Par David Brites.
Paradoxalement, la vague de manifestations contre le président égyptien a débouché sur une contre-révolution caractérisée par une reprise en main de l'armée et par une répression terrible.
Avec près de 1.000 morts, la répression du régime de transition actuellement en place en Égypte aura réussi, en trois jours (du 14 au 16 août), à obtenir un bilan plus sanglant encore qu'Hosni Moubarak en 25 jours de révolution en 2011. Les partisans des Frères musulmans, installés en sit-in depuis plusieurs semaines pour réclamer la réhabilitation du président Mohamed Morsi, auront largement fait les frais de cette démonstration de force. Loin de l'esprit consensuel de la Révolution de 2011, l’Égypte doit à présent tourner la page de ce bain de sang pour pouvoir avancer de manière constructive vers la normalisation démocratique, interrompue en juillet dernier.
Dissolution de la Chambre basse du Parlement en juin 2012 sur ordre de la Haute Cour constitutionnelle, boycott de la commission chargée de rédiger la Constitution par les partis libéraux et laïcs, appel à rejeter la Constitution lors du référendum de décembre 2012, appel à la démission du président Morsi, etc. La liste des différentes tentatives de mettre à mal le pouvoir des Frères musulmans est longue. Les hauts magistrats et l'opposition politique ayant lancé toutes leurs cartes pour tenter de déstabiliser le pouvoir de la confrérie, c'est de l'institution militaire qu'est cette fois venue l'attaque : en faisant tomber le président Morsi, l'armée a rappelé violemment et sans détour qu'elle reste maître dans le pays, et que toute montée en puissance des Frères musulmans est conditionnée à son bon-vouloir. Au final, magistrats (la Haute Cour constitutionnelle notamment), opposition politique (el-Baradeï en tête) et armée sont les grands vainqueurs de ce bras de fer. La confrérie, avec l’arrestation de ses principaux dirigeants et la mort de plus de 2.000 de ses partisans (en deux mois), en sort fortement affaiblie.
Dans cette séquence qui a abouti à la chute du chef de l’État le 3 juillet dernier, la pétition portée par le mouvement Tamarrod (« rébellion » en arabe) est la première pierre lancée contre la présidence Morsi. Elle voit le jour dans le plus grand mépris du droit égyptien, puisqu’elle réclamait la démission d’un président élu à peine un an auparavant, et cela alors qu’aucune règle en vigueur dans le pays ne permet une destitution du chef de l’État sous le coup d’une pétition – ce type de procédure existe dans quelques pays, en Bolivie, au Venezuela, en Roumanie, mais pas (encore) en Égypte. Et, après tout, cette démocratie naissante, teintée d’une fibre révolutionnaire qui ne s’est pas encore essoufflée, pouvait bien tolérer voire considérer avec bienveillance cette initiative, ainsi que les manifestations massives qui l’ont accompagnée, à la fin du mois de juin dernier. Ces démonstrations d’une conscience citoyenne issue de la jeunesse de ce pays, prompte à s’exprimer avec le plus de sincérité et de conviction possible, relevaient d’une protestation légitime motivée par les écarts autoritaristes de la présidence Morsi et de la lenteur du nouveau pouvoir à parachever la transition, notamment en organisant de nouvelles élections législatives et en rétablissant un gouvernement légitime.
Mais, à cet extraordinaire réveil de la place Tahrir, l’armée a répondu par un étonnant coup de force, en cette soirée du 3 juillet 2013. Se croyant légitimés par les bouillonnements insurrectionnels des rues du Caire, les militaires ont purement et simplement destitué – en toute illégalité sur le plan du droit égyptien – le premier président démocratiquement élu de l’histoire du pays ; on pourrait revenir longtemps sur les conditions dans lesquelles Mohamed Morsi a été élu, mais le fait est que son élection n’avait été contestée par aucun des putschistes ou leurs alliés du moment : ni par l’opposition politique, ni par l’institution militaire, ni par le patriarcat copte orthodoxe, ni par le grand imam d’el-Azhar, ni par le parti salafiste Al-Nour. Et pourtant, tous se sont accordés à cette occasion sur sa destitution, sur une réforme de la Constitution, ainsi que sur un nouveau calendrier de transition – que le mouvement Tamarrod s’est d'ailleurs empressé de dénoncer au titre qu’il repoussait à un trop long terme la tenue de nouvelles élections.
Loin de nous l’idée de rentrer dans un débat déjà entendu ces dernières semaines opposant ceux qui louent une nouvelle « révolution » et ceux qui dénoncent un « coup d’État ». En réalité, aucun de ces deux termes ne suffit totalement à résumer les évènements du 3 juillet. Mais comme chacun sait, le peuple n’a pas toujours raison, et lorsqu’il envahit les rues, il ne s’agit pas toujours de suivre ses doléances. En l’occurrence, contraindre Morsi à la formation d’un gouvernement d’union nationale, le forcer à avancer la date des futures élections législatives, ou encore le pousser à accepter une réforme partielle de la Constitution, aurait été plus pertinent et moins radical que d’exiger purement et simplement sa chute. En prenant une posture aussi peu empreinte de compromis, el-Baradeï et ses compères ont fait preuve d’irresponsabilité politique, car ils ont pris le risque de voir les partisans des Frères musulmans adopter eux-mêmes une position tout aussi radicale. Au final, l'armée comme l’opposition se sont avant tout servies des manifestations pour avancer leurs pions sur l’échiquier politique, essuyant au passage leurs pieds sur le tapis de la démocratie naissante et de l’État de droit égyptien. L'institution militaire aurait même attisé la colère populaire contre le gouvernement des Frères musulmans au cours des semaines ayant précédé le putsch. Une théorie crédible, lorsqu’on se rappelle que, dans ce pays où l’armée est détentrice de l’équivalente d’un tiers du PIB, les pénuries d’essence qui alimentaient la grogne sociale se sont arrêtées immédiatement après la chute de Morsi. Théorie encore confortée par le traitement de la crise par les médias égyptiens qui n’ont pas été fermés lors du putsch : à la limite de l’absurde, des éléments de propagande employés par certaines télévisions privées consistent depuis plusieurs jours à faire croire aux Égyptiens que Mohamed Morsi, présenté comme un agent étranger mettant en péril la sécurité nationale, cherchait littéralement à démembrer le pays, notamment en cédant le Sinaï à Gaza, le sud du pays au Soudan, ou encore le patrimoine égyptien et les sites touristiques au Qatar. Bref, des procédés dignes de l’époque Moubarak, et que les partisans des Frères musulmans peuvent légitimement voir comme relevant d’un complot général à l’encontre de leur confrérie.
Une « chasse aux sorcières » injustifiée et dangereuse pour la démocratie
Même s’il a été officiellement motivé par la mobilisation massive de citoyens déçus par les échecs et les abus de la présidence Morsi, le coup de force du 3 juillet représente un vrai recul dans le processus de normalisation démocratique en Égypte. D’autant plus que, dans la continuité de ce coup d’éclat, cinq chaînes télévisées ont été suspendues pour avoir retransmis des images de manifestants s’opposant à la destitution du président, et une autre a été victime d’une descente de police – quatre d'entre elles ont été officiellement fermées le 3 septembre 2013. Plusieurs leaders de la confrérie islamiste, Rachad Bayoumi, Khairat al-Chater et Mohamed Badie en tête, ont successivement été arrêtés – eux et trois autres hauts dirigeants des Frères musulmans verront leur procès pour « incitation à l’assassinat » s'ouvrir cet automne.
Car ayons à l’esprit un élément majeur : jusqu‘à preuve du contraire (c’est-à-dire jusqu’à ce que les urnes parlent à nouveau), la « majorité silencieuse » égyptienne sympathise d’abord et avant tout avec les Frères musulmans. Les populations hors des grandes villes que sont Le Caire, Alexandrie et Suez, ont bien souvent établi depuis des décennies un lien particulier avec la confrérie. Pas avec al-Sissi. Et encore moins avec el-Baradeï. Si les forces politiques non-islamistes souhaitent évincer véritablement les Frères musulmans du pouvoir, elles ne peuvent le faire qu’en parvenant à les réintégrer dans le jeu politique, puis en les vainquant sur le terrain où la confrérie a le plus de succès, c’est-à-dire dans les urnes. Ce qui ne semble pas dans les intentions des autorités de transition. Après avoir ordonné le démantèlement des sit-in et permis de tirer à balles réelles contre les partisans des Frères, après le bain de sang des journées du 14 au 16 août, après avoir rétabli l'état d'urgence et instauré un couvre-feu, Hazem el Beblawi, Premier ministre dénué de toute légitimité, a annoncé vouloir dissoudre la confrérie islamique, ajoutant même, sans honte du ridicule : « La réconciliation est là pour ceux dont les mains ne sont pas tachées de sang. [...] Il n’y a pas de réconciliation avec ceux qui ont bafoué la loi ». De toute évidence, le comique par l'absurde est un genre privilégié de la scène politique égyptienne. Avec ce péché originel qu'est le putsch contre Morsi, comment les autorités de transition peuvent-elles se targuer d'agir en conformité avec la loi, et dénoncer ceux qui soi-disant la violent ? Même el-Baradeï, qui avait pourtant réussi à obtenir un poste de prestige (recréé justement pour lui), a démissionné de la vice-présidence pour dénoncer la violence de la répression actuelle.