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Par David Brites.

Quatre ans ! Voilà bientôt quatre ans (c’était le 17 décembre 2010) que Mohamed Bouazizi, diplômé-chômeur tunisien de 26 ans, s’immolait par le feu, dans un geste de désespoir après que lui ait été confisqué sa marchandise de fruits et légumes qu'il vendait dans la rue. Son geste allait entraîner des semaines d’émeutes et de manifestations, d’abord à Sidi Bouzid, sa localité, puis dans toute la Tunisie, au point de pousser le chef de l’État, Zine el-Abidine Ben Ali, à quitter le pouvoir et à s’exiler. On connaît la suite : des vagues de contestation similaires allaient frapper l'ensemble des pays arabes, provoquant la chute de plusieurs chefs d’État : en Égypte en février 2011, en Libye en août 2011, et au Yémen en février 2012. Quatre ans après, que reste-t-il de ces mouvements ? En Égypte, la répression qui frappe les Frères musulmans depuis juillet 2013 et le plébiscite présidentiel du général al-Sissi en mai 2014 ont consacré la victoire de la réaction contre-révolutionnaire. En Libye comme au Yémen, les processus constitutionnels encourageants, portés au Yémen par la Conférence de Dialogue national (2012-2014), et en Libye par la mise en place d’une assemblée constituante élue (2014), ont été annihilés par le chaos sécuritaire qui y règne depuis l'été 2014, et qui s'assimile clairement à une guerre civile dont l'issue n'est pas pour tout de suite.

Dans ce contexte de tensions accentué par la guerre contre l’État islamique au Moyen-Orient, la Tunisie donne l’impression d’un îlot de stabilité et de démocratie. Le pays a adopté une nouvelle Constitution et a organisé tout récemment de nouvelles élections législatives. La première élection présidentielle directe est en cours, le premier tour du 23 novembre n’ayant pas permis à un candidat de l’emporter, et un second tour devant se tenir d’ici au 21 décembre prochain. Il opposera Béji Caïd Essebsi, leader de la coalition ayant remporté le scrutin législatif, à Moncef Marzouki, chef de l’État sortant. Surtout, et en dépit du peu de prérogatives dont disposera le vainqueur de l’élection dans le cadre de la nouvelle Constitution, ce scrutin est symbolique car il est le second du genre dans l’histoire arabe, après l’élection de Mohamed Morsi en juin 2012 (et on sait comment cela s’est terminé). La Tunisie est en passe d’achever sa transition, et donc de montrer que la construction d’une démocratie arabe est possible. Mais ce fut un processus difficile et parfois douloureux. Retour sur cette séquence passionnante de l’histoire tunisienne.

Tabarka, ville côtière du nord-ouest.

La Tunisie, située au croisement entre le delta du Nil et le Maghreb, entre l’Afrique et l’Europe, entre l’ouest et l’est de la Méditerranée, constitue un carrefour à l'origine d'une histoire très riche, dans le contexte méditerranéen comme dans celui du monde arabo-musulman. L’histoire de la Tunisie, c’est évidemment Carthage, fondée en 814, détruite en 146 avant J.-C., et les royaumes numides de type berbère qui peuplent l’arrière-pays depuis les premiers temps de l’Antiquité. C’est également la christianisation sous domination romaine, l’occupation vandale puis byzantine, et enfin, de 647 (date du premier assaut) à 698 (prise de Carthage et de Tunis), l’invasion arabe. Celle-ci est momentanément rendue difficile par la résistance des tribus berbères, notamment celles menées par Koceila jusqu’en 686 et par la princesse Kahina jusqu’en 702 dans la région de l’Aurès (qui correspond à l'actuelle frontière algéro-tunisienne).

La Tunisie n’en est pas moins rapidement islamisée et arabisée. Dès la seconde moitié du VIIIème siècle, la dynastie arabe des Aghlabides règne sur le royaume d’Ifriqiya (déformation arabe du nom romain : Africa) avant d’être dominée par les Fatimides ; au XIIème siècle, les invasions hilaliennes parachèvent l’arabisation du territoire tunisien, au moins sur le plan socioculturel. La famille berbère des Hafsides, maîtresse du pays à partir de 1207, ne peut freiner ce phénomène, de même qu’elle ne pourra empêcher l’Empire ottoman de l'occuper, en 1574. Cette année-là, les Turcs s’emparent de la ville de Tunis, occupée par les Espagnols depuis 1534.

La suite, on la connaît : sous prétexte de lutter contre la piraterie, la France occupe l’Afrique du Nord et fait de la Tunisie un protectorat, en 1881, à la barbe des Italiens qui visaient eux-aussi ce territoire. Entre-temps, le pays est traversé, au XIXème siècle, par de nouveaux courants de pensée politique venus d’Europe. Né en 1907, le mouvement des Jeunes Tunisiens, courant de pensée nationaliste, réformateur, laïque et contestataire, sera la première forme de résistance à l’occupation française ; il est relayé par Le Tunisien, premier hebdomadaire tunisien d'expression française, fondé le 7 février 1907 par Ali Bach Hamba et Abdeljelil Zaouche. La Tunisie connaît ses premières manifestations anticoloniales dans les années 30, mais c’est à partir de 1952 que le mouvement indépendantiste prend de l’ampleur. Conformément aux conventions franco-tunisiennes du 3 juin 1955, le pays accède finalement à l’indépendance complète le 20 mars 1956.

Statue du président Habib Bourguiba (1957-1987) à Tabarka.

Cinq jours plus tard, le peuple tunisien élit une Assemblée constituante. Le parti du Néo-Destour arrive en tête des élections, Lamine Bey devient chef de l’État, et Habib Bourguiba Premier ministre. 1957 est une année décisive : le 13 août, le Code du statut personnel, particulièrement progressif, est approuvé, et le 25 juillet, la République est officiellement proclamée. Habib Bourguiba prend alors la tête de l’État, qu'il occupera trente ans. Sa présidence est marquée par le renforcement des droits des Tunisiennes : l’abolition de la polygamie et de la répudiation, le droit de divorcer et un peu plus tard celui d’avorter en sont des exemples, et s’ajoutent à une pratique des mœurs très progressiste. Mais le régime s’avère autoritaire, pratique la torture contre les ennemis désignés de l’État (syndicats, communistes, islamistes…), et contrôle tous les pans de l’économie. Malgré une politique interventionniste, l’économie nationale connaît une certaine instabilité, que viennent illustrer les « émeutes de la faim » de 1983.

La montée d’un islam radical au milieu des années 1980 facilite l’émergence, sur la scène politique, du ministre de l’Intérieur de l’époque, Zine el-Abidine Ben Ali : nommé Premier ministre en octobre 1987, il dépose Habib Bourguiba un mois plus tard, officiellement pour sénilité. Élu en 1989, il sera ensuite réélu tous les cinq ans, avec des scores oscillant entre 89,62% (en 2009) et 99,91% des voix (en 1994). La pratique de la torture, les abus contre la liberté d’expression, et les limites du pluralisme politique sont largement dénoncés par les associations et les partis d’opposition. La forte croissance économique, stimulée par l’industrie et le tourisme, n’empêche pas les inégalités criantes de persister. L’inflation et le chômage frappent durement l’ensemble de la population, et de nouvelles « émeutes de la faim » éclatent en 2008, dans la localité de Gafsa. La nature du régime favorise un essor du clientélisme et de la corruption. En 2011, la découverte dans la résidence du président Ben Ali et de sa femme Leïla Trabelsi, de drogue en grande quantité, de pièces archéologiques dérobées et de liquidités délirantes révèlera l’ampleur d’un système dont le népotisme et la dimension confiscatoire étaient jusque-là sous-évalués. Les évènements de 2011 lèveront aussi le voile sur les expropriations musclées, sur les déclassements de sites protégés à des fins peu scrupuleuses, ou encore sur l’usage de l’impôt discrétionnaire du Fonds de solidarité nationale, le fameux « compte 26-26 » – un outil de lutte contre la pauvreté qui aura surtout fait le bonheur du parti-État, le Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD). En 2011, la fortune du clan Ben Ali-Trabelsi se chiffre à plusieurs dizaines de milliards de dollars.

Zine el-Abidine Ben Ali, chef de l'État de 1987 à 2011.

De l’étincelle révolutionnaire à l’élection de l’Assemblée constituante

Voilà la situation politique de la Tunisie à la veille de la Révolution. Le contexte économique et social de ce pays de onze millions d’habitants, qui ne parvient pas à intégrer sur le marché du travail tous ses jeunes, est explosif, comme l’illustrent les manifestations qui éclatent à la suite de l’auto-immolation de Mohamed Bouazizi. La contestation prend rapidement de l’ampleur. Elle est facilitée par la coordination d'internautes actifs, comme le bloggeur Slim Amamou et la cyber-militante Lina Ben Mhenni. Couplée d’une grève générale et ponctuée d’affrontements avec les forces de l’ordre qui font quelques 300 morts, la Révolution du Jasmin aboutit, du 12 au 14 janvier 2011, à une série d’annonces conciliantes de la part du chef de l’État, qui déclare qu'il ne se représentera pas à l'élection présidentielle prévue en 2014 : promesse de création de milliers d’emplois, limogeage du ministre de l’Intérieur, baisse des prix des denrées de première nécessité, liberté d’expression, libération des prisonniers politiques, convocation d’élections législatives anticipées. L’état d’urgence est décrété, mais la révolte ne se calme pas. Le 14 janvier, le chef de l’État, précédé de sa famille (et de sa fortune), s’enfuit en exil en Arabie Saoudite.

Les manifestations se poursuivent plusieurs semaines, et obtiennent encore deux avancées majeures : la constitution d’un gouvernement d’union nationale réunissant essentiellement des personnalités issues de l’opposition au régime, et le 27 février, la démission de Mohammed Ghannouchi, Premier ministre depuis 1999. Ancien ministre sous l’ère Bourguiba, Béji Caïd Essebsi prend la tête du gouvernement et gère la transition qui est en marche : une amnistie générale est décrétée dès février 2011, et, début mars, la police politique et le RCD, le parti de Ben Ali, sont dissous. En juin et juillet 2011, et en avril 2013, l’ancien président est condamné par contumace par la Justice tunisienne, à l’issue de quatre procès. Cumulées, les peines sont à la fois très lourdes et sans concession : 71 ans de prison et des amendes à hauteur de 190 millions de dinars environ (95 millions d’euros), notamment pour détournement de fonds, trafic de drogue, abus de biens publics et corruption. À cela s’ajoute le 14 juin 2012 sa condamnation par un tribunal militaire à 20 autres années de prison, pour « incitation au désordre, à des meurtres et à des pillages » à Ouardanine, et à la prison à perpétuité pour son rôle dans la répression sanglante des manifestations à Thala et à Kasserine, deux localités emblématiques de la Révolution du Jasmin. Des peines purement symbolique évidemment, puisque le principal intéressé demeure exilé en Arabie Saoudite.

Avenue Habib Bourguiba (ici sur la place rebaptisé « du 14 Janvier 2011 »), épicentre de la contestation anti-Ben Ali.

Avenue Habib Bourguiba (ici sur la place rebaptisé « du 14 Janvier 2011 »), épicentre de la contestation anti-Ben Ali.

Entre-temps, l’ouverture des médias, la libération ou le retour d’exil des opposants politiques, et la liberté d’expression permettent de jeter les premières bases de la démocratisation du pays. En dépit du climat d’insécurité et des violents pillages observés en avril et en mai de la même année, une Assemblée constituante est élue le 23 octobre 2011. Créé et dirigé par Rached Ghannouchi (revenu d’un exil de plusieurs années), le parti islamo-conservateur Ennahda, fort de son image d’opposant historique à l’ancien régime et de formation intègre, sort vainqueur de ce premier scrutin, loin devant ses concurrents, avec 37,04% des voix et 89 députés. Sa majorité relative l’oblige toutefois à former une coalition avec deux autres partis. Au terme d’un accord entre leur formation respective, Mustapha Ben Jaafar (Ettakatol), Moncef Marzouki (Congrès Pour la République) et Hamadi Jebali (secrétaire général et numéro 2 d’Ennahda) se répartissent successivement les postes de président de l’Assemblée constituante (22 novembre), chef de l’État (13 décembre) et Premier ministre (24 décembre).

La transition est bien engagée, mais le scrutin de 2011 a révélé des défaillances notables, notamment car le taux de participation s’est avéré relativement faible (51,97% des électeurs inscrits), et que le foisonnement des candidatures (plus de 200 partis, pour plus de 10.000 candidats) a entraîné une dispersion du vote. Plus d’un tiers des électeurs se retrouve sans les représentants de leurs choix dans la nouvelle Assemblée.

Résultats de l’élection de l’Assemblée constituante le 23 octobre 2011. Le PDP et Afek Tounes s’unissent en avril 2012 pour créer le Parti Républicain (PR) qui se réclame libéral et centriste. Mais cette fusion provoque la scission de certains députés de ces deux formations. Ceci est un exemple, parmi tant d’autres, des très nombreux « mouvements » qui sont observés en 2012 et en 2013 – défections, fusions de partis, etc. – et qui modifient alors notablement le paysage politique et l’équilibre des forces ; parmi les partis présents au gouvernement, seul Ennahda ne connaît aucune défection (et aucun ralliement).

Résultats de l’élection de l’Assemblée constituante le 23 octobre 2011. Le PDP et Afek Tounes s’unissent en avril 2012 pour créer le Parti Républicain (PR) qui se réclame libéral et centriste. Mais cette fusion provoque la scission de certains députés de ces deux formations. Ceci est un exemple, parmi tant d’autres, des très nombreux « mouvements » qui sont observés en 2012 et en 2013 – défections, fusions de partis, etc. – et qui modifient alors notablement le paysage politique et l’équilibre des forces ; parmi les partis présents au gouvernement, seul Ennahda ne connaît aucune défection (et aucun ralliement).

Logo d'Ennahda à Kairouan, dans le centre-est du pays.

Les difficultés économiques et sécuritaires

La faible majorité parlementaire du parti Ennahda l'oblige à multiplier les concessions. Le 26 mars 2012, Rached Ghannouchi annonce renoncer à une modification de l’article 1 du projet de Constitution garantissant les principes d’un État civil. Ennahda renonce ainsi à inscrire dans le corps constitutionnel le principe d’application stricte de la charia. Un autre article prévoira, en revanche, que l’islam soit religion de l’État, ce qui signifie bien, dans l’esprit des députés islamistes, que le droit positif ne peut pas aller à l’encontre de la Loi coranique : une interprétation qui laisse présager des appréciations différenciées et polémiques à l’avenir, même si en mars 2013, un article intégré aux principes généraux de la Constitution définira la Tunisie comme un « État civil » fondé sur le principe de citoyenneté, sur la volonté du peuple et sur la primauté de la loi, donnant ainsi plus de poids à une interprétation laïque. Entre-temps, le 14 août 2012, au moins 10.000 manifestants défendent à Tunis le principe d’égalité hommes-femmes et dénoncent la position des islamo-conservateurs sur le sujet. Ennahda abandonne finalement la notion de « complémentarité entre les hommes et les femmes », que les islamistes souhaitaient inscrire dans la Constitution, pour celle d'« égalité » entre les citoyennes et les citoyens. De même, en octobre 2012, l’idée d’inscrire dans la Constitution la criminalisation de l’« atteinte au sacré » est elle-aussi écartée, et le parti islamiste accepte, après des mois de bras de fer avec les médias, d’appliquer des décrets sur la liberté de la presse.

Au cours de l’automne 2012, les débats de la Constituante se cristallisent aussi sur la nature du futur régime : aux islamistes qui réclament un système parlementaire, sans élection directe du président et où leur domination serait, raisonnent-ils, assurée grâce aux bons résultats électoraux d’Ennahda, les députés de gauche répondent en exigeant un régime semi-présidentiel, pour éviter que ne soit consacré un chef du gouvernement hégémonique. C’est finalement ce dernier modèle qui va prévaloir en Tunisie, après une énième concession d’Ennahda le 3 mai 2013 : le chef de l’État, élu par le peuple, aura la charge « de déterminer les politiques générales de la défense, des relations extérieures et de la sécurité nationale », et, si son droit d’intervention sur la politique intérieure est limité, il pourra tout de même imposer un vote de confiance au Premier ministre et aura un droit de dissolution du Parlement. Très vite, les débats constituants sont ralentis par la gestion des affaires courantes. Les difficultés économiques, héritées de la dictature, viennent très vite prendre le pas sur les polémiques constitutionnelles. Le chômage demeure très fort et touche tous les secteurs, « à une telle échelle que le développement de l’économie parallèle menace la capacité du gouvernement à tenir ses engagements financiers, expliquait en février 2013 le blogueur Ali Guidara, dans Nawaat, un journal en ligne. Résultat : le pays voit s’effondrer la notation de sa dette souveraine et de son système bancaire. Cet état de fait se répercute sur les affaires et les investissements. » Les émeutes observées à Sidi Bouzid, en août, et à Siliana, en novembre 2012, sont nourries par l’incapacité du gouvernement à relancer l’économie. La puissante fédération syndicale de l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) se mobilise pour attiser la protestation. Il faudra attendre le 18 avril 2013 pour voir le gouvernement tunisien annoncer une baisse drastique des prix de quelques produits de consommation courante.

Absents des élections d’octobre, les milieux salafistes, bien qu'ultra-minoritaires en Tunisie, font entendre leur voix au cours de l’automne 2011 : les heurts dans des universités se multiplient, pour dresser le drapeau noir salafiste et inciter les femmes à se voiler ; des attaques contre des sièges d’organes de presse sont constatées, et plus de 40 mausolées soufis considérés comme hérétiques sont détruits. La chape de plomb qui s’est levée avec la chute de la dictature a libéré la parole publique, y compris celle des plus radicaux. Les émeutes dont les milieux salafistes sont les protagonistes, en mai et juin 2012, poussent les autorités à décréter un couvre-feu le 13 juin, à Tunis et dans quatre régions. L’hiver 2012-2013 est marqué par la multiplication des actions des Ligues de Protection de la Révolution (LPR), des milices particulièrement violentes composées de militants islamistes et largement tolérées par le parti Ennahda. Ces dernières mènent une véritable « chasse aux sorcières » contre quiconque est soupçonné de complicité avec l’ancien régime, et participent par ailleurs activement à la répression des mouvements sociaux qui prolifèrent alors, agressant des militants syndicaux ou des manifestants, en toute illégalité. Toute aussi inquiétante est l’attaque perpétrée contre l’ambassade des États-Unis le 14 septembre 2012, qui fait quatre morts et des dizaines de blessés.

Entre-temps, un nouvel acteur est entré dans l’arène politique tunisienne : le parti Nidaa Tounes, (« Appel de la Tunisie »), fondé en juin 2012 par Béji Caïd Essebsi, qui a dirigé le gouvernement de février à décembre 2011. Le parti se réclame de l’héritage d’Habib Bourguiba et veut rassembler, y compris en attirant des membres de l’ex-RCD du président déchu. « À l’exception de ceux poursuivis par la Justice », affirme-t-il. Cette position entraîne des agressions des Ligues islamistes contre des membres de cette nouvelle formation, en octobre et novembre 2012 – le 18 octobre, Lotfi Nagdh, figure du parti, est battu à mort. En vue des futures élections législatives, Nidaa Tounes s’allie avec quatre autres partis de gauche ou centristes pour former une plateforme électorale, l’« Union pour la Tunisie ». Dans la même perspective, douze partis et associations de gauche (socialistes, écologistes, souverainistes, etc.) et des intellectuels fondent, le 7 octobre 2012, le Front Populaire, dont l'objectif est de porter les revendications sociales de la Révolution de 2011. L’émergence de ces deux coalitions électorales participe alors largement à la restructuration de la scène politique tunisienne.

Dessin à Tunis représentant Chokri Belaïd.

Les attentats de 2013 : les crises surmontées

Deux attentats mettent momentanément un frein au processus de transition tunisien. Le premier survient le 5 février 2013. Ce jour-là, un dirigeant historique de l’opposition, Chokri Belaïd, membre du Front Populaire, est assassiné. Ce meurtre étant aussitôt imputé aux milices tolérées à Ennahda, des milliers de manifestants protestent violemment dès le lendemain, à Tunis et à Sidi Bouzid, et, à partir du 7 février, à Gafsa, faisant deux morts parmi les forces de l’ordre. Le 8 février, jour des funérailles de Chokri Belaïd, est l’occasion de manifestations massives dans le pays, couplées d’une grève générale à l’appel de partis politiques et de l’UGTT.

Les rassemblements se multiplient, certains en soutien à Ennahda, la plupart pour dénoncer le parti au pouvoir. Le 19 février, Hamadi Jebali démissionne après avoir échoué à former un gouvernement apolitique (une doléance des manifestants anti-islamistes), contre l’avis de son propre parti. Ali Larayedh, ministre de l’Intérieur et lui-aussi membre d'Ennahda, lui succède à la tête du gouvernement le 13 mars, soit près d'un mois après ; la coalition au pouvoir est alors reconduite, mais Ennahda a finalement accepté de céder à des personnalités apolitiques les ministères régaliens qu’elle contrôlait jusque-là : Intérieur, Justice, Affaires étrangères. Après l’immolation d’un jeune miséreux à Tunis le 12 mars, et après la fin des 40 jours de deuil de Chokri Belaïd le 17 mars, les tensions semblent retomber.

À partir du 2 mai, l’armée tunisienne investit un maquis djihadiste : ce camp d’entraînement salafiste, le premier mis à jour depuis la Révolution, situé dans deux massifs tunisiens (au mont Chambi, et dans la région du Kef) proches de l’Algérie, est démantelé après de violents combats qui durent une semaine. Les liens des maquisards salafistes avec Al-Qaïda au Maghreb Islamique sont officiellement établis le 7 mai. Entre avril et juillet, la traque de djihadistes retranchés au mont Chambi fait plusieurs victimes dans les rangs de l’armée et de la garde nationale, et semble manifester d’une volonté sincère du gouvernement d’éradiquer la menace terroriste du pays. Pour le député Selim ben Abdesselem (ex-Ettakatol ayant rejoint Nidaa Tounes) cité le 19 décembre 2013 sur RFI-Afrique, cette réaction gouvernementale intervient tardivement et révèle les erreurs et les risques de la stratégie de Rached Ghannouchi vis-à-vis du mouvement salafiste tunisien : « J'emploie l'expression de tolérance coupable. Quand vous voyez que Rached Ghannouchi, dans une vidéo qui a fuité sur Internet, recevait de jeunes salafistes et leur expliquait qu'Ennahda et leur mouvement salafiste étaient les mêmes, que leurs objectifs d'infiltration de la société étaient les mêmes, et que leur travail ne posait pas de problème et qu'ils avaient le feu vert pour le faire, aujourd'hui, ce sont ces mêmes personnes que l'on qualifie de terroristes. On voit le chemin parcouru et on voit les erreurs qui ont été faites. Monsieur Ghannouchi appelait aussi ces gens-là "nos enfants", en disant : "ils me rappellent ma jeunesse". Cette jeunesse aujourd'hui, ce sont des gens qui pratiquent le terrorisme. Les liens étaient clairs. Sur internet, dans les mosquées, il y a clairement des appels au meurtre contre certains opposants et on a vu ce qu'il en est advenu. Chokri Belaïd a été assassiné et puis ça a été le tour de Mohamed Brahmi. »

Car, en effet, un second assassinat vient perturber la vie politique tunisienne. Le 25 juillet 2013, Mohamed Brahmi, leader de gauche proche du Front Populaire, est tué, probablement par un militant salafiste. Ses obsèques le 27 juillet laissent place à un grand rassemblement populaire à Tunis, et les jours suivants, notamment le 6 et le 13 août, sont l’occasion de grandes manifestations de protestation contre le gouvernement et l’Assemblée – des heurts avec les forces de l’ordre font même un mort à Gafsa. La centrale syndicale UGTT organise un sit-in devant le Parlement. Le 7 août, la mobilisation citoyenne aboutit à la suspension provisoire des travaux parlementaires liés à la Constitution, jusqu’au 11 septembre. La résolution de la crise politique n’est permise que lorsqu’Ennahda accepte (28 septembre) et signe (6 octobre) un plan de sortie de crise proposé le 17 septembre par quatre organisations de la société civile : l’UGTT, le patronat UTICA, l’Ordre national des avocats et la Ligue tunisienne des droits de l’Homme. Après d’ultimes tractations politiciennes, un nouveau gouvernement, apolitique et mené par un indépendant, Mehdi Jomaa (ministre de l’Industrie sortant), est formé en janvier 2014.

Dessin mural à Aïn Draham, petite localité du nord-ouest de la Tunisie.

Dessin mural à Aïn Draham, petite localité du nord-ouest de la Tunisie.

La mise en place de la IInde République

Le troisième anniversaire de la chute du régime Ben Ali est l’occasion, à Tunis, d’imposants défilés des grands partis politiques – Ennahda, le Front Populaire et Nidaa Tounes notamment – qui annoncent la campagne électorale à venir. Dans un contexte social toujours délétère (émeutes à Gafsa début janvier), la Constitution est enfin approuvée par les députés de l’Assemblée constituante le 26 janvier, à une large majorité, ce qui permet son adoption sans passer par la voie référendaire.

Le nouveau régime est officiellement proclamé le 27 janvier lorsque la Constitution est paraphée par le chef de l’État, par le Premier ministre et par le président de l’Assemblée. Après celle de 1959, la Constitution de 2014 instaure un régime semi-présidentiel et démocratique, qui n’est pas exempt de critiques de part et d’autre de la scène politique, voire au-delà.

Le corps judiciaire, entre autres, demeure sceptique : la magistrature perd son immunité, contrairement aux pouvoirs législatif et exécutif, et un mécanisme de révocation du juge est constitutionnalisé, ce qui, à l’avenir, pourrait compromettre son indépendance. Mais les députés islamistes ont échoué à créer un Conseil supérieur islamique qui aurait eu notamment autorité pour émettre des fatwas, ce qui aurait vidé le ministère des Affaires religieuses de ses prérogatives au profit d’une instance indépendante capable d’instrumentaliser les questions religieuses.

Au final, la Loi fondamentale cristallise en même temps des critiques de la part d’islamistes, pour qui elle tient plus d’une Constitution occidentale que d’un projet adéquat en terre d’islam, et de la part des partis laïques, qui dénoncent les contradictions entre certains articles, dont les islamistes pourraient profiter à l’avenir. Mais elle est surtout le résultat d’un consensus – et des multiples concessions d’Ennahda – ce qui explique que ses articles aient été pour la plupart approuvés à une large majorité des députés. Le Préambule de la Constitution débute par « Au nom de Dieu », conclut par « Au nom du peuple », et fait reposer les fondements de la Constitution sur « les principes des droits humains universels en concordance avec les spécificités culturelles du peuple tunisien ». Les deux premiers articles, non-amendables, définissent la Tunisie comme une République guidée par « la primauté du droit », un État « libre, indépendant, souverain » et « civil » dont l’islam est la religion. « Tous les citoyens et les citoyennes ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ils sont égaux devant la loi sans discrimination aucune ». Le principe de la parité dans les instances élues est même inscrit. Un amendement proposé par Habib Herguem, député Ettakatol, prévoyait de préciser que la famille était fondée « sur le mariage entre un homme et une femme », au prétexte de contrer une pseudo-théorie du genre dont la propagation « favoriserait le mariage homosexuel », mais il n'a finalement pas été retenu.

En termes de liberté de culte, si l'article 6 déclare que « l'État garantit la liberté de croyance et de culte religieux » et « la garantie de conscience », le même article lui confère le rôle de « protecteur du sacré » et de « gardien de la religion ». Un amendement interdit « les accusations d’apostasie », et donne donc le droit de changer de religion ou de devenir athée. Toutefois, seul un musulman peut accéder au poste de chef de l’État. La peine capitale est par ailleurs maintenue.

En 2013, certaines voix dans la société civile avaient prôné, devant les incohérences du texte, un retour à la Constitution de 1959, pour se contenter de la modifier pour y accroître les droits et les libertés. Cette idée mort-née, il faut bien se contenter de ce qui reste, lors de son adoption, l’une des Constitutions les plus progressistes du monde arabe. Elle a l'avantage et les inconvénients d'un texte de compromis, ce qui permet à toutes les franges de la société tunisienne de s’y retrouver, mais élargit aussi la palette d’interprétations possibles.

Le 5 mars 2014, l’état d’urgence en vigueur depuis la Révolution est levé. Dans ce contexte, des élections législatives peuvent enfin être organisées, ce fut le cas le 26 octobre dernier. Et alors qu’Ennahda réclamait un mode de scrutin majoritaire à un tour, la proportionnelle intégrale est retenue, selon le souhait de l’opposition. L’élection présidentielle vient achever la transition. Après le premier tour qui a eu lieu le 23 novembre, le second se tiendra le 21 décembre.

Dans la médina de Kairouan.

Dans la médina de Kairouan.

Les défis demeurent considérables. D’abord sur le plan sécuritaire. L’attaque terroriste qui a entraîné la mort de 14 soldats tunisiens, le 16 juillet dernier, près de la frontière algérienne, est encore venu le rappeler aux Tunisiens. Ensuite sur le plan économique, alors que la machine productive et le tourisme ne sont pas encore véritablement repartis, et que les problèmes à l’origine du Printemps arabe restent largement irrésolus. Enfin, sur le plan politique, puisque le résultat des élections législatives d’octobre laisse un point d’interrogation sur la constitution du prochain gouvernement. Certes, Nidaa Tounès a obtenu une majorité franche, et en cela, la Tunisie réussit avec un succès notable le défi de l’alternance – et notamment parce qu’Ennahda en a accepté le principe. Mais il ne peut gouverner seul, et les négociations avec de partenaires de coalition potentiels s’annoncent s'annoncent d'ores et déjà compliquées.

Avec une majorité relative au Parlement, il lui faut trouver des alliés. Une coalition entre Ennahdha et Nidaa Tounès au sein d'un gouvernement pourrait coûter cher aux deux formations : à la fois aux islamo-conservateurs qui dénoncent le retour des partisans de l’ancien dictateur, et aux membres de Nidaa Tounès qui se présentent comme le seul rempart face aux islamistes. Les défections pourraient se multiplier en cas de « grand coalition », notamment chez Nidaa Tounès. Mais une coalition avec les petits partis n’amènerait à Caïd Essebsi qu'une majorité très fragile.

Sortir du schéma islamistes versus « benalistes » pourrait apaiser les rapports tendus entre les deux grands partis tunisiens ; toutefois, et la campagne électorale de la présidentielle le montre à nouveau, on en est encore loin. Moncef Marzouki, président sortant et candidat indépendant qui a recueilli un grand nombre de voix des électeurs d'Ennahda au premier tour, crie au retour des anciens bourreaux au pouvoir, quand Caïd Essebsi dit de son adversaire qu'il n'est qu'une marionnette des islamistes. Ces caricatures auront sans doute vocation à s'atténuer à mesure que le temps et les alternances successives auront normalisé les rapports politiques.

Si au terme de cette séquence de quatre ans, Ennahda a prouvé sa bonne foi politique, en cédant sur de nombreux points au cours de la rédaction de la Constitution, son ancrage démocratique devra se confirmer dans le temps – et le cas de l'AKP en Turquie nous montre bien qu'il s'agit de rester attentif à l'évolution des partis islamo-conservateurs, même après l'illusion des premières années. En outre, la domination au sein du mouvement d’une éminence grise Rached Ghannouchidépourvue de responsabilités politiques officielles posera aussi d’autres questions démocratiques si demain Ennahda accédait de nouveau au pouvoir. De son côté, Nidaa Tounès devra aussi rassurer les plus sceptiques qui voient revenir aux affaires d'anciennes personnalités politiques issues de la dictature, et qui craignent pour les droits et libertés acquises depuis 2011.

La Tunisie clôt à présent un cycle de transition qui fut laborieux, mais qui a fait honneur au peuple tunisien, à sa classe politique, et à cette société civile décidément toujours aussi vivante et empreinte de modération et de bon sens. Souhaitons que cette séquence serve de lumière pour guider le mouvement historique engagé dans d'autres pays qui ont été touché par le Printemps arabe, mais qui ont encore bien du mal à faire de leur révolution un succès.

À bien des égards, le geste de Mohamed Bouazizi a éveillé les consciences et fait tomber la barrière de la peur. C'est le syndrome Gavrilo Prinzip, du nom de cet étudiant serbe qui a commis l'attentat à l'origine de la Première Guerre mondiale : l'auto-immolation de Bouazizi est l'étincelle qui met le feu à la poudrière née de la situation politique et sociale tunisienne. Rares sont les individus qui ont eu, en un seul geste, autant d'impact qu'il n'en a eu sur le cours de l'Histoire.

À bien des égards, le geste de Mohamed Bouazizi a éveillé les consciences et fait tomber la barrière de la peur. C'est le syndrome Gavrilo Prinzip, du nom de cet étudiant serbe qui a commis l'attentat à l'origine de la Première Guerre mondiale : l'auto-immolation de Bouazizi est l'étincelle qui met le feu à la poudrière née de la situation politique et sociale tunisienne. Rares sont les individus qui ont eu, en un seul geste, autant d'impact qu'il n'en a eu sur le cours de l'Histoire.

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