Le 21 avril dernier avait lieu la journée du Grand Prix automobile au Bahreïn. Cet évènement « sportif » majeur a été l’occasion de multiples actions de protestation, des opposants au régime ayant tenté de profiter de la visibilité médiatique internationale du Grand Prix. Les rassemblements du 18 et du 19 avril ont constitué le point d’orgue de ce mouvement.
Et pourtant, cette contestation, qui s’inscrit dans la dynamique du Printemps arabe, n’a suscité aucune réaction de la part des diplomaties occidentales ou arabes. Il faut dire que dans cette petite île du Golfe Persique, où les médias étrangers ne peuvent se rendre et circuler librement, les manifestations, concentrées dans des villages de province, n’ont pu s’étendre à Manama, la capitale, où les dispositifs de sécurité ont été largement dissuasifs. La répression a été l’occasion de nombreuses entraves à la liberté de réunion et d’expression. Le 5 mai dernier, pas moins de 31 personnes ont ainsi été condamnées à quinze ans de prison pour avoir attaqué une patrouille de police (14 d’entre elles, en fuite, ont été condamnées par contumace). Plus précisément pour « homicide volontaire, rassemblement sur la voie publique et détention de cocktails Molotov ». Or, leurs avocats ont indiqué que leurs clients avaient plaidé non coupables, et que leurs aveux avaient été obtenus sous la contrainte.
Les derniers rassemblements en date, le 3 mai dernier près de Manama, ont à nouveau été dispersés. Et pas un mot de la part du Quai d’Orsay ou de l’Élysée. Quid de la volonté du chef de l’État de condamner les entraves aux libertés et aux droits les plus fondamentaux ? Quid de sa volonté de conditionner nos relations extérieures au respect de valeurs que nous considérons universelles : le respect de la personne humaine, la liberté d’expression ou encore le droit de réunion ? Le 22 janvier 2012, lors de son discours au Bourget, François Hollande déclarait : « Présider la République, c’est ne pas inviter les dictateurs en grand appareil à Paris ». Alors, que n’a-t-il refusé de recevoir, dès le mois de juillet suivant (deux mois après son élection !), le roi bahreïni Hamad II ? Certes, pas de tapis rouge devant l’Élysée, pas de grand apparat. Mais le Bahreïn reste très loin de la démocratie : le peuple n’élit pas ses représentants de manière juste et transparente, une oligarchie y réprime toujours une majorité confessionnelle discriminée, et des individus y sont emprisonnés et torturés pour leurs opinions. Lors de cette visite, pas un mot sur les droits humains. Le petit Bahreïn est-il est un pays si indispensable au succès de notre diplomatie et de nos échanges extérieurs, que l’on ne pouvait se permettre un seul mot sur la tragédie qui s’y déroule (sous nos yeux, et sous les yeux de l’armée américaine, qui possède une base navale sur cette île) ?
En dépit de sa taille (à peine 665 km²) et de son faible poids démographique (un million 250.000 habitants, dont 30 à 50% d’étrangers), ce petit îlot du Golfe a une importance stratégique capitale. Et c’est bien là son malheur.
De la tutelle britannique à la proclamation du royaume bahreïni : la démocratisation manquée
Historiquement, la situation géographique du Bahreïn en a fait dès l’Antiquité un pôle notable des échanges commerciaux de la région. Islamisé au VIIème siècle, l’île a été motif de luttes entre Ottomans et Portugais au XVIème siècle, et victime de l’ingérence de l’Oman et de la Perse au XVIIIème. En 1783 s’installe à sa tête la dynastie al-Khalifa. D’obédience sunnite en dépit de la prédominance du dogme chiite dans la population, cette famille royale occupe toujours le trône bahreïni à ce jour. Démunie face aux ambitions étrangères, l’île est contrainte de se soumettre, dès 1820, un traité de protection avec le Royaume-Uni, le premier d’une longue série qui consacre la domination britannique – les suivants seront signés en 1861, en 1892 et en 1951.
L’émirat bahreïni ne recouvre son indépendance pleine et entière que le 1er août 1971, après un référendum se prononçant en ce sens l’année précédente. Entre-temps, la découverte en 1932 de gisements de pétrole, notamment de ressources partagées avec le voisin saoudien, modifie le visage économique de l’île en précipitant sa modernisation technologique. Politiquement en revanche, la dynastie refuse l'ouverture. Après une courte parenthèse parlementariste de 1973 à 1975, les souverains bahreïnis successifs mettent en place un contrôle systématique sur la vie politique et répriment toute opposition. Les rivalités d’ordre confessionnel observées dans le monde arabe poussent le pouvoir à favoriser depuis longtemps les citoyens sunnites, en leur facilitant l’accès aux principaux postes administratifs, ou encore en ouvrant l’obtention de la nationalité aux immigrants arabes de confession sunnite. L’île n’a vu se succéder que deux souverains depuis l’indépendance : Hamad ben Issa al-Khalifa, dit Hamad II, est ainsi arrivé au pouvoir après le long règne (38 ans !) de son père Issa II (1961-1999).
L’île est reliée au continent par deux ponts : la Chaussée du Roi Fahd, construit entre 1981 et 1986 et qui mène en Arabie Saoudite (pour le plus grand malheur des Bahreïnis), et le Pont de l’Amitié Qatar-Bahreïn, bâti depuis 2008 et qui sera finalisé en 2015. Si le secteur financier et l’exploitation des ressources en hydrocarbures ont rendu le petit État très riche, les revenus sont inégalement répartis et l’essentiel de la manne pétrolière enrichit surtout la famille sur le trône. Un partie des Bahreïnis vit dans des conditions précaires, et accepte d’autant plus mal les injustices politiques, économiques et sociales qu’elle conteste la légitimité même de la dynastie al-Khalifa.
L’arrivée sur le trône de Hamad II en 1999 avait pourtant soulevé, pour beaucoup, l’espoir d’une ouverture du régime. À l’image d’un Bachar el-Assad en Syrie, d’un Mohamed V au Maroc et d’un Abdallah II en Jordanie, Hamad II fait partie de cette génération de jeunes dirigeants « éclairés », arrivée au pouvoir en 1999-2000 (après des règnes particulièrement longs et autoritaires) et qui, emprunte de culture occidentale, semblait apporter avec elle la démocratie, ou, à défaut, plus de droits et de libertés. À Bahreïn, cet espoir a même semblé se concrétiser lors du référendum de février 2001, à l'occasion duquel 98,41% des votants (pour 90,2% de participation) ont approuvé une Charte d’Action Nationale prévoyant la démocratisation du régime et une séparation des pouvoirs. Le Parlement était rétabli, les arrestations arbitraires et la torture abolies, et les prisonniers politiques libérés. Mais, à l’image d’un Bachar el-Assad qui revenait en 2001 sur le « Printemps de Damas », ces progrès ont été très vite interrompus. Dès le 14 février 2002, Hamad II promulguait, sans consultation préalable, une nouvelle Constitution. Le texte élevait l’île au rang de royaume, et restreignait considérablement les libertés publiques. Depuis, la moitié des membres du Parlement demeure arbitrairement nommée par le roi, et donc non-élue.
Dans ces conditions, les élections législatives d’octobre 2002 ont été boycottées par les deux grands partis historiques d’opposition, le Wifaq (islamo-conservateur chiite) et le Wa’ad (laïc de gauche). L’opposition a toutefois participé aux scrutins nationaux de novembre 2006 et d’octobre 2010. Ces deux élections ont consacré la domination, au sein de l’opposition, du Wifaq, ainsi que le déclin électoral du Wa’ad, et la montée en puissance de diverses petites formations à connotation religieuse plus ou moins forte, notamment le parti Al-Haq.
Les évènements de 2011 : de la Révolution à l’instrumentalisation des tensions interconfessionnelles
Alors que nos postes de télévision nous présentaient, en janvier et en février 2011, le succès des révolutions en Tunisie et en Égypte, ainsi que l’insurrection qui éclatait à partir du 17 février en Libye, certains mouvements de contestation dans le monde arabe ont fait l’objet d’une couverture médiatique beaucoup moins importante, soit parce qu’il s’agissait de pays moins touristiques et plus éloignés, soit parce que le contexte géopolitique ne nous invitait pas à nous y pencher avec plus d’intérêt. Le Bahreïn entre dans ces deux catégories.
La Révolution qui éclate à Bahreïn en 2011 a permis d’ôter le voile sur les tensions existantes entre le peuple bahreïni et la dynastie qui le dirige. Nourri de frustrations profondes qui trouvent leurs origines dans les politiques de discrimination visant la communauté chiite, mais aussi dans l’accaparement des richesses nationales par une famille royale totalement coupée du peuple, et dans l’incapacité du régime à se réformer, un mouvement de protestation sans précédent émerge au début du mois de février 2011, par contre-coup du Printemps arabe en cours en Tunisie et en Égypte. Il prend d'abord la forme de rassemblements timides. En dépit de la promesse du roi, le 11 février, de distribuer à chacun de ses sujets la somme de 1.000 dinars (environ 2.000 euros), la contestation se transforme, à partir du 14 février, en véritable mouvement de masse. Les revendications sont alors simples : la fin des discriminations dans l’accès à l’emploi dans les administrations publiques, la liberté d’expression et de réunion, des élections libres et transparentes, un Parlement et un gouvernement représentatifs, ainsi que la destitution du chef du gouvernement Khalifa ben Salman al-Khalifa, oncle du roi Hamad II. Symbole de l’autoritarisme du régime, ce dernier occupe alors le poste de Premier ministre depuis 40 ans, c’est-à-dire depuis l’indépendance.
Expulsés une première fois, les 17 et 18 février, de la place de la Perle où ils ont installé un sit-in, les manifestants reviennent occuper ce lieu central de la capitale dès le lendemain. Le pouvoir multiplie alors les annonces conciliantes : libération de 23 prisonniers politiques le 21 février, promesse d’un dialogue nationale le 25, remaniement ministériel le 26, et, début mars, annonce d’un projet de 50.000 logements, et mise en place d’un fonds de plusieurs milliards de dollars par le Conseil de Coopération du Golfe pour apaiser la grogne sociale. En dépit des promesses, le mouvement prend une nouvelle ampleur à partir du 13 mars, lorsque les manifestations réunissent jusqu’à plusieurs centaines de milliers de personnes. Les principales voies de circulation de la capitale sont bloquées, et une grève générale éclate. Les revendications des manifestants se radicalisent, certains ne se contentant plus de réclamer l’établissement d’une monarchie parlementaire, mais allant jusqu’à exiger la chute du régime et la proclamation d’une république.
Les leaders de la protestation s’attachent à modérer leurs propos officiels, et à ne pas réduire la contestation à un conflit entre majorité chiite (60 à 70% de la population bahreïnie) et minorité sunnite : ainsi, après des heurts, le 3 mars, entre les deux communautés, les sept principaux courants d’opposition (chiites, sunnites et laïcs) appellent à apaiser les tensions de nature confessionnelle et annulent symboliquement une marche prévue le 11 mars.
Face au succès massif et irrésistible du mouvement, le pouvoir opte pour le rapport de force et reprend l’initiative. Il décrète l’état d’urgence le 15 mars. La veille, l’Arabie Saoudite, soucieuse de préserver ses intérêts face à ce qu’elle croit être une manœuvre dissimulée de l’Iran, a envoyé, à l’appel de Hamad II, plus de mille soldats aider les forces bahreïnies à rétablir l’ordre – les Émirats Arabes Unis en enverront eux-mêmes 500 le 17 mars, et le Koweït quelques soldats le 22 mars. Le 16 mars, enfin, le roi interdit les manifestations, établit un couvre-feu et lance les forces de sécurité pour disperser les rassemblements. Les protestataires sont violemment délogés de la place de la Perle.
Le 17 mars, six leaders de l’opposition sont arrêtés, parmi lesquels Ibrahim Sharif, dirigeant sunnite du parti Wa’ad, et Hassan Mushaima, chef du parti radical chiite Al-Haq tout juste revenu d’exil. Le lendemain, les autorités détruisent le monument de la Place de la Perle (six colonnes arquées qui enserrent une boule blanche représentant une perle), devenu le symbole d’un mouvement qui ne devait faiblir qu’après la mise en place de check-points dans toute la capitale et la répression d’une énième manifestation, le 25 mars. Contrainte par les évènements de réduire ses doléances à une simple ouverture du régime (sans remise en cause de ses fondements monarchiques), l’opposition fait preuve, au cours de ces quelques jours de répression, d’une grande modération et d’une clairvoyance qui est tout à son honneur. Ainsi, le 30 mars, les leaders chiites appellent l’Arabie Saoudite à retirer ses troupes, mais aussi l’Iran (qui a dénoncé l’intervention militaire saoudienne) à ne pas s’ingérer dans les affaires du royaume.
Les semaines qui suivent la Révolution de la Perle sont marquées par une répression féroce à l’égard des anciens manifestants. Et l'indifférence de la communauté internationale, qui dénonce alors la répression en Libye et en Syrie, laisse la population bahreïnie coupée du monde. Le régime opère à partir d’avril une véritable « chasse aux sorcières », qui se traduit par des centaines d’arrestations et de disparitions d’opposants ayant manifesté (ou soupçonnés de l'avoir fait) : 1.900 personnes (d’anciens grévistes ou des manifestants) sont licenciées sur ordre du pouvoir, qui les qualifie de « traitres » à la nation et les considère comme des marionnettes à la solde de l’Iran – ce dont l’opposition s’est toujours défendue. La normalisation de la situation sécuritaire, consacrée par la fin de l’état d’urgence le 1er juin et par le retrait des troupes étrangères le 4 juillet, ne change rien au climat délétère qui perdure suite à cette lustration teintée de psychoses et, parfois, de ridicule – à titre d’exemple, certains programmes télévisés invitaient les téléspectateurs ayant reconnu des manifestants dans les images TV à appeler et à les dénoncer en direct. Des élus chiites démissionnent pour manifester leur désapprobation face à la répression ; les élections partielles destinées à les remplacer, le 24 septembre 2011, seront boycottées par l’opposition et entachées de fraudes.
Le pourrissement de la situation sécuritaire et l’incapacité de la monarchie à se réformer
Le 28 août 2011, le discours royal, dans lequel Hamad II dit accorder son « pardon » aux manifestants et réhabiliter les employés licenciés et les étudiants renvoyés au cours de la lustration, illustre une nouvelle fois le fossé d’incompréhension qui existe entre le régime, condescendant, et le peuple, dont les doléances restent lettre morte. Et la posture adoptée par le monarque s’avère, à ce titre, insuffisante pour restaurer la concorde nationale. Quelques rares manifestations sont même encore observées à Manama en juin, juillet et septembre de la même année, avec à chaque fois entre 10 et 30.000 personnes. Surtout, la contestation prend une autre forme, plus clandestine, plus sombre, moins glorieuse, moins visible, par la voie d’émeutes dans des villages de province, souvent chiites et assez pauvres. Les accrochages avec les forces de l’ordre se multiplient, entre août et octobre 2011, révélant un pourrissement de la situation sécuritaire. Aux bavures policières succèdent des manifestations de protestation, aisément réprimées. Du 15 décembre 2011 au 13 janvier 2012, les rassemblements se concentrent sur la voie de Budaya (autoroute majeure reliant la Place de la Perle, à Manama, à de nombreux villages chiites), mais ils sont à chaque fois dispersés par les forces de l’ordre, en dépit de leur ampleur croissante. Le 9 mars 2012, ce ne sont pas moins de 100.000 personnes qui manifestent sur cet axe routier, à l’appel du parti Wifaq et d’un dignitaire religieux chiite.
En mars, avril et mai 2012, la protestation profite de la visibilité offerte par le Grand Prix de Formule 1 organisé à Bahreïn, le 22 avril de la même année, pour multiplier les manifestations, réprimées par des interventions musclées des forces de sécurité. Comme cela a été dit précédemment, le pays a connu un scénario à peu près semblable en avril dernier, même si, cette fois, les autorités, désormais rôdées, avaient déployé un dispositif de sécurité conséquent. Entre les deux Grand Prix automobiles (celui de 2012 et celui de 2013), des manifestations d’ampleur nationale (et qui ont parfois abouti au blocage des grands axes routiers autour de la capitale) ont été observées dans le pays, à l’occasion du deuxième anniversaire du soulèvement de 2011 : le 25 janvier 2013 à Manama, ou en province du 12 au 15 février, suscitant de nouveau une vague de répression.
À présent considérablement affaiblie, la protestation ne semble pourtant pas devoir cesser : en 2012 comme en 2013, elle se caractérise par des accrochages réguliers – et souvent nocturnes – entre policiers et citoyens chiites (jeunes pour la plupart), en dehors de la capitale. À titre d’exemple, en 2012, des heurts ont encore entraîné la mort d’un adolescent bahreïni, le 28 septembre, et d’un policier, le 18 octobre, et, en février 2013, un policier et deux jeunes sont morts dans des accrochages dans des villages. Depuis début 2011, outre d’innombrables arrestations et de très nombreux procès arbitraires, la répression a fait au total des centaines de blessés, et provoqué la mort de 65 personnes (voire plus de 80, selon les estimations de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme), dont 35 au cours des seuls évènements de février et mars 2011.
Ce pourrissement sécuritaire est accentué par l’incapacité des autorités bahreïnies à réformer le régime. Elles cherchent à jouer la carte de la carotte et du bâton, en proposant (sans aucune crédibilité) une ouverture timide, tout en dispersant tout mouvement de rue et en dénonçant une soi-disant ingérence iranienne. Dès le 2 juillet 2011, un dialogue officiel s’ouvrait entre l’opposition parlementaire et la monarchie, représentée par le prince-héritier Salman ben Hamad al-Khalifa, héraut d’une ligne modérée au sein de la famille régnante. Mais l’obstination du pouvoir à ne voir derrière la protestation qu’un mouvement purement confessionnel manipulé par Téhéran rend impossible toute réforme réelle et sincère du système. C’est pourquoi le parti Wifaq s'est retiré de la table des négociations après à peine quinze jours de discussions. Beaucoup plus récemment, un nouveau « dialogue national » s’est ouvert, le 10 février dernier, en présence des partis d'opposition. Mais, en dépit de la nomination du prince-héritier au poste de premier vice-Premier ministre (c'était le 11 mars dernier), qui se veut un signe d'ouverture du gouvernement, le dialogue amorcé depuis quatre mois a peu de chance d’aboutir à une démocratisation réelle du régime. Le Premier ministre n’a pas changé, la moitié des membres du Parlement seront encore nommés par le roi lors des élections prévues en 2014, et surtout, la famille royale demeure persuadée qu’une ouverture trop franche des institutions politiques entraînerait à terme le renversement de la monarchie. Cette conviction motive parfois des mesures de répression à la limite de l'absurde, comme le décret émis le 5 mars dernier par le ministre du Commerce et de l’Industrie, qui interdit l’importation des masques en plastique inspirées de l’ouvrage « V for Vendetta ». Ces masques, devenus un symbole de la protestation à travers le globe et utilisés au sein du mouvement des Indignés en 2011, ou encore par le collectif de hackers activistes Anonymous, s’étaient multipliés parmi les manifestants bahreïnis. Plus dramatiques sont les atteintes aux droits humains et à l'intégrité physique des protestataires. Vendredi dernier, 10 mai, des milliers de partisans de l'opposition ont manifesté, à Daih, un village chiite, contre la torture dont seraient victimes des opposants en détention ; les protestataires arboraient le drapeau national et brandissaient des banderoles, scandant : « Manama, capitale de la torture ! »
Bahreïn au milieu du Golfe Persique : une situation qui consacre le blocage politique
Le mouvement protestataire, que le régime veut étouffer par la force et dévoyer en instrumentalisant les dissensions confessionnelles, persiste en dépit de mesures de contrôles excessives dans la capitale bahreïnie, et malgré une lourde indifférence de la part de la communauté internationale. Le silence occidental est motivé avant tout par des impératifs régionaux : à la présence de la Vème flotte militaire des États-Unis à Bahreïn, et aux menaces suscitées par l’irrésistible ascension de l’Iran, s’ajoute la proximité de l’Arabie Saoudite, à la fois gardienne du conservatisme réactionnaire wahhabite dans la péninsule, et désormais garante du maintien des Khalifa sur le trône bahreïni.
Le contexte régional et international était pourtant déconnecté des revendications politiques et sociales portées par le mouvement populaire. Un parlementaire chiite démissionnaire expliquait ainsi, en mars 2011 : « Ce mouvement vient de toute la jeunesse bahreïnie, nous aurons du mal à contrôler la situation. Et le silence de l’Occident est dramatique parce qu’il va favoriser une montée des extrémismes des deux côtés. Le pouvoir l’a bien compris, en essayant de transformer cette révolution d’inspiration démocratique en affrontement sectaire entre chiites et sunnites, alors qu’au départ cela n’a jamais été le cas. » La dynastie al-Khalifa n'en démord pas, en dénonçant l'action des services secrets iraniens. « Cela montre bien à quel point nos élites sont déconnectées de la société bahreïnie », commentait en mai 2013 Hassan, blogueur et manifestant de la première heure. Et ce dernier d'ajouter : « Si la révolution iranienne est un modèle pour nous, ce n'est certainement pas celle de 1979 mais bien celle de 2009 ! » Conscient de l’état délétère de la relation qu’elle entretient désormais avec le peuple (et que ne changeront en rien les pseudo-dialogues engagés avec les partis d'opposition), la dynastie al-Khalifa cherche à présent une autre voie qui lui permettrait de pérenniser son maintien à la tête du royaume.
C’est à ce titre que les diverses démarches amorcées par le régime depuis 2012 doivent être analysées. Ainsi, si la révision constitutionnelle ratifiée par le roi Hamad II au début du mois de mai 2012 octroie de nouvelles prérogatives au Parlement bahreïni, en termes de contrôle de l’action du gouvernement (et notamment la possibilité de voter la défiance du Premier ministre pour « non-coopération »), tant que la moitié des députés reste nommée directement par le roi, cette réforme ne peut s’avérer être qu’une mesure de façade.
De même, le sommet du 14 mai 2012, qui a réuni à Riyad les membres du Conseil de Coopération du Golfe pour discuter des prémices d’une union politique, économique et militaire, ne doit pas faire illusion : loin d’une volonté sincère de fédérer les peuples de la région, cette initiative est avant tout une tentative de légitimer l’ingérence saoudienne à Bahreïn, la dynastie des Khalifa désirant mettre la protection du régime entre les mains de l’Arabie Saoudite. Au risque de perdre une part de sa souveraineté, puisqu’en effet, si une union Arabie Saoudite-Bahreïn était effectivement proclamée, sans consultation préalable du peuple, elle serait à juste titre interprétée comme une annexion pure et simple de Bahreïn par l’Arabie Saoudite.
Les mouvements de protestation au sein de la communauté chiite d’Arabie Saoudite (10% de la population saoudienne, concentrée dans l’est du pays), en mars 2011 et en juillet 2012, de même que les rivalités persistantes entre Téhéran et Riyad, confirment aux yeux des dynasties bahreïnie et saoudienne leur interprétation des évènements de 2011, et confortent donc leur stratégie. Une stratégie qui se cristallise sur des enjeux géopolitiques, mais qui ne règle pas pour autant les difficultés réelles rencontrées par la population bahreïnie : un taux de chômage élevé chez les jeunes de confession chiite, des carences en infrastructures, en services publics et en équipements, etc. En Arabie Saoudite, plusieurs leaders religieux qui demandaient des réformes ont été arrêtés, et à Bahreïn, la répression s'est accompagnée d'un déchaînement de haine à l'encontre des protestataires. Le tout dans le silence insoutenable des diplomaties occidentales et arabes, pourtant les premières à dénoncer la répression en Syrie et l’instrumentalisation des tensions interreligieuses par le régime de Damas. Une différence de traitement également illustrée par la couverture médiatique à « géométrie variable » des médias vis-à-vis de la contestation bahreïnie, y compris la chaîne qatarie Al Jazeera, pourtant considérée comme l’un des relais majeurs des révoltes du Printemps arabe.
Pour Washington, mal à l’aise à l’égard d’une répression que ses impératifs géopolitiques lui dictent de tolérer, l’endiguement de la puissance iranienne se justifie par la politique de soutien de Téhéran aux différents courants armés chiites de la région – une stratégie qui accrédite la théorie d’un « arc chiite ». À peine l'administration Obama souffle-t-elle au régime de tendre la main à l'opposition, et c'en est déjà trop aux yeux de la famille au pouvoir. Ainsi, la porte-parole du gouvernement bahreïni a indiqué dimanche dernier (5 mai) que les autorités avaient vocation à adopter « des mesures diplomatiques » pour stopper les « ingérences » de l’ambassadeur des États-Unis, c’est-à-dire pour cesser « ses réunions répétées avec les instigateurs de la sédition » dans le pays (comprendre : certains leaders des manifestations), ces mesures n’allant bien sûr pas jusqu’à l’expulsion de l’ambassadeur. Seule puissance à avoir la capacité (et éventuellement la volonté) de modérer la posture des dynasties bahreïnie et saoudienne, les États-Unis n’outrepassent pas de « ligne rouge » diplomatique qui menacerait son réseau d’alliance régionale, et préfèrent passer outre les violations des droits humains, dans une région décidément trop sensible. Indubitablement, la dénonciation de la répression par l'Iran, au même titre que l'appui politique et militaire de l’Arabie Saoudite à la dynastie al-Khalifa, fait du tort à la démocratie bahreïnie.