Qui sait ce que sont des achats dits « durables » ou « responsables » et le levier potentiel qu'ils représentent pour nos pouvoirs publics ? À l'image d'un individu ou d'un ménage, toutes les structures de l'État et toutes les collectivités territoriales réalisent des achats (de matériel, de prestations de service, de travaux...) tout au long de l'année. Lorsqu'elles achètent, elles sélectionnent entre plusieurs fournisseurs l'offre qui leur convient le mieux (généralement après la publication d'un appel d'offres). Ce faisant, les « acheteurs publics » peuvent mettre l'accent sur les offres les plus performantes d'un point de vue environnemental et social.
De façon très concrète, un lycée passant un marché de restauration collective, pour les déjeuners de ses élèves, peut ainsi, par exemple, privilégier une offre de produits de saison et issus de l'agriculture biologique. Un Conseil Général qui lance des travaux peut valoriser, dans la sélection de ses offres, une entreprise du bâtiment s'engageant à employer des chômeurs de longue durée et des travailleurs en réinsertion. Les exemples sont infinis, ils recoupent la multitude d'achats différents que réalisent les entités publiques en France et en Europe : fournitures de bureau, papier, produits et prestations d'entretien, vêtements de travail, études et prestations de conseil, travaux de construction, véhicules de fonction, électricité, etc. etc. etc. Autant de catégories, dites « familles Achats » dans le jargon de la commande publique, qui constituent de véritables leviers pour la prise en compte de nos impacts environnementaux et sociaux au jour-le-jour.
En juillet 2012, la première norme française sur les « Achats Responsables », dite norme NFX 50-135, était publiée par l'Association française de normalisation (AFNOR) après 18 mois de travail avec les opérationnels concernés. Elle prend la forme d'un guide de méthodes et de bonnes pratiques opérationnelles qui s'adresse aux décideurs et aux acheteurs (publics et privés) souhaitant maîtriser leurs coûts tout en anticipant les risques sociaux et environnementaux des achats. Si de premiers avis ont mis le doigt sur son caractère finalement peu opérationnel, cette publication est toutefois un indicateur prometteur sur la diffusion, à terme, de pratiques d'achats plus « responsables » ou « durables » dans le secteur privé comme dans le secteur public. Ce dernier ayant, en France, une réputation d'immobilisme, parfois justifiée, parfois moins. Arrêtons-nous un instant sur cette question de la prise en compte du développement durable dans la commande publique, qui, en réalité, monte lentement en force en France depuis quelques années. Qu'entend-t-on par « achat public responsable » ? Quels sont les facteurs clés de succès, pour les acheteurs publics, à la mise en œuvre de telles démarches ?
La montée en puissance du développement durable dans les achats publics
Depuis plusieurs années, les pouvoirs publics se saisissent de plus en plus du concept de développement durable, et tentent (au moins artificiellement) de l'intégrer dans leurs politiques. Réduire l'impact environnemental et optimiser l'impact social des politiques publiques, tout en assurant une efficacité économique, voilà le credo de l'État et de nombreuses collectivités territoriales. Or, comme déjà souligné plus haut, chaque entité publique dispose de leviers considérables d'action en faveur du développement durable à travers ses nombreux achats de fonctionnement et d'investissement. Toutes ne formalisent pas une « politique » ou une « stratégie d'achat » en tant que telle, mais en fait toutes en ont une, qui se dessine lors du vote du budget, et qui se décline au niveau de chaque service en interne (du moins chaque service réalisant des achats).
La marge de manœuvre n'est pas anecdotique, puisque selon la Commission européenne, les achats publics représentent 10 à 15% du PIB de l'Union européenne. En France, on dénombre plus de 200.000 « acheteurs publics » (c'est-à-dire des agents en charge des achats dans leur service ou dans leur entité) pour environ 50.000 entités publiques « acheteuses ». Or, beaucoup de ces entités ont pris des engagements en termes de développement durable (Agenda 21, Plan Climat Énergie Territorial, charte environnementale, etc.) qu'une démarche d'achats responsables contribuerait grandement à faire respecter. Le raisonnement est donc simple : prendre en compte les enjeux de développement durable dans mes achats peut m'aider à atteindre mes objectifs économiques, environnementaux et sociaux. C'est conscients de cela que diverses collectivités territoriales, des établissements publics et des services de l’État se lancent depuis plusieurs années dans les achats responsables, et se regroupent même parfois au sein de réseaux régionaux d’acheteurs publics, par lesquels ils peuvent mutualiser leurs expériences, innover dans leurs démarches et promouvoir les achats publics responsables. Certains de ces réseaux sont notamment portés et animés par l'Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie (ADEME).
Qu'est-ce qu'un acheteur public ?
Qu'entend-t-on par « acheteurs publics » ? Parle-t-on uniquement de l’État ? Des collectivités territoriales ? Et quid de structures telles que la Sécurité sociale, la Poste, la RATP, Pôle emploi ou encore les multiples agences de l'État ? Le mille-feuille administratif français serait extrêmement rébarbatif à décortiquer ici, aussi nous nous contenterons, de façon schématique, de la distinction juridique suivante :
On trouve donc, grosso modo, deux grandes catégories : d'un côté l’État et les collectivités territoriales (et les structures qui leur sont associées), et de l'autre l'essentiel des entreprises publiques et semi-publiques assurant des missions de service public et d'intérêt public général. En France, ce sont, respectivement pour chacune de ces deux catégories, le code des marchés publics et l'ordonnance n°2005-649 de juin 2005 qui permettent d'intégrer des clauses sociales et environnementales dans les marchés publics. Ceci, évidemment, dans le plus strict respect du droit communautaire.
Qu'appelle-t-on un « achat public durable » ou « responsable » ?
Si l'on suit la définition classique du développement durable, qui distingue les trois piliers économique, social et environnemental, la mise en œuvre d'achats responsables consisterait, pour les entités publiques, à améliorer de façon continue, en coopération avec les marchés fournisseurs, les usagers et toute autre partie prenante, la contribution qu’apportent leurs achats au développement durable. Ces achats visent le meilleur compromis entre :
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la performance économique, y compris la qualité des services et produits achetés ;
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les bénéfices sociaux ;
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la réduction des impacts environnementaux et sanitaires négatifs.
Ils se déroulent selon des principes de bonne gouvernance et favorisent le maintien du lien social. Ils bénéficient également aux acteurs locaux, par exemple à travers la promotion des circuits courts d’approvisionnement et le recours à l’insertion sociale dans la réalisation des prestations.
Enfin, les achats responsables offrent l’opportunité de réaliser des économies efficaces et durables, par la définition renouvelée et concertée des besoins en amont de chaque achat ainsi que la prise en compte du coût global lors de l’attribution des marchés. Cette redéfinition des besoins peut s'appuyer sur une analyse en cycle de vie du produit ou de la prestation de service à acheter, en vue de mieux repérer les leviers de performance environnementale et sociale de l'achat. Ainsi, l'analyse du cycle de vie d'un véhicule à moteur révèle que les principaux impacts économiques et environnementaux de son achat se situent au moment de son utilisation, en raison de la consommation de carburant. À l'inverse, celle d'un meuble de bureau montre que les leviers sociaux et environnementaux se situent à la fabrication (et dépendent donc de la matière première, de l'ergonomie, etc.), puisqu'un meuble une fois construit et posé, ne consomme à peu près plus rien. Dans l'absolu, cette phase de définition des besoins doit permettre à l'acheteur d'éliminer le superflu et de garder ce dont il nécessite réellement au moment de l'achat, pour éviter les gaspillages. Une fois qu'il aura défini son juste besoin, il pourra imposer des clauses environnementales (tels que des produits écolabellisés, en matières recyclées, etc.) ou sociales (recours au secteur handicapé, etc.) dans son marché, ou simplement valoriser les offres les plus intéressantes en termes de responsabilité sociétale lors de la sélection des offres.
L'analyse du cycle de vie de cet objet acheté permet d'identifier ses principaux impacts sur l'environnement et sur les hommes tout au long de sa « vie », et ainsi de trouver les leviers potentiels pour réduire ou optimiser ces impacts.
Comment une entité publique peut s'organiser pour promouvoir les achats responsables dans sa structure ?
La montée en puissance des pratiques d'achat public responsable est difficile à évaluer en termes quantitatif, compte tenu de la faiblesse des indicateurs de suivi en la matière et du caractère non exhaustif des recensements de la commande publique aujourd'hui. Une chose est toutefois sûre : cette montée en puissance demande à être consolidée à l’échelle de chaque entité publique afin, d’une part, de convaincre l’ensemble des parties prenantes internes concernées (les personnes en charge des Marchés, les responsables Développement Durable, les usagers…), et afin d’autre part de systématiser et de confirmer les bonnes pratiques. Or, la promotion des achats responsables dans une entité publique impose d’y soulever une palette d’actions et de leviers pérennes et cohérents avec son contexte. Regard sur un certain nombre de facteurs clés de succès :
L’existence d’une impulsion politique semble une première condition capitale. Pour être efficace, cette impulsion doit être formalisée à travers un engagement à caractère politique ou programmatique (Agenda 21, charte Achat responsable, etc.), qui sert ainsi de cadre de référence. Elle doit être suivie d’un travail de communication et de sensibilisation à destination des différents services sur la nouvelle orientation de l’entité en matière d’achat. L’appui de la hiérarchie, voire le portage politique de la démarche, peut s'avérer crucial car il vient notamment encourager les acheteurs et inciter les différents services concernés à collaborer pleinement entre eux sur ce sujet.
Pour bien savoir où l'on va, il faut savoir d'où l'on part. Disposer d’un diagnostic initial des pratiques d’achat de la structure constitue donc un deuxième facteur clé de succès pour y promouvoir efficacement les achats responsables. Un tel diagnostic comprend l'organigramme des services en charge des achats, les outils utilisés (guides, cadres de réponses types, etc.), ainsi qu’une cartographie de ses dépenses. C’est dotée d’un tel diagnostic que l’entité peut adapter ses objectifs à sa situation et mettre en œuvre les actions pertinentes pour progresser, telle que l’identification de marchés publics pilotes pour l’amorce d’une démarche d’achat responsable. Ce diagnostic permet aussi de mieux apprécier les résultats finaux de la démarche engagée, par rapport à une situation de départ donnée – et donc aussi de mieux communiquer dessus et de convaincre de son bien-fondé.
Troisième levier de promotion des achats responsables : l’association systématique des différentes parties prenantes de l’achat en interne, parmi lesquels les usagers/utilisateurs. Leur participation à la définition des besoins et à l’évaluation des offres permet notamment de révéler leur niveau d’adhésion à la conduite du changement. En outre, le succès d’une démarche d’achat responsable est un argument d’autant plus porteur si les acteurs sentent qu’ils y ont directement contribué.
Dans l’optique d’un pilotage cohérent des efforts entrepris, les entités ont fortement intérêt à mettre en place une équipe projet dédiée aux achats responsables. La composition d’une telle équipe peut évoluer selon les « familles achats » traitées. Il convient toutefois qu’elle soit constituée d’un noyau dur (un responsable Développement Durable et un juriste par exemple).
Par ailleurs, pour faciliter une collaboration intelligente des services ainsi qu’un pilotage harmonieux, la formation à l’achat responsable des agents intervenant dans le processus achat, à commencer par les acheteurs eux-mêmes, s’impose comme un levier essentiel. En effet, s’assurer que l’ensemble des agents parlent le même langage, harmoniser les pratiques, sensibiliser sur les enjeux sociaux et environnementaux et faire tomber les idées reçues, représentent autant de facteurs clés de succès pour une coopération positive entre les acteurs. En outre, la formation des agents permet de répondre à leurs attentes et à leurs aspirations en matière :
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de compréhension des fondamentaux méthodologiques (analyse en cycle de vie, coût global, etc.) ;
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de maîtrise des outils et risques juridiques (stratégie d’allotissement, pondération des critères de choix, usage des écolabels, etc.) ;
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de connaissance des sources d’information pertinentes (sites des écolabels, annuaires des structures d’insertion, réseaux d’acheteurs responsables, etc.).
Dans l’optique de les mobiliser en faveur des achats responsables, il est nécessaire de mettre à leur disposition des outils opérationnels existants, tels que des guides et manuels, des modèles de pièces de marchés, des outils informatiques. Les pratiques s’étendent d’autant plus facilement si elles s’appuient sur des outils concrets facilitant la tâche des acheteurs.
Des perspectives encore molles
Bonne gouvernance, sobriété économique, transparence et consultation des acteurs, indicateurs de suivi, évaluation des politiques publiques... On voit bien qu'on est là dans des concepts modernes et récents dont s'imprègnent lentement les administrations publiques. Les changements de pratiques sont encore longs à venir. Le recensement 2010 des marchés publics en France par l’Observatoire économique des achats publics (OEAP) montrait une progression importante des clauses sociales et environnementales dans les marchés par rapport à 2009, mais mettait aussi en exergue une situation initiale plutôt mauvaise :
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la proportion de marchés comportant des clauses sociales est passée de 1,9 % à 2,5 %
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la proportion de marchés comportant des clauses environnementales est passée de 2,6% à 5,1%
Si les modes de calcul de ces statistiques laissent à désirer, celles-ci méritent toutefois d'être complétées par la précision suivante : depuis 2010, les pressions budgétaires sur les collectivités territoriales et autres entités publiques sont loin d'avoir diminué. Or, bien souvent, les acheteurs publics voient la mise en place de telles démarches comme un coût supplémentaire (en bref, acheter « vert » coûterait plus cher), oubliant qu'une redéfinition des besoins et de nouveaux modes de consommation peuvent, entre autres leviers, rapporter de sérieuses économies, et font aussi parties de démarches d'achat responsable. Il faut donc espérer que la crise n'aura pas lieu sur le dos d'une plus grande prise en compte par la chose publique de ses responsabilités en termes de développement durable dans ses achats au jour-le-jour.