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Par David Brites.

Le 14 janvier dernier, l’abbé Pierre-Hervé Grosjean, dans une émission de grande écoute sur France 2, pourfendait le droit à l’adoption pour les couples homosexuels, en insistant sur la notion de complémentarité entre les hommes et les femmes. Un enfant aurait besoin d’un père et d’une mère car ceux-ci sont complémentaires. Quelques éléments de réflexion sur cette notion de complémentarité entre hommes et femmes.

Papa et maman sont complémentaires, ils ne sont pas pareils, ils sont différents : jusque-là, tout le monde est d’accord, papa et maman sont différents, c’est vrai et c’est même assez incontestable.

L’abbé Grosjean a-t-il conscience qu’il emploie, à cet instant-là, le même vocabulaire que les milieux salafistes et les responsables du parti tunisien Ennahda, qui demandaient, encore en 2012, le remplacement dans la nouvelle Constitution tunisienne de la notion d’« égalité » par celle de « complémentarité » entre les hommes et les femmes ? Il ne s’agit pas de juger la proximité de la pensée d’un homme religieux, catholique français, avec celle de militants islamistes tunisiens, mais de se pencher sur cette pensée elle-même. En l’occurrence, la notion de « complémentarité » entre les genres est susceptible, notamment dans des pays comme la Tunisie où le droit des femmes est un combat on-ne-peut-plus d'actualité, de justifier n’importe quelle restriction à leurs libertés. Le terme « complémentaire » pourrait par exemple induire que certains métiers doivent être réservés aux hommes, et d’autres aux femmes, et il en serait de même des activités ménagères quotidiennes. Chacun sa place, mais n’oublions pas de réserver à l’homme la plus confortable.

Même en France où les clichés machistes les plus primaires ont tendance à reculer, le bon mot du conseiller spécial à la présidence de l’Olympique Lyonnais Bernard Lacombe, en mars dernier, sur une station de radio, est venu nous rappeler que la misogynie a la vie dure, quand il a déclaré : « Je ne discute pas avec les femmes de football. […] Qu’elles s’occupent de leurs casseroles et puis ça ira beaucoup mieux ! » Oubliant sans doute par là qu’outre la dimension un chouïa réductrice de ses propos (les présentatrices d’émissions sportives ou spécifiquement footballistiques que sont Nathalie Iannetta, Estelle Denis et Sonia Carneiro ont dû apprécier), l’Olympique Lyonnais doit à sa section féminine les seuls titres européens de son histoire (deux Ligues des Champions, en 2011 et en 2012).

Pourquoi les femmes devraient-elles être libres de sortir de chez elles, puisque la complémentarité avec les hommes induit une répartition des rôles où elles se cantonneraient naturellement aux tâches ménagères ? La femme porte et éduque les enfants, il lui faut donc tenir le logis, où elle pourra au mieux s’atteler à réaliser les tâches que la nature lui a conférées. Et la laisser libre de sortir, c’est prendre le risque du désordre social. Plus sérieusement, il est clair que cette notion est dangereuse pour les droits et les libertés des femmes, ainsi que pour leur indépendance (une femme qui reste à la maison, c’est une femme qui ne gagne pas d’argent, et qui doit laisser l’autorité au « chef de famille »). Un siècle et demi de lutte contre la législation et contre les mentalités ont été nécessaires pour qu’elles puissent s’émanciper du cadre de la famille et vis-à-vis de leur mari (voire puissent envisager socialement de ne pas se marier). L’accès à certains métiers leur était encore interdit sous la IIIème République.

Dangereuse, la notion de complémentarité l’est aussi pour les homosexuels. Car elle suppose qu’un couple n’est « complet » que s’il comporte deux individus de sexe opposé. Autrement dit : un individu ne peut s’épanouir en couple, ne peut trouver dans le genre opposé sa (bonne) moitié que chez une personne du sexe opposé. Dans le cas contraire, le comportement est déviant voire contre-nature – puisque la nature nous invite à nous reproduire, et nous dicte donc de trouver l’être avec lequel nous serons « complets ». Oublions le fait que, dans le monde animal, des comportements homosexuels sont souvent observés, et que, tout comme chez les êtres humains, ils sont à la fois très divers dans leur nature même, et toujours minoritaires (lutte pour la survie de l’espèce oblige).

Il ne s’agit pas ici de désigner comme homophobe chacun des participants à la Manif’ pour Tous ; certes, certaines de ses composantes, comme Civitas et autres groupes religieux plus que douteux, ou encore les derniers ralliés en date comme le Printemps français (que même Frigide Barjot a désavoués), adoptent souvent des postures qui ne laissent pas de place à l’ambigüité, mais ne mettons pas tous les manifestants dans le même sac. Notons tout de même que l’ensemble des opposants au projet de loi porté par Christiane Taubira ne souhaitent pas que le couple homosexuel soit érigé comme une « norme » (le mot est revenu plusieurs fois au cours des débats de ces derniers mois). Il faut évidemment les rassurer : non, la société ne va pas devenir majoritairement homosexuelle, ni aujourd’hui, ni demain, ni dans un siècle. Des pratiques et des comportements homosexuels très divers sont observés – et tolérés – dans de nombreuses sociétés humaines, et ce depuis des milliers d’années. Ils ont par exemple pu constituer de véritables rituels, voire des preuves de virilité incontournables, dans certaines cités grecques antiques ; et des formes institutionnalisées et « légales » d’unions entre personnes de même sexe (notamment entre femmes) ont déjà existé en Afrique (par exemple chez les Nuer en Éthiopie, chez les Yoruba au Nigéria, chez les Nandi au Kenya, ou encore dans la cour royale du Bénin et dans le Transvaal, en Afrique du Sud). Durant ses recherches en Amazonie, Claude Lévi-Strauss a lui-même observé de nombreuses pratiques homosexuelles, totalement banalisées sous la forme de jeux amoureux et de démonstrations d'affection sincère, au sein de communautés indigènes. Bref, rien de nouveau. Et, contrairement à ce qu’a pu sous-entendre l’an dernier Serge Dassault (de très loin notre sénateur préféré, il faut le dire), la décadence de la Grèce antique n’est pas liée à la pratique de l’homosexualité.

D'un point de vue historique, l'ère chrétienne constitue une rupture dans la perception de l'homosexualité par les sociétés euro-méditerranéennes (et par la suite par l'ensemble des sociétés converties au christianisme, en Afrique, en Asie et en Amérique), et donc une exception dans l'Histoire. L'expansion de l'islam, religion née du monothéisme chrétien, a ajouté sa pierre à l'édifice. À présent, reconnaître le mariage entre deux personnes de même sexe revient simplement à reconnaître l'homosexualité comme une sexualité normale (et un amour normal), c'est-à-dire constituant une orientation sexuelle et amoureuse égale à celle qui constitue aujourd'hui la norme majoritaire, à savoir l'hétérosexualité. Force est de constater qu’au regard de cette notion de « complémentarité », défendue en Tunisie contre le droit des femmes comme en France contre le mariage homosexuel, le combat de l’émancipation de la femme rejoint celui de la cause homosexuelle.

Partout, les conservatismes religieux représentent un dangereux facteur de régression en termes de mœurs.

Partout, les conservatismes religieux représentent un dangereux facteur de régression en termes de mœurs.

Un homme et une femme, est-ce la même chose ?

Donc, oui, papa et maman sont différents, cela a été dit, et nous serions peu nombreux à pouvoir dire sans mauvaise foi : mon père, c’est comme ma mère. Et pourtant, le raisonnement est un peu réducteur. Une personne qui grandit avec deux papas peut-elle affirmer que l’un vaut l’autre ? Et pour quelqu’un qui a deux mamans, maman et maman sont-elles pareilles ?

La réalité est évidemment plus complexe. Dans tous les couples, on peut deviner une certaine complémentarité, on peut trouver des différences qui cohabitent plus ou moins bien, plus ou moins mal. Et le rapport à notre enfant diffère selon notre sexe, mais aussi et surtout selon notre personnalité, selon notre vécu. Notre féminité ou notre masculinité est d’autant plus affirmée que notre société nous enseigne ou du moins sous-entend (à juste titre ou non, chacun en jugera) que nous portons en nous des différences inhérentes à notre genre, dans nos comportements, dans nos goûts, voire dans nos tâches quotidiennes et dans nos choix de vie. Ainsi, les hommes aiment le bleu, le sport et les grosses voitures, et les femmes aiment le rose, les fleurs et le shopping, en plus d’être prédestinées à la cuisine et au ménage, tandis qu’un Éric Zemmour va affirmer sans peur du ridicule qu’un homme qui change une couche de nourrisson va à l’encontre de sa propre nature. Ce qui est très mal, évidemment.

Il ne s’agit pas de jouer le rôle de féministe acharnée voire extrémiste (il y en a, peu certes, mais elles non plus n’ont pas peur du ridicule). La réalité, c’est que peu de gens nient les différences naturelles évidentes entre chaque genre, et entre chaque parent : la femme a un sein pour allaiter un enfant qu’elle a, dans une écrasante majorité de cas, elle-même porté, ce qui induit un lien évidemment différent entre l’enfant et la mère de celui entretenu avec le père. L’homme présente généralement une masse musculaire supérieure à la femme, et semble donc, en toute logique, davantage porté aux tâches physiques difficiles. La pilosité (et la vision que nous en avons) incarne à bien des égards cette distinction établie entre la virilité masculine et la féminité – bien qu’elle soit elle-même différemment interprétée selon les sociétés humaines.

Des différences entre l’homme et la femme, il y en a, personne ne les nie, au moins pour ce qui concerne les plus basiques d’entre elles, celles basées sur la différence de sexe. Mais on notera deux nuances déterminantes. Tout d’abord, les différences individuelles peuvent être plus fortes que les différences de genre. Tous les êtres sont différents, quel que soit leur sexe, et chaque personne n’est pas forcément « complémentaire » de quelqu’un du sexe opposé. Rappelons par ailleurs que les milliers d’années d’histoire qui nous précèdent accentuent les différences genrées généralement admises, qu’elles soient psychologiques, sociales (notamment la répartition des tâches ménagères ou professionnelles) ou même, à présent, physiques ; ainsi, les standards modernes de beauté poussent les femmes à passer outre leur état naturel, en s’épilant régulièrement et, beaucoup plus rarement heureusement, à subir une opération pour se faire agrandir la poitrine – pour se sentir plus « femme » ?

Deuxième nuance, c’est qu’il est tout à l’honneur de nos sociétés de vouloir aller contre ces différences (naturelles ou non, admises ou non) entre les hommes et les femmes. Il ne s'agit pas de nier ces différences. Mais, n’en déplaisent aux salafistes tunisiens, aux catholiques extrémistes français, et aux autres Zemmour de la société civile, la soi-disant « complémentarité » entre hommes et femmes est non seulement dangereusement réductrice, puisqu’elle suppose un certain déterminisme des genres, mais, surtout, elle porte en elle-même toute l'essence des inégalités hommes-femmes. S’il faut mieux répartir les tâches ménagères et professionnelles, par exemple, c’est parce qu’une répartition genrée induit évidemment de fortes injustices. Qui n’a pas déjà eu l’occasion, chez soi-même ou chez un parent ou un ami, de voir la femme de maison se lever pour apporter le repas qu’elle avait elle-même préparé, quand l’homme restait assis et poursuivait la conversation, comme incapable de se lever pour participer à l’effort ? Justifiera-t-on une scène aussi objectivement injuste par une répartition « naturelle » des tâches ? Il est absolument capital de défendre, contre tous les autres, le principe d'« égalité hommes-femmes » et de l’ériger comme l’un des principes majeurs des droits humains fondamentaux, en dépit des différences existantes (qu’elles soient naturelles ou construites) entre les hommes et les femmes.

L’égalité n’est pas la similitude – n'en déplaise à certains membres du Left Party suédois, qui, élus dans la région du Södermanland, proposaient récemment d’y imposer que les hommes soient contraints d’uriner assis (une idée saugrenue et bien difficile à appliquer). L'égalité n'est pas la négation des différences : c’est une valeur, de nature démocratique, et qui doit permettre de combattre des injustices qui jettent leur base sur la nature même des individus (telle tâche incombe à tel individu pour le simple fait d’être né homme ou femme), sur ce qu’ils sont.

Prise en 2012 au plus fort des rassemblements du collectif de « La Manif' pour Tous », cette photo de deux jeunes filles s'embrassant par provocation envers les militants anti-mariage entre personnes de même sexe, a fait le tour du web et symbolisé, dans un état d'esprit léger tendant à ridiculiser la « morale » chrétienne, la mise à bas des derniers tabous autour de l'homosexualité – même s'il n'est pas avéré que les deux personnes qui s'embrassent soient effectivement homosexuelles.

Prise en 2012 au plus fort des rassemblements du collectif de « La Manif' pour Tous », cette photo de deux jeunes filles s'embrassant par provocation envers les militants anti-mariage entre personnes de même sexe, a fait le tour du web et symbolisé, dans un état d'esprit léger tendant à ridiculiser la « morale » chrétienne, la mise à bas des derniers tabous autour de l'homosexualité – même s'il n'est pas avéré que les deux personnes qui s'embrassent soient effectivement homosexuelles.

Un papa et une maman, indispensables à l’enfant (?)

Nous conclurons en répondant à toutes celles et à tous ceux qui considèrent que l’absence d’un père ou d’une mère peut être facteur de déséquilibre, voire de troubles ou de perturbations chez l’enfant (un argument souvent revenu dans les débats sur le Mariage pour tous). De quels troubles parle-t-on ? Si l’on présuppose qu’un enfant élevé par un couple de même sexe a plus de chance de devenir homosexuel, et que cela nous gêne, ou que l’on associe cela à un trouble, alors on ne peut pas se prévaloir de ne pas être homophobe. Soit l’homosexualité est gênante, soit elle ne l’est pas, mais l’entre-deux est une position qui relève de la mauvaise foi. Tout comme le raisonnement qui voudrait que l’on tolère l’homosexualité tout en présupposant que celle-ci peut se « transmettre » à un enfant élevé par un couple de même sexe. Bien malin celui qui peut dire ce qui entraîne des désirs ou un comportement homosexuel chez un individu, d’autant plus au regard de la diversité des pratiques homosexuelles (occasionnelles, exceptionnelles, ou régulières) observées dans nos sociétés. Sans compter que les personnes homosexuelles sont elles-mêmes le fruit de couples hétérosexuels, et donc que la transmission des « goûts » et des pratiques d’ordre sexuel par le gène ou par l’éducation ne semble pas si naturelle et si systématique que cela.

S’il s’agit de dire que tout enfant a naturellement besoin de repères masculins et de repères féminins pour s’épanouir de manière équilibrée, et que ces repères seraient par l’ordre des choses assumés respectivement par le père et par la mère, cet argument qui conforte l’idée d’une complémentarité entre les hommes et les femmes (au moins dans leur rôle parental) est de mauvaise foi car il néglige le fait que, dans une société où la famille traditionnelle se fait de plus en plus rare, chaque enfant fréquente, en plus de ses deux parents (quand il y en a deux auprès de lui), de nombreux autres adultes (des deux sexes), à l’école comme ailleurs. En outre, le rapport hommes-femmes si longtemps observé en Europe (en deux mots : l’autorité à l’homme, la douceur à la femme) tend lui-même à disparaître (pour le plus grand bonheur des femmes, mais, précisons-le, pour celui des hommes également). Si la logique de l’argument est poussée jusqu’au bout, alors le bien-être prioritaire de l’enfant pourrait justifier l’interdiction des familles monoparentales ou divorcées, celles-ci ne garantissant pas cet équilibre psychologique et étant contre-nature. De fait, de nombreux opposants au Mariage pour tous s’inscrivent dans une continuité idéologique très cohérente (et que l’on qualifiera de traditionaliste). Les mêmes milieux ont été auparavant des opposants de la première heure à la « libération » de la femme et au droit au divorce, qui constituent selon eux une étape parmi d’autres du long déclin de la famille traditionnelle, et avec elle de notre société voire de notre civilisation et de l’humanité. Loin de la caricature, ces conclusions émergent simplement lorsque l’on pousse jusqu’au bout le raisonnement des plus réactionnaires des opposants au mariage et à l'adoption par des couples homosexuels.

La réalité est évidemment plus complexe. La France ne constitue pas à elle seule un hameau civilisationnel que l’on entraîne depuis un demi-siècle dans la décadence. La famille a changé et change encore, pour le meilleur et pour le pire, pour le divorce de masse comme pour la fin des amours interdits (y compris homosexuels) et des mariages arrangés et malheureux, hérités de la société bourgeoise du XIXème siècle. Les liens sociaux et humains changent également, et notre vision du monde ne se cantonne plus aux modèles du bon chef de famille et de la bonne femme de maison que nous présentaient nos parents. Le temps avançant, les idées sur la place des femmes et des hommes évoluant, les rôles « octroyés » à la figure paternelle et à la figure maternelle tendront à s’atténuer (sans jamais disparaître totalement) : c’est un réel progrès, pour la simple raison, comme cela a déjà été dit, que cette répartition des rôles porte en elle-même toutes les inégalités dont sont victimes les femmes dans une société fortement patriarcale comme la nôtre. La lutte pour l’égalité hommes-femmes sera gagnée le jour où les jouets « ménagers » (fer à repasser, balai, etc.) ne seront pas réservés aux petites filles, mais à tous les enfants, et qu’une petite voiture ou un ballon de football sera offert à un enfant en fonction de ses goûts et non en fonction de son genre.

Enfin, un dernier mot sur la filiation : d’aucuns affirment que confier un enfant à un couple d’individus de même sexe consiste à mentir sur ses origines et lui faire croire qu’il est né de l’amour de deux hommes ou de deux femmes (ce qui serait effectivement un non-sens biologique). Aussi étonnant que soit cet argument pour son caractère extrêmement simple (voire simplet), il a été entendu plusieurs fois au cours des débats de ces derniers mois. Mais là encore, poussons la logique jusqu’au bout : faut-il également interdire l’adoption d’enfants noirs par des couples blancs, puisque c’est une manière de « faire croire » aux enfants noirs qu’ils sont nés de l’amour d’un couple blanc – là-aussi, un non-sens biologique inacceptable !

La réalité, c’est que, pas plus que les opposants à la Loi Taubira, ses partisans n’ont l’intention de brader le « droit des enfants à connaître leurs origines » (là-aussi, une formule souvent entendue ces derniers mois). Et, évidemment, un enfant élevé par deux personnes de même sexe recevra les explications adéquates pour qu’il comprenne au mieux la nature de son cocon familial. Si des couples homosexuels (et il y en aura) n’en sont pas capables, alors leur « mauvaise » éducation vaudra bien celle de « mauvais » parents hétérosexuels, ou d’un « mauvais » parent célibataire.

Il ne s’agit pas ici d’affirmer sans sourciller que la parenté de couples homosexuels ne fait aucune différence avec celle de couples hétérosexuels – force est de constater que les avis des experts pédopsychiatres sont aussi nombreux que contradictoires sur ce sujet. Il s’agit de rappeler que les différences, si elles existent, varient selon les couples, et qu’elles ne se basent pas uniquement sur le sexe des parents, mais aussi sur l’environnement dans lequel grandit et évolue l’enfant, sur la qualité de son éducation, sur la capacité de ses parents à lui permettre de s’épanouir librement, sur l’amour qu’il reçoit d’eux, sur ses rencontres, sur le degré d’exclusion qu’il connaît en raison de l’homophobie encore persistante dans notre pays, etc.

Il faudrait également répondre à cet argument du journaliste anglais Tim Stanley dans le Daily Telegraph, il y a quelques jours : « La véritable question n’est pas de savoir si l’on aime les homosexuels ou non, mais si on peut laisser à l’État le pouvoir de redéfinir les règles du mariage et de la parentalité (mais quelle autre institution que l’État, créateur du mariage moderne au XIXème siècle et garant de l’intérêt collectif, aurait cette légitimité ?), et celui de remodeler la société par le biais législatif. En ce sens, l’argument du collectif Manif’ pour Tous est de nature libertaire. Il conteste à l’État le rôle d’agent de changement social, et le fait que la force publique recoure à la violence contre [les manifestants] lui donne sans doute raison lorsqu’il affirme que la loi sur le mariage gay est un premier pas vers un nouveau type d’autoritarisme libéral. » Cet argument, qui retourne les postures en donnant à l’État le rôle de « totalitarisme sociétal » et au collectif Manif’ pour Tous le bon rôle de « libertaires » (et non de conservateurs ultraréactionnaires), feint volontairement d’oublier qu’ici, l’État ne remodèle absolument pas « la société par le biais législatif », mais au contraire, adapte le législatif à une société qui a, de fait, déjà changé.

À l’heure où le Parlement français ouvre le droit de se marier et d’adopter pour les couples de même sexe (c’était le 23 avril dernier), il faut constater que cette loi représente un vrai progrès en termes de tolérance (beaucoup parlent d’un changement d’ordre civilisationnel). Rassurons nos concitoyens qui ont manifesté ces dernières semaines et craignent que notre civilisation ne sombre dans la fornication et l’inceste (ils sont peu nombreux à penser sincèrement cela, mais ils existent) : sans pour autant en faire la norme, cette loi reconnaît qu’un amour homosexuel vaut un amour hétérosexuel, et qu’un couple d’individus de même sexe peut être aussi (in)compétent qu’un couple « traditionnel » pour élever un enfant. Sans pour autant que celui-ci ne sombre dans une dégénérescence identitaire et n’emporte la société toute entière dans sa chute.

* * *

Invité en novembre 2012 sur Canal+, Lionel Jospin est alors revenu sur ses réserves sur l’ouverture du mariage aux couples homos. « C'est la position de mon parti, et donc je la respecte, a commenté l'ancien Premier ministre. Ce n'était pas la mienne au départ. Ce que je pense c'est que l'idée fondamentale doit rester, pour le mariage, pour les couples et pour la vie en général, que l'humanité est structurée entre hommes et femmes. » Toujours en novembre 2012, l'écrivaine Virginie Despentes a choisi de lui répondre dans une tribune que publie TÊTU.com.

Alors, cette semaine, c'est Lionel Jospin qui s'y colle. Il trouve qu'on n'entend pas assez de conneries comme ça, sur le mariage gay, il y va de son solo perso. Tranquille, hein, c'est sans homophobie. Il n'a pas dit qu'on avait le droit de casser du pédé ou de pourrir la vie des bébés gouines au lycée, non, juste, il tenait à signaler : attention, avec le mariage, on pousse mémé dans les orties. « L'humanité est structurée sur le rapport hommes femmes. » Juste, sans homophobie : les gouines et les pédés ne font pas vraiment partie de l'humanité. Ils ne sont pourtant pas stériles – mais comme ils ne vivent pas en couple, ce n'est pas de l'humain pur jus, pas de l'humain-humain comme l'est monsieur Jospin. Ce n'est pas super délicat pour les célibataires et les gens sans enfants, son truc, mais Jospin est comme ça : il a une idée forte de ce qu'est l'humanité, et l'humanité, c'est les femmes et les hommes qui vivent ensemble, copulent et produisent des enfants pour la patrie. C'est dommage pour les femmes, vu que, in fine, cette humanité-là, c'est l'histoire de comment elles en ont pris plein la gueule pendant des millénaires, mais c'est l'humanité, que veux-tu, on la changera pas. Et il faut bien l'admettre : il y a d'une part la grande humanité, qui peut prétendre aux institutions, et de l'autre, une caste moins noble, moins humaine. Celle qui devrait s'estimer heureuse de ne pas être persécutée, qu'elle ne vienne pas, en plus, réclamer des droits à l'état. Mais c'est dit sans animosité, hein, sans homophobie, juste : l'humanité, certains d'entre nous en font moins partie que d'autre. Proust, Genet, Leduc, Wittig, au hasard : moins humains que des hétéros. Donc, selon Lionel Jospin, il faut que je comprenne, et que je n'aille pas mal le prendre : depuis que je ne suce plus de bite, je compte moins. Je ne devrais plus réclamer les mêmes droits. C'est quasiment une question de bon sens.

Mais c'est dit sans homophobie, c'est ça qui est bien. Comme tous les hétéros qui ont quelque chose à dire contre le mariage gay. C'est davantage le bon sens que l'homophobie qui les pousse à s'exprimer. Dans ce débat, personne n'est homophobe. Ils sont juste contre l'égalité des droits. Et dans la bouche de Jospin on comprend bien : non seulement contre l'égalité des droits entre homos et hétéros, mais aussi contre l'égalité des droits entre femmes et hommes. Parce qu'on est bien d'accord que tant qu'on restera cramponnés à ces catégories-là, on ne sera jamais égaux.

Je m'étais déjà dit que je ne me voyais pas « femme » comme le sont les « femmes » qui couchent gratos avec des mecs comme lui, mais jusqu'à cette déclaration, je n'avais pas encore pensé à ne plus me définir comme faisant partie de l'humanité. Ça va me prendre un moment avant de m'y faire. C'est parce que je suis devenue lesbienne trop tard, probablement. Je ne suis pas encore habituée à ce qu'on me remette à ma place toutes les cinq minutes. Ma nouvelle place, celle des tolérés.

Au départ, cette histoire de mariage, j'en avais moitié rien à faire – mais à force de les entendre, tous, sans homophobie, nous rappeler qu'on ne vaut pas ce que vaut un hétéro, ça commence à m'intéresser.

Je ne sais pas ce que Lionel Jospin entend par l'humanité. Il n'y a pas si longtemps, une femme qui tombait enceinte hors mariage était un paria. Si elle tombait enceinte d'un homme marié à une autre, au nom de la dignité humaine on lui faisait vivre l'enfer sur terre. On pouvait même envisager de la brûler comme sorcière. On en a fait monter sur le bûcher pour moins que ça. On pouvait la chasser du village à coups de pierre. L'enfant était un bâtard, un moins que rien. Bon, quelques décennies plus tard, on ne trouve plus rien à y redire. Est-on devenus moins humains pour autant, selon Lionel Jospin ? L'humanité y a-t-elle perdu tant que ça ? À quel moment de l'évolution doit-on bloquer le curseur de la tolérance ?

Jospin, comme beaucoup d'opposants au mariage gay, est un homme divorcé. Comme Copé, Le Pen, Sarkozy, Dati et tuti quanti. Cet arrangement avec le serment du mariage fait partie des évolutions heureuses. Les enfants de divorcés se fadent des beaux-parents par pelletées, alors chez eux ce n'est plus un papa et une maman, c'est tout de suite la collectivité. On sait que les hétérosexuels divorcent plus facilement qu'ils ne changent de voiture. On sait que l'adultère est un sport courant (qu'on lise sur internet les commentaires d'hétéros après la démission de Petraeus pour avoir trompé sa femme et on comprendra l'importance de la monogamie en hétérosexualité – ils n'y croient pas une seule seconde, on trompe comme on respire, et on trouve inadmissible que qui que ce soit s'en mêle) et on sait d'expérience qu'ils ne pensent pas que faire des enfants hors mariage soit un problème. Ils peuvent même faire des enfants hors mariage, tout en étant mariés, et tout le monde trouve ça formidable. Très bien. Moi je suis pour tout ce qui est punk rock, alors cette idée d'une immense partouze à l'amiable, franchement, je trouve ça super seyant. Mais pourquoi tant de souplesse morale quand ce sont les hétéros qui se torchent le cul avec le serment du mariage, et cette rigidité indignée quand il s'agit des homosexuels ? On salirait l'institution ? On la dévoierait ? Mais les gars, même en y mettant tout le destroy du monde, on ne la dévoiera jamais d'avantage que ce que vous avez déjà fait, c'est perdu d'avance… dans l'état où on le trouve, le mariage, ce qui est exceptionnel c'est qu'on accepte de s'en servir. Le Vatican brandit la polygamie – comme quoi les gouines et les bougnoules, un seul sac fera bien l'affaire, mais c'est ni raciste ni homophobe, soyons subtils, n'empêche qu'on sait que les filles voilées non plus ne font pas partie de l'humanité telle que la conçoit cette gauche-là, mais passons – ne vous en faites pas pour la polygamie : vous y êtes déjà. Quand un bonhomme paye trois pensions alimentaires, c'est quoi, sinon une forme de polygamie ? Que les cathos s'occupent d'excommunier tous ceux qui ne respectent pas l'institution, qu'ils s'occupent des comportements des mariés à l'église, ça les occupera tellement d'y mettre un peu d'ordre qu'ils n'auront plus de temps à perdre avec des couples qui demandent le mariage devant le maire.

Et c'est pareil, pour les enfants, ne vous en faites pas pour ça : on ne pourra pas se comporter plus vilainement que vous ne le faites. Être des parents plus sordides, plus inattentifs, plus égoïstes, plus j'm'enfoutistes, plus névrosés et toxiques – impossible. Tranquillisez-vous avec tout ça. Le pire, vous vous en occupez déjà très bien.

Tout ça, sans compter que l'humanité en subit d'autres, des outrages, autrement plus graves, en ce moment, les gouines et les pédés n'y sont pour rien, je trouve Lionel Jospin mal organisé dans ses priorités de crispation. Il y a, en 2012, des atteintes à la morale autrement plus brutales et difficiles à admettre que l'idée que deux femmes veulent se marier entre elles. Qu'est-ce que ça peut faire ? Je sais, je comprends, ça gêne l'oppresseur quand deux chiennes oublient le collier, ça gêne pour les maintenir sous le joug de l'hétérosexualité, c'est ennuyeux, on les tient moins bien. Parfois la victime n'a pas envie de se laisser faire en remerciant son bourreau, je pensais qu'une formation socialiste permettrait de le comprendre. Mais non, certaines formations socialistes amènent à diviser les êtres humains en deux catégories : les vrais humains, et ceux qui devraient se cacher et se taire.

[...]

Moi je vous fous la paix, tous, avec vos mariages pourris. Avec vos gamins qui ne fêteront plus jamais Noël en famille, avec toute la famille, parce qu'elle est pétée en deux, en quatre, en dix. Arrangez-vous avec votre putain d'hétérosexualité comme ça vous chante, trouvez des connes pour vous sucer la pine en disant que c'est génial de le faire gratos avant de vous faire cracher au bassinet en pensions compensatoires. Vivez vos vies de merde comme vous l'entendez, et donnez-moi les droits de vivre la mienne, comme je l'entends, avec les mêmes devoirs et les mêmes compensations que vous.

Et de la même façon, pitié, arrêtez les âneries des psys sur les enfants adoptés qui doivent pouvoir s'imaginer que leurs deux parents les ont conçus ensemble. Pour les enfants adoptés par un parent seul, c'est ignoble de vous entendre déblatérer. Mais surtout, arrêtez de croire qu'un petit Coréen ou un petit Haïtien regarde ses deux parents caucasiens en imaginant qu'il est sorti de leurs ventres. Il est adopté, ça se passe bien ou ça se passe mal mais il sait très bien qu'il n'est pas l'enfant de ce couple. Arrêtez de nous bassiner avec le modèle père et mère quand on sait que la plupart des enfants grandissent autrement, et que ça a toujours été comme ça. Quand les dirigeants déclarent une guerre, ils se foutent de savoir qu'ils préparent une génération d'orphelins de pères. Arrêtez de vous raconter des histoires comme quoi l'hétérosexualité à l'occidentale est la seule façon de vivre ensemble, que c'est la seule façon de faire partie de l'humanité. Vous grimpez sur le dos des gouines et des pédés pour chanter vos louanges. Il n'y a pas de quoi, et on n'est pas là pour ça. Vos vies dans l'ensemble sont plutôt merdiques, vos vies amoureuses sont plutôt calamiteuses, arrêtez de croire que ça ne se voit pas. Laissez les gouines et les pédés gérer leurs vies comme ils l'entendent. Personne n'a envie de prendre modèle sur vous. Occupez-vous plutôt de construire plus d'abris pour les SDF que de prisons, ça, ça changera la vie de tout le monde. Dormir sur un carton et ne pas savoir où aller pisser n'est pas un choix de vie, c'est une terreur politique, je m'étonne de ce que le mariage vous obnubile autant, que ce soit chez Jospin ou au Vatican, alors que la misère vous paraît à ce point supportable.

Site TÊTU.com, novembre 2012.

Tag(s) : #Société
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