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Par David Brites.

Depuis 2021, la Tunisie connait une crise sans précédent, comme elle n'en avait pas connu depuis la Révolution du Jasmin et la chute du président Zine el-Abidine Ben Ali en janvier 2011 – elle en a pourtant connu de nombreuses. Le 25 juillet 2021, dans un contexte politique particulièrement tendu, le chef de l'État Kaïs Saïed, élu moins de deux ans plus tôt, limogeait le gouvernement, suspendait l'Assemblée des représentants du peuple, et s'accaparait l'essentiel des pouvoirs, une série de décisions adoptée sous couvert de voies constitutionnelles légales, mais dénoncée comme un « coup d'État » par plusieurs forces de l'opposition. Exactement un an après, Kaïs Saïed a « normalisé » la situation institutionnelle en faisant adopter par référendum une nouvelle Constitution, qui présidentialise le régime tunisien et consacre définitivement le virage autoritaire conduit par le chef de l'État. Et donc hypothèque fortement la situation démocratique du seul État qui, dans la foulée des Printemps arabes, était parvenu à faire aboutir sa révolution.

Virage autoritaire, c'est bien l'expression qui fut utilisée par de nombreux observateurs, tunisiens comme étrangers, y compris français. Et pourtant, l'analyse des modifications constitutionnelles apportées par Kaïs Saïed à la Loi fondamentale tunisienne ne peut qu'interpeler quiconque maîtrise la Constitution de la Vème République française, adoptée en 1958 sous l'impulsion d'un certain Charles de Gaulle. Dans le contexte que connaît la France depuis plusieurs mois, de restrictions des débats parlementaires pour pallier l'absence de majorité absolue et adopter notamment la réforme des retraites, la comparaison entre les Lois fondamentales tunisienne et française est particulièrement cocasse... et vient battre en brèche l'idée que, parce qu'un outil est inscrit dans la Constitution (on pense évidemment au 49-3), il est forcément « démocratique ».

Tabarka, sur la côte nord.

Tabarka, sur la côte nord.

Revenons tout d'abord aux origines de la crise tunisienne. Pour rappel, la Tunisie est le seul pays à avoir réussi, après avoir connu en 2010-2011, une révolution dans le contexte des Printemps arabes, à instaurer, certes dans la douleur, un régime démocratique moderne. Après l'élection d'une assemblée constituante en octobre 2011 et la mise en place d'un gouvernement de coalition dominé par le parti islamiste Ennahda (proche des Frères musulmans), le pays est entré dans une crise politique, avec les difficultés économiques consécutives à la révolution, mais aussi avec le retard pris dans la rédaction de la nouvelle Loi fondamentale, et avec la montée des violences salafistes, en particulier les attentats de 2013 dont ont été victimes deux figures de gauche, Chokri Belaïd puis Mohamed Brahmi. Celle-ci n'a trouvé une issue qu'à la faveur du plan de sortie de crise proposé en septembre 2013 par quatre organisations de la société civile – l'UGTT, le patronat UTICA, l'Ordre national des avocats et la Ligue tunisienne des droits de l'Homme – et avec la mise en place d'un gouvernement technique non-partisan en janvier 2014. Surtout, le 27 janvier 2014, la nouvelle Constitution entre en vigueur, consacrant la naissance de la IInde République tunisienne. Le 5 mars 2014, l'état d'urgence en vigueur depuis la révolution est levé, et des élections peuvent être ensuite organisées : législatives le 26 octobre, à la proportionnelle intégrale, et présidentielle en deux tours, le 23 novembre et le 21 décembre 2014. Un nouveau parti, Nidaa Tounes, conglomérat baroque réunissant des nostalgiques de Bourguiba voire de Ben Ali, des démocrates soucieux de défendre un État laïque, ou encore des libéraux, remporte une majorité au Parlement, et son fondateur, Béji Caïd Essebsi, est élu président ; quant à Ennahda, il est contraint d'accepter le principe de l'alternance.

La Constitution de 2014 n'était pas un texte idéal, loin de là. Instaurant alors un régime semi-présidentiel, dont la tendance (plus ou moins parlementaire, plus ou moins présidentielle) serait surtout dictée par la pratique politique, elle accordait une reconnaissance limitée à l'islam, et une reconnaissance de l'égalité entre tous les citoyens et citoyennes. Elle était le résultat d'un consensus – et des multiples concessions d'Ennahda –, ce qui expliquait que ses articles aient été pour la plupart approuvés à une large majorité des députés de la constituante. Elle avait les avantages et les inconvénients d'un texte de compromis, ce qui permettait à toutes les franges de la société tunisienne de s'y retrouver, mais élargissait aussi la palette d'interprétations possibles. Certains observateurs dénonçaient justement, à l'époque, les contradictions entre certains articles, dont les islamistes auraient pu profiter, une fois revenus au pouvoir. (Pour revenir sur ces années charnières et sur l'adoption et le contenu de la Constitution de 2014 : Les Tunisiens, sauveurs du Printemps arabe.) Ce n'est finalement pas tant sur les aspects séculiers que la menace surgira, en 2021, mais sur les outils exceptionnels dont dispose – en théorie – le chef de l'État en cas de crise, notamment l'article 80 de la Constitution, sur lequel nous reviendrons.

Le président Béji Caïd Essebsi meurt le 25 juillet 2019, à 92 ans. Son décès accentue la crise que connaît depuis quelques temps Nidaa Tounes, bousculé par les dissensions internes, et surtout, il bouscule le calendrier électoral, en avançant la présidentielle de deux mois, juste assez pour que les législatives ne la précède plus. Le premier tour a lieu le 15 septembre, et deux personnalités récemment entrées en politique se qualifient alors pour le second tour : un juriste et universitaire spécialiste du droit constitutionnel, Kaïs Saïed, avec 18,40% des voix, et l'homme d'affaires Nabil Kaoui, avec 15,48%. Ils sont parvenus à devancer Abdelfattah Mourou (12,88%), le candidat d'Ennahda, et Abdelkrim Zbidi (10,73%), un indépendant, ancien ministre et médecin de profession, soutenu notamment par Nidaa Tounes. Ce que l'on peut retenir de ce premier tour, c'est tout d'abord un éparpillement du vote : aucun candidat ne dépasse la barre des 20%, et ils sont sept à se situer au-dessus du seuil de 5%. À titre de comparaison, en 2014, Essebsi et Marzouki avaient recueilli respectivement 39,46% et 33,43% des suffrages exprimés, soit plus des deux tiers. Seconde leçon du scrutin, la baisse du taux de participation, passé en cinq ans de 62,91% à 48,98% des inscrits. Enfin, troisième enseignement, les deux partis qui ont dominé l'échiquier politique pendant ce premier quinquennat de la IInde République, Nidaa Tounes et Ennahda, sont exclus du second tour, au profit de deux personnalités qui ne sont pas vraiment issues du sérail. Ce cocktail traduit une forte désillusion des électeurs qui se sont mobilisés en nombre cinq ans plus tôt. Lors du second tour le 13 octobre, Kaïs Saïed est élu à une très large majorité des voix (72,71%), profitant du ralliement de la plupart des partis éliminés au premier tour, ainsi que de la dimension clivante et controversée de la personne de Nabil Karoui – inculpé en juillet 2019 pour blanchiment d'argent, et maintenu en détention du 23 août au 9 septembre 2019. Âgé de 61 ans, Kaïs Saïed a fait campagne – à peu de frais – sur une vision alliant conservatisme moral et religieux, souverainisme, posture anti-corruption, dénonciation des inégalités régionales, et critique vis-à-vis de l'exercice du pouvoir législatif.

Entretemps, le 6 octobre, les élections législatives ont lieu, et elles consacrent une victoire pleine de contradictions pour Ennahda. De fait, si le parti islamiste arrive en tête, avec 19,63% des voix, contre 14,55% pour Qalb Tounes, la formation fondée la même année par Nabil Karoui, tous les éléments révélateurs d'une crise de confiance lors de la présidentielle sont également présents aux législatives : un affaissement du taux de participation, passé de 68,36% à 41,70% en cinq ans ; cinq partis ayant passé la barre de 5% des suffrages exprimés, mais aucun n'ayant passé la barre de 20% ; enfin, le mouvement Ennahda lui-même, s'il conserve un socle d'électeurs fidèles, ne parvient pas à enrayer son déclin continu, puisque en 2011 et en 2014, il obtenait successivement 37,04% et 27,79% des voix. Soit une chute d'environ 8-10 points à chaque scrutin. À noter toutefois que le parti, à la faveur de cette année d'élections, s'est profondément et définitivement ancré dans la vie politique et démocratique tunisienne. Il reste le premier parti en nombre de voix obtenues et de sièges au Parlement. Il a passé un pas supplémentaire en présentant officiellement un candidat issu de ses rangs à la présidentielle, même si ce fut sans grand succès. Pour finir, son « éminence grise », Rached Ghannouchi, assume enfin son rôle politique en sortant de l'ombre, en investissant l'arène, et devient d'ailleurs président de l'Assemblée des représentants du peuple, le 13 novembre 2019 – il le restera jusqu'à la crise de 2021.

Résultat des élections législatives du 6 octobre 2019. Le taux de participation s’est effondré en cinq ans, de 68,36% en 2014 à 41,70% des inscrits en 2019. Toutefois, cette chute est à relativisée (même si elle est réelle), puisque, après avoir connu une forte baisse entre 2011 et 2014 (passant alors de 8 290 000 à 5 236 000), le nombre d'électeurs inscrits était remonté, en 2019, à 7 065 885. Au final, le nombre de votants n’en a pas moins continué à baisser, passant de 4 309 000 en 2011 à 3 579 000 en 2014, et à 2 946 628 en 2019. À noter enfin le score de Nidaa Tounes, qui, dirigé par le fils du président Caid Essebdi, le peu populaire Hafedh, n’a recueilli que 1,51% des voix, soit 3 sièges (contre 37,56% et 83 sièges en 2014).

Résultat des élections législatives du 6 octobre 2019. Le taux de participation s’est effondré en cinq ans, de 68,36% en 2014 à 41,70% des inscrits en 2019. Toutefois, cette chute est à relativisée (même si elle est réelle), puisque, après avoir connu une forte baisse entre 2011 et 2014 (passant alors de 8 290 000 à 5 236 000), le nombre d'électeurs inscrits était remonté, en 2019, à 7 065 885. Au final, le nombre de votants n’en a pas moins continué à baisser, passant de 4 309 000 en 2011 à 3 579 000 en 2014, et à 2 946 628 en 2019. À noter enfin le score de Nidaa Tounes, qui, dirigé par le fils du président Caid Essebdi, le peu populaire Hafedh, n’a recueilli que 1,51% des voix, soit 3 sièges (contre 37,56% et 83 sièges en 2014).

C'est donc dans ce contexte de crise politique latente, marqué par un regain de mobilisation électorale contre la figure clivante de Nabil Karoui lors de la présidentielle (la participation passe de 48,98% au premier tour à 56,80% au second), que s'ouvre le nouveau mandat. Tout comme lors des deux mandatures précédentes, le gouvernement qui se constitue alors est le fruit d'une coalition hétéroclite qui n'a pas vraiment de sens politique ou idéologique, puisqu'elle intègre des membres de formations ayant remporté les élections comme de partis les ayant perdues. La nouveauté étant que le chef du gouvernement, cette fois-ci, n'est même pas véritablement choisi par le parti arrivé en tête. En effet, Habib Jemli, issu des rangs d'Ennahda, échoue, entre novembre et janvier, à former un gouvernement. C'est donc le chef de l'État qui reprend la main sur la désignation du Premier ministre – ce qui préfigure les choix opérés à partir de l'été 2021 par Kaïs Saïed, sa volonté de s'imposer face un Parlement morcelé. Elyes Fakhfakh prend la tête du gouvernement le 27 février 2020 mais, sous le coup d'accusations de conflits d'intérêts, et en pleine crise de gestion du Covid-19 et de ses conséquences économiques et sociales, il est contraint de démissionner dès juillet de la même année ; Hichem Mechichi, là encore désigné par le chef de l'État dans un contexte d'absence de majorité claire à l'Assemblée, exercera les fonctions de Premier ministre entre le 2 septembre 2020 et la crise du 25 juillet 2021. Quant à Kaïs Saïed, dont le mandat s'est ouvert le 23 octobre 2019, il connait pendant les mois qui suivent l'élection une popularité croissante, d'autant plus que son image sobre, voire austère, de personnalité indépendante, détachée des étiquettes politiques, incarnant la probité, détonne avec la cacophonie qui semble régner au Parlement.

La crise de 2021-2022, ou comment le « sauveur » de la démocratie tunisienne en est devenu le fossoyeur

Dix ans après la chute de Ben Ali et la fin de la dictature, la date du 25 juillet 2021 représente un tournant dans l'après-révolution, un point de rupture. En effet, le jour de la Fête de la République, alors que des milliers de manifestants réclament la dissolution de l'Assemblée et un changement de régime, Kaïs Saïed, invoquant un « péril imminent » pesant sur la nation, et prenant prétexte des outils que lui offre la Loi fondamentale, s'accapare l'ensemble des pouvoirs. Invoquant l'article 80 de la Constitution, il obtient les pleins pouvoirs par l'état d'exception, la suspension de la IIème législature de l'Assemblée des représentants du peuple – dont il lève l'immunité des membres, les salaires ainsi que tous les bénéfices. Il limoge le gouvernement Mechichi avec effet immédiat, annonce la formation d'un nouveau gouvernement (qui sera responsable devant lui), ainsi que sa décision de gouverner par décrets et de présider le parquet. Il a de facto récupéré les pouvoirs législatifs et exécutifs. Les réactions de liesse observées alors dans les rues de Tunis révèlent la lassitude de nombreuses et nombreux citoyens face à ce pourrait s'apparenter à un « régime des partis », mêlant inefficacité, instabilité gouvernementale, « affaires », tambouilles politiciennes. De nombreuses voix, de l'opposition politique, d'avocats, de magistrats, s'expriment alors pour dénoncer un « coup d'État » – une qualification partagée par des analystes politiques et des juristes, notamment en ce qui concerne la suspension des travaux parlementaires. Les députés sont littéralement empêchés d'accéder à l'enceinte du Parlement. Les mesures du 25 juillet sont prolongées sine die le 24 août.

Le 22 septembre 2021, Kaïs Saïed promulgue une série de décrets qui renforcent son pouvoir au détriment du gouvernement et du Parlement, auquel il se substitue de facto en légiférant par décrets. L'ensemble des dispositions adoptées transfèrent en fait le pouvoir qui était alors encore détenu par le gouvernement à la présidence de la République. En outre, le chef de l'État annonce la dissolution de l'Instance provisoire chargée du contrôle de la constitutionnalité des projets de loi.

Ennahda, qui domine la vie politique depuis une décennie et a participé d'une manière ou d'une autre (même sous la présidence Essebsi) à tous les gouvernements depuis 2011, souffre particulièrement de l'image qu'ont désormais les partis politiques dans l'opinion publique. C'est sans doute pourquoi, alors même qu'Ennahda avait appelé à voter pour lui au second tour de la présidentielle, et qu'il était aisé d'identifier des proximités idéologiques entre Kaïs Saïed et la formation islamiste (notamment sur les aspects sociétaux et religieux), le chef de l'État va, dans la répression qui s'engage, particulièrement cibler ce parti. Plusieurs députés, pas seulement issus des rangs d'Ennahda, seront arrêtés ou poursuivis par la Justice pour des raisons diverses, par exemple dans le cadre d'« enquêtes de la justice militaire ». Hasard ou pas, fin septembre 2021, une centaine de cadres démissionnent du parti, en dénonçant les décisions du chef historique de cette formation, Rached Ghannouchi, et son leadership sur la formation, accentuant la crise que connaît alors Ennahda. Le 30 mars 2022, quelques 120 députés se réunissent lors d'une session virtuelle et « votent » la fin des mesures d'exception ; le jour même, Kaïs Saïed dissout le Parlement, ce qu'interdit pourtant la Constitution durant la période où l'état d'exception est appliqué. Début 2023, plusieurs dizaines de politiques sont détenus et poursuivis, pour de graves motifs qui vont de l'« atteinte à la sécurité de l'État » à l'« accointance avec des puissances étrangères », en passant par l'« intention de modifier la nature du régime ».

Le virage autoritaire finit également par toucher la Justice, quand, le 6 février 2022, le président dissout le Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM), organisme indépendant chargé de nommer les juges et garant du bon fonctionnement de la Justice, l'accusant d'être partial et au service de certains intérêts. À noter que si elle ne fait pas l'unanimité, loin de là, cette décision a tout de même été saluée par beaucoup, car le CSM était considéré comme inefficace et de connivence avec Ennahda, notamment pour avoir ralenti et laissé s'enliser l'enquête portant sur l'assassinat, en 2013, des militants de gauche Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi. Une semaine plus tard, le 13 février, Kaïs Saïed promulgue un décret pour substituer au CSM une instance provisoire, composée de juges devant être approuvés par le Premier ministre et le chef de l'État, lequel peut aussi les révoquer ou demander leur mutation. En outre, un autre décret passé le même jour lui permet de limoger les magistrats et interdit à ces derniers de faire grève. Dans la même veine, le 1er juin 2022, Kaïs Saïed limoge près d'une soixantaine de juges, au prétexte qu'ils feraient de l'obstruction à des enquêtes ; bien que le Tribunal administratif ait annulé une cinquantaine de ces révocations, le gouvernement refuse ensuite de rétablir les juges dans leurs fonctions. Entretemps, l'Association des magistrats tunisiens a dénoncé les pressions du gouvernement subies par la magistrature tunisienne après l'arrestation d'activistes politiques, de magistrats, d'avocats, de syndicalistes, de journalistes. Dans la même période, au printemps 2022, sont également dénoncées les méthodes de censure, de pression, dont sont victimes aussi des journalistes et médias locaux. Point d'orgue de la répression sur la presse, le décret-loi promulgué le 13 septembre 2022, portant sur la cybercriminalité et la lutte contre les fausses informations, prévoira de lourdes peines d'emprisonnement et octroie au gouvernement de vastes pouvoirs de censure. En 2023, la Tunisie aura dégringolé, dans le classement mondial de la liberté de la presse de Reporters Sans Frontières, au 180ème rang, perdant 48 places en deux ans.

Alors que le président Kaïs Saïed a fait de la lutte contre la corruption sa priorité depuis le 25 juillet 2021, les milieux économiques tunisiens s'inquiètent au fil des mois de l'absence de visibilité politique sur le long terme. Si des saisies spectaculaires ont lieu – le nombre de perquisitions douanières explose au cours de l'été 2021 –, globalement la stratégie du président, y compris sur le thème de la corruption, reste floue. Et ce, dans un contexte post-Covid qui sera, en 2022, fortement aggravé par la crise de l'approvisionnement en blé liée à l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Son incapacité à résoudre les problèmes économiques et sociaux, ainsi que le décalage entre ses discours populistes et l'absence d'amélioration des conditions de vie des citoyens entraînent irrémédiablement un effritement de la popularité de Kaïs Saïed, et la montée des critiques à son égard, le contraignant à réagir et à présenter une feuille de route. Le 22 septembre 2021, le jour où il renforce ses pouvoirs et prolonge l'état d'exception, il annonce la création d'une « instance nationale consultative pour une nouvelle République », chargée de rédiger un projet de Constitution. Le 13 décembre suivant, afin d'esquisser un calendrier de sortie de crise, il confirmera pour mi-2022 la tenue d'un référendum constitutionnel. Entretemps, le 29 septembre, il a chargé Najla Bouden, ingénieure et universitaire, de former un nouveau gouvernement. En prêtant serment le 11 octobre 2021, elle est la première femme au poste de Première ministre dans l'histoire du monde arabe.

Courant juin 2022, la nouvelle Constitution est finalisée par un comité conduit par un juriste Sadok Belaïd, et présentée au président, avec une base claire : présidentialisation du régime, à rebours de l'inspiration parlementaire qui avait caractérisé la décennie 2011-2021 ; et régionalisation, avec, grande nouveauté, la création d'assemblées régionales élues au suffrage direct, vouées au développement économique local, et qui enverront des représentants dans ce qui constituera désormais la Chambre haute du Parlement. Début juillet, le contenu du texte est rendu public, après avoir été remanié au cours des jours précédents par la plume de Kaïs Saïed dans un sens que Salok Belaïd lui-même jugera autoritaire et dangereux pour l'État de droit – le 3 juillet, il parle, entre autres à cause des références à l'islam rajoutées par Kaïs Saïed, « des risques et des défaillances considérables » de la version du texte soumise à référendum. Bref, on est bien loin du (long) processus constituant qui a caractérisé la rédaction de la Constitution de 2014. Un an précisément après le coup de force constitutionnel du président, le 25 juillet 2022, un référendum – un « outil de la dictature », disent certains dans l'opposition – est organisé, marqué par une abstention record de 69,5%, et le nouveau texte est adopté à 94,60%. Le scrutin a été précédé par une consultation électronique – un mode qui pose question, dans un pays où une vaste portion de la population n'utilise absolument pas Internet – portant sur la nature du régime politique et du mode de scrutin des élections législatives.

Dans le spectre politique, les postures ont été très diverses, certaines formations (comme le Mouvement du Peuple) appelant à voter pour la Constitution voulue par Kaïs Saïed, la plupart appelant plutôt à voter contre, et d'autres encore (comme Ennahda et le Parti Destourien Libre) appelant à boycotter le scrutin. Les représentants de la société civile et des corps intermédiaires sont nombreux à appeler au rejet du texte, car ils considèrent qu'il est régressif sur les droits et libertés publiques. Une quarantaine sont d'ailleurs signataires de la Coalition civile pour la liberté, la dignité, la justice sociale et l'égalité, fondée le 18 juillet 2022 pour « lutter contre le référendum et défendre les principes universels des droits de l'Homme ». Tous les recours contre le référendum sont rejetés par le Tribunal administratif, et les résultats définitif sont annoncés le 16 août 2022. La Constitution entre en vigueur à cette date.

La Place du Gouvernement, à Tunis.

La Place du Gouvernement, à Tunis.

Que dit la Constitution tunisienne de 2022 sur la Vème République française ?

Chose cocasse, la nouvelle Constitution tunisienne rappelle à bien des égards celle adoptée en 1958 sous l'impulsion du général de Gaulle. Évidemment, un point qui distingue clairement la Tunisie, c'est la dimension religieuse de la plume de Kaïs Saïed. Le texte de 2014, lui, conférait une place réduite à la confession musulmane : le préambule de la Constitution débutait par « Au nom de Dieu », concluait par « Au nom du peuple », et faisait reposer les fondements de la Constitution sur « les principes des droits humains universels en concordance avec les spécificités culturelles du peuple tunisien ». Les deux premiers articles, non amendables, définissaient la Tunisie comme une République guidée par « la primauté du droit », un État « libre, indépendant, souverain » et « à caractère civil » dont l'islam est la religion, l'arabe la langue et la république le régime. Dans l'article 5 du texte de 2022, la Tunisie est décrite comme membre de la « nation islamique », et il y est dit : « Seul l'État doit œuvrer, dans un régime démocratique, à la réalisation des vocations de l'islam authentique qui consistent à préserver la vie, l'honneur, les biens, la religion et la liberté. » Ici, rien de comparable avec la République française, laïque, séparant strictement les Églises et l'État. Les similitudes se trouvent ailleurs, sur la répartition des pouvoirs.

Nous l'avons dit, le texte de 2022 est caractérisé par un pouvoir exécutif fort, un régime présidentiel et un parlement bicaméral. Le chef de l'État nomme le gouvernement sans avoir besoin du vote de confiance du Parlement. En France également, s'il est de coutume que le gouvernement obtienne la confiance de l'Assemblée nationale, ce qui permet de légitimer sa prise de fonction sur la base du soutien d'une majorité de députés, ce n'est pas une obligation légale. En l'occurrence, le 4 juillet 2022, se sachant en minorité, le gouvernement d'Élisabeth Borne a annoncé qu'il ne solliciterait pas le vote de confiance après la déclaration de politique générale prononcée par la Première ministre, ni à l'Assemblée, ni au Sénat.

L'Assemblée des représentants du peuple est élue au suffrage universel, alors que l'Assemblée nationale des régions et des districts, équivalent de notre Sénat, est élue au suffrage indirect, par les conseils régionaux. Plusieurs articles permettent au président de la République de dissoudre la Chambre basse, de gouverner par décret ou de s'arroger les pleins pouvoirs sans limite dans le temps et sans encadrement par des institutions indépendantes. La stabilité gouvernementale est à la discrétion du président. Le contrôle du gouvernement par le Parlement est limité, voire anecdotique. Pour qu'une motion de censure soit adoptée, elle doit être votée par deux tiers des membres des deux chambres du Parlement réunies. Autant dire que la chute d'un gouvernement se révèlera quasi-impossible, et que l'idée que le gouvernement soit responsable devant le Parlement est totalement illusoire.

Les projets de loi déposés par le président de la République sont examinés en priorité sur les textes législatifs portés par des députés ; ces derniers peuvent être révoqués (il suffit pour cela qu'un dixième du corps électoral d'une circonscription se mobilise), et ne peuvent pas déposer un projet de loi s'il est budgétivore... Une disposition qui rappelle fortement l'article 40 de la Constitution française, qui stipule : « Les propositions et amendements formulés par les membres du Parlement ne sont pas recevables lorsque leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l'aggravation d'une charge publique », autrement dit, il leur est interdit (contrairement à ce qui s'applique pour le gouvernement) de proposer toute création ou aggravation d'une charge publique, sans qu'elle soit compensée par l'augmentation d'une autre ressource. Plus globalement, en France, les propositions de loi – des députés – n'ont pas la priorité sur les projets de loi – du gouvernement –, et ne parlons même pas de celles portées par les députés de l'opposition. Ainsi, une seule séance par mois est organisée, dans chaque Chambre (Sénat et Assemblée), durant laquelle l'ordre du jour est fixé par les parlementaires, et non par le gouvernement – c'est ce qu'on appelle la niche parlementaire. Depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, un jour par mois est réservé aux groupes d'opposition et minoritaires.

Dans la nouvelle Constitution tunisienne, on ne parle plus de pouvoir mais de fonction judiciaire. Dans le titre VIII de la Constitution française, il est évoqué l'indépendance de l'autorité judiciaire, et non du pouvoir judiciaire. « Le Président de la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire », dit l'article 64 du texte de 1958 ; or, le chef de l'État étant le véritable détenteur du pouvoir exécutif, on peut se poser la question de l'indépendance réelle de la Justice. En outre, en France, il est assisté dans ce rôle de garant de l'indépendance de la Justice par le Conseil supérieur de la magistrature, mais, avec le ministre de la Justice, il exerce sur cet organisme une influence importante. La Cour constitutionnelle tunisienne voit ses membres intégralement nommés par le chef de l'État ; en France, ils sont désignés par le président de la République, le président du Sénat et le président de l'Assemblée nationale, à raison d'un tiers chacun.

On voit bien que, si le régime tunisien tire un chouia plus sur la corde que celui de la Vème République, c'est véritablement le même état d'esprit qui s'exprime, en 1958 dans l'Hexagone, en 2022 en Tunisie. Dans les deux cas, et même si ces termes ne sont pas forcément employés sur les deux rives de la Méditerranée, l'objectif est de lutter contre le « régime des partis », la « bordélisation de l'assemblée », bref, pour un parlementarisme rationnalisé, à travers un ensemble de techniques de droit constitutionnel visant à « laisser le gouvernement gouverner », en quelque sorte. Cela se voit d'ailleurs au-delà de la seule Constitution, puisque le 15 septembre 2022, une nouvelle loi électorale était publiée en Tunisie. Auparavant, le scrutin, pour un total de 217 sièges de députés élus, était dit proportionnel plurinominal, c'est-à-dire un scrutin de liste à un tour. Désormais l'Assemblée des représentants du peuple est composée de seulement 161 sièges (une réduction du nombre de députés illustrative de l'antiparlementarisme ambiant), pourvus pour cinq ans au scrutin uninominal majoritaire à deux tours dans autant de circonscriptions. Le vainqueur est soit la ou le candidat ayant obtenu une majorité absolue de voix au premier tour, soit, si personne ne l'a emporté dès le premier tour, celle ou celui ayant recueilli le plus de voix au second tour... soit un mode de scrutin très sensiblement le même que dans l'Hexagone, destiné à favoriser la constitution d'une majorité absolue au Parlement.

Coup de grâce donné au « régime des partis » : le 29 septembre 2022, l'Instance Supérieure Indépendante pour les Élections (ISIE) annonce que les partis politiques sont interdits de faire campagne pour les élections législatives et que les candidats doivent mener leur campagne à titre individuel ; elle ajoute qu'il est interdit aux candidats d'indiquer dans leur dossier de candidature le parti qu'ils représentent. Indépendamment de ce que l'on peut penser d'un régime qui proposerait une configuration où le Parlement serait tout-puissant face au gouvernement, on voit bien tout l'opportunisme qui se cache derrière cette orientation démagogique, anti-partis. En effet, Kaïs Saïed cherche surtout à éviter la reconstitution d'une opposition clairement identifiable, via un ou des partis politiques en particulier, et qui ferait front à son pouvoir et à sa politique. Pourtant, et l'histoire de la démocratie moderne nous le montre bien, les partis politiques ne peuvent être réduits à des outils de conquête de pouvoir aux mains de quelques politiciens ambitieux – même si ils le sont aussi bien souvent, c'est indéniable. Comme nous l'avions déjà abordé dans un article de mai 2014 (Les partis politiques, corps malades de la démocratie), ils sont (aussi) des corps intermédiaires, avec un rôle politique et social important, chargés de regrouper et d'organiser les individus pour faire valoir des opinions, des idéologies, des idées, et dans la mesure du possible faire parvenir ces dernières au pouvoir.

Des similitudes entre Vème République française et IIIème République tunisienne, on peut aussi en trouver dans le processus de rédaction de la Constitution : une assemblée constituante a été élue en 1946 en France, en 2011 en Tunisie, pour rédiger un projet de Constitution dont l'application sera finalement de courte durée (douze ans pour la IVème République française, huit ans pour la IIème République tunisienne). La rédaction de la nouvelle Loi fondamentale, dans les deux cas, se fait hors de tout cadre électoral renouvelé (pas de nouvelle assemblée constituante élue), dans un contexte légal, juridique, largement contestable, et, bien que « légitimé » par une consultation référendaire qui confère un large « oui » en faveur du texte soumis aux électeurs, la Constitution souffre de lourdes critiques sur le long terme. En France, un membre de l'opposition, futur président lui-même, un certain François Mitterrand, n'a-t-il pas dénoncé le « coup d'État permanent » permis par la Vème ? En Tunisie, l'effondrement du taux de participation au référendum accentue le sentiment d'une illégitimité de l'action du président Kaïs Saïed, comme si celle-ci n'était rendue possible que par la résignation des millions d'électrices et d'électeurs tunisiens qui ont boudé les urnes.

Les élections législatives convoquées plus récemment par le chef de l'État ont confirmé la désertion de l'électorat tunisien. En effet, avec à peine plus de 11% de participation lors de chacun des deux tours des législatives, le 17 décembre 2022 et le 29 janvier 2023, on atteint des niveaux records, jamais vus en Tunisie, même à l'époque de la dictature. Au final, le nombre de votants, qui était de 4,3 millions en 2011, de près de 3,6 millions en 2014, et de plus de 2,9 millions en 2019, s'est effondré à 1 025 418 en décembre 2022, pour le premier tour des législatives, et ce malgré les efforts du pouvoir pour inscrire les citoyennes et les citoyens sur les listes électorales au cours de l'automne 2022 – le nombre d'inscrits dépasse, lors du scrutin, le chiffre de 9 millions, loin des 5 millions de 2014 et des 7 millions de 2019. Le 13 mars, c'est une Assemblée des représentants morcelée, corsetée, pas vraiment représentative, qui entre en fonction ; à cette occasion, le chef de l'État suggère aux députés de ne pas former de groupes parlementaires, alors que la Constitution interdit seulement de changer de groupe en cours de mandat.

Tabarka, sur la côte nord.
Tabarka, sur la côte nord.
Tabarka, sur la côte nord.
Tabarka, sur la côte nord.
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Tabarka, sur la côte nord.

Depuis 2022, s'esquisse-t-il en Tunisie une porte de sortie ?

L'objectif de cet article n'est pas de mettre strictement sur le même plan les Républiques française et tunisienne, mais de souligner les contradictions de médias français qui, à juste titre, depuis le 25 juillet 2021, ont pointé du doigt les dérives autoritaires du président tunisien, alors que trop souvent, leur degré de critique sur la nature du régime de la Vème République est proche de zéro. Or, notre Constitution, adoptée dans un contexte particulier, en pleine guerre d'Algérie et sous l'impulsion d'un général en retraite auréolé d'une gloire passée, n'est pas exempte de critiques, comme l'a encore illustré, de façon magistrale, toute la séquence d'adoption de la réforme des retraites. En effet, en dépit de l'opposition massive de l'opinion publique, de tous les syndicats de salariés, malgré une quinzaine de manifestations étalées sur plusieurs mois et ayant réuni des millions de personnes dans les rues pour contester son contenu, le gouvernement, quoique mis en minorité (d'où le recours au 49-3, alors qu'il avait auparavant dit ne pas souhaiter y recourir), a pu adopter une réforme fortement impopulaire et dont plusieurs organismes indépendants (dont le Conseil d'Orientation des Retraites) et corps intermédiaires divers ont confirmé qu'elle n'était absolument pas nécessaire. Surtout, l'exemple tunisien permet de battre en brèche l'idée que, parce qu'un outil (le 49-3, par exemple) est inscrit dans la Constitution, il est forcément « démocratique ». Que n'a-t-on entendu, au cours des derniers mois, les membres de la coalition macroniste, relayée en cela par de très nombreux médias, rétorquer aux députés de l'opposition : « C'est démocratique, c'est dans la Constitution » ? Or, dans toute Loi fondamentale, nous trouverons des éléments qui confortent la démocratie, et potentiellement d'autres qui viennent représenter un risque pour son application réelle – notamment si on en abuse (rappelons que le gouvernement Borne a recouru, en un an, pas moins de onze fois au 49-3). Cela vaut pour le 49-3 comme pour tout autre article restreignant les débats et la capacité de voter des parlementaires. En outre, la prédominance du gouvernement sur le Parlement pour porter à l'ordre du jour des projets de loi est un vrai sujet pour la démocratie française, et n'est que très rarement questionnée.

Une fois faite cette comparaison entre régimes français et tunisien, qu'en est-il de la Tunisie et de son avenir ? Car n'est pas de Gaulle qui veut, et en dépit des manœuvres constitutionnelles et électorales de Kaïs Saïed pour éviter l'émergence de toute opposition politique sérieuse, de toute contestation, pas sûr que le raïs tunisien soit en capacité de pérenniser son pouvoir au-delà de son mandat actuel. En effet, Charles de Gaulle bénéficiait, à son époque, d'une croissance économique faste, d'un contexte qui lui a permis de déployer ses ambitions industrielles et géopolitiques, et ainsi de faire valoir sa vision, « une certaine idée de la France » – et il faut dire que, pour le meilleur et pour le pire, il ne manquait pas d'idées. Dans le cas tunisien, la situation est assez catastrophique. Seul coup d'éclat conduit par le chef de l'État ces derniers mois, le refus du projet de prêt du Fonds Monétaire International (FMI) ; il en a dénoncé les conditions, qu'il a qualifiées de « diktats étrangers », notamment celles imposant un démantèlement des subventions aux produits de première nécessité. Si ce rejet, symboliquement très fort, a pu conforter la dimension souverainiste de sa posture, qu'il avait déjà défendue lors de son élection en 2019, elle n'arrange pas les affaires du gouvernement tunisien, qui rencontre de grandes difficultés financières dans la gestion des affaires.

Au point que le mois dernier, l'Union européenne a, à l'occasion d'une visite de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, accompagnée de la présidente du conseil italien et du Premier ministre néerlandais, annoncé un soutien de taille au pays, principalement sous la pression d'une Italie très inquiète de l'augmentation de nombre de migrants et de réfugiés débarquant sur son sol en provenance de Tunisie – plus de 26 500, sur les cinq premiers mois de l'année, soit sept fois plus qu'en 2022. Un « partenariat global » embrassant de nombreuses thématiques (économie, énergie, migration, formation...) est désormais sur les rails. L'objectif des Européens : mettre Kaïs Saïed en confiance pour qu'il accepte le projet de prêt du FMI d'un montant de 1,9 milliard de dollars. Nous l'expliquions déjà en mars 2015 (Les défis de la Seconde République tunisienne), les enjeux et les défis sont considérables dans la Tunisie actuelle. Depuis, ils se sont même aggravés, sous la conjonction de la crise du Covid-19 en 2020-2021, de la guerre en Ukraine depuis 2022, et de la crise politique, latente depuis plusieurs années et évidente depuis les élections générales de 2019. Et l'attentat du 10 mai 2023, au cours duquel un ancien garde d'un centre naval a tué cinq personnes aux abords de la synagogue de la Ghriba, sur l'île de Djerba, est venu rappeler aux Tunisiennes et aux Tunisiens que le risque sécuritaire est toujours là.

Dans la tourmente, le président Kaïs Saïed est lancé dans une course en avant répressive et démagogique. L'exemple le plus dramatique en est le traitement de la question migratoire par le chef de l'État depuis plusieurs mois. Dans un communiqué publié le 21 février de cette année, il affirmait que l'immigration relevait d'un « plan criminel pour changer la composition du paysage démographique en Tunisie ». Lors d'un conseil de sécurité nationale convoqué sur le sujet, il a évoqué des « hordes de migrants clandestins » dont la présence en Tunisie serait source de « violence, de crimes et d'actes inacceptables ». Jusque-là déguisé en de Gaulle, Kaïs Saïed change finalement de costume pour se draper en Zemmour tunisien. Éric Zemmour s'est d'ailleurs félicité dans un tweet, publié le lendemain, que « les pays du Maghreb eux-mêmes commencent à sonner l'alarme face au déferlement migratoire ». Un climat raciste et haineux qui trouve des adeptes, sur les réseaux sociaux (avec l'émergence du tout récent Parti nationaliste tunisien), ou encore par la voix de certains députés. Cette orientation nauséabonde ne s'arrête pas à de la rhétorique puisque, le 16 février dernier, plusieurs associations tunisiennes de défense des droits humains ont dénoncé l'interpellation, en une seule semaine, de trois cents migrants. « Ils ont été arrêtés à la suite d'un contrôle d'identité "au faciès" ou même à la suite de leur présence devant les tribunaux en soutien à leurs proches », soulignait le communiqué. Encore tout récemment, des médias ont recueilli des témoignages attestant que des dizaines de migrants présents dans la ville portuaire de Sfax ont été emmenés par les forces de sécurité tunisiennes à la frontière libyenne, et expulsés vers le désert. Comme l'expliquait le journaliste Frédéric Bodin dans un article pour Le Monde publié le 7 juillet dernier, la haine anti-migrants exprimée à Sfax « illustre le piège se refermant sur les candidats à l'exil issus des pays d'Afrique noire, pris en étau entre le verrouillage de la "forteresse Europe" et le raidissement raciste des sociétés maghrébines. » (Pour rappel, la Tunisie compterait sur son sol entre 30 et 50 000 migrants subsahariens, selon les ONG locales, un chiffre à mettre en perspective avec les 12,3 millions d'habitants du pays.)

La situation démocratique s'est encore dégradée ces dernières mois, brisant les maigres espoirs d'un « retour à la normale » rapide, une fois la nouvelle Constitution adoptée et le Parlement récemment élu entré en fonction. Plus que jamais, la flamme que la Tunisie avait maintenue allumée, suite aux grandes répressions qui se sont abattues sur les Printemps arabes (ceux de 2011, mais aussi ceux de 2019, en Algérie et au Soudan), vacille et semble destinée à s'éteindre. Dans un contexte de forte crise économique et sociale, les résistances sont somme toute rares et laborieuses. Le 4 mars 2023 par exemple, des milliers de personnes ont manifesté, à l'appel du puissant syndicat UGTT (colauréat du prix Nobel de la paix en 2015), contre la dérive autoritaire du président de la République et au cri de slogans comme « Liberté, liberté, à bas l'État policier », « Stop à l'appauvrissement », ou encore pour défendre les droits des migrants. Scène révélatrice du nouveau climat politique : à l'exception des médias d'État, aucun journaliste n'a pu pénétrer dans l'enceinte du nouveau Parlement le 13 mars, pour assister à la séance inaugurale – une première depuis 2011. L'opposition a le mérite, dans cette période trouble, d'avoir cherché à s'organiser et à gagner en visibilité pour parler d'une seule voix. Le 31 mai 2022, plusieurs formations politiques : Ennahda, Al-Amal, Hizb el-Harak, Coalition de la Dignité, Qalb Tounes, mais aussi sept collectifs et mouvements anti-putsch issus de la société civile, fondaient le Front de Salut National (FSN), présidé par Ahmed Néjib Chebbi, justement issu d'un mouvement pro-démocratie. La coalition a officiellement affirmé ne pas reconnaître le nouveau Parlement « issu de la Constitution d'un coup d'État [...] et d'élections boycottées par une écrasante majorité ».

Or, face aux syndicats et à la rue, face à la presse et à la société civile, face à l'opposition politique, le chef de l'État maintient le cap, coûte que coûte. Cela, malgré l'échec de sa gouvernance, et en dépit du désaveu qu'a représenté, en 2022-2023, le taux de participation aux différents scrutins pour lesquels il a convoqué les électrices et électeurs. La répression s'est encore accentuée depuis le début de l'année. Courant février 2023, plusieurs figures politiques, notamment des membres du Front de Salut National ainsi qu'un responsable syndical qui avait appelé à une grève, ont été arrêtées par la police. Depuis, près d'une vingtaine d'opposants, au prétexte qu'ils avaient eu des échanges avec des représentants occidentaux, sont poursuivis pour « atteinte à la sécurité de l'État » (ils encourent donc jusqu'à la peine capitale, en dépit de la dimension peu étayée des accusations), ce qui équivaut à criminaliser de facto les contacts avec les diplomates étrangers. Enfin, le 18 avril, un jour après l'arrestation de Rached Ghannouchi lui-même, les autorités ont décidé la fermeture du siège du FSN à Tunis. Dans ce contexte répressif et socialement très difficile, souhaitons aux Tunisiennes et aux Tunisiens bien du courage pour la suite, notamment dans la perspective de l'élection présidentielle qui doit – théoriquement – se tenir d'ici la fin de l'année 2024.

Tag(s) : #International
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