Par Jorge Brites.
Sous un soleil de plomb, nous longeons les murailles et contournons les vieux canons disposés çà et là. Notre guide, Irene, jeune étudiante kényane récemment diplômée en tourisme, nous fait la visite et nous explique dans le détail les luttes d’influence qui ont tant marqué la région de l’Afrique de l’Est durant plusieurs siècles, et dont le fort Jesus constitue l’un des plus évidents symboles. Durant plus de trois siècles, avant même la domination britannique, Portugais et Arabo-musulmans, sultanat d’Oman en tête, se sont livrés à de fréquents combats, avec ou sans la complicité des communautés locales. Le visiteur lambda marche à Mombasa sur les traces d’Ibn Battuta, de Marco Polo et de Zhang He, des noms qui en disent long sur l’importance commerciale et sur le caractère stratégique de la ville au fil des siècles. Toutes les batailles pour s’en emparer sont à l’origine du surnom swahili de la ville : « l’île de la guerre » (Kisiwa Cha Mvita).
Le siège de Mombasa mené à la fin du XVIIème siècle par le souverain Ya’rubid de l’Empire omanais, Saif I bin Sultan, contre le fort portugais est très représentatif de cette lutte d’influence. Sur un ton à la fois épique et dramatique, le 13 décembre 1698, il y a exactement 325 ans, une poignée de soldats portugais faisaient sauter à la dynamite le dernier coin du fort dans lequel ils se trouvaient acculés après plus de deux années de siège par les forces arabes. Retour sur cet épisode et sur l’histoire de ce monument-phare situé en marge de la vieille ville de Mombasa, au bord de l’océan Indien.
Le 7 avril 1498, il y a 525 ans, les navires du Portugais Vasco de Gama croisent les côtes de l’Afrique de l’Est, en route vers l’Inde et ses épices si précieuses. Dans la continuité des premières expéditions qui ont conduit les Portugais de Ceuta (1415) au Cap de Bonne-Espérance (1488), cette aventure marque le début d’une ère nouvelle, qui va durer plusieurs siècles et voir s’opposer pouvoirs portugais et arabes, avant que ne s’impose la domination britannique au XIXème siècle. L’histoire écrite du littoral africain de cette période de quatre siècles est essentiellement celle du commerce et de la conquête par des forces extérieures.
Dès le Ier siècle de l’ère chrétienne, la présence de commerçants yéménites est attestée en Afrique orientale. Leur activité principale : le commerce des épices, du bois, de l’or, de l’ivoire, des écailles de tortue et des cornes de rhinocéros… sans oublier celui des esclaves. Leur présence, ainsi que celle de marchands perses, va se métisser avec les cultures africaines autochtones pour donner naissance à la culture et à la langue swahili (de l’arabe sawahil signifiant « de la côte ») – aujourd’hui langue de travail de l’Union africaine et l’une des langues officielles du Kenya et de la Tanzanie, et langue maternelle d’environ quinze millions de personnes (deuxième langue d’environ 35 millions de locuteurs). À noter au passage que les Swahili, s’ils dominaient culturellement et commercialement la région, n’étaient pas les seuls habitants de la côte. On peut citer notamment les Mijikenda (ou les « neuf ethnies côtières »), des Bantous qui s’installèrent il y a six siècles dans les forêts sacrées (kaya) qui parsèment le littoral du sud du Kenya.
Au Xème siècle, la région de Zanj (qui correspond à la côte du Kenya et de la Tanzanie modernes) exportait vers l’Arabie et l’Inde des peaux de léopard, des carapaces de tortues, des cornes de rhinocéros, de l’ivoire, de l’or et surtout des esclaves. Les sites de Shanga, Gede, Lamu et Mombasa, ainsi que Zanzibar en Tanzanie, faisaient partie de ses principaux ports. Kilwa, à 300 km au sud de Zanzibar, marquait la limite méridionale de l’aire de navigation des boutres arabes. Pendant plus de 700 ans, jusqu’en 1450, la seule influence extérieure que connut l’Afrique subsaharienne fut celle du monde arabo-musulman.
Ruines de Gede, ancienne cité-État arabo-swahili, sur la côte du Kenya (2022).
L’arrivée des Portugais et les tensions avec les Arabes et les autochtones
Si on ignore la date exacte de sa création, Mombasa était déjà un port florissant au XIIème siècle. La ville s’imposa rapidement comme une étape importante sur les routes commerciales de l’océan Indien. En longeant les côtes du sud et de l'est de l'Afrique, en route vers les Indes, en 1497-1498, Vasco de Gama raconta avoir vu sur le delta du Zambèze des boutres chargés de poudre d'or. Les Portugais consolidèrent leur position dans la région par l'usage de la force et de la terreur au nom de la lutte du christianisme contre l'islam. Accostant avec leurs navires lourdement armés dans les principaux ports swahili, ils exigèrent leur soumission à la couronne du Portugal et le paiement de tributs annuels exorbitants. Les villes qui s'opposaient firent l'objet d'une répression féroce et leurs biens furent saisis. Zanzibar fut la première prise en 1503.
Vasco de Gama est le premier Portugais à débarquer sur l'île de Mombasa, en avril 1498. Deux ans plus tard, ses compatriotes revenaient et pillaient la ville, sans s'y maintenir de façon pérenne. Les Portugais jouent alors sur les conflits locaux pour étendre leur domination. En 1505, ils reprennent et pillent Mombasa à la faveur d'une alliance avec un port rival, Malindi, situé à une centaine de kilomètres au nord. À nouveau en 1528, Nuno da Cunha s’empare de Mombasa par la diplomatie, cette fois en s'offrant comme allié dans les conflits avec Malindi, Pemba et Zanzibar, avant d'en reprendre le contrôle par la force ; une nouvelle fois, Mombasa fut réduite en cendres.
Pour ne rien arranger aux affaires de la ville, s'ensuivent les incursions des Kamba venus de l'intérieur, puis les raids ottomans sur la côte swahili en 1585 et 1589. Ce dernier raid est, selon certaines chroniques portugaises, fortuitement conjugué avec l'arrivée, en pleine bataille, de membres de la tribu Zimba (ou Zamba) qui fuient la famine touchant l'intérieur de l'Afrique dans les années 1580, et qui suivent et pillent la côte depuis Pemba en direction du nord. Ce sont précisément ces attaques qui font prendre conscience aux Portugais de l'importance de mieux protéger leurs possessions situées au nord de la côte swahili.
En 1591, le roi de Portugal (et d’Espagne) Philippe Ier autorise donc la construction d'un fort sur l'ile de Mombasa : le fort Jesus. Son nom provient du fait que la flotte portugaise naviguait sous le drapeau de l'ordre du Christ. En 1593, son édification marque ainsi le désir des Portugais de s’installer de manière permanente. Ironie du sort, sa construction coïncide avec le début de la fin de leur hégémonie. Surtout, l’imposant édifice devint une cible symbolique pour les chefs rebelles et fut sans cesse assiégé, jusqu’à ce que les sultans d’Oman chassent définitivement les Portugais, en 1698. Théâtre des rébellions swahili, l’ouvrage changea de mains au moins neuf fois entre 1631 et 1875, quand il tomba sous le contrôle des Britanniques qui en firent une prison. Il est devenu un musée en 1960.
Ruines de Mnarani, ancienne cité swahili, sur la côte du Kenya (2022).
Fort Jesus, son édification et ses passages de main
De nos jours, au Kenya et en Tanzanie, des châteaux et des mosquées sculptés dans le corail s’égrènent le long de la côte, pour le plus grand plaisir des touristes. Fort Jesus, qui domine le port et la vieille ville de Mombasa, est le modèle du genre. Classé patrimoine mondial par l’UNESCO en tant que bien culturel, ses murs, d’un mètre d’épaisseur, sont ornés à l’intérieur de fresques, d’inscriptions en lettres romaines ou arabes, et d’éléments swahili qui, en plus d’embellir les lieux, figent dans la pierre toute l’histoire de Mombasa et du littoral. Son activité militaire a duré, au final, plus de trois cents ans.
Les travaux débutèrent le 11 avril 1593 pour s'achever en 1596. C'est un des plus beaux exemples de l'architecture portugaise du XVIème siècle. Construit sur une arête corallienne située sur le côté est de l'ile, le plan est un rectangle muni d'un cavalier servant de donjon, surplombant une esplanade fortifiée au nord-est (côté mer), et de quatre bastions.
Fort Jesus fut la dernière réalisation de Giovanni Battista Cairati, architecte milanais qui érigea des bâtiments dans toutes les colonies orientales du Portugal sous le règne de Philippe Ier, de Mombasa jusqu'à Goa. Caractéristique de l’architecture militaire de l’époque, le fort, à condition d’être bien gardé, était imprenable car les attaquants ne pouvaient s’approcher des murs sans tomber sous le feu croisé des défenseurs.
Entretemps est créé, en 1594, un comptoir qui vient s'ajouter à ceux de Sofala plus au sud et de Malindi plus au nord. Mombasa devient alors le plus important centre de commerce portugais de cette côte ce qui pousse le capitaine du donataire Mateus Mendes de Vasconcellos à en faire sa résidence, délaissant ainsi Malindi.
Le fort Jesus, à Mombasa, Kenya (2022).
Les relations entre les Portugais et le sultan de Mombasa Muhammad Yusuf se dégradent rapidement après le départ de Mateus Mendes de Vasconcellos. Le 15 août 1631, le sultan attaque par surprise la garnison du fort qui est massacrée tout comme la population portugaise de Mombasa (45 hommes, 35 femmes et 70 enfants). Les Portugais envoient une expédition pour reconquérir la place mais abandonnent après deux mois d'un siège qui aura duré du 10 janvier au 19 mars 1632. Le 16 mai de la même année, Muhammad Yusuf abandonne Mombasa pour devenir pirate. Le 5 août suivant, une petite troupe portugaise commandée par le capitaine Pedro Rodrigues Botelho, et venue de Zanzibar, atteint Mombasa et réoccupe le fort. Cette occupation s'étale jusqu'en décembre 1698 et permet en 1635 et 1648 d'effectuer d'importants travaux de rénovation et d'aménagement. En février 1661, les troupes du sultan d'Oman, Sultan bin Saif Ier, saccagent la ville mais n'osent pas s'attaquer au fort.
Le 13 mars 1696, une nouvelle expédition omanaise, ordonnée par Saif I bin Sultan, atteint Mombasa et entreprend le siège du fort. La garnison de ce dernier était constituée de 50 à 70 soldats portugais et de quelques centaines d’autochtones loyaux. Malgré une tentative de rompre le blocus, entre septembre et octobre 1697, par les frégates portugaises Santo António de Tanna et Nossa Senhora do Vale, le siège perdure jusqu'à l'attaque décisive du 13 décembre 1698, alors que la garnison est réduite à un capitaine, neuf soldats et un prêtre. Le 20 décembre suivant, une flotte portugaise parvient au large de Mombasa mais il est trop tard. Avec la conquête du fort, toute la côte de Zanguebar (c’est-à-dire le littoral swahili qui va du sud de la Somalie au nord du Mozambique actuels) tombe sous la domination des sultans d'Oman.
Grâce à une révolte des troupes africaines contre la nouvelle autorité, le Sultan de Pâté (sur l’île de Lamu, dans l’actuelle Kenya) remet le fort de nouveau aux Portugais le 16 mars 1728. Dès l’année suivante, en 1729, une révolte des habitants de Mombasa contre les Portugais conduit à un nouveau siège au mois d’avril, forçant la reddition de la garnison le 26 novembre. De 1741 à 1837, Mombasa constitue une cité-État autonome, puis repasse sous la domination du Sultan de Zanzibar, jusqu'à l'arrivée de la Compagnie britannique impériale d'Afrique de l'Est à la fin du XIXème siècle. Les Britanniques prennent possession du fort le 1er juillet 1895 et le transforment en prison jusqu'en 1935. En 1958, il devient parc national, puis musée accessible au public en 1962 géré par les musées nationaux du Kenya. Depuis le 12 décembre 1963, le Kenya est devenu indépendant et le musée est toujours géré par les musées nationaux du Kenya devenus institution publique kényane.
Le fort Jesus, à Mombasa, Kenya (2022).
Enjeu stratégique de la domination régionale : le commerce des esclaves, moteur économique et drame humain pluriséculaire
Si le contrôle des mers et de Mombasa étaient nécessaire à la domination commerciale entre l’Asie, l’Afrique et l’Europe, il est un commerce en particulier qui nourrissait la motivation des uns et des autres dans la région, et qui mérite qu’on s’y attarde par son ampleur et sa spécificité : le commerce des esclaves. Entre le VIIème et le XIXème siècle, les marchands arabes et swahili enlevèrent quelques quatre millions d’hommes, de femmes et d’enfants en Afrique orientale, qu’ils vendirent comme domestiques au Moyen-Orient ou pour travailler dans les plantations des provinces côtières de l’Afrique sous domination arabe. Dans la vieille ville de Mombasa, les motifs de chaînes sculptés sur les portes des maisons indiquent que leurs propriétaires pratiquaient ce commerce.
Au départ, les esclaves venaient d’échanges avec des communautés et villages de l’intérieur. À mesure que cette « industrie » se développa, les caravanes s’enfoncèrent au cœur de l’Afrique pour piller l’ivoire et capturer des dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants. Moins d’un captif sur cinq survécut à la marche forcée jusqu’au littoral. Si certaines esclaves se marièrent avec leur maître et devinrent libres, la très grande majorité d’entre elles et eux connurent une réalité autrement plus cruelle. Des milliers de jeunes garçons furent châtrés pour servir dans les maisons arabes, et on estime que 2,5 millions de jeunes femmes furent vendues comme concubines. La traite prit fin dans les années 1870, mais ce commerce perdura illégalement jusque dans les années 1960 et l’abolition de l’esclavage dans le sultanat d’Oman (en 1970).
S’agissant de la traite négrière menée au profit des puissances européennes, le circuit de l’esclavage passait par le Sahara, la mer Rouge, l’Atlantique et la côte de l’Afrique orientale. Entre le début du XVIème siècle et la fin du XIXème siècle, on estime à 18 millions le nombre d’Africains victimes de la traite ; deux millions étaient originaires de l’est du continent. Au plus fort de ce trafic, au XVIIIème siècle, aucune région n’avait été épargnée. En Afrique de l’Est, environ 50 000 esclaves faisaient chaque année l’objet d’un commerce. Au total, près de 600 000 esclaves transitèrent rien que par le marché de Zanzibar entre 1830 et 1873, date à laquelle un traité signé avec la Grande-Bretagne met fin à cette sinistre pratique. Si l’esclavage existait déjà en Afrique avant la colonisation européenne, celle-ci le transforma en véritable négoce, d’une ampleur inégalée par le passé. Son impact économique, social et psychologique changea à jamais le destin de l’Afrique.
La domination britannique dans la foulée de l’abolition de la traite négrière
Depuis leur pénétration dans la région au XVIème siècle, on l’a vu, la domination des Portugais ne fût jamais acceptée par les Swahili sans résistance. Outre les appels à l’aide aux Omanais, ils se soulevèrent à plusieurs reprises aux XVIème et XVIIème siècles. Les sultans d’Oman ne trouvèrent à leur suite pas davantage grâce aux yeux des habitants, qui confièrent Mombasa aux Britanniques entre 1824 et 1826. Une certaine tranquillité ne survint que lorsque Saïd ibn Sultan déplaça sa capitale de Muscat (Mascate, en Oman) à Zanzibar en 1832.
Mais une évolution économique structurelle marqua la région à l’époque et facilita la domination britannique : les plantations de girofliers établies sur la côte par le sultan créèrent un besoin de main d’œuvre, couvert essentiellement par… l’importation d’esclaves. Au XIXème siècle, les caravanes d’esclaves marquèrent donc l’apogée de la traite d’êtres humains. Mêlant l’habileté politique et la menace, les Britanniques poussèrent le fils de Saïd ibn Sultan, Bargach ibn Saïd, à interdire le commerce des esclaves. Cela inaugura la fin de la domination arabe sur la côte. Le traité d’abolition prévoyait que la Compagnie britannique d’Afrique orientale administre l’intérieur du pays, ce qui lui permit de construire la ligne de chemin de fer d’Afrique orientale. Les Britanniques reconnurent une bande littorale de 16 km de large comme le territoire du sultan et la lui louèrent à partir de 1887. Mombasa devint ensuite la tête de ligne du chemin de fer ougandais et la principale ville de l’Afrique orientale britannique. En 1920, lorsque le Kenya devint une colonie britannique à part entière, elle fut instituée capitale du protectorat britannique côtier. Le dernier sultan de Zanzibar la « restitua » aux autorités kényanes lors de l’indépendance, en 1963. À partir de là, la politique se recentra sur l’intérieur des terres. Mombasa, première ville de la côte et seconde du pays, fut écartée et sombra dans la torpeur.
Dans la vieille ville de Mombasa, Kenya (2022).
Mombasa et la côte, toujours dans une tradition et une culture de résistance
Depuis l’indépendance, Mombasa (et l’ensemble de la côte kényane en général) a constitué un foyer de résistance au pouvoir imposé « de l’extérieur » (à présent, le gouvernement de Nairobi). Les dernières élections générales l’ont encore illustré (Kenya : quel avenir et quels enjeux après l'élection présidentielle de 2022 ?), de même que les troubles réguliers qui s’y déroulent (parfois sur fond de communautarisme religieux). Ainsi, en 2013, le mouvement non autorisé séparatiste de Mombasa, le Mombasa Republican Council (Conseil républicain de Mombasa ou MRC), à l’origine du slogan Pwani si Kenya (« La côte n’est pas le Kenya »), a appelé les électeurs à boycotter l’élection présidentielle, invoquant entre autres raisons des problèmes de réforme agraire et de marginalisation économique. Au fil des ans, plusieurs de ses membres importants ont été emprisonnés. Le MRC poursuit néanmoins ses activités.
Les tensions à Mombasa ont été exacerbées en octobre 2013, quand le sheikh Ibrahim Rogo, un prédicateur musulman, fut tué par balles dans la ville. Ses partisans soutinrent que les forces de sécurité kényanes étaient impliquées dans son assassinat. Un autre religieux, le sheikh Abubakar Shariff Ahmed, fut abattu dans des circonstances analogues en avril 2014. La nervosité se répandit de nouveau en août 2017 dans les semaines précédant les élections générales très serrées, mais la violence en ville resta limitée. En 2022, en dépit de nouvelles suspicions de fraudes, peu de violences furent à déplorer. Souhaitons qu’à l’avenir, le surnom swahili de la ville de Mombasa, Kisiwa Cha Mvita (« l’île de la guerre »), que nous évoquions en introduction, ne nécessite plus de trouver sa justification dans l’actualité pour que les droits et les spécificités identitaires du littoral kényan soient respectés.
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L’extrait suivant est tiré de l’ouvrage Adieu Zanzibar, du romancier tanzanien Abdulrazak Gurnah (prix Nobel de littérature 2021), traduit en 2022 par Sylvette Gleize. Dans cette scène, qui se situe quelque part en Afrique orientale, Frederick Tuner explique à Pearce, son concitoyen anglais, le contexte de la colonisation britannique en cours entre l’Ouganda et le littoral.
Frederick sirotait son verre, tirant sur son cigare dans le silence environnant, et quand Pearce émit un petit grognement il prit cela pour un encouragement à poursuivre. « La ville a été plus ou moins à l’abandon pendant un siècle après la construction de Fort Jesus par les Portugais et leur transfert de tout vers Mombasa. C’était montrer bien peu de gratitude de leur part, quand on y pense. Et puis, il y a une quarantaine d’années, le sultan Majid de Zanzibar a eu l’idée lumineuse de redonner vie à la cité en en faisant une colonie de plantation. En théorie, il régnait naturellement en maître sur toute cette côte. C’est ainsi qu’il a envoyé sur place ses Arabes et une troupe de mercenaires baloutches, en même temps qu’un millier d’esclaves. Les récoltes furent excellentes une dizaine d’années durant, alors de nouveaux esclaves ont été envoyés en renfort, et les gens d’ici ont commencé à ratisser les environs pour s’en procurer d’autres. La ville est devenue prospère, d’immenses fortunes se sont constituées. Les Bohras sont venus faire du commerce, et vous savez ce que je dis toujours : si un marchand indien s’installe quelque part, vous pouvez être sûr qu’il y a de l’argent à gagner dans le coin. La présence des Indiens remonte à longtemps, ils étaient là avant que les Portugais ne viennent planter leur croix. On va jusqu’à dire que le pilote que Vasco de Gama a embarqué ici même pour atteindre Calicut était un matelot indien. Je veux bien le croire – ou plus vraisemblablement que c’était un esclave indien. Car tout passait alors par les esclaves, et même les esclaves possédaient des esclaves.
C’est dans ces années-là que la compagnie a déposé ses statuts et qu’elle a commencé à se mettre à l’ouvrage. Tout le monde a beau jeu de dire aujourd’hui qu’elle n’avait aucune chance, mais j’imagine qu’alors cela n’avait pas ce caractère d’évidence pour McKinnon et les siens. Sûrement pas, en tout cas, pour le sultan de Zanzibar. Je ne crois pas que le sultan ait été Majid à l’époque, j’en suis même certain. Peut-être était-ce Barghash, ou plus vraisemblablement celui qui lui a succédé, le dément Mahound, ou je ne sais trop bien. En tout cas, quel qu’ait été son nom, le sultan a voulu profiter des méthodes de travail et du savoir-faire des Britanniques, et il a demandé à la compagnie – ou quelqu’un en a fait la demande pour lui – d’envoyer un de ses dirigeants gérer sur place les plantations. Ce fut une grave erreur. La compagnie a dépêché un certain Tinkle-Smith, un nom dans ce genre, qui a immédiatement libéré les esclaves et proposé de remployer tous ceux qui désiraient prendre un travail rémunéré. Il a fixé le prix de la liberté et offert de verser cette somme à chaque esclave qui accepterait de s’engager auprès de la compagnie. Du coup, les esclaves ont déserté toutes les autres plantations, et la plupart se sont enfuis, ils ne voulaient plus travailler du tout. Ils sont partis dans l’intérieur et se sont mis en congé au lieu d’accepter le travail rémunéré que la compagnie leur offrait. À cette époque, même les esclaves savaient, dès la signature de l’accord germano-britannique délimitant les zones d’influence, que la souveraineté territoriale du sultan n’allait pas au-delà d’une quinzaine de kilomètres à l’intérieur du pays. Il leur suffisait donc de parcourir ces quinze kilomètres pour se trouver à l’abri. Résultat, les Arabes se sont appauvris. C’était il y a quelques années à peine, huit ou neuf ans, mais on peut voir un peu partout aujourd’hui les plantations désertées. Les fuyards sont peu à peu en train de revenir, cependant, et nous les installons sur les terres arabes laissées à l’abandon, non loin de la ville en direction du sud. Cela a semé la discorde, mais les Arabes n’ont guère pu que maugréer et déguerpir vers Mombasa. Et puis tout cela a rapidement pris fin, dès la proclamation du Protectorat en 95. […] »
Abdulrazak Gurnah, Adieu Zanzibar, éditions Denöel, 2005 (extrait p. 68-70).