Par David Brites.
30.000. C’est le nombre de civils kurdes qui ont fui, ces derniers jours, leurs villes et villages de Syrie, en direction de l’Irak. Estimation a minima, puisque ce nombre croît désormais rapidement. Ce nouveau drame humain, dans un pays qui en connaît désormais tant, est le résultat des affrontements opposant des milices syriennes se réclamant du djihad à des groupes armés kurdes. Un accord de cessez-le-feu avait pourtant vu le jour en février dernier, entre la Révolution syrienne et les représentants de la cause kurde. Quelles sont les causes de la dégradation des relations entre Arabes et Kurdes sur le terrain ?
Décidément, le chemin s’annonce encore long pour les Kurdes de la région qui souhaitent se doter d’institutions politiques à part entière. En Irak, où ils sont réduits aux confins septentrionaux du pays, les Kurdes ont obtenu, à défaut de l’indépendance, une réelle autonomie (2005) à la faveur de l’intervention anglo-américaine de 2003. Largement considérés par les Turcs comme une peuplade arriérée (des « Turcs des montagnes ») et illégitime à se constituer en État, les Kurdes de Turquie viennent à peine de lâcher les armes, après quatre décennies de guérilla qui auront fait plusieurs dizaines de milliers de morts – encore faut-il que l’abandon de la lutte armée soit effectif et que les négociations avec Ankara aboutissent.
En Syrie, la communauté kurde représente 9% de la population. Ses quelques deux millions d’individus, répartis sur plusieurs localités frontalières à la Turquie, mais privés de continuité territoriale, ont longtemps souffert d’être considérés par Damas comme des sous-citoyens. Lorsque la Révolution éclate en mars 2011, les Kurdes de Syrie se trouvent confrontés à un dilemme terrible. Celui de choisir entre un mouvement populaire dont les doléances lui semblent momentanément éloignés de ses propres revendications autonomistes, et un régime qui les a longtemps marginalisés, mais dont l’autoritarisme et la dimension multiconfessionnelle (alliant chrétiens, alaouites et druzes) garantit au moins leur sécurité face à la majorité arabe. Double conséquence de ce dilemme : les Kurdes voient le régime multiplier les signes d’ouverture à leur égard ; ils adoptent quant à eux, sur le terrain, une position ambigüe susceptible de leur permettre de se positionner pour tel ou tel camp en fonction de l’évolution du conflit.

Dès mars 2011, quelques 600 prisonniers politiques kurdes sont libérés sur ordre du pouvoir à Damas. Le 7 avril suivant, ce ne sont pas moins de 300.000 Kurdes de Syrie qui sont – enfin ! – naturalisés par le régime, après plusieurs décennies de réclamations vaines. La déstabilisation de l’État favorise l’entrée sur le territoire syrien de militants du Parti de l’Union Démocratique (PYD) ; ce courant sécessionniste kurde, équivalent syrien du Parti des Travailleurs Kurdes (PKK) en Turquie, passe à l’action au cours de l’été 2012. Il profite à la fois de la multiplication des fronts dans le pays, qui affaiblit la capacité de projection de l’armée syrienne, et de la nouvelle stratégie du régime, qui concentre désormais l’essentiel de ses forces entre Damas (sud) et Lattaquié (sur la côte).
Le 19 juillet 2012, les combattants du PYD prennent le contrôle de plusieurs localités proches de la frontière turque. Ils le font d’abord sans combat majeur, à Ayn Al-Arab, à Efrin (province d’Alep) et à Derik (province de Deir Ezzor). Les premiers heurts avec l’armée régulière ont lieu le 21 juillet à Qamishli, la plus grande ville kurde du pays, située dans le nord-est de la Syrie. À la fin du mois de juillet 2012, le PYD, maître d’au moins 200 barrages routiers, est devenu un acteur incontournable sur le terrain. Mais, en interdisant systématiquement l’accès à leurs localités aux combattants de l’Armée Syrienne Libre, les miliciens kurdes se refusent à prendre clairement position contre le régime syrien, qui se satisfait in fine de cette situation. En effet, aux yeux du clan Assad, les localités kurdes, trop éloignées de ses bases damascènes, sont finalement en de meilleures mains si elles sont contrôlées par une résistance kurde avec laquelle il sera toujours temps de négocier, plutôt que par la rébellion et ses « terroristes ».
C’est pourquoi, momentanément, les premiers adversaires des Kurdes s’avèrent être les rebelles syriens, avec qui ils se disputent les axes routiers septentrionaux proches de la Turquie. Si l’Armée Syrienne Libre tend à adopter une position attentiste vis-à-vis de la résistance kurde, certaines milices islamistes devenues particulièrement actives depuis quelques mois, notamment Ghouraba al-Cham et le Front al-Nosra, n’hésitent pas à chercher la confrontation directe avec le PYD. En novembre dernier, quelques 300 combattants de ces deux groupes passaient à l’action : du 22 au 26 novembre, après en avoir chassé l’armée, ils repoussaient des centaines de miliciens kurdes autour de Ras el-Aïn (Kobané en kurde), une ville de 55 000 âmes peuplée de Kurdes, d’Arméniens et d’Arabes sunnites ou chrétiens, située à la croisée des frontières turque et irakienne. Les escarmouches se sont poursuivies pendant encore trois mois, avant que l’Armée Syrienne Libre n’amorce un dialogue avec les leaders kurdes.
En Syrie, les populations kurdes sont essentiellement concentrées dans le nord, le long de la frontière avec la Turquie.

Intégrer la résistance kurde dans la Révolution syrienne : mission impossible ?
La reprise en main par les Kurdes des localités où ils sont présents s’explique à la fois par l’histoire de la résistance kurde, marquée par la méfiance vis-à-vis des Arabes et par la prépondérance du PYD, mais aussi par la lenteur que prennent les représentants de la révolte syrienne à prendre en compte le fait kurde. Ainsi, lorsqu’il est officiellement créé, le 1er octobre 2011, le Conseil National Syrien ne parvient pas à intégrer les représentants des Kurdes de Syrie en son sein ; le 26 octobre suivant, c’est la communauté kurde elle-même qui forme une instance représentative unique, par la voie d’un Conseil National Kurde où se rassemblent une quinzaine de partis et de groupuscules. Le court passage d’un Syrien d’origine kurde à la tête du Conseil National Syrien, Abdel Bassel Sayda, de juin à novembre 2012, n’aura en rien changé la donne.
En revanche, lorsque l’ensemble des représentants de l’opposition au régime parvient à s’unir, le 11 novembre 2012, avec la création de la Coalition Nationale des Forces de l’Opposition et de la Révolution, cette fois, le Conseil National Kurde se joint aux autres forces de la Révolution. Il fait partie intégrante de cette vaste plateforme d’opposition, aux côtés des Comités Locaux de Coordination (groupes agissant sur le terrain pour coordonner l’action des rebelles) et du Conseil National Syrien. Plus important, le 20 février 2013, le Conseil militaire de l’Armée Syrienne Libre signe avec les Comités Populaires Kurdes un accord mettant fin aux combats entre miliciens kurdes et rebelles syriens. Cette alliance est rendue possible par la médiation de Michel Kilo, auteur marxiste de confession chrétienne, et figure charismatique de l’opposition en exil. Si des combats opposent encore rebelles syriens et kurdes, comme le 26 avril dernier dans le quartier kurde de Cheikh Maqsoud, à Alep, ils ne sont plus que sporadiques, même si dans les faits, les combats entre milices kurdes et troupes du régime demeurent très rares. Maîtres de neuf villes septentrionales et même de certains sites pétroliers, les Kurdes mènent notamment, au début du mois d’avril, une offensive contre les forces du régime présentes dans la ville d’Alep, après que celles-ci aient lancé des obus sur un quartier kurde de la ville.

Alors, comment en est-on venu à la recrudescence des violences observées en juillet dernier entre combattants kurdes et groupes djihadistes ? Ces derniers, qui ne sont membres ni de l’Armée Syrienne Libre ni de la Coalition Nationale des Forces de l’Opposition et de la Révolution, n’ont jamais explicitement reconnu les accords de cessez-le-feu négociés en février avec la résistance kurde. Mi-juillet, la ville de Ras el-Aïn, où transitaient depuis plusieurs mois des militants djihadistes rejoignant la lutte contre le régime syrien, est reprise par les combattants kurdes, entraînant une multiplication des escarmouches. Depuis juillet, les combats y sont particulièrement intenses, ainsi qu’à Mechrafé, un village tout proche. Le 31 juillet, les hommes du Front al Nosra, allié à un autre groupe djihadiste devenu lui-aussi incontournable dans le nord-est de la Syrie, l’État Islamique en Irak et au Levant, s’emparent de deux villages, Tall Aren et Tall Hassel, où ils prennent 200 civils kurdes en otage.
Des dizaines de morts se sont ajoutés à ces affrontements, tout au long du mois d’août. Résistance kurde et mouvance djihadiste s’opposent sur presque tous les plans : ethnique et linguiste (kurde versus arabe), idéologique (démocratie laïque vs théocratie islamiste), politique (autonomisme kurde vs universalisme islamique) et militaire (pour le contrôle des axes majeurs de circulation). Au-delà de la rivalité entre groupes armés, les inimitiés croissantes entre Arabes et Kurdes sur le terrain doivent autant au double-jeu qu’ont semblé un temps adopter les milices kurdes (manœuvrant pour la cause kurde et non pour libérer la Syrie) qu’à l’incapacité de l’opposition syrienne à intégrer durablement les représentants de la communauté kurde au sein de ses instances. En effet, un poste de vice-président de la Coalition Nationale syrienne doit être occupé par un représentant de la résistance kurde, mais, dix mois après la création de cette Coalition, il demeure toujours inoccupé, le Conseil National Kurde dénonçant le manque de transparence et de légitimité de la Coalition.

Une dégradation globale des relations entre djihadistes et groupes non-islamistes
Ces derniers jours, plus de 30.000 Kurdes sont donc venus au Kurdistan irakien gonfler de manière dramatique le nombre de Syriens ayant fui en Irak depuis le début du conflit – ils seraient 150.000 à avoir traversé cette frontière, en deux ans et demi. Réponse de la Région autonome du Kurdistan : un quota vient d’être mis en place pour n’autoriser que 3.000 Syriens par jour à poser le pied sur son sol.
Ces affrontements entre résistance kurde et mouvance islamiste sont à resituer dans un contexte plus global de dégradation des rapports entre l’Armée Syrienne Libre et les brigades islamistes (notamment celles liées à Al-Qaïda et noyautées par des djihadistes étrangers). Alors qu’elles ont largement su prendre l’initiative dans la gestion des territoires « libérés », ces dernières, réputées pour leur intégrité et pour leur courage militaire, ont en effet vu ces derniers mois leur réputation s’effriter peu à peu et leurs relations se dégrader avec l’Armée Syrienne Libre, dont les miliciens semblaient pourtant s’être résignés à laisser combattre à leurs côtés des groupes djihadistes dont l’efficacité au combat était devenue indispensable aux succès de la rébellion.
Cette dégradation des rapports entre groupes armés s’explique tout d’abord par le zèle religieux de certaines recrues de ces brigades islamistes, al-Nosra en premier lieu. Dans la province septentrionale d'Idlib (localités d’Atmé, de Saraqeb, etc.), des affrontements ont été notés en février dernier entre groupes affiliés à l'Armée Syrienne Libre et miliciens salafistes, sur la base de querelles très diverses, mais qui en disent long sur l’avenir complexe qui attend la Syrie post-Bachar el-Assad : le choix du drapeau (syrien ou salafiste ?), la présence de femmes lors des manifestations hebdomadaires de protestation, ou encore les chants révolutionnaires considérés comme impies par les islamistes. Bien entendu, djihadistes et Armée Syrienne Libre, en dépit de leurs oppositions idéologiques profondes, ne compromettent pas (encore) leurs chances de progression contre l’armée du régime au point de s’affronter de façon systématique. Les escarmouches sont rares, et jusqu’à la chute du régime, elles sont appelées à le rester.
Pour autant, il semble que les affrontements entre milices kurdes et brigades islamistes ne soient pas un élément totalement déconnecté de l’ensemble du conflit, mais plutôt qu’ils traduisent une montée des rivalités entre groupes rebelles (quels qu’ils soient) au fur et à mesure de leurs progressions, notamment dans le nord-est où les forces du régime sont désormais moins présentes. Une montée des rivalités qui était sans doute, après deux ans de lutte armée, inévitable. Et qui, dans les localités kurdes, se mêle aux enjeux de la question kurde, largement sous-traitée dans la recherche d’une résolution du conflit syrien par les acteurs nationaux et internationaux.