Par David Brites.
Le 15 mars dernier, la Syrie fêtait bien tristement le deuxième anniversaire de sa Révolution. Le mouvement contestataire né en 2011 dans la ville de Deraa entrait alors dans sa troisième année, sans qu’aucune perspective sérieuse d’apaisement ne soit perceptible. L’offre de dialogue lancée le 30 janvier par le chef de l’opposition politique Moaz al-Khatib a été immédiatement rejetée, par Damas comme par les groupes rebelles. Et celles du chef de la diplomatie syrienne Walid al-Mouallem le 25 février et de Bachar el-Assad le 3 mars n’ont pas rencontré un meilleur succès. Une situation de blocage qui tient tant à l’incapacité de chaque camp à prendre définitivement l’ascendant militaire, qu’au jusqu’au-boutisme des deux parties, le régime refusant le départ préalable de Bachar el-Assad, et les insurgés persistant à affirmer que « la chute du régime ne se fera que par les armes ».
Pourtant, à l’aube de cette troisième année de révolte, plusieurs signes positifs étaient perceptibles, concernant notamment les forces de l’opposition syrienne en exil. Ainsi, le 3 mars, une commission électorale composée de 240 responsables de l’opposition élisait, depuis la Turquie, les 25 membres d’un conseil municipal pour la ville d’Alep, et les 29 membres d’un conseil provincial chargé de gérer les zones rebelles dans la province du même nom. Surtout, l’ensemble de l’opposition démocratique, rassemblée depuis novembre 2012 dans le cadre de la Coalition Nationale des Forces de l’Opposition et de la Révolution, désignait le 19 mars un « chef de gouvernement provisoire » en la personne de Ghassan Hitto, un cadre-dirigeant d’entreprise de haute-technologie qui a longtemps vécu aux États-Unis.
Cette Coalition Nationale réunit le Conseil national syrien, les Comités Locaux de Coordination (structures clandestines gérant en Syrie la mobilisation civile contre le régime), l’Armée Syrienne Libre, mais aussi d’autres courants qui s’étaient jusque-là tenus à l’écart du Conseil national syrien, comme le Conseil National Kurde. Et si la prédominance croissante des Frères musulmans au sein de la coalition est de plus en plus décriée, les représentants des principales milices djihadistes (le Front al-Nosra en premier lieu) en ont quant à eux d’emblée été exclus. À présent, Ghassan Hitto est chargé de former une équipe exécutive – on ignore encore si elle siègera en Syrie ou à l’étranger.
Les divisions et les atermoiements de l’opposition politique syrienne
Ce signal positif lancé par l’opposition a été immédiatement remis en cause par le réveil des antagonismes politiciens. Le 24 mars, c’est-à-dire cinq jours seulement après la nomination de Ghassan Hitto, Moaz al-Khatib démissionnait du poste de président de la Coalition Nationale qu'il occupait depuis sa création. Cette décision impose un premier constat : l’inconstance du leadership de l’opposition syrienne. Une inconstance déjà parfaitement perceptible avec le Conseil national syrien, qui avait vu se succéder, en un an et demi, pas moins de trois présidents : Burhan Ghalioun, de septembre 2011 à mai 2012, Abdel Basset Sayda, et, depuis le 9 novembre 2012, le chrétien Georges Sabra.
Créée tardivement, la Coalition Nationale était parvenue là où le Conseil national syrien avait échoué, c’est-à-dire au rassemblement de (presque) toutes les forces d’opposition. Mais voilà que moins de cinq mois après sa création, elle a déjà perdu son président. Un symbole si décrédibilisant et facteur de tiraillements – remplacer Moaz al-Khatib, figure modérée et consensuelle de l’opposition, s’annonce d’ores et déjà une tâche difficile – que les membres de son assemblée générale ont d’ailleurs rejeté cette démission, et les pressions ont sans doute été notables auprès de Moaz al-Khatib pour qu’il revienne sur sa décision. Il l'a finalement confirmée le 21 avril dernier, et a quitté formellement son poste le lendemain – George Sabra, chef du Conseil national syrien, assure l'intérim à la tête de la Coalition, en attendant qu'un nouveau président soit choisi d'ici la fin du mois de mai.
Il est d’autant plus étonnant d’observer cette inconstance politique que l'opposition en exil n’a qu’un crédit limité auprès des groupes qui luttent sur le terrain, ce qui devrait pousser ses membres à faire preuve d'un peu plus de sérieux et de cohésion. Ce manque de crédit est dû en premier lieu au fait que les rebelles demeurent persuadés que l'issue du conflit sera militaire et non politique. Ensuite parce que les exilés semblent très éloignés des réalités de terrain et donc des sacrifices des révolutionnaires qui ont pris les armes ou qui manifestent chaque semaine. En siégeant respectivement à Istanbul et au Caire, c’est-à-dire en dehors des zones de combat et même du territoire national, le Conseil national syrien et la Coalition Nationale confirment cette idée. Moaz al-Khatib lui-même n’a réalisé sa première visite aux territoires « libérés » du nord de la Syrie, en sa qualité de chef de l’opposition, que le 3 mars 2013, soit près de quatre mois après sa nomination.
Enfin, la rébellion voit dans les opposants en exil, souvent méconnus, un conglomérat de politiciens décidés à tirer profit de l’insurrection pour prendre le pouvoir, et leur absence de Syrie ou des camps de réfugiés aux frontières, où ils pourraient coordonner l’arrivée de l’aide humanitaire ou d'armes, conforte cette impression. Moaz al-Khatib, pourtant respecté pour son intégrité et pour son opposition de longue date au régime, n’échappe pas aux mêmes critiques quant à son manque de sincérité politique : l’explication qu’il a donnée à l’annonce de sa démission, à savoir qu’il souhaitait « œuvrer » à la Révolution avec une liberté qu’il ne pouvait avoir « au sein d’une organisation officielle », ne convainc personne. Si tel était le cas, alors pourquoi s’être porté candidat à ce poste, quelques mois auparavant ? Et comment œuvrer d’une façon plus efficace à la Révolution, si ce n’est en l’incarnant, à la tête de l’opposition à Bachar el-Assad ? Il y a évidemment quelques raisons plus troubles à sa décision. Lui-même a d’ailleurs évoqué des « lignes rouges » qui ont été franchies, sans préciser lesquelles.
Dès lors, il est possible d’émettre de nombreuses hypothèses, en se basant sur le rapport de force complexe existant au sein de l’opposition en exil, ou encore sur les derniers éléments géopolitiques liés au conflit syrien. Première hypothèse : le revirement de Londres et de Paris sur la question de la livraison d’armes aux rebelles pourrait avoir provoqué la décision de Moaz al-Khatib. Cette démission serait un coup de bluff pour que les Occidentaux, en échange de son maintien à ce poste, acceptent finalement de fournir des armes à l’Armée Syrienne Libre. Son appel auprès des États-Unis, fin mars, en faveur d’une protection des zones « libérées » du nord de la Syrie, conforte cette hypothèse, sans l’avaliser – les batteries de missiles sol-air Patriot déployées par l’OTAN à la frontière turque depuis janvier 2013 pourraient d'ailleurs assurer cette « protection ». Si tel était l’objectif de Moaz al-Khatib, il est pour l’instant complètement raté.
Une autre hypothèse, la plus en vue actuellement, voudrait que cette démission ne soit en fait que le reflet des rivalités croissantes qui existent entre le Qatar et l’Arabie Saoudite, principaux parrains (financiers) de l’opposition syrienne. La diplomatie qatarie appuierait ainsi, avec la Turquie, la mise en place du gouvernement provisoire syrien, alors que Riyad, hostile à cette idée, préfèrerait, au même titre que Washington, soutenir l’idée d’un dialogue avec Damas qui aboutirait à la formation d’un gouvernement d’union nationale. Au milieu de ces jeux d’influence, Moaz al-Khatib, défavorable à l’idée d’un gouvernement provisoire, aurait vu d’un mauvais œil la nomination de Ghassan Hitto, plutôt proche des milieux islamistes. En effet, le choix de ce dernier, résultat d’un consensus difficile, satisfait in fine essentiellement la branche syrienne des Frères musulmans, soutenue par le Qatar.
Autre hypothèse : face à la recrudescence de la violence et aux pouvoirs limités qu’il détient au sein de la Coalition – qu’illustre le désaveu qu’a connu son appel au dialogue en janvier 2013 –, c’est tout simplement le dépit qui aurait pu motiver la décision de Moaz al-Khatib.
Au final, c’est peut-être le croisement de l’ensemble de ces hypothèses qui explique cette démission, un certain dépit face à l’impuissance de la voie démocratique et du dialogue, face aux jeux de pouvoir politiciens et des puissances régionales, mais aussi un espoir : celui de motiver la livraison d’armes à la rébellion, et de sortir renforcé de cette crise.
Pourquoi un gouvernement provisoire est-il un moindre mal ?
Quelles qu’aient été les raisons de Moaz al-Khatib, sa décision révèle le manque criant d’unité que connaît aujourd’hui l’opposition politique syrienne. Elle a éclaté au grand jour moins d’une semaine après avoir enfin désigné un chef de gouvernement provisoire. Dans le sillon de cette démission-surprise, l’Armée Syrienne Libre a annoncé ne pas reconnaître l’autorité de Ghassan Hitto. Des membres de l’assemblée générale de la Coalition Nationale ont par ailleurs désavoué le nouveau Premier ministre. Un président démissionnaire, un chef de gouvernement contesté, voilà le leadership de la rébellion passée tout d’un coup de l’union à la désunion. Les opposants exilés ont perdu en quelques jours la fragile crédibilité gagnée cet hiver.
Pourtant, la formation d’un gouvernement provisoire n’est pas vide de sens. Avec ou sans Ghassan Hitto, elle ne l’est pas – car, finalement, les questions de personnes importent peu, même si on souhaiterait évidemment qu’elles ne changent pas tous les quatre matins. Elle ne l’est pas, et pourtant, elle rencontre de nombreuses hostilités. Parmi les personnes pressenties pour être nommées à la tête du gouvernement provisoire, nombre d'entre elles (Michel Kilo, Burhan Ghalioun, ou encore Riad Hijab) ont décliné le poste, disant vouloir privilégier un – futur ? – dialogue avec le régime de Damas et la constitution d’un gouvernement d’union nationale. Cette option, également soutenue par les États-Unis désireux du maintien d’un certain équilibre des forces dans le pays, est d’autant plus improbable que toutes les dernières offres de dialogue ont été rejetées de part et d’autre. Elle est surtout largement compromise par la montée constante des violences, de la haine et des rancoeurs dans le conflit. Et, même si un dialogue s’ouvrait, qui pourrait croire à la sincérité du régime syrien, qui s’en servirait évidemment pour temporiser, diviser l’opposition et tenter de sauvegarder son pouvoir sous couvert de démocratie ?
Un gouvernement provisoire aurait le mérite d'amorcer la création d'une forme d'administration capable de gérer les territoires « libérés » dans le nord et l’est du pays – encore faudrait-il imposer son autorité sur les groupes armés – et d'y assurer la distribution de biens de première nécessité. Il permettrait en outre de se poser en alternative au régime ; sa formation n’est par ailleurs, a priori, pas incompatible avec l’idée d’engager un dialogue avec Damas. Une autorité politique reconnue par l’ensemble des pays arabes et occidentaux, et qui siègerait en Syrie – un choix qui n’est pas encore confirmé – représenterait un symbole fort pour la Révolution. Voire une garantie accrue, pour les Occidentaux, quant à la traçabilité dans la distribution éventuelle d’armes. En attendant, la gestion des territoires « libérés » demeure sous le coup de l’autorité des milices insurgées. Les atermoiements font évidemment le lit des groupes djihadistes, qui sont largement plus réactifs dans l’aide aux populations et dans la mise en place d’une nouvelle administration. Le 10 mars dernier, plusieurs groupes islamistes, dont le Front al-Nosra, créaient un Conseil religieux, subdivisé en plusieurs administrations chargées de gérer les affaires courantes dans les zones « libérées » des provinces d’al-Hasakeh, de Raqqa et de Deir Ezzor. Des institutions semblables (des tribunaux islamiques, une nouvelle police, etc.) sont mises en place dans les zones contrôlées par les islamistes dans l'agglomération d'Alep. Les uns se perdent dans des discussions sans fin qui les décrédibilisent, et les autres s’organisent pour imposer leur gestion du territoire, et, à terme, leur vision de la société.
Et le choix des pays arabes d’octroyer à la Coalition Nationale le siège de la Syrie au sein de la Ligue arabe ne doit pas faire illusion : loin de traduire une montée en puissance de l’opposition en exil, il est avant tout illustratif des intérêts géopolitiques des pays du Golfe, Qatar et Arabie Saoudite en tête. En l’occurrence, cette décision concrétisée le 26 mars dernier et accompagnée de l’ouverture d’une ambassade de la Coalition à Doha, ne relève d’aucune forme de légalité sur le plan du droit international. À tel point que l’appel de Moaz al-Khatib, ce même 26 mars, pour concéder à la Coalition Nationale le siège de la Syrie à l’ONU, restera à n’en pas douter sans suite. Et, toujours plus, l’opposition politique paie ses atermoiements par une perte croissante de crédibilité sur le terrain. En témoigne le refus de l’Armée Syrienne Libre de reconnaître la nomination de Ghassan Hitto, pour échapper à son autorité comme au jeu politicien auquel se livre l'opposition en exil.
La crédibilité et les capacités de l’opposition, tant sur le plan intérieur qu’au niveau international, resteront embryonnaires tant qu’elle ne se donnera pas les moyens d’impacter positivement la réalité du terrain. Quelle valeur donner à des opposants qui tardent tant à s’organiser, alors que sur le terrain, le conflit a déjà fait entre 70.000 et 120.000 victimes et des millions de déplacés ? Quelle valeur donner à ces individus enlisés dans leurs tambouilles politiciennes, alors que la guerre et la privation ruinent ce pays, que les services publics de base et le patrimoine national sont mis à mal, que des épidémies frappent la population civile dans les zones de guerre, et que l'on assiste à une montée des haines interconfessionnelles ? Les craintes relatives à la prépondérance des Frères musulmans au sein de l’opposition ne sont évidemment pas infondées, et à l'heure où le Front al-Nosra prête allégeance à Al-Qaïda (c'était le 10 avril dernier), il n'est pas illégitime de s'atteler à freiner toute montée en puissance des forces fondamentalistes. Mais que cela soit fait vite, et dans la transparence. À trop se concentrer sur les Frères musulmans, dans les couloirs diplomatiques du Caire, d'Istanbul ou de Doha, on en oublie que les groupes armés d’essence djihadiste, bien plus inquiétants, progressent sur le terrain.
Nous finirons avec un simple élément de comparaison, bien que l’exercice soit toujours un peu réducteur. Lors de l’insurrection de 2011 contre Mouammar Kadhafi en Libye, il avait fallu en tout et pour tout deux semaines à l’opposition pour créer une structure politique chargée de la transition ; en Syrie, le Conseil national syrien a vu le jour au bout de six mois, et la Coalition Nationale plus d'un an et demi après le début du soulèvement. En Libye, un gouvernement provisoire était formé après cinq semaines de révolte ; en Syrie, un Premier ministre largement contesté a été désigné après deux ans d’insurrection – on oubliera le fait qu’il n’a toujours pas formé son gouvernement, qu’il ne sera peut-être jamais en capacité de le faire, et qu’aucune des instances politiques de l'opposition syrienne ne siège à l’intérieur du pays. Les situations diffèrent, certes, et le déroulement du conflit en Libye ainsi que du processus de transition en cours ne constituent pas des modèles, loin de là. Cette comparaison met toutefois en exergue une réelle lenteur de l’opposition syrienne à s’organiser, à capitaliser sur les succès de la rébellion et à imposer une vision ambitieuse de la Syrie post-Bachar el-Assad.
Si la Syrie a vocation à connaître un destin plus douloureux que celui de la Libye, alors les difficultés rencontrées actuellement dans la transition politique et sécuritaire libyenne laissent d’ores et déjà présager son lot de difficultés et un avenir bien trouble à ce peuple syrien qui a déjà tant perdu. Quand sera venu le temps du bilan, l’opposition en exil pourra toujours se réfugier derrière ce vieil adage politicien : « Responsable, mais pas coupable ! »