Par David Brites.
Elles ont clairement manqué de visibilité à l’échelle internationale, et pourtant, dans ce petit État de l’est de l’Afrique, elles représentent une expression assez exceptionnelle des mécontentements vécus par la population. Qui a entendu parler des manifestations contestataires importantes qui ont eu lieu à Djibouti, suite aux élections législatives contestées du 22 février dernier ?
Probablement pas grand monde dans l’Hexagone. Et pourtant, les autorités n'avaient pas hésité à réprimer violemment les rassemblements du 31 mai et à envoyer des centaines de policiers prendre le contrôle de la mosquée al-Rahma, épicentre du mouvement de contestation. Depuis, près d’une quarantaine de membres de l’opposition politique ont été arrêtés. Sur ce petit territoire où la France possède toujours une base militaire, héritage de la colonisation, on ne dénombre pas moins d’une soixantaine de prisonniers politiques détenus soit dans le centre de détention de Nagad, soit dans la prison de Gabode. Les autorités reprochent notamment à une partie de l'opposition d'avoir constitué une « Assemblée nationale légitime » en marge de l'Assemblée nationale. La Ligue djiboutienne des droits de l’Homme a depuis appelé le gouvernement à ouvrir le dialogue, en vain.
Alors que certains médias français et occidentaux – trop peu encore – ont daigné relayer la protestation réprimée depuis 2011 à Bahreïn, sous les yeux de la Vème flotte militaire américaine, il semblerait bon que la France se rappelle qu’elle stationne elle-même des soldats sur le territoire de cette petite dictature oubliée du monde qu'est Djibouti.
À l'origine de la « nation » djiboutienne : la colonisation française
Djibouti est doté d’une situation particulièrement stratégique. Situé au croisement des civilisations arabes et africaines, sur les bords de la mer Rouge, le pays a longtemps été partie intégrante de l’Abyssinie, bien qu’il ait également tissé des liens puissants avec les sociétés somaliennes, à l’est de la Corne de l’Afrique. La côte djiboutienne s’est vue très tôt abordée par des navigateurs méditerranéens, perses, indiens. En traversant le golfe d’Aden, les Arabes s’établissent dès le VIIIème siècle sur la côte est-africaine : ils y diffusent leur religion et pratiquent le commerce. Définitivement islamisé à partir du XIIIème siècle (création du sultanat arabe de Mogadiscio), le pays djiboutien demeure également très influencé par la culture éthiopienne. Cette double influence est encore palpable dans l'identité du pays.
Exploré entre 1859 et 1862 par une mission française, le Golfe de Tadjoura, qui fait face au Golfe d’Aden, est conquis en 1884 et devient officiellement une colonie en 1896, sous le nom de « Côte française des Somalis ». L’assise française est confortée par la fondation de la ville de Djibouti en 1888, même si l'épisode de Fachoda (1898) qui consacre la suprématie britannique au Soudan met un terme aux ambitions de la France de créer un empire s'étendant de Dakar à Djibouti. Entre 1898 et 1917, la construction d’un chemin de fer reliant la nouvelle localité djiboutienne à Addis-Abeba fait de Djibouti le premier débouché portuaire de l’Éthiopie, alors privée d’accès à la mer par les progrès de la colonisation italienne. L’Éthiopie et Djibouti sont envahis par l’Italie fasciste, respectivement en 1936 et en 1940, mais en sont libérés dès 1941 par les troupes britanniques. Djibouti retourne alors sous administration française.
Après un premier référendum en septembre 1858 qui maintient le pays sous souveraineté de la France, une deuxième consultation entachée de fraudes entraîne un changement de nom, la colonie venant à être rebaptisée, le 19 mars 1967, « Territoire français des Afars et des Issas », du nom des deux principales ethnies. Enfin, le 8 mai 1977, un nouveau référendum permet au peuple djiboutien de se prononcer en faveur de l’indépendance, à hauteur de 98,8% des voix exprimées. La République de Djibouti acquiert officiellement l’indépendance le 27 juin suivant. Elle n’a connu, depuis cette date, que deux dirigeants : Hassan Gouled Aptidon, et Ismail Omar Guelleh, tous deux issus de la tribu des Issas, proche des ethnies somaliennes.
De l’indépendance à la guerre civile de 1991-2001 : d’un dirigeant à l’autre
Dirigeant du Rassemblement Populaire pour le Progrès (RPP), le président Hassan Gouled Aptidon a dirigé le pays sans interruption de 1977 à 1999. Dès son accession au pouvoir, il interdit le principal parti d’opposition et instaure un régime de parti unique qui sort conforté des premières élections générales de 1981. Motivé par l’autoritarisme d’État, la guerre civile qui s’amorce en 1991 pousse le pouvoir à organiser des élections pluralistes. En est exclu le parti d’opposition ayant initié le conflit armé, le Front pour la Restauration de l’Unité et de la Démocratie (FRUD), né en pays afar (culturellement proche des ethnies éthiopiennes et érythréennes). Ahmed Dini, premier chef de gouvernement à l'indépendance, rentré dans l’opposition dès 1978, dirige le FRUD de 1992 à 2004. Les pseudo-réformes du pouvoir n’empêchent en rien le parti présidentiel de remporter largement toutes les élections.
En 1999, Hassan Gouled quitte la présidence de la République – il mourra en 2006 – au profit de son neveu et protégé, Ismail Omar Guelleh. Ce dernier remporte sans surprise l’élection présidentielle d'avril 1999. Accusé de clientélisme et de tribalisme (en faveur de l'ethnie des Issas), le nouveau chef de l’État est réélu en 2005, là encore sans surprise et au cours d’un scrutin sans enjeu réel. Au cours de son premier mandat, Ismail Omar Guelleh privatise le port de Djibouti, en 2000, et contraint les militants du FRUD à signer un accord de paix en 2001, mettant fin à une décennie de guerre civile.
Depuis cette date, le FRUD est membre de la coalition gouvernementale. Une collaboration qui participe à pacifier le pays mais qui cautionne, voire légitime, avec ce nouveau partage du pouvoir, un régime qui demeure très autoritaire et corrompu.
Si la situation sécuritaire s'est depuis normalisée, le mouvement du FRUD est désormais divisé entre une faction dirigée par Ali Mohamed Daoud et qui s'est rapprochée du pouvoir dès les années 1990, et une autre menée par Mohamed Kadamy Youssouf, qui poursuit la lutte. Entre ces deux voies, Ahmed Dini tente en vain de coaliser l'ensemble de l'opposition lors des élections législatives de 2003, au sein de l’éphémère Alliance Républicaine pour le Développement (ARD). Le déroulement tronqué du scrutin et la mort d’Ahmed Dini en 2004 mettent un terme à cette tentative.
Le pays djiboutien dans son environnement régional
Dans un contexte international qui les fait s’investir toujours plus dans la région des Golfes et dans la lutte contre la piraterie, les États-Unis ont ouvert en 2002 à Djibouti une base militaire navale de 1.800 hommes, à côté de celle déjà existante de la France, où stationnent 2.900 militaires de manière permanente. En 2011, une base navale japonaise comprenant 150 personnes y est également devenue opérationnelle. Les activités militaires sont déterminantes pour une économie djiboutienne qui reste très faible sur le plan agricole (3% des activités du pays) et demeure largement dépendante du secteur tertiaire, à hauteur de 80% du PIB. L’État reste le principal employeur national, alors que le chômage touche près d’un actif sur deux.
Djibouti a connu une forte croissance démographique dans les années d’après-Seconde Guerre mondiale. Composé de seulement 20.000 habitants en 1945, le pays en possède près de 150.000 lors de l’indépendance en 1977. Sur ses quelques 23.000 km² seulement, ce petit État (le 3ème plus petit d’Afrique continentale) compte à présent 900.000 habitants.
Les langues officielles sont le français et l’arabe. Toutefois, sont aussi reconnues (et massivement employées) les langues des deux principales ethnies, l’afar et le somali. Situé entre les ensembles culturels éthiopien et somalien, Djibouti est en effet partagé entre deux grandes tribus, toutes les deux majoritairement musulmanes.
- Les Afars sont majoritaires dans le nord et l’est du pays – trois millions d’Afars se répartissent entre Djibouti, l’Éthiopie et l’Érythrée
- Les Issas, concentrés dans le sud du pays et à Djibouti-ville (présents aussi en Éthiopie et surtout en Somalie), sont l’une des composantes des Dirs, un peuple somalien, et parlent une langue couchitique (Corne de l’Afrique).
Djibouti a adhéré à la Ligue arabe en 1977. Comme pour la Somalie trois ans auparavant, cet élargissement a fait débat au sein de la Ligue, certains de ses membres émettant des doutes sur la dimension arabe de la culture djiboutienne. Comme pour son voisin méridional, l’adhésion a finalement eu lieu au nom des liens lointains entre les peuples de la Péninsule arabique et ceux de la Corne de l’Afrique, notamment somaliens. Une minorité arabe, d’origine yéménite, est par ailleurs présente sur le territoire djiboutien.
La nation djiboutienne s’est construite sur l’équilibre assez tendu entre les deux principales ethnies du pays, entre monde somalien et monde éthiopien, et entre la civilisation arabe et une africanité incontestable, que les liens économiques et commerciaux avec Addis-Abeba confortent d’ailleurs.
Si l’histoire de la République de Djibouti est largement marquée par une domination des Issas sur les Afars dans les institutions nationales – une situation qui a dû motiver l’adhésion à la Ligue arabe –, les années 2000 ont toutefois permis un apaisement des tensions interethniques, au prix d’une guerre civile qui s’inscrit dans un contexte global d'instabilité et de guerres dans toute la Corne de l’Afrique. Persiste toutefois une frange dure du FRUD menée par quelques irréductibles, dont Mohamed Kadamy Youssouf, qui poursuivent leur résistance au régime.
Djibouti depuis la fin de la guerre : l’éveil politique de la société civile
Dans le contexte du Printemps arabe, des mouvements de protestation ont émergé à Djibouti le 28 janvier 2011. Le 1er février suivant, un rassemblement de grande ampleur prenait forme dans la capitale, avec pour objectif d’obtenir la chute du président en passe d’être élu pour la troisième fois consécutive suite à une modification de la Constitution supprimant la limite de mandats présidentiels.
Des manifestations estudiantines ont encore lieu les 5 et 6 février : des centaines de personnes se réunissent alors dans un stade de la ville à l’appel de l’Union pour l’Alternance Démocratique, la principale coalition d’opposition parlementaire dirigée par Ismaël Gueri Hared. Le 18 février, la protestation reprend, mobilisant plusieurs milliers de personnes. Mais, dès le lendemain, elle est violemment réprimée par les forces de l’ordre. On compte au moins cinq morts et 300 arrestations.
Les dernières tentatives de rassemblements sont observées jusqu’au 11 mars suivant. Toutes dispersées, ces manifestations n’en constituent pas moins une première dans un pays qui semblait encore relativement peu politisé. Issues de la jeunesse djiboutienne, du monde étudiant et de l’opposition démocratique, elles révèlent surtout, au-delà des clivages ethniques, une volonté profonde chez les protestataires de disposer de plus de libertés et d’accéder à un niveau de vie décent.
Parmi les personnes arrêtées en février 2011, 80 ont été jugées, et au moins 25 d’entre elles ont été condamnées. Sans suite immédiate, cette contestation n’a ni déstabilisé le régime ni entraîné une quelconque ouverture politique du pouvoir. Et le 8 avril 2011, Ismail Omar Guelleh est réélu au poste de président de la République pour un troisième mandat de six ans, dans des conditions de campagne électorale et de vote toujours aussi douteuses.
La suite ne se fait pas forcément sur un lit de roses pour le pouvoir en place, comme l’ont démontré les manifestations importantes observées suite aux élections législatives du 22 février dernier. L’opposition a alors fait preuve de maturité en s’unissant au sein de l'Union pour le Salut National, une plateforme politique qui semble jouir d’une certaine popularité ainsi que du soutien du FRUD.
Mais là encore, le régime a répondu par une posture répressive. Le 17 mai, de violents affrontements ont lieu à la sortie de la grande prière du vendredi. Les forces de l’ordre interviennent alors dans plusieurs quartiers de la banlieue de Balbala, où le quartier de Kartileh notamment s'avère être un bastion de la contestation. Quelques semaines plus tôt déjà, trois dignitaires religieux ont été arrêtés avant d’être condamnés à 18 mois de prison ferme pour « incitations à l’insurrection et troubles à l’ordre public ». Le régime accuse même certains partis politiques de collusion avec les milieux salafistes pour mieux légitimer son action.
La répression a finalement eu comme point d’orgue la journée du 31 mai. Et ce sans le moindre commentaire des diplomaties occidentales. On ne touche pas aux amis, et encore moins quand ils se trouvent dans une région aussi sensible. Rappelons qu’avec près de 3.000 soldats, la base militaire française située à Djibouti reste la plus importante en dehors du territoire national. La raison d’État et les intérêts géopolitiques priment sur toute autre considération. En mai dernier, un militant de l’opposition déclarait ainsi que « sur ce site géostratégique, sévit une dictature féroce depuis 36 ans ». Tout est dit dans ces quelques mots.
Et même si l’opposition continue à dénoncer ce qu’elle décrit comme un « hold-up électoral », réclamant la libération de tous les prisonniers politiques, on voit mal désormais comment, dans les conditions actuelles, la protestation pourrait déboucher sur un renversement du régime. De même, dénuée de légitimité légale, l’« Assemblée nationale légitime » proclamée le 30 avril dernier par l’Union pour le Salut National a peu de chance de modifier en quoi que ce soit le rapport de force.
Le 16 mai 2013, Abdillahi Adaweh Mireh, secrétaire général d’un parti non-légalisé à Djibouti, déclarait au bimensuel djiboutien Le Temps : « Beaucoup de choses ont changé ces dernières années, la démocratie et l’État de droit gagnent du terrain, je pense que nous sommes à un tournant dans l’histoire de notre pays, notre pays doit changer. » Mais force est de constater qu’à près de 66 ans, Ismail Omar Guelleh n'a pas réalisé l’ampleur des aspirations actuelles de la société djiboutienne. L’orientation prise par le pouvoir lors des élections (et de la répression) de 2011 et de 2013 semble indiquer qu’à Djibouti, le chemin pour accéder à la démocratie est encore long.