux pays peuvent également s'entendre sur un principe d'indivisibilité de la sécurité en Europe, selon lequel la sécurité des uns ne se fait pas au détriment des autres. (A priori, un statut de pays neutre, ou quelque chose s'en approchant, paraît être la seule garantie à cette fin, encore faut-il que l'Ukraine l'accepte.) Cette guerre, comme toutes celles qui ont suivi 1991, en ex-Yougoslavie ou en ex-URSS, illustre sur le long terme l'instabilité des frontières héritées des anciens empires ou grands ensemble politiques européens qu'ont été l'Autriche-Hongrie, la Turquie ottomane, la Russie tsariste puis soviétique, ou encore la Yougoslavie monarchique puis socialiste. Elle illustre également la crainte de la Russie de voir sa sphère d'influence réduite en peau de chagrin, comme le connut, à son échelle, la Yougoslavie puis la Serbie de Slobodan Milosevic, progressivement amputée de presque toutes les provinces « extra-serbes ». Toutes ces données doivent être prises en compte pour penser une paix réelle et durable.

Évidemment, un retrait (forcé ou non) de Vladimir Poutine de la vie politique russe serait l'occasion d'amorcer des négociations en ce sens, mais en attendant, c'est bien avec celui qui dirige son pays depuis plus de 22 ans qu'il faut parler. Et bien prendre en compte le fait qu'en interne, Poutine est considérablement affaibli. Car si les Russes entendaient parfaitement ses revendications en termes de sécurité, beaucoup s'opposent par principe à la guerre, notamment les plus jeunes dont la meilleure connexion à Internet leur permet de contourner la propagande officielle. (Et les fortes manifestations observées en Russie en février et mars pour s'opposer à l'invasion de l'Ukraine, violemment réprimées, ont illustré cette forme de résistance et d'opposition de la société civile, ainsi qu'une solidarité exprimée à l'égard du peuple ukrainien.) Lui offrir les garanties de la sécurité de son pays est peut-être la porte ouverte qui permettrait au président Poutine d'accepter de revenir sur l'occupation du sud-est de l'Ukraine. Rien n'est moins sûr, mais ne pas le proposer, c'est déjà échouer, et laisser la guerre se poursuivre.

Tag(s) : #International
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :