Suite à la chute du président Moubarak le 11 février 2011, nombre d’observateurs internationaux avaient prédit une lutte à venir entre les Frères musulmans, donnés favoris des élections, et les institutions héritées du régime déchu. Cela n’a finalement pas manqué, notamment avec l’institution judiciaire. Pourtant, en mai dernier, Mohamed Morsi semblait vouloir apaiser la grogne exprimée par les magistrats égyptiens en gelant un projet de loi controversé qui aurait entraîné la révocation de 3.000 juges : déposé par le parti islamiste Al-Wasat, il aurait ramené de 70 à 60 ans l’âge de la retraite pour les magistrats. Mais, depuis ce geste de M. Morsi, la guerre larvée entre la confrérie islamiste et la magistrature est repartie de plus belle.
Force est de constater que dans cette lutte, chaque camp joue avec les notions de droit et d’ordre constitutionnel comme bon lui semble, en fonction des objectifs politiques et des humeurs, selon les intérêts et les jeux d’influence. Pourtant, toutes les parties se réclament de la légitimité du droit – les Frères musulmans bénéficiant en outre d'une légitimité issue des urnes. Où est le vrai du faux dans cette séquence confuse de l’histoire égyptienne ?
Le dernier rebondissement vient de la Haute Cour constitutionnelle
Coup de théâtre le 2 juin dernier : ce jour-là,la Haute Cour constitutionnelle invalide l’élection de la Chambre Haute du Parlement – elle avait déjà fait de même l’été dernier avec la Chambre Basse, provoquant sa dissolution. Surtout, elle invalide pour vices de procédure la désignation des membres du comité ayant rédigé la Constitution. Tardive, puisqu’elle intervient six mois après l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi fondamentale, cette décision entre par ailleurs en contradiction avec l’avis émis par cette même Cour constitutionnelle le 3 mars dernier, lorsqu’elle avait rejeté des plaintes émises à l’encontre du Comité constituant.
Le premier constat qu’il est possible de faire est celui de l’inconstance de la Haute Cour constitutionnelle qui montre à travers ses avis du 3 mars et du 2 juin son manque de sérieux. L'incohérence de ses décisions révèle une manipulation sensiblement périlleuse de la notion de « constitutionnalité » dont ses membres se disent les défenseurs.
Il faut dire que le président Mohamed Morsi n’est lui-même pas en reste pour ce qui est de jouer avec la notion de droit. Depuis son arrivée au pouvoir le 30 juin 2012, les nombreux imbroglios politiques, ses initiatives et ses reculades ont révélé une grande impréparation à la fonction présidentielle, autant qu’une méconnaissance du droit institutionnel et une volonté de passer au-dessus des autres pouvoirs de la République, quoi qu'il en coûte. Dès le 8 juillet 2012, à peine une semaine après son entrée en fonction, il publiait un décret visant à restaurer la Chambre Basse du Parlement, dissoute sur ordre de la Haute Cour constitutionnelle quelques jours plus tôt du fait d’irrégularités dans son élection ; le lendemain, la Haute Cour annulait le décret présidentiel, et rappelait au chef de l’État que ce dernier n’avait pas autorité pour revenir sur l’une de ses décisions. Le 11 octobre suivant, le président Morsi démettait le procureur général égyptien, Abdel Meguid Mahmoud, jugé trop complaisant à l’égard des caciques de l’ancien régime – ce dernier était finalement maintenu à son poste deux jours plus tard, le président ayant outrepassé ses prérogatives en prenant cette décision arbitraire et unilatérale.
Le 22 novembre 2012 encore, le même Mohamed Morsi, devenu détenteur des pouvoirs exécutif et législatif (suite à la dissolution de la Chambre Basse en juin et à l’éviction de la junte militaire en août), adoptait un décret constitutionnel renforçant ses pouvoirs aux dépends du système judiciaire, désormais incapable de contester les décisions présidentielles. Un décret aussi illégal qu’illégitime, et sur lequel le chef de l’État fut forcé de revenir après plus de deux semaines de manifestations dans les rues cairotes – mais le degré de pouvoir qu’il acquit momentanément lui permit au moins de limoger le procureur général et de désigner un autre juge pour le remplacer. Ce même décret de novembre 2012 consacrait par ailleurs l’intouchabilité du comité chargé de rédiger la Constitution, dont les membres avaient été désignés le 12 juin précédent par le Parlement.
Le 30 novembre 2012, l'adoption précipitée d'un projet de Constitution par ce même Comité, dans un contexte de protestations populaires, est le point d'orgue de ce jeu hasardeux mais momentanément gagnant joué par les Frères musulmans pour imposer le texte de leur choix. Le climat se tend. Assiégés dans leur bâtiment de travail par des partisans de la confrérie qui souhaitent les dissuader d'invalider la nouvelle Loi fondamentale ou le Comité qui l’a rédigé, les membres de la Haute Cour se déclarent en grève. Un référendum étalé sur deux jours, le 15 et le 22 décembre (toutes les régions ne votant pas en même temps), est donc organisé sans l'assentiment des principales instances judiciaires du pays. Il octroie 83% des voix en faveur du nouveau texte, pour un taux de participation de 32,85% d'électeurs inscrits. La Loi fondamentale entre en vigueur le 26 décembre 2012, après que le président Mohamed Morsi l’ait paraphée.
Le bras de fer se poursuit jusqu'à aujourd'hui. Alors que la Haute Cour constitutionnelle vient d’invalider les modalités de désignation du Comité constituant, la présidence de la République a immédiatement répondu par une dépêche affirmant que la Chambre Haute resterait en place et légifèrerait jusqu’aux prochaines élections législatives, et, surtout, que la Constitution était « intouchable », au prétexte qu’elle a reçu l’onction populaire. Une vision assez particulière de l’État de droit : si on se soumet aux décisions de la Justice et qu’un tant soit peu de crédit lui est attribué, ce que la confrérie islamique a le plus souvent fait, alors il faut jouer le jeu légaliste jusqu’au bout. Or, dans ce cas précis, l’avis de la Cour constitutionnelle est assez clair, au moins pour ce qui concerne l’invalidité du Comité constituant (en dépit du fait qu’il soit contradictoire avec son premier avis du 3 mars). Les Frères musulmans sont parvenus à faire approuver une Loi fondamentale loin de faire l’objet d’un consensus national mais qui leur convient (ce qui est déjà un grand pas, dans un parti où l'idée même de Constitution civile a longtemps été exclue), c'est pourquoi ils ne reviendront pas dessus.
En Égypte, tout le monde joue avec la notion de « légalité »
Dans cette partie d'échecs entre corps d'ancien régime et confrérie islamique, où l'opposition libérale et laïque est complètement inaudible, les Frères musulmans, à moins d'un surprenant rebondissement, sont en train de gagner la partie. Le nouveau texte, s’il s’avère sans doute le plus démocratique que l’Égypte ait connu depuis son indépendance, n'en porte pas moins leur emprunte, en particulier à travers de multiples ambigüités et contradictions qui permettront dans le futur une interprétation proche de leur idéologie. Si les partis d’opposition, qui dénoncent la nouvelle Constitution, veulent en corriger le texte, ils devront sans doute se contenter de la réformer. Repartir dans un nouveau cycle constituant semble en effet compliqué, et il faudra à l'avenir se satisfaire d’une amélioration du texte existant.
L’opposition politique, justement, joue elle-même un double-jeu, entre éloge de la légalité et politique de la « chaise vide ». Elle l’a fait dès les élections législatives, lorsque, après avoir participé au scrutin en 2011-2012, les partis libéraux et laïques ont décidé, au vu de leur débâcle électorale, de boycotter les travaux et sessions parlementaires et ceux du Comité constituant, au prétexte que la composition de ce dernier ne serait pas représentative de la diversité des forces politiques existantes dans le pays. Quelle conception ont les membres de l’opposition, Amr Moussa, Mohamed el-Baradei et leurs acolytes, quelle conception ont-ils de la démocratie, quand à leurs yeux, seule une élection gagnée par eux constitue une élection légitime ?
Réunie au sein du Front de Salut National, l'opposition joue un jeu chargé d’ambiguïté. Après avoir appelé à rejeter la nouvelle Constitution lors du référendum de décembre 2012, plutôt que de prôner le boycott du scrutin, ils ont finalement dénoncé des fraudes (sans doute à juste titre, au moins pour ce qui concerne la seconde journée du vote). Mais, en refusant le résultat d’un scrutin qui était pourtant perdu d’avance pour elle, l’opposition adopte une posture sans issue, susceptible d'accentuer les blocages politiques, dans cette démocratie naissante qui a tant besoin d'apaisement. Elle fait de même en menaçant de boycotter les prochaines élections législatives, ou encore en appelant l'armée à se substituer à la présidence de la République pour parachever la transition politique – un comble, quand on se rappelle les dénonciations virulentes à l'égard de la junte militaire en 2012 ! Après le mouvement de révolte de 2011, la classe politique égyptienne doit elle-aussi faire sa révolution. De toute évidence, les petites tambouilles politiciennes restent de vigueur et décrédibilisent fortement pouvoir et opposition.
Et adopter une position jusqu’au-boutiste contre les Frères n’est pas pour servir les formations laïques. Le Front de Salut National et ses membres ne sont absolument pas prêts pour les élections qui doivent se tenir cet automne. Contrairement à la confrérie islamique, ils ne disposent d’aucune base électorale solide, à l’exception des élites occidentalisées du Caire et d’Alexandrie. S’ils veulent remporter les prochains scrutins et être en mesure de pouvoir modifier la Constitution par la voie parlementaire ou, mieux encore, par celle du référendum, il leur faut d’abord convaincre les Égyptiens. Car, dans un pays où les masses populaires atteignent un niveau de pauvreté si alarmant, et où les milieux islamistes sont déjà bien implantés dans les bidonvilles et dans les campagnes, pour emporter l'adhésion des citoyens, l’enjeu est avant tout de proposer à l’Égypte un projet, une histoire : il faut une ambition pour le présent et l'avenir. Les gens ont besoin qu’on s'intéresse et qu'on réponde à leurs problèmes concrets et quotidiens, mais aussi qu’on leur dessine les traits d’une nouvelle Égypte qui leur parle et qui leur donne envie. Les discours sécuritaires d'un Ahmed Chafik, ou encore une dialectique nassériste d'un Hamdeen Sabahi, candidats à la présidentielle de 2012, voilà ce qui peut contre-balancer le poids des milieux islamiques. A contrario, l'échec d'Amr Moussa et d'Ahmed Moneim Aboul Fotouh, pourtant donnés favoris du scrutin de 2012, s'explique par leur absence de vision et par leur posture politicienne – le débat pathétique les ayant opposés le 10 mai 2012 était en cela emblématique.
L’ordre constitutionnel établi par les Frères, déstabilisé mais toujours en place !
L’avis émis par la Haute Cour constitutionnelle le 2 juin dernier n’est pas susceptible de modifier le paysage constitutionnel actuel. Et en cela, il n’est pas très sérieux, à l’image de beaucoup d’autres décisions émises par cette même Cour depuis la chute de l’ancien régime. En juin 2012, elle avait déjà déclaré nécessaire la dissolution de la Chambre Basse, élue six mois auparavant. Là encore, un avis tardif, qui ne pouvait que nourrir les frustrations et apparaître illégitime, et ce d’autant plus que ses motivations semblaient bien minces : le tiers des sièges élus au Parlement, concerné par un mode de scrutin majoritaire à deux tours sur la base de circonscriptions uninominales, avait été remporté par des candidats membres de partis politiques, alors que la Loi électorale réservait ces sièges à des candidats strictement « indépendants » (comprendre : non affiliés à un parti). Or, la décision de dissoudre la Chambre Basse semblait d’autant plus injuste (et apparaissait clairement comme une manœuvre contre les Frères musulmans, majoritaires au Parlement) que de simples élections partielles, dans les circonscriptions concernées, auraient suffi.
De la même façon, le Comité constituant est à présent invalidé, six mois après l’adoption de la Constitution ! Il faut juger la légalité de telle ou telle candidature, de telle ou telle consultation, avant qu’elle n’ait lieu : le faire après, c’est prendre le risque d’opposer légalité du droit et légitimité du vote. La Haute Cour se revendique de la première notion, les Frères musulmans de la seconde.
Car politicien, l’avis de la Haute Cour l’est évidemment. D’abord parce que l’invalidation de l’élection de la Chambre Haute du Parlement, concomitante à celle du Comité constituant, est très mal justifiée. Lorsque la Chambre Basse a été dissoute, il y a un an, on entendait bien l’argument de la Haute Cour relatif à l’élection du tiers des sièges concernés par le mode de scrutin uninominal. À présent, la Haute Cour se contente de parler d’aspects « non constitutionnels » dans la « loi ayant régi l'élection de la Chambre Haute ». Motif flou et qui intervient, il est bon de le rappeler, un an et demi après l’élection de cette même Chambre ! Quid des mesures adoptées par le Parlement depuis tout ce temps ? Tout cela manque cruellement de sérieux.
Institution d'ancien régime, la Haute Cour constitutionnelle a engagé un bras de fer périlleux avec la présidence Morsi.
Les décisions de la Haute Cour constitutionnelle semblent d’autant plus dénuées d’intérêt et de légitimité, que nul ne sait vraiment à quelle base juridique elles se réfèrent. Comment la Cour peut-elle déclarer une procédure ou un texte d’« anticonstitutionnel » quand il n’y a plus de Constitution ? La Constitution de 1971 a en effet été déclarée caduque le 14 février 2011, et jusqu’à ce que la Haute Cour entende se soumettre pleinement à la nouvelle Loi fondamentale, il faudrait qu’elle explique sur quelle base elle a pu juger « anticonstitutionnelle » la loi électorale relative à la Chambre Haute. La Cour constitutionnelle, institution héritée de l’ancien régime, c’est-à-dire de la dictature contre laquelle les Égyptiens ont manifesté en 2011, n’a guère de légitimité. Son propre mode de désignation, et sa composition actuelle sont tous deux clairement antidémocratiques, et il aurait fallu la dissoudre dès 2011. Les Frères musulmans ont choisi de se plier à ses décisions, mais lui donner du crédit était sans doute une erreur. Et il est maintenant un peu tard pour s’opposer à elle de plein front.
In fine, l’avis du 2 juin ne remet pas en cause l’ordre constitutionnel. Mais il le déstabilise fortement (et inutilement) en mettant en exergue l’illégalité du processus constituant, ou du moins donne-t-il du grain à moudre à l’opposition. Bien sûr, aucun des pays touchés par le Printemps arabe n’a trouvé la bonne solution. Avec un Parlement élu le 23 octobre 2011 et cumulant pouvoirs législatifs et constituants, la Tunisie a pris un retard considérable sur le calendrier initialement annoncé, les députés prenant plus de temps à gérer les affaires courantes qu’à rédiger une nouvelle Loi fondamentale. En Libye, a contrario, il a été retenu de faire élire par le peuple, et une assemblée législative (elle est en place depuis l’été 2012), et une assemblée constituante. Mais l’élection de cette dernière se fait attendre depuis plusieurs mois, et aucune date n’est encore annoncée pour la tenue du scrutin. Au Yémen, enfin, un « dialogue national » est en cours et doit donner les grandes lignes de la future Loi fondamentale, avant la tenue d’élections générales en 2014 : mais, entre les deux, qui rédigera la nouvelle Constitution sur la base des conclusions du « dialogue » ? Aucune réponse précise n’a encore été apportée à cette question, et à peine sait-on qu’il n’y aura pas d’assemblée constituante élue.
En Égypte, les élections législatives de 2011-2012 ont donné une majorité écrasante aux milieux islamistes (quels qu’ils soient, salafistes ou membres des Frères). C’est le jeu démocratique, et l’opposition doit l’accepter. Mais, laisser aux parlementaires le pouvoir de choisir les membres du Comité constituant, sans encadrer en amont le processus de désignation (la faute en incombe à la junte militaire qui a posé de mauvaises bases à la transition, dans sa « déclaration constitutionnelle » bancale du 14 février 2011), c’était prendre le risque que la composition du Comité soit à l’image du Parlement, c’est-à-dire monocolore ou presque, alors que le bon sens veut qu’une assemblée constituante soit représentative de la diversité des forces politiques nationales, des différents intérêts et courants de pensée, et que la Constitution traduise l’ensemble des sensibilités présentes dans cette même constituante. Aujourd’hui, et sans doute au moins jusqu’aux prochaines élections générales, l’Égypte paie le prix de ces carences, de ces erreurs, et des tambouilles politiciennes qui ne semblent pas devoir s’estomper.