Dans son dernier rapport publié le 1er février dernier, la Fondation Abbé-Pierre évaluait à plus de 3,6 millions le nombre de personnes mal-logées ou sans abri, à plus de 5 millions celui des gens en situation de réelle fragilité de logement à court ou à moyen terme, et plus largement à 8 millions le nombre de personnes concernées par la crise du logement. Ce dernier chiffre correspond presqu’au nombre de pauvres que compte notre pays. L’augmentation considérable du coût du logement depuis deux décennies joue un rôle moteur et accélérateur dans la précarisation des ménages. Selon une étude menée à partir d’une enquête de l’Insee en 2006 (avant la crise financière), plus de 4,2 millions de ménages vivaient, une fois le loyer payé, avec moins de 500 euros par mois. C’est devant ce constat – celui d’une dépense démesurée consacrée au logement – que des initiatives locales et associatives ont lieu, depuis plusieurs années, pour soutenir publics en difficulté et mener des actions militantes ou de sensibilisation.
Parmi elles, le phénomène de squats étudiants – dont la médiatisation est assez récente – associe une notion péjorative (le squat) qui évoque la marginalité sociale, avec une catégorie sociale et générationnelle qui vise, à l’inverse, à s’intégrer dans le marché de l’emploi et à se stabiliser financièrement. Les étudiants cherchent à la fois à s’insérer dans la ville et dans la vie. Nous nous intéresserons au cas spécifique d’un squat situé dans le Vème arrondissement de Paris, au 24 rue de la Harpe, dans des locaux du Crous réquisitionnés par le collectif Jeudi Noir durant plusieurs mois en 2009, et sur la base de cet exemple, nous nous pencherons sur la fonction que prend le squat pour les squatteurs eux-mêmes, à savoir des étudiants, dont le quotidien reste marqué par des activités « ordinaires » telles que les cours à l’université.
Commençons par souligner que le phénomène de squat par les étudiants n’est pas intéressant pour son ampleur, puisque les étudiants restent très minoritaires parmi les squatteurs, mais pour ce que ce phénomène représente comme usage de l’illégalité pour s’insérer dans le tissu urbain. Les étudiants squatteurs ne sont pas très nombreux, mais ils existent. Surtout, chaque squat est différent, et par conséquent aucune conclusion ne saurait être généralisée de façon abusive, mais doit à l’inverse être relativisée à une échelle locale : celle du logement étudiant à Paris.
La précarisation de la jeunesse et la recherche de solutions alternatives
Un logement sur dix serait vacant à Paris, et près de 350.000 étudiants boursiers y attendent une aide au logement décent et bon marché. Les problèmes de logement concernent évidemment les nouvelles générations d’étudiants qui quittent la cellule familiale, par contrainte ou par choix, et qui doivent adopter des solutions dégradantes (telles que la prostitution) ou illégales (comme le squat) pour s’en sortir le temps de leurs études.
À la base, le squat (de l’anglais « s’accroupir », « se tapir ») désigne l’action de s’installer illégalement dans un lieu inoccupé ; par extension, il s’agit aussi du lieu ainsi investi. Lorsqu’il apparaît dans les États-Unis du XIXème siècle, le terme « squatteur » désignait un pionnier qui s’installait sur une terre inexploitée de l’Ouest, sans titre légal de propriété et sans payer de redevance. Cette notion a considérablement évolué : dans les années 1970 et 1980, le phénomène de squat était souvent assimilé à la marginalité, à la drogue, aux « junkies », etc. – comme l’illustrent des films tels que Orange mécanique (1971) et Romper Stomper (1992). Bref, le squat était interprété comme le fait d’individus marginaux. Aujourd’hui, et dans le cas des étudiants, le squat semble au contraire leur éviter la marginalité, en leur permettant de continuer à suivre leurs études, ce qui vient modifier radicalement l’image traditionnelle véhiculée par les squats.
De par leur statut, les étudiants ne peuvent pas être considérés comme marginaux, en particulier lorsqu’ils squattent, car l’opportunité d’arriver en squat nécessite un minimum de contacts et d’entraide préalables. Le sociologue Robert Castel, dans La montée des incertitudes (2009), ne parle pas de marginalisation mais de précarisation de la société. Selon lui, la question sociale peut, grâce à ses métamorphoses permanentes, prendre des formes et des allures bien différentes, et tout laisse à penser que les métamorphoses subies par les jeunes générations actuelles (les 20-35 ans étant la nouvelle génération précaire) sont profondes et marquantes, car elles s’expriment à divers degrés (emploi, revenus, logement, etc.). La notion d’« intellos précaires » fait d’ailleurs son chemin. La précarité tend à devenir un mode de vie, une identité construite à laquelle les étudiants squatteurs se réfèrent.
Les étudiants anarchistes de la génération de Mai 68, et de celles qui suivirent, pouvaient être considérés comme des marginaux. Mais la nouveauté de mouvements plus récents qui organisent les squats – tels que le collectif Jeudi Noir, créé en octobre 2006 pour dénoncer la flambée des prix des loyers – tient dans dans leur changement de paradigme : ils ne luttent pas contre l’État, mais font du plaidoyer en sa direction. Ces mouvements émettent des propositions, demandent des solutions dans le cadre du système politique existant. La norme en termes de logement – c’est-à-dire soit la location, soit la propriété, qui sont les seules voies légales – est de plus en plus difficile d’accès en centre-ville, et c’est en réaction que le squat comme solution alternative semble se développer. Partout dans le monde, ils sont aujourd’hui des milliers de squatteurs, avec des motifs bien différents : squats par nécessité, squats alternatifs, d’artistes, de sans-papiers et de demandeurs d’asile, squats contestataires, anarchistes, etc. Des sortes de nomades urbains, évoluant d’un squat à l’autre au gré des expulsions, et organisés en réseaux de squats et d’organisations militantes, culturelles, etc. C’est par ce biais que cherchent à s’imposer quelques poignées de mal-logés et de sans-abris, face à un ordre urbain caractérisé par des spéculations foncières et immobilières multiformes. Les intéressés, habitants et collectifs, développent des stratégies parallèles au marché afin de s’approprier des formes d’habitat. Tel que le squat.
L’approche récente du squat : sa nouvelle image, ses nouvelles finalités
Il convient de faire quelques observations à caractère général concernant le squat. On distingue d’ordinaire, en matière de squats, ceux dits « de passage » et ceux « de sédentarisation », dont l’une des spécificités est de faire l’objet d’une recherche de confort et de décoration par les squatteurs. Or, les squats étudiants apportent, de ce point de vue, une certaine complexité au schéma, car les aménagements et travaux opérés par les étudiants lors des réquisitions sont bien caractéristiques de squats de sédentarisation, alors que leur statut (d’étudiant) laisserait penser qu’ils ne recherchent que des squats de passage. Et cela d’autant plus que les perquisitions (et donc les déplacements d'un squat à l'autre) sont des occasions pour eux d’attirer l’attention dans le cadre d’une démarche politique (conférences de presse, invitation de personnalités politiques à visiter les bâtiments réquisitionnés, etc.). Dans son ouvrage Les mondes du squat (2009), l’anthropologue et sociologue Florence Bouillon pose la question de savoir si le lieu du squat constitue un support de la « permanence de soi », c’est-à-dire si le choix du squat et de son aménagement est bien celui du squatteur.
Les études s’étendent rarement sur le phénomène de réquisition par les étudiants, car celui-ci reste très marginal dans le monde du squat. Les quelques rares qui l’abordent le font généralement sous le prisme des « nouvelles actions militantes ». La réquisition de logements vides par des étudiants s’inscrirait dans la mouvance des « Sans », et plus précisément dans les actions de groupes tels que Génération Précaire pour l’Emploi, Les Enfants de Don Quichotte en direction des personnes SDF, La Pelle et la Pioche, le DAL (Droit au Logement), etc. Une distinction importante entre ces mouvements et le squat par les étudiants étant que ces derniers portent une double casquette : ils visent à la fois à soulever un problème d’intérêt général et à régler des problèmes personnels de logement pour les squatteurs.
Pour Cécile Péchu, politiste spécialiste des squats, « le squat en tant qu’occupation volontaire et publique d’un bâtiment, en vue de son utilisation à des fins d’habitation, présente une spécificité comme mode d’action. Il constitue, en même temps qu’un outil de revendication, une réponse à la demande qu’il porte : il s’agit de prendre le toit que l’on revendique. On considère donc qu’il s’agit d’un "illégalisme sectoriel", en ce sens que l’illégalisme est directement lié à l’enjeu de la revendication et se limite à celui-ci ». Les squats étudiants, parmi lesquels les plus médiatisés sont ceux du collectif Jeudi Noir, se veulent des modes d’action pragmatiques et opportunistes. Constatant que la politique actuelle du logement ne résout pas leurs problèmes, les squatteurs souhaitent lancer un appel, mais éprouvent en même temps la nécessité – voire l’urgence – de survivre et de se loger. On est donc dans une approche particulière du militantisme politique, qui se détache des engagements classiques (distribution de tracts, etc). Les individus se réalisent dans leur engagement, et il n’a rien à voir avec l’engagement-type ouvrier, ou catholique : on ne trouve pas l’idée de sacrifice à un idéal supérieur. Les « militants » du DAL, de Jeudi Noir ou de Macaq viennent à peu près tous de la gauche, mais au sens large. Ils ne partagent pas une même et unique vision du monde, ils ne sont pas soumis à une idéologie englobante. Ceux qui squattent le font parce qu’ils y sont personnellement incités par la force des choses, et le squat apporte avant tout un remède immédiat à leur problème de logement. Bernard Pudal, dans Prendre Parti. Pour une sociologie historique du PCF (1989), montre que l’engagement englobant, total, où le militant est « attaché » à l’organisation, est en général l'apanage des classes populaires. Celles-ci sont dépourvues en ressources sociales et scolaires et n’ont pas, non plus, les capitaux légitimes dans le champ politique. Dans leur cas, c’est l’organisation militante – dont par conséquent elles dépendent – qui les leur fournit.
Dans le cas du squat de la rue de la Harpe, à savoir des locaux du Crous réquisitionnés par le collectif Jeudi Noir en 2009, la situation est inversée : la majorité des militants du collectif et squatteurs sont dotés en capitaux sociaux et scolaires (par le seul fait qu’ils soient étudiants dans Paris ou jeunes actifs). Il faut clairement distinguer l’engagement des militants « historiques », qui agissent dans une finalité uniquement politique, ont des rétributions matérielles et finissent par squatter également, de celui des étudiants qui squattent d’abord pour répondre à un souci matériel et font clairement la distinction entre le squat et le collectif Jeudi Noir.
Le squat, instrument de pression pour le relogement des précaires
Parmi les organisations (formelles ou informelles) qui ont contribué à changer l’image du squat pour en faire un instrument de pression sociale et politique, on peut notamment citer le Droit au Logement (DAL). Cette association née en 1990 par scission avec le Comité des mal-logés (CML) se refusait initialement à ouvrir des squats, jugeant la pratique trop radicale. Mais en 1993, ses militants ouvrent un squat sur l’avenue René Coty (XIVème arrondissement de Paris), puis rue du Dragon (VIème arrondissement) l’année suivante. Ces deux squats, et en particulier le second, font entrer le DAL dans la sphère politique et médiatique. À l’origine, ses militants actifs sont peu nombreux et organisés autour de la figure de « Babar » (Jean-Baptiste Eyraud). Ils collaborent avec des avocats spécialistes des questions de logement, et leurs ressources sociales et politiques sont importantes. Le DAL est souvent pris à parti par les autres squatteurs parisiens, qui réprouvent ses méthodes et l’accusent « d’instrumentaliser » la pauvreté des familles immigrées, tout en mettant tout en œuvre pour rester « propriétaire » du problème du logement dans l’arène publique.
Le DAL a obtenu trois victoires majeures dans les années 1990 : les familles squatteuses sont souvent relogées par l’État ; celui-ci a été poussé à utiliser l’ordonnance de réquisition de 1945 ; et le droit au logement a été déclaré comme ayant une valeur constitutionnelle. Le squat s’est donc avéré un instrument efficace de pression sur les pouvoirs publics pour reloger des personnes sans domicile et pour influencer les politiques de logement. Chaque squat ouvre des fenêtres de négociation avec les autorités publiques, qui aboutissent dans la majorité des cas au relogement des familles concernées, originaires d’Afrique de l’Ouest pour la plupart. Dans les XVIIIème, XIXème et XXème arrondissements parisiens, le DAL a ainsi contribué à reloger environ 700 familles grâce à une quinzaine d’ouvertures de squats. En Seine-Saint-Denis, il a ouvert et « défendu » une centaine de squats. L’association a donc aidé à reloger près d’un millier de personnes dans ce département. Après chaque éviction, les familles ont été relogées par l’État sur le contingent préfectoral, par les municipalités ou par la SIEMP (Société immobilière d’économie mixte de Paris).
Les squats de Jeudi Noir se distinguent des autres types de squats parisiens. Tout d’abord, les militants et habitants disposent, comparativement, de plus de ressources que les autres squatteurs parisiens. Les leaders-militants-fondateurs et principaux animateurs du collectif disposent de ressources financières, d’un capital scolaire élevé, travaillent, sont proches de partis politiques voire même des élus – un conseiller régional, un élu local, deux attachés parlementaires en sont membres. Ils militent et ouvrent des lieux pour des populations plus précaires mais pas en situation de marginalité ou de désaffiliation, contrairement à ce qui a été observé chez de nombreux autres squatteurs parisiens ou marseillais. Jeudi Noir occupe généralement de grandes propriétés privées « scandaleusement vides » depuis longtemps (neuf ans en moyenne). Les bâtiments occupés sont situés symboliquement dans des arrondissements centraux et de l’ouest parisien, alors que les autres types de squats se situent plutôt dans des quartiers populaires.
Outre les journalistes, les militants font avant tout appel aux élus locaux pour qu’ils prennent parti en leur faveur dans les affaires de squats. Cette logique médiatique permet d’agir sur l’agenda politique. Jeudi Noir aide notamment le cabinet du maire-adjoint au logement de la mairie de Paris à repérer des bâtiments vides susceptibles d’être transformés en logements sociaux. Pour les élus parisiens, Jeudi noir est devenu une sorte d’accélérateur face à la lenteur de l’administration, pour lancer des projets de construction de logements sociaux ou de rachats de bâtiments vides.
Le but des squatteurs est désormais triple : loger des précaires dans Paris ; rendre visible la question du mal-logement par la voie des médias ; et faire pression sur les acteurs publics locaux et nationaux pour que ceux-ci opèrent des relogements immédiats et qu’ils changent les politiques du logement. Ces mouvements et organisations utilisent donc le squat comme un mode de mobilisation. Néanmoins, le squat correspond bien à une « occupation sans droit ni titre ». Il s’agit alors d’une action qui outrepasse certaines règles – le droit de propriété – pour en légitimer d’autres – le droit au logement. Cette forme de désobéissance qui consiste à entrer dans l’illégalité pour se loger est le témoin d’une crise structurelle du logement.
Des perceptions divergentes du squat liées à des motivations et à des parcours différents
C’est en janvier 2009 que le collectif Jeudi Noir réquisitionnait, après une minutieuse enquête menée plusieurs mois en amont, un ancien centre médico-social du Crous de 250 m² situé en plein cœur du Quartier latin, près de la Sorbonne (un quartier étudiant, en somme). Le bâtiment était inoccupé depuis décembre 2004, abandonné faute de subventions en attendant d’hypothétiques travaux pour y construire des logements pour personnes handicapées. En avril 2009, quand nous avons pu rencontrer ses résidents, le squat comptait une dizaine de squatteurs.
L’organisation du squat : l’établissement de codes flexibles et la vie en communauté
Au 24 rue de la Harpe, la vie en communauté aurait dû poser assez peu de problèmes. Les squatteurs n’étaient pas marginaux, et encore moins exclus, puisqu’ils n’étaient nullement désocialisés. Il s’agissait d’une sorte de grande collocation. Au début, l’objectif était de fonctionner en autogestion, sans chef, ce qui semblait très accessible puisque c’est déjà ainsi que fonctionne Jeudi Noir, qui, comme collectif, constitue une organisation horizontale. Cela fonctionna plutôt mal en vérité, pour une raison simple : l’investissement individuel variait fortement selon les personnes, en fonction des disponibilités de chacun en termes financier et de temps libre. Élodie, une étudiante, avait l’habitude de la vie en squat et se montrait très impliquée durant les premières semaines d’occupation, mais s’est naturellement moins investie une fois qu’elle s’est trouvée débordée par les études et par ses trois emplois à temps partiel. À l’inverse, Johana, la squatteuse la plus jeune, s’est investie davantage au fil des semaines, dès lors qu’elle n’avait qu’un seul temps partiel et que la fin du semestre la laissait respirer un peu sur le plan des études.
S’installer plus ou moins tard dans le squat et avoir participé ou non à son ouverture change également le rapport et le rôle des squatteurs : en clair, l’expérience du squat donne de la légitimité dans la prise de décision collective. Même si c'est théoriquement la règle du consensus qui prédomine ; si une personne n’est pas d’accord avec une décision et qu’aucun compromis n’est trouvé, la règle est que rien ne se fait, par souci d’égalité entre les colocataires. De vifs débats avaient lieu parfois, par exemple sur le choix de la couleur de peinture des salles communes du rez-de-chaussée, ou sur le principe d’un pot commun pour l’alimentation. Des réunions étaient organisées dans la mesure du possible pour discuter de questions importantes concernant la vie du squat ; même Internet, par Google Groupes notamment, devenait un outil d’échanges facilitant la prise de décision et permettant de passer outre l’absence physique de tel ou tel membre. Avec le temps, les gens étaient plus à l’aise et participaient davantage aux réunions, mais la réalité et les caractères individuels ont toujours maintenu naturellement des différences, et trois ou quatre des squatteurs y prenaient généralement plus la parole. L’ordre du jour était toujours annoncé par Simon, le plus ancien membre du collectif Jeudi Noir présent dans le squat, et qui faisait figure à la fois d’ancien et de porte-parole lorsqu’il s’agissait de représenter le squat. Le groupe de base (de six personnes) ayant ouvert le squat se connaissait déjà, puisqu’il venait d’un autre squat, celui dit « de Rio de Janeiro » (près du parc Monceau), parce que situé dans un ancien hôtel Place Rio de Janeiro. Tous avaient une expérience de la réquisition de bâtiments vides. Ils se sentaient d’ailleurs davantage chez eux au 25 rue de la Harpe que dans le squat de Rio, qui avait déjà été ouvert par une autre association (Macaq).
Nous avons pu nous entretenir avec trois étudiants squatteurs de l’époque, interviewés respectivement le 20, le 27 et le 29 avril 2009 :
La première, Johana, âgée de 20 ans et étudiante en 1ère année de BTS de couture, originaire de Paris et boursière sur critères sociaux à l’échelon 1 du Crous, s’est retrouvée à la rue suite à un conflit familial. Pendant deux mois, elle a vécu au jour-le-jour, avec ses affaires sur elle, à dormir chez des amies ou dans la rue, à faire des allers-retours dans les noctiliens ou des nuits blanches à McDonald's où elle avait réussi à se faire embaucher. Les services d’urgence du 115 ne pouvant l’accueillir du fait de son statut d’étudiante, l’ont dirigée vers l’association culturelle Macaq, qui l’a logée dans un bâtiment réquisitionné. Son parcours met en lumière une première carence du système d’assistance publique, qui ne prend pas en charge des étudiants. C’est via l’association Macaq que Johana est progressivement entrée en contact avec le collectif Jeudi Noir. À partir de là, elle a enchaîné les squats, de celui dit « Valérie Pécresse », au 85 boulevard Montparnasse, à celui de la rue de la Harpe, en passant par celui de Rio de Janeiro et celui de l’Impasse Saint-Claude, d’où les CRS ont expulsé tous les squatteurs le 14 mai 2008 au petit matin. Au moment de l’interview, Johana en était donc à son quatrième squat et travaillait dans la restauration rapide du quartier (Agendas), en plus de ses études.
La deuxième, Élodie, 25 ans, est étudiante en Master 1 de Médiation culturelle à Paris III. Elle n’avait pas imaginé qu’il serait si difficile de trouver un logement, de telle sorte qu’elle s’est retrouvée à squatter dès son arrivée dans la capitale. Ses galères de logement lui ont fait rater sa première année. Boursière sur critères sociaux à l’échelon maximal, elle gagnait davantage que sa mère grâce à sa bourse, ce qui fait qu’elle n’avait pas de garant pour un logement. Le Crous ne lui a jamais apporté de réponse positive pour ses demandes d’aide au logement, et comme Johana, elle a travaillé dans la restauration rapide, au McDonald's. Elle avait pris contact par Internet avec Jeudi Noir, qui l’a recontactée trois mois après en lui proposant une place dans le squat « Valérie Pécresse », où logeaient une quarantaine de personnes et d’où ils ont été expulsés cinq jours plus tard. C’était son premier squat et sa première expulsion, en septembre 2008. Une partie s’est faite relogée dans le squat de Rio. Puis après trois mois de squat à l’Impasse Saint-Claude et une nouvelle expulsion, elle a dû revenir à Rio, avant de finalement ouvrir ce squat au 24 rue de la Harpe. Durant notre entretien, elle nous a confié être fatiguée de l’année et demi qu’elle venait de passer en différents squats (avec deux expulsions) et vouloir normaliser sa situation, avec un appartement à elle – sachant qu’en 2009, elle n’avait toujours pas de garant. Déjà attentive à la politique avant de venir vivre à Paris, et bien qu’impliquée par les questions soulevées par Jeudi Noir et par l’action de réquisition, elle vivait avant tout le squat comme une contrainte. Les squats, nous expliquait-elle, n’en ont pas moins constitué une riche expérience – en particulier pour elle, étudiante en médiation culturelle, puisqu’elle s’est retrouvée en charge des fêtes organisées dans le squat pour faire rentrer de l’argent. « C’est un terrain de jeu », avançait-elle.
Simon, 22 ans, était étudiant en Master de Sciences politiques à la Sorbonne.Son parcours se distinguait de celui des deux étudiantes précédentes en ce qu’il avait milité au sein du collectif Jeudi Noir avant de se retrouver contraint à squatter. Sa perception du squat s’est donc avérée différente. Originaire de Dijon, il a commencé à étudier à Lyon avant de venir à Paris où il a voulu s’émanciper financièrement de ses parents, et où il s’est senti précaire dès qu’il est arrivé, en constatant les prix des loyers qui montaient jusqu’à 500 ou 600 euros pour une chambre de bonne – lorsque le Service Civil Volontaire ne lui en rapportait que 650. Il a pris contact avec Jeudi Noir par Internet en juin 2007, parce qu’ils allaient ouvrir la résidence étudiante appelée « Valérie Pécresse » en septembre de la même année. Expulsés au bout d’à peine cinq jours, mais toujours inscrit à l’université, il n’envisageait pas de quitter Paris. Il a donc été au Ministère de la crise du Logement (ouvert par le collectif Jeudi Noir, l’association culturelle Macaq et le DAL, au 24 rue de la Banque, un bâtiment de 1.000 m² donnant sur la Bourse, dans le IIème arrondissement). Cela a duré un mois, à la suite de quoi il a pris un emploi et loué un appartement de 50 m² en colocation avec deux autres personnes. En juin 2008, n’étant plus capable de subvenir à ses besoins, il était logé par Jeudi Noir dans le squat de Rio de Janeiro, avant de participer à l’ouverture du squat de la rue de la Harpe. À l’heure de l’entretien, il savait déjà qu’il devrait quitter Paris pour faire sa thèse de sociologie politique. Dans le cas d’une expulsion, quelques amis pourraient le loger, mais il sentait qu’il aurait besoin de se poser pour terminer son mémoire.
Les trois personnes que nous avons rencontrées avaient donc déjà une expérience des squats ou des ouvertures de squats, et leurs différents parcours ont évidemment fortement orienté leur perception du squat et de sa finalité.
Une banalisation qui tourne le squat en mode de vie d’étudiants précaires
Penser que les étudiants font le choix du squat pour des raisons budgétaires revient à considérer le squat comme une action en soi, isolée et pensée comme une solution potentiellement durable. Or, le statut d’étudiant étant lui-même temporaire, la situation d’illégalité des squatteurs n’est elle-même a priori que temporaire. De fait, tous confirment que « ce n’est pas une vie », tous affirment vouloir que cette situation soit provisoire. « On rêve tous de payer son loyer », affirmait Johana. S’il est vrai qu’ils en viennent tous à répéter les squats, cela semble constituer un mode de vie pour des étudiants en situation de précarité, mais qui n’a pas vocation à se perpétuer au-delà du statut d’étudiant. Le squat est vu par les squatteurs comme un tremplin, une façon de se stabiliser, le temps d’étudier à Paris pour mieux repartir après. À l’image des oiseaux coucous, qui passent d’un nid à l’autre en utilisant les nids abandonnés par d’autres oiseaux. Ou encore des Bernard-l’ermite, qui changent de coquille dès qu’ils le sont contraints par la force des choses, et dont le passage d’une coquille à l’autre constitue un mode de vie.
Le squat ne constitue pas une action isolée en soi, mais s’inscrit dans une dynamique d’actes de débrouillardise pour faire face à la précarité, dans un mode de vie que nos étudiants squatteurs qualifiaient eux-mêmes de précaire (par le seul fait d’être résidents en squat) et qui n’est pas un choix. Même en vivant dans un squat, ils faisaient toujours les poubelles, pratiquaient la récupération, accumulaient les petits boulots (dans la restauration rapide pour l’essentiel, le Quartier latin offrant de nombreuses possibilités à cet égard), et reconnaissaient ne pas parvenir à économiser malgré le squat en raison des nombreuses dépenses que celui-ci implique (estimées à 200 euros mensuels par Simon), des dépenses communes et du procès. Si le squat permet de se maintenir momentanément dans la ville, il ne constitue nullement une sortie de la précarité. En outre, diverses formes de solidarité apparaissent entre les locataires, en plus du squat lui-même : ils se prêtent de l’argent si nécessaire, s’entraident, font preuve de souplesse concernant la contribution au pot commun.
De fait, les étudiants squatteurs se retrouvent inévitablement à répéter les squats. Comme nous l’avons dit, même Johana, la plus jeune avec ses 20 ans, en était à son quatrième squat. Si l’on compare le squat rue de la Harpe aux précédents, on se rend compte qu’il était mieux entretenu, que sa réquisition avait été mieux préparée, et surtout que les squatteurs l’avaient mieux choisi : tous admettaient s’y sentir chez eux, alors qu’au squat de Rio par exemple, l’association Macaq leur a fait comprendre très vite qu’ils n’étaient pas chez eux, et attendait d’eux une participation bénévole à des activités culturelles pour justifier leur présence. Le fait d’avoir ouvert eux-mêmes leur squat changeait clairement la donne : ils se faisaient mutuellement confiance pour le pot commun et ne se sentaient pas obligés de fermer les portes des chambres à clé, contrairement à la pratique en vigueur au squat de Rio. La répétition des squats a permis de rapprocher les squatteurs, qui ont fait le choix de vivre ensemble. Et cela se ressentait dans l’appartenance sociologique et générationnelle des habitants : le squat de Rio comprenait 25 personnes, dont des familles et parents célibataires avec enfants. Le squat de la rue de la Harpe comprenait une dizaine d’habitants, uniquement des étudiants, jeunes actifs et jeunes chômeurs, qui se connaissaient tous, organisaient des fêtes ensemble et arrivaient à prendre des décisions communes sur un certain nombre de dépenses. Ils ont participé aussi à changer l’image du squat. Ils insistaient d’ailleurs pour payer les charges du bâtiment qu’ils occupaient, et versaient pour cela 40 euros par mois et par personne – une initiative refusée par le Crous.
Si les immeubles vides constituent des logements hors de la « ville réelle », le phénomène de squat a pour effet de les y réintroduire de facto. En d’autres termes, le squat est un mode de logement hors norme, mais qui cherche à se réinsérer dans la norme – inaccessible pour beaucoup.
Une institutionnalisation du phénomène : les étudiants squatteurs, une force dans la ville ?
La banalisation des actions de perquisition et de squat entraîne une forme d’institutionnalisation – ou au moins de reconnaissance par les autorités – du phénomène. Les squatteurs s’organisent, voire dialoguent avec les propriétaires et les autorités, et avec les forces de l’ordre. Cette institutionnalisation passe clairement par sa médiatisation, qui inscrit le squat dans un rapport de force avec les autorités. Toute la difficulté dans la notion d’institutionnalisation réside dans le rapport assez flou entre Jeudi Noir et le squat en lui-même. « On est tous de Jeudi Noir, plus ou moins », nous affirmait Johana, la plus jeune squatteuse. Pour autant, elle avait commencé à squatter sans le collectif. Dans les faits, ce n’est pas Jeudi Noir qui gère le bâtiment, ce sont les squatteurs eux-mêmes. Mais le flou est d’autant plus grand que Jeudi Noir n’est qu’un collectif (alors que Macaq et le DAL sont des associations déclarées par exemple), qui par conséquent ne dispose officiellement d’aucun statut, d’aucun membre et d’aucun budget. Une sorte de groupe de réflexion qui mène des actions pour faire entendre leurs doléances, en somme. En réalité, on constate que Jeudi Noir va plus loin en venant en aide aux gens : il permet aux étudiants précaires de faire des demandes de logement auprès d’eux via leur site Internet. Un système qui s’apparente presque à un service public. Le site enregistrait en moyenne deux demandes par jour, et on devine que depuis, ce chiffre a pu sensiblement augmenter, la crise économique aidant. Si certaines demandes ne semblaient pas justifiées par de réels besoins de logement (mais davantage par la curiosité et la vue du squat comme une aventure), la quasi-totalité des habitants du squat de la rue de la Harpe est d’abord entrée en contact avec Jeudi Noir par le biais d’Internet. Beaucoup de demandes sont refusées faute de moyens, car les ouvertures ne sont pas régulières et que le collectif a des capacités très limitées (limitées à la ville de Paris, déjà). Mais la logique de son action est claire : se substituer à l’autorité publique qui n’assume pas sa mission. En discutant de la question entre eux, les squatteurs de la rue de la Harpe se qualifiaient eux-mêmes de « mafia » – « mais une mafia gentille » (Johana). La particularité même d’une mafia est de pallier l’absence de l’État, c’est pourquoi elle est traditionnellement plus active là où l’État l’est peu.
Sans aller jusqu’à qualifier Jeudi Noir de mafia, ce qui serait inexact, il est clair que le collectif fait profiter les squatteurs de son expérience, de ses connaissances en matière de droit, de sa capacité structurante, et surtout de ses réseaux de contacts (avec d’autres squats, des associations, etc.). Jeudi Noir ne dirige nullement le squat, et le distinguo existe bel et bien, mais le collectif fait figure de vitrine médiatique portant les revendications des squatteurs. Cela passe par l’instauration de rapports de force très variés avec les différents acteurs concernés par la question du logement. Avec les propriétaires en premier lieu. Ce rapport varie selon le squat. À titre d’exemples, dans un immeuble de 150 m² situé rue de Sèvres, dans le VIIème arrondissement, et ouvert par neuf anciens résidants du squat de Rio de Janeiro, la propriétaire entretenait un rapport assez conflictuel avec les squatteurs, en interprétant les aménagements intérieurs opérés par ces derniers comme des dégradations et en exigeant une amende remarquablement élevée – de 180.000 euros, au point que ceux-ci ont contre-attaqué en la dénonçant pour fraude fiscale. Les occupants s’étaient retrouvés momentanément interdits bancaires, et se sont vus attribuer une amende de 6.000 € par mois d’occupation. C’est la première fois que des squatteurs étaient condamnés pour une action de réquisition, ce qui a évidemment instauré un nouveau rapport de force, plus tendu. Concernant le squat de la rue de la Harpe, la relation avec le propriétaire était particulière puisqu’il s’agissait du Crous, un symbole de l’État, mais aussi l’organisme à qui incombe la tâche de soutenir les étudiants en difficulté. Le rapport n’en restait pas moins assez conflictuel, un premier avis d’expulsion ayant été émis pour le 26 mai 2009, que les occupants ont réussi à faire annuler en prouvant que l’affaire dépendait du Tribunal d’instance, et non du Tribunal administratif qui avait prononcé l’avis.
S’agissant du rapport de force entre les squatteurs et l’État, la nature du gouvernement entre en jeu. Ainsi, le gouvernement en place en 2009 était beaucoup plus répressif que le précédent vis-à-vis des étudiants squatteurs. Cette année-là, on a vu Benoît Hamon (Parti socialiste), Cohn-Bendit (les Verts) ou encore Olivier Besancenot (NPA) visiter le squat, ce qui a participé à sa médiatisation, ainsi qu’à sa politisation. De même, Étienne Pinte, député UMP des Yvelines, a apporté son soutien aux squatteurs, en condamnant les expulsions et en faisant pression sur la Préfecture. Jeudi Noir entretenait par ailleurs de bons rapports avec Martin Hirsch, Haut-commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté et Haut-commissaire à la jeunesse, qui s’occupait personnellement du dossier et qui avait invité le collectif à faire des propositions auprès de commissions.
Le collectif a de manière générale du mal à faire le lien avec les syndicats et le mouvement social étudiants, hormis le syndicat Sud. En ce qui concerne le cas du squat du quartier latin, l’UNEF, qui assumait alors la vice-présidence du Crous, gérait le bâtiment du 25 rue de la Harpe mais ne soutenait pas l’action de Jeudi Noir. Avec les forces de l’ordre, les relations du squat étaient bonnes. Les agents frappaient de temps à autres à la porte, simplement pour demander si tout allait bien et savoir où en était la procédure d’expulsion. On est loin du rapport de peur et de méfiance qui a pu exister avec les CRS qui avaient expulsé les occupants des squats de Montparnasse et de l’Impasse (où les squatteurs ont perdu la quasi-totalité de leurs affaires, faute de temps pour évacuer). Les squatteurs de Jeudi Noir tentent de modifier ce rapport de force pour tourner les CRS en dérision ; par exemple, les 1er mai et 1er novembre 2008, Jeudi Noir a ouvert simultanément plusieurs bâtiments et monter des fausses barricades dans le but de faire courir les CRS dans tout Paris.
De l’accord de tous les locataires du 24 rue de la Harpe, les relations avec le voisinage étaient excellentes. Certains se sont d’abord montrés méfiants, mais les squatteurs semblent avoir convaincu qu’ils ne correspondent pas aux idées-reçues. Ainsi, une fois installés, ils ont organisé un brunch auquel tous les voisins étaient conviés. Seuls sept sont venus, mais les autres ont eu connaissance de l’invitation, ce qui avait déjà son importance. De même, les fêtes et soirées-concerts organisées dans le squat avaient pour objectif de faire rentrer de l’argent, mais aussi de modifier le regard extérieur. Les voisins sympathisaient, les invitaient chez eux, leur proposaient du travail, leur fournissaient des meubles parfois, etc. Ils ont pris le temps de dialoguer avec le voisinage, ont sympathisé avec la concierge de la rue, avec les commerçants, etc. Des gens du quartier venaient faire des répétitions de théâtre dans le sous-sol du squat. Cette relation privilégiée est bien plus essentielle qu’il n’y paraît : c’est par exemple une voisine qui leur a fourni les papiers prouvant que le bâtiment du Crous est une copropriété, ce qui a permis de repousser la date de l’avis d’expulsion émis par le Tribunal administratif.
Quelle est la part de revendication politique dans l’action du squat ?
Lorsqu’ils ont occupé le squat de la rue de la Harpe, en janvier 2009, les squatteurs n’avaient pas de solution de rechange en cas d’expulsion, hormis des solutions « canapé » chez des amis. Au moment de l’entretien, en avril 2009, ils pensaient déjà ouvrir un nouveau bâtiment. Les squatteurs ont finalement quitté ces locaux du Crous en juillet de la même année, sur la promesse de Valérie Pécresse, ministre de l’Éducation supérieure de l’époque, et des responsables du Crous de lancer des travaux de réhabilitation de deux étages en logements étudiants. Le bâtiment est resté vide et muré plus d'un an, avant que ne commencent enfin les travaux.
S’ils n’avaient pas été appuyés par un collectif portant des revendications sociales et politiques, les squatteurs auraient probablement choisi un squat plus calme et moins exposé. Selon les propres termes de Simon, ce bâtiment du Crous, situé près de la Sorbonne, était comme une « bombe atomique ». Illustrant le symbole politique du lieu, il nous a même confié qu’au départ, Jeudi Noir souhaitait nommer ce squat le « STO » (pour Salade Tomates Oignons), en référence à la révolte des étudiants grecs de l’année 2009, et un clin d’œil au nombre important de restaurants Grecs dans le Quartier latin. Aux yeux de Jeudi Noir, ce squat se voulait une étincelle, « car la politique du logement est une honte » ; ils espéraient « foutre le feu à un truc… Il y a de quoi se révolter quand même » (Simon).
Tout comme le squat en tant que mode de vie s'inscrit dans un ensemble d’actes de « débrouillardise », le squat en tant qu’action politique est à inclure dans le cadre d’un ensemble d’actions des « nouveaux militants », telles que le fait d’organiser des pique-niques dans les supermarchés, les fausses pendaisons crémaillères et une conférence de presse à chaque ouverture réussie. Clairement, les milieux squatteurs sont attachés à leur indépendance, et se plaisent à dire que leurs orientations politiques sont diverses et vont « du NPA au Modem ». Leurs revendications se veulent générationnelles, et le squat a pour objet de dénoncer le fait que même des Français issus de la classe moyenne ne puissent plus se loger. Le fossé avec la classe politique est immense. En parlant de la ministre du Logement de l’époque, notre squatteuse Élodie nous confiait : « Boutin nous prend pour des abrutis, nous on la prend pour une conne. On sait qu’elle est juste là pour simuler un dialogue social ».
S’il illustre les effets croissants d’une forte précarisation de la jeunesse, le phénomène de squat étudiant – largement minoritaire dans le monde des squats, rappelons-le – peut répondre à des logiques différentes selon les lieux, et il faut attendre l’ouverture du troisième ou quatrième squat d’étudiants qui se sont rencontrés et rapprochés au fil des ouvertures de bâtiments vides, pour pouvoir considérer un squat comme « d’étudiants » à proprement parler. En outre, certains squatteurs n’y sont pas étudiants, et de manière générale les étudiants qui y vivent travaillent également. L’appellation « squat de jeunes » ou « de jeunes actifs » permettrait d’englober tous les habitants du squat, mais elle l’assimilerait aux squats de jeunes artistes ou de jeunes immigrés, qui constituent à bien des égards des cas différents.
La question des revendications étudiantes et de la réquisition, légitimée par Jeudi Noir au nom du décret de 1945 sur le droit de perquisition que l’État a toujours refusé d’appliquer, vise à pointer les faiblesses des autorités publiques et le manque de volonté politique. Le sentiment général des squatteurs est celui d’abandon ou de négligence des nouvelles générations par la société. Ces actions mettent en avant une contradiction entre des droits fondamentaux à valeur constitutionnelle, à savoir celui à la propriété privée – mis à mal par les réquisitions – et ceux au logement et à la dignité humaine – remis en cause par les expulsions. Une contradiction propre à notre droit, et surtout à notre société qui cherche toujours la bonne recette pour combiner efficacement la liberté et la solidarité. Mais sur ce sujet comme sur tant d’autres qui frappent la jeunesse française, la bonne recette reste à inventer.