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Par Jorge Brites.

Siège de la Commission européenne, à Bruxelles.

Ce 9 mai marque la Journée de l’Europe… une Europe qui ne semble pas tellement avoir le vent en poupe ces dernières années : sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, faible participation aux élections européennes, montée des partis eurosceptiques, rejet de l’idéologie libérale qui guide le fonctionnement du marché intérieur, etc. Rares sont nos concitoyens capables de nommer les têtes dirigeantes de l’Union européenne, les membres de la Commission, les députés européen, la Haute représentante de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité… ce qui pose question, compte tenu du pouvoir de décision de tout ce petit monde. En ce jour de commémoration, nous avons choisi de nous pencher sur l’opportunité que l’Europe constitue à l’avenir l’horizon du champ politique.

Le continent européen est caractérisé, depuis au moins deux siècles, par le développement du concept d’« État-nation », c’est-à-dire l’idée d’un État culturellement et ethniquement homogène, dont les frontières correspondraient également aux frontières de la nation enfin rassemblée autour d’un récit commun, d’une langue, d’une religion, d’un amour de la patrie, etc. Les guerres napoléoniennes ont beaucoup contribué à la montée de ce fantasme nationaliste. Le Printemps des peuples en 1848 contre la domination des empires multiethniques comme l’Autriche des Habsbourg ou la Russie des Romanov, la montée d’un antisémitisme racial ou encore les révoltes et les guerres balkaniques contre l’Empire ottoman, sont autant d’évènements qui ont ponctué le XIXème et le début du XXème siècle, et les deux guerres mondiales n’en sont jamais que la logique extrême mise en pratique.
Le choc de la Seconde Guerre mondiale, de ses 60 millions de victimes à travers le monde et des génocides à l’égard des juifs et des Roms, ont forcé la conscience collective à revoir la lecture purement « nationale » des relations internationales. La création de l’ONU, la logique de « blocs » caractéristiques de la Guerre froide, et surtout la construction européenne à partir des années 1950, ont offert l’opportunité de concevoir, concrètement, le dépassement de l’État-nation comme seul horizon politique.

Siège de la Commission européenne, à Bruxelles.

Le rêve ancien d’une souveraineté européenne

L’idée que l’Europe (unie) puisse légitimer un nouvel horizon du politique, est nourrie par une longue histoire commune jalonnée d’une succession d’émiettements et de regroupements. Il est vrai que les regroupements des peuples européens ont été d’abord et avant tout liés à la domination d’un empire ou d’un régime autoritaire, tels que l’Empire romain, celui de Charlemagne, de Charles Quint ou de Napoléon Ier. Les ambitions impériales ou impérialistes d’Hitler ou de Staline signifiaient un asservissement d’une partie ou de la totalité de l’Europe, par la force ou par l’imposition d’une idéologie totalitaire. Aucun de ces projets de domination de l’Europe n’avaient évidemment un fondement démocratique.

L’Europe communautaire constitue un modèle plein de défauts, mais dont on peut au moins reconnaître la nouveauté, en voulant réunir des régimes de libertés et de représentation démocratique, une communauté de peuples et d’États. Elle vise à créer des liens de plus en plus étroits entre des peuples sans faire disparaître les États-nations qui la composent. Elle n’a pas été imposée à ces derniers, mais résulte d’un choix librement consenti entre plusieurs États membres. L’Union européenne n’est pas née d’une démarche militaire et forcée. Elle est le résultat d’un long processus dont elle constitue l’une des étapes vers, peut-être, une refondation du politique vers quelque chose de plus moderne.

L’Europe, telle qu’elle se bâtit depuis plus d’un demi-siècle, constitue la suite logique des idées paneuropéennes pacifiques qui ont été émises au cours de l’Histoire européenne par des philosophes, des hommes d’État ou des poètes. « Penser l’Europe », pour reprendre la formule du sociologue français Edgar Morin, est une préoccupation ancienne, et notamment penser l’Europe comme horizon du politique. Ainsi, le roi Henri IV (1553-1610) en France, inspiré de son ministre Sully, avait déjà le grand dessein de remodeler l’Europe pour qu’elle trouve la paix. On trouve là l’idée de dépasser les pays, la nation, la paix étant ce qu’elles ont échoué à imposer séparément. Ce grand dessein, évoqué dans les mémoires de Sully rédigées de 1620 à 1635, consistait dès cette époque à remodeler l’Europe en quinze États d’importance à peu près égale, sans intégrer la Russie, en imaginant des structures partagées, comme un « Conseil très chrétien de l’Europe » composé de six conseils provinciaux et d’un conseil général. Il imagine aussi une armée européenne commune. En d’autres termes, on trouve déjà l’idée d’un pouvoir supranational.

Plus tard et sur un autre continent, William Penn (1644-1718), fondateur de la province de Pennsylvanie en Amérique du Nord, proposa dans un Essay en 1693 l’instauration d’une Diète regroupant les représentants des pays d’Europe pour mettre fin aux guerres qui les déchirent, statuant à la majorité et disposant d’une armée. Encore une fois, on a en filigrane l’idée de paix, clé de voûte de la construction européenne dans les années 1950. Au XVIIIème siècle, l’un des trois ministres plénipotentiaires français présents aux conférences de paix d’Utrecht (qui préparent les traités mettant fin à la Guerre de succession d’Espagne en 1713), l’abbé (Charles-Irénée Castel) de Saint-Pierre publia entre 1713 et 1717 trois ouvrages très remarqués en leur temps : deux consacrés à un « Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe », et un troisième à un « Projet pour rendre la paix perpétuelle entre souverains chrétiens ». Il proposait ainsi une certaine idée de l’évolution de l’Europe et de la chrétienté. Le concept de paix perpétuelle est abondamment étudié à son époque. Il imagine une « Union permanente et perpétuelle entre les Souverains soussignés et s’il est possible entre tous les Souverains chrétiens, dans le dessein de rendre la paix inaltérable en Europe ». Ce projet permettrait d’établir une « Société européenne » dans laquelle les souverains seraient « perpétuellement représentés par leurs Députés dans un Congrès ou Sénat perpétuel dans une ville libre ». Le Sénat serait doté de compétences législatives, par exemple en rédigeant « les articles du Commerce en général et des différents commerces entre nations particulières ». Il serait aussi chargé de maintenir l’équilibre entre des puissances. « Cette Société européenne devrait veiller aux respects des règles communes, y compris par l’usage de troupes afin de rétablir la paix. Toute guerre serait interdite, à moins qu’elle ne soit décidée comme sanction militaire ».

Durant le siècle des Lumières, outre Voltaire et Rousseau qui évoquaient l’idée de grande république européenne partagée en plusieurs États, le philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804) fonda son « projet philosophique de paix perpétuelle » en 1795 sur une construction juridique de fédération d’États soumis à des lois communes. Le droit représentait pour lui le meilleur ciment de la paix. Quelques années plus tard, en 1814, le philosophe et économiste français Saint-Simon (1760-1825) publiait une brochure intitulée De la réorganisation de la Société européenne, ou il parlait de la nécessité de rassembler les peuples d’Europe en un seul corps politique, en conservant à chacun sur indépendance nationale ». Il suggérait alors la formation d’un parlement européen « placé au-dessus de tous les gouvernements nationaux et investi du pouvoir de juger leurs différends ». Les concepteurs de la Communauté européenne s’inspireront à l’évidence de certaines des dispositions de Saint-Simon, notamment en ce qui concerne le recours aux experts, par exemple au sein de la Commission européenne, puisque Saint-Simon considérait qu’« il faut plus faire confiance aux savants, aux économistes, aux juristes et aux techniciens qu’aux politiques ».

Dans Du Principe fédératif en 1863, l’économiste et sociologue français Proudhon (1809-1865) imagina une organisation fédérale de l’Europe. L’homme, selon lui, ne pourrait être heureux sur le plan social que dans un environnement qui privilégie une succession de fédérations jusqu’au niveau de l’ensemble de l’Europe. Selon lui, « la fédération est un contrat politique par lequel des unités autonomes s’obligent réciproquement et également les unes envers les autres pour un ou plusieurs objets particuliers dont la charge incombe spécialement alors et exclusivement aux délégués de la fédération ». Une confédération universelle lui semblait une idée contradictoire. L’Europe serait trop vaste pour une confédération unique, et ne pourrait former qu’une confédérations de confédérations. Il souhaitait donc « le rétablissement des confédérations italienne, grecque, batave, scandinave, danubienne, prélude à la décentralisation des grands États, et par la suite, du désarmement général ». Et d’ajouter : « Le XXème siècle ouvrira l’ère des fédérations, ou l’humanité recommencera un purgatoire de mille ans ».

Le XXème siècle, justement, si dévastateur, marqué par les pires atrocités en Europe, fût aussi celui qui donna naissance aux mouvements paneuropéens ainsi qu’à la réalisation concrète d’une communauté des pays d’Europe – au moins en Europe occidentale. L’homme politique français Édouard Herriot (1872-1957), chantre d’une Europe unie, s’éloigna après la Grande Guerre de la droite modérée et affirma le 10 janvier 1921 : « L’idée nationale […] était suffisante et nécessaire pendant la guerre… la guerre finie, celle-ci ne l’est plus ». Quelques années après, le président du conseil et ministre français des Affaires étrangères Aristide Briand faisait, le 5 septembre 1929 devant la Société des Nations à Genève, la proposition restée célèbre de créer un lien fédéral entre les États européens sans porter atteinte aux souverainetés nationales. Il avait l’intuitive conviction que la souveraineté des États ne cèderait pas aussi facilement face à l’exigence d’union ; c’est pourquoi il soutenait la nécessaire préservation des souverainetés par-delà le lien fédéral encore à créer.

Durant la Seconde Guerre mondiale, des propositions fleurirent alors même que le conflit se poursuivait. On peut ainsi relever la déclaration des mouvements de résistance européens le 7 juillet 1944 à Genève : « En effet, dans l’espace d’une seule génération, l’Europe a été épicentre de deux conflits mondiaux qui ont eu pour origine l’existence sur le continent de trente États souverains. Il importe de remédier à cette anarchie par la création d’une union fédérale entre les peuples européens. Seule une union fédérale permettra la participation du peuple allemand à la vie européenne sans qu’il soit un danger pour les autres peuples ». La guerre terminée sur la défaite du nazisme, l’ancien Premier ministre britannique Winston Churchill (1874-1965) relança l’idée européenne lors d’un fameux discours prononcé à l’Université de Zurich le 19 décembre 1946 : « Quel est le remède souverain ? Il consiste à reconstituer la famille européenne, ou du moins, autant que nous pouvons en reconstituer, et à lui fournir une structure qui lui permette de vivre et de croître en paix, en sécurité et en liberté. Nous devons créer un genre d’États-Unis d’Europe ».

L’Europe organisée va alors commencer à prendre forme. Un processus d’intégration par étapes va être enclenché à partir de 1951, inspiré de la déclaration Schuman du 9 mai 1950. La démarche proposée est alors fonctionnelle. Elle supposait un objectif final : une fédération européenne. Mais, si depuis les années 1950 et 1960, l’Europe a développé des politiques, mais l’Europe politique, en revanche, a toujours eu du plomb dans l’aile. L’échec de la Communauté européenne de Défense de 1952 et de la Communauté (politique) européenne de 1953, puis des plans Fouché des années 1960, ont aussi marqué l’échec de l’Europe à s’imposer comme nouvel horizon du politique. La Communauté européenne a permis une intégration économique avec ses institutions, son droit et ses politiques communes. Mais la préoccupation politique qui était l’un des objectifs initiaux de la construction européenne, a longtemps cédé le pas à de plus modestes orientations économiques. L’élection du Parlement européen au suffrage universel direct à partir de 1979 est certes venu accorder une légitimité plus démocratique à l’ensemble du projet, propice à l’émergence d’une vie politique fédérale, mais globalement, il fallut attendre la création de l’Union européenne en 1992 avec le Traité de Maastricht pour qu’une relance politique souffle sur la construction européenne et complète l’intégration économique.

Bâtiments du Parlement européen à Bruxelles.

Une souveraineté européenne improbable et l’autonomie relative des institutions

La construction européenne repose depuis l’origine sur une double légitimité, à savoir celle que lui confèrent collectivement les États qui y participent et la font vivre, mais aussi celle qu’elle tire du projet politique dont elle est le vecteur gravé dans le marbre des traités successifs ratifiés par les États membres et qui constituent sa « Loi fondamentale ». Entre ces deux ordres de légitimité, il ne peut y avoir que conciliation, non hiérarchisation. Les États, réunis au sein du Conseil européen et du Conseil des ministre, sont bien, aujourd’hui, collectivement, l’autorité suprême de l’Union en matière constitutionnelle, législative, voire exécutive ; mais leur action se trouve encadrée et limitée par les dispositions des traités qu’ils ont ratifiés et du droit communautaire qui en est dérivé. À plus long terme, l’enjeu reste l’émergence d’une légitimité politique de l’Union plus autonome par rapport aux États, assortie d’une délimitation plus rigoureuse de leurs compétences respectives.

L’émergence d’une vie politique proprement européenne est rendue difficile par la faiblesse des enjeux européens dans les débats publics et surtout dans les médias, et par des mécanismes politiques complexes qui voient aujourd’hui encore leurs compétences partagées avec des instances intergouvernementales. Le Parlement européen constitue l’espace où une vie politique proprement européenne peut le plus probablement naître. Pour se rendre compte des perspectives qui en sortent, il faut cependant constater que le Parlement européen en son état actuel montre beaucoup d’insuffisances : vingt-cinq élections nationales ne font pas un scrutin européen. Si l’on regarde les dernières élections de 2019, on en retient trois enseignements : une participation toujours faible, une nationalisation des enjeux du scrutin, et une montée des forces souverainistes – mais sans empêcher l’éternel duo centre-gauche (PSE)/centre-droit (PPE) d’atteindre la majorité, donnant l’impression d’une vie politique sans clivage, amorphe. L’élection du parlement européen depuis 1979 aurait pourtant dû constituer l’amorce d’une légitimité paneuropéenne et d’une vie politique européenne. Pourtant, globalement la participation a constamment baissé jusqu’en 2004, et est restée depuis assez faible. La raison du désintérêt des Européens ne tient pourtant pas à l’institution elle-même – le Parlement de Strasbourg étant, selon toutes les enquêtes, l’institution à la fois la mieux connue et la plus appréciée des Européens. C’est donc ailleurs qu’il convient de chercher les raisons de l’indifférence, à la fois du côté de l’offre politique et du déroulement des campagnes pour un scrutin dont il est difficile de percevoir la dimension européenne, et du côté de la perception de l’action de l’Union européenne en général (Le projet européen : agir pour convaincre, et non convaincre que l’on agit).

Plusieurs éléments d’explication : d’abord, l’influence du Parlement européen est peu visible, du fait notamment de la faiblesse de son articulation partisane avec la Commission européenne – dont le contrôle est généralement partagé entre le Parti populaire européen et le Parti socialiste européen. Plus spécifiquement, l’impact incertain des élections européennes sur la politique de l’Union européenne n’est pas favorable à la mobilisation des électeurs. En outre, cette assemblée européenne (et l’Union d’une manière plus large) offre un fonctionnement atypique, complexe et grâce à un consensus transnational (qui implique bien souvent des consensus sur une base transpartisane). Cette nécessité récurrente du consensus se prête mal à sa médiatisation et ne correspond pas aux traditions politiques de la plupart des États membres. Les multiples réformes des traités et la pratique institutionnelle ont certes induit une « parlementarisation » du système politique de l’Union, susceptible de le rendre plus familier aux citoyens, mais ce processus n’a pas été sans effet pervers. Il existe en effet un hiatus croissant entre un cadre institutionnel qui tend à s’apparenter à celui des États membres et une logique de fonctionnement qui reste spécifique à l’Union.

La « cogestion » droite-gauche est une donnée fondamentale de la délibération au sein du parlement européen. D’une manière générale, le processus décisionnel de l’Union requiert de la part du Parlement européen des majorités fluides, qui varient selon les procédures, les politiques concernées et le contexte global de négociation. L’assemblée n’a jamais présenté de majorité stable. Certaines configurations sont néanmoins récurrentes. Dès les origines, un clivage entre groupes pro et anti-européens s’est imposé. Dans les années 1980, il s’est renforcé – les groupes PSE et PPE ayant pris l’habitude de voter massivement ensemble et d’assumer la « cogestion ». Trois éléments peuvent être avancés pour l’expliquer. On peut, en premier lieu, arguer des contraintes procédurales, et notamment de l’obligation faite à l’assemblée de réunir la majorité de ses membres, et non celle des votants, en matière législative et budgétaire. Il faut, en second lieu, prendre en compte la logique institutionnelle de l’Union, qui pousse les institutions à trouver du consensus entre elles et en leur sein. En raison de la multiplicité des pouvoirs de veto, la recherche du compromis est indispensable à chaque niveau de la décision. On doit souligner, en troisième lieu, l’existence d’une certaine convergence de vues entre les deux principales familles politiques sur l’intégration européenne – qui résulte de leurs initiatives conjointes – et sur certaines de ses actions tels que le marché intérieur, les aspects institutionnels ou encore la Politique Agricole Commune.

Affiches électorales à Paris, pour les élections européennes de mai 2019.

Quelle politisation partisane des institutions communautaires ?

Ceci étant dit, on pourrait imaginer que la coopération des groupes social-démocrate et démocrate-chrétien ne s’oppose pas nécessairement à des formes de politisation du fonctionnement du Parlement européen. Durant la législature 1994-1999, on a ainsi constaté que lorsqu’un accord au centre n’était pas possible (dans environ un tiers des cas), la majorité alternative était généralement de droite – entre le Parti populaire européen et les Libéraux. Enfin, depuis 1999, les débats et les votes à la majorité simple montrent que le clivage entre les deux principaux groupes est de plus en plus sensible sur les questions socio-économiques et sociopolitiques, pour lesquelles l’Union européenne et le Parlement disposent de compétences croissantes. Et le rôle désormais central du groupe libéral – qui constitue un groupe « pivot » – ne s’oppose pas à la perspective d’une bipolarisation, et donc d’une politisation, plus marquée de la délibération. Cette évolution pourrait se traduire par l’émergence de plusieurs coalitions alternatives, relatives à divers sujets et correspondant à différentes exigences de majorité, et par une politisation accrue des relations du parlement européen avec le Conseil des ministres de l’Union et la Commission européenne. Le choix d’un président de la Commission dont la sensibilité correspond au résultat des élections européennes – contrairement à ce qui avait prévalu en 1999 – en est un premier signe.

Mais ces perspectives d’évolution, de politisation par un renforcement et une bipolarisation du Parlement européen, serait incomplet si l’on ne revenait pas sur le rôle essentiel de la Commission, dont l’image reste celle de « technocrates de Bruxelles », c’est-à-dire d’une élite technocratique qui vise à s’emparer des leviers de commande du politique, sans qu’il ne s’agisse pour autant de politiciens. Cette image implique une prétendue séparation du domaine politique, qui serait réservé aux États, et du domaine technique, qui serait géré par la Commission. En réalité, l’Europe est déjà politique dans ses composantes, car cette distinction du technique et du politique revient à sous-estimer en profondeur l’impact de la construction européenne sur les identités et les pratiques des différents protagonistes. La donne nouvelle à laquelle nous nous trouvons confrontés, c’est en fait l’émergence d’un espace politique déterritorialisé. Jusqu’alors, l’action politique s’exerçait du local au national et du national au local, selon des modalités d’englobement qui instituaient un rapport de représentation entre citoyens et gouvernants en référence à des territoires bien délimités. Le politique avait trait à des identités modelées par une histoire dans des territoires intégrés.

L’Union européenne qui se profile aujourd’hui présente un tout autre modèle. Elle vise en effet à dégager un intérêt commun dont elle se veut le gestionnaire avisé, tout en tenant compte des intérêts distincts des pays concernés. De la sorte, la Communauté européenne est bien englobante et constitue un espace politique à part entière. En même temps, les conditions mêmes de la construction européenne impliquent le respect des contours nationaux. On a donc, plus qu’une politisation de l’Europe, une européanisation du politique. L’Europe comme nouvel horizon du politique, cela implique une révision de ce que l’on entend par « politique ».

En outre, l’espace politique européen englobe, mais n’intègre pas. Les souverainetés des États sont préservées – au moins à travers la codécision avec le Conseil des ministres de l’UE –, et avec elles les modes d’insertion territoriaux traditionnels. L’Europe se définit de l’extérieur, par ses lignes de frontière, et non de l’intérieur, par un marquage territorial spécifique. L’action politique à l’échelle européenne peut apparaître d’autant plus abstraite qu’elle est appliquée par les États membres et qu’elle semble abolir les considérations liées à l’histoire et à la durée, dans une sorte de mise à plat qui se veut globale et objective. Par exemple, les politiques régionales sont élaborées sur des critères purement statistiques. Même en ce domaine, le déplacement d’échelle dans le traitement des questions a pour conséquence une approche « délocalisée ».

Enfin, s’il y a une sorte de technicisation du politique, celle-ci est acceptée et assumée par les politiciens eux-mêmes. L’idée est que l’on ne gouvernerait pas l’Europe comme l’on gouvernerait un État-nation. La logique d’action imposée tant par la triangulation institutionnelle que par l’absence d’intégration territoriale induit une véritable sectorisation des problèmes. En l’absence d’un processus intégrateur conforme au paradigme étatique national, l’action politique européenne apparaît comme une confrontation permanente d’intérêts. Il ne s’agit pas ici de gouverner, mais d’harmoniser des démarches sectorielles en évitant de provoquer des ruptures irréparables. Si régime politique européen il y a, c’est celui de la négociation. Posés en termes communautaires, les réponses aux problèmes ne peuvent être considérées comme destinées à satisfaire tel ou tel électorat. Une vraie politisation du Parlement européen, et une Commission désignée par ce Parlement, auraient plus de chance de les rendre « responsables » devant les électeurs. Mais c’est encore loin d’être le cas aujourd’hui : on sent plutôt une responsabilité de résultats vis-à-vis des États membres.

L’existence non avérée d’un peuple et d’une opinion publique européenne

L’Europe offre un visage atypique du politique, où la compétence et surtout le compromis deviennent des instruments essentiels. Le contexte communautaire, le changement d’échelle et la déterritorialisation contribuent à transformer profondément les modalités de l’action politique. La propension à la spécialisation, l’interpénétration constante du politique et de l’expertise, les pratiques de négociation et le recours permanent au lobbying (Quand l’Union européenne, en mal de légitimité, s’expose au système de lobbying), tous ces processus contrastent avec les modes d’exercice traditionnels du pouvoir politique. En conséquence, l’idée même de gouvernementalité à l’échelle européenne, articulée sur une représentation démocratique des territoires qui composent l’Union, ne semble pas effective. L’émergence d’un corps électoral européen, et d’une opinion publique européenne, source de souveraineté politique de l’Union, aurait pour conséquence la normalisation de la vie politique de l’Union (dans le sens de son rapprochement des vies politiques traditionnelles nationales).

Adversaires et partisans du projet européen envisagent le plus souvent celui-ci en privilégiant implicitement le point de vue de l’État-nation : pour les uns, il constitue un empiètement intolérable de l’État-nation ; pour les autres, il en offre une forme élargie et plus propice à la prospérité et à la paix. Observer l’Europe en train de s’inventer, la penser dans son inachèvement, impliquent une extrême attention aux pratiques politiques et aux représentations qui leur sont consubstantielles. C’est dans cette optique que l’on peut s’interroger sur l’avenir des institutions européennes (leur politisation) et de l’Union européenne (son émergence ou non comme entité politique pleinement autonome). S’achemine-t-on vers un condominium d’États ou, à l’inverse, assistera-t-on à l’émergence d’une forme politique inédite, postnationale, voire post-Étatique ? Ce type de questionnements alimente les discours politiques sur l’Europe et les anticipations prospectives qui s’y font jour.

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